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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Florestan Fernandes : « patron » de la sociologie pauliste et chercheur engagé

Christophe Brochier

Université Paris 8

2023
Pour citer cet article

Brochier, Christophe, 2023. « Florestan Fernandes : “ patron ” de la sociologie pauliste et chercheur engagé », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2815.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire des anthropologies au Brésil », dirigé par Stefania Capone (CNRS, CREDA) et Fernanda Arêas Peixoto (Universidade de São Paulo)

Résumé : Cet article a pour but de décrire le parcours professionnel et la production intellectuelle de Florestan Fernandes, le plus influent des sociologues brésiliens des années 1950 et 1960. Pour cela, nous examinons d’abord le détail des années de formation à l’Université de São Paulo de cet étudiant atypique issu des classes populaires. Florestan est remarqué et encouragé par Roger Bastide qui encadre ses premières enquêtes sur le folklore, et les relations raciales à São Paulo. Sa recherche doctorale est ensuite consacrée à l’anthropologie historique des Tupinambá. Nous montrons comment à partir de l’étude du fonctionnalisme en anthropologie, il développe une série de préceptes et d’idées concernant l’épistémologie des sciences sociales au cours des années 1950. Le choc intellectuel et biographique qu’a signifié la prise du pouvoir par les militaires en 1964 est étudié dans la seconde partie de l’article : Florestan abandonne alors l’épistémologie pour se consacrer à l’étude de l’évolution politique et économique de la société brésilienne selon une perspective critique, opposée au conservatisme académique. Nous décrivons enfin la dernière phase de son activité, alors qu’il est député du PT dans les années 1980-90, au cours de laquelle il s’efforce d’analyser la situation politique brésilienne en temps réel. En conclusion nous proposons une ébauche de bilan de l’œuvre en tâchant de tenir à distance la perspective hagiographique généralement en usage.

Florestan Fernandes (1920-1995) fut le grand « patron » de la sociologie à l’université de São Paulo (USP), à partir du début des années 1950, après le départ des premiers enseignants et formateurs français. Dès 1935, en effet, la coopération universitaire franco-brésilienne organisée par Georges Dumas a amené à São Paulo de jeunes professeurs français chargés de former les futurs enseignants et chercheurs locaux dans le domaine des lettres et des sciences humaines. En sociologie, Roger Bastide jouera un rôle considérable et sera le mentor de Fernandes. On doit cependant à ce dernier d’avoir fait de la Faculdade de Filosofia, Ciências e Letras de l’USP, le principal centre d’enseignement et de recherche en sociologie du Brésil et peut-être de toute l’Amérique latine (Blanco & Brasil Jr 2018) dans les années 1960. Auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages, de centaines d’articles [1], formateur d’une génération entière d’enseignants et de chercheurs talentueux (parmi lesquels Octavio Ianni, Fernando Henrique Cardoso, Marialice Foracchi, Renato Jardim Moreira, Maria Sylvia de Carvalho Franco, Juarez Brandão Lopes, José de Souza Martins, Leôncio Martins Rodrigues, etc.), défenseur infatigable d’une science sociale « moderne et scientifique », son œuvre est considérable et relève, à vrai dire, tout autant de la sociologie que de l’anthropologie voire de l’histoire.

Les travaux de Florestan Fernandes ont abordé les thèmes les plus divers (le folklore, l’anthropologie des populations amérindiennes du xvie siècle, les relations raciales, la condition sociale des Afro-brésiliens, l’évolution historique et économique de São Paulo et du Brésil, les politiques d’éducation, la dictature au Brésil, les enjeux de la démocratisation, les méthodes d’enquêtes et d’analyse, etc.) tout en manifestant une étonnante cohérence autour d’une problématique centrale : la compréhension de la modernisation du Brésil et le défi qu’elle représente pour les chercheurs brésiliens.

Plus de vingt-cinq ans après sa mort, il est cependant toujours difficile de proposer une évaluation objective des apports de cet intellectuel hors du commun. L’une des raisons les plus évidentes tient à la multiplication depuis 1995 des célébrations de type hagiographique produites par ses très nombreux disciples, admirateurs ou continuateurs, souvent d’origine paulistes. Pour ne prendre que quelques exemples, Florestan Fernandes aurait engendré un « nouvel horizon » des sciences sociales dans les années 1950 selon Guilherme Mota (1996 : 42), ou « une véritable illumination » si l’on en croit Paulo Singer (1995), ce qui ferait de lui le « principal introducteur de la sociologie moderne » au Brésil pour Osvaldo Coggiola (1995 : 36), « le principal constructeur du canon de la sociologie brésilienne » si l’on suit l’avis de Maria Nascimento Arruda (2010a : 20), ou tout simplement d’après Octavio Ianni (1986 : 15) le « fondateur de la sociologie au Brésil ». Jessé de Souza a été plus précis en écrivant que Florestan Fernandes est « le plus grand sociologue brésilien, parce qu’il est le plus complet avec la vue la plus profonde dans le domaine théorique. Il est le plus scientifique des sociologues justement parce qu’il est celui qui s’est le plus consacré au dévoilement de la discipline » (Souza 2020 : 223).

Rien ne nous oblige à adhérer aujourd’hui à ce type de points de vue marqués du sceau évident de la partialité bienveillante. Le risque est ainsi de confondre ce que Fernandes a dit ou laissé penser de lui-même au fil de ses nombreux témoignages autobiographiques, et ce que devrait retenir l’histoire des sciences sociales au Brésil. S’il a beaucoup écrit, notre auteur s’est aussi beaucoup répété au fil d’ouvrages très rhétoriques et parfois trop longs, voire relativement confus. S’il a affirmé avoir contribué à mettre en place une sociologie « moderne » car « scientifique », son école a aussi œuvré à obscurcir les apports substantiels des chercheurs du groupe concurrent, celui de l’Escola de Sociologia e Política de São Paulo (ELSP), dirigée un temps par Donald Pierson (Limongi 1989 ; Brochier 2011 ; Silva 2012), de même que la contribution des sociologues des autres États de la fédération. La rupture promue par Florestan Fernandes avec les essayistes de la génération précédente cache également différents prolongements. Il ne faut pas oublier ainsi qu’en dépit des critiques qu’il a adressées au bacharelismo [2], Florestan Fernandes a fini par reproduire une certaine manière d’être et d’agir de l’intellectuel brésilien classique tel qu’il a pu se manifester dans la première moitié du siècle : journaliste, conférencier, politicien, essayiste, chef d’école, spécialiste de la reconstruction historique sans être historien de formation, il ne lui a manqué que d’écrire des poèmes pour se conformer au modèle de l’intellectuel brésilien traditionnel, touche-à-tout engagé, défenseur de la culture et d’une « certaine idée » du Brésil.

Pour comprendre Florestan [3], il faut donc tenir à distance les discours de célébration et le mythe construit par l’auteur lui-même et ses disciples. Il est nécessaire de replacer l’itinéraire intellectuel dans son contexte matériel et historique, de restituer les enjeux de carrière et donc de prendre en compte les rapports entre la biographie et l’œuvre. À l’inverse de la plupart de ses pairs, Florestan Fernandes est en effet un authentique fils du peuple : enfant d’immigré, il a grandi dans une extrême pauvreté et a dû travailler en parallèle de ses études jusqu’à ce que l’USP lui concède le statut d’enseignant « en temps intégral » en 1947. Face à des collègues mieux dotés que lui en « capitaux » de toutes sortes, Florestan a conquis sa position dominante grâce à une volonté et une capacité de travail exceptionnelles. Ce parcours remarquable a orienté en partie sa carrière, non seulement en le rapprochant du socialisme et des thèmes de l’inégalité et du racisme, comme il l’a souvent expliqué lui-même (Fernandes 1975a ; 1977 ; 1978), mais encore très certainement en l’animant d’une insatiable ambition, voire d’une forme de revanche sociale.

Docteur à 31 ans, Florestan obtient ainsi d’occuper par intérim la chaire de sociologie laissée vacante par Roger Bastide par intermittence dès 1953, après la recherche consacrée aux relations raciales à São Paulo [4]. Il occupe définitivement ce poste en 1954, avant de soutenir sa thèse de chaire en 1964. Le coup d’État militaire freine alors brutalement sa carrière et l’incite à passer un an comme professeur invité aux États-Unis. De retour à São Paulo, il subit le durcissement progressif du régime à partir de 1968 qui le place d’office à la retraite anticipée en 1969. Il choisit de s’exiler au Canada, sans sa famille, jusqu’en 1972. De retour au Brésil, il enseigne à la Pontifícia Universidade Católica (PUC) de São Paulo qui le nomme professor titular (professeur des Universités) en 1978. À partir de la fin des années 1980, il se tourne définitivement vers la politique, rejoint le Parti des travailleurs (PT) et se fait élire député fédéral. À chacune de ces étapes de sa vie correspond un pan de son activité intellectuelle. Pour ouvrir le dossier Florestan Fernandes, il faut donc d’abord revenir à ses années de formation et le suivre pas à pas au cours de son complexe itinéraire biographique.

Les années de jeunesse et de formation (1920-1953)

Rien ne prédestinait donc ce fils de prolétaires à devenir professeur universitaire dès l’âge de 33 ans. Entre l’enfance dans les quartiers pauvres de la capitale pauliste et la fin du doctorat, le parcours social accompli force l’admiration. Florestan naît le 22 juillet 1920 à São Paulo et grandit dans les quartiers populaires du centre. Sa mère, une immigrée portugaise illettrée, l’élève seule, dans des conditions très difficiles, en travaillant d’abord comme domestique puis lavandière. La famille vit dans les logements collectifs ouvriers (cortiços) de Bela Vista, Bosque da Saúde, Penha ou du Brás, en déménageant fréquemment pour fuir la hausse des loyers (Fernandes 1991a). L’enfant montre cependant de véritables dispositions pour la lecture qu’entretient sa marraine, patronne de sa mère. Dès l’âge de 6 ans, il est pourtant contraint d’aider aux dépenses du foyer en effectuant de petits travaux rémunérés et il finit par quitter l’école en 1929. Il sera successivement aide barbier, cireur de chaussures, garçon boucher, aide tailleur, employé de menuiserie, puis de boulangerie avant de devenir serveur de restaurant. Jeune adulte, il travaille pendant plusieurs années comme agent commercial d’une entreprise de produits dentaires et pharmaceutiques. Tout en exerçant une activité salariée, il reprend ses études à l’âge de 17 ans et suit pendant trois ans un cours de madureza (sorte d’enseignement accéléré qui permettait aux adultes de rattraper leur retard scolaire). En 1941, ses capacités intellectuelles se sont affirmées, et il est assez sûr de lui pour se présenter au concours d’entrée du cursus en sciences sociales de la faculté des lettres de l’USP, après avoir renoncé à devenir ingénieur chimiste [5]. Six ans après son ouverture, la filière des sciences sociales qui combine des enseignements de sociologie, d’histoire, de philosophie, d’économie et de géographie n’était pas encore considérée comme élitiste bien qu’on y trouvât des membres des classes moyennes aisées ; une partie des élèves étaient encore des diplômés d’écoles normales (dont beaucoup de femmes), d’origine relativement modeste (Miceli 1987 ; Brochier 2016). L’accès était de toute façon moins sélectif que dans les écoles de droit ou de médecine. En dépit de ses lacunes culturelles et linguistiques, Florestan est reçu parmi les premiers au concours [6]. L’adaptation aux études supérieures, au milieu d’étudiants mieux dotés culturellement n’est pas aisée (Pontes 1998), mais, au prix d’un travail acharné, Florestan finit par obtenir d’excellents résultats. En 1943, il reçoit son diplôme de fin de premier cycle (la licenciatura en sciences sociales qui donne le droit d’enseigner en collège et lycée). Dans ses témoignages postérieurs (Fernandes 1975a, 1977, 1978), il a esquissé un bilan assez ambivalent de cette première formation, alors que les professeurs étrangers étaient encore majoritaires à la faculté de lettres et philosophie. Les compétences des professeurs français étaient évidentes mais ils enseignaient dans leur langue sans se soucier du niveau réel des élèves. Le philosophe Jean Maugüé donnait par exemple un cours sur Hegel aux étudiants de première année comme s’il se fût trouvé en Sorbonne. Le quasi-autodidacte Florestan est donc mis à rude épreuve. Il s’impose un « programme de lecture de 18 heures par jour » centré sur la sociologie (Fernandes 1975a : 6). Ses collègues, eux, sont plus cultivés, ont moins de travail à fournir et s’intéressent plus volontiers à la littérature (Candido 1978). Le résultat des efforts du jeune prolétaire est cependant probant puisque, en 1944, il reçoit trois propositions de poste d’assistant : la première de la part du sociologue Fernando de Azevedo qui dirige la chaire n° 2 de sociologie (l’autre étant occupée par Roger Bastide), la seconde par l’économiste Paul Hugon, la dernière par le statisticien Alcântara de Oliveira. Auprès d’Azevedo, il rejoint en tant qu’assistant celui qui est alors considéré par les enseignants comme le plus brillant des élèves sociologues (entré trois ans avant lui), Antonio Candido. Les deux jeunes gens se voient confier la responsabilité de cours d’introduction permettant aux étudiants d’accompagner le programme exigeant du cursus de sciences sociales. D’après leurs témoignages rétrospectifs, ils s’emploient alors à combler les lacunes des recrues de première année, peu préparées aux méthodes des professeurs français qui refusaient les manuels et exigeaient un recours aux œuvres originales (Bastos 2006 ; Fernandes 1977). Candido propose des groupes de lectures en petits effectifs animés plusieurs fois par semaine avec son jeune collègue (Pontes 2001).

La carrière de chercheur de Florestan Fernandes a toutefois commencé plus tôt encore, dès 1941. Bastide exigeait de ses étudiants des monographies empiriques, ce qui amène le jeune homme à étudier pendant plusieurs mois le folklore pauliste dans les quartiers populaires de son enfance. Insatisfait de l’évaluation de son travail faite par l’assistante de sociologie, Lavínia da Costa Vílela, il demande à s’entretenir avec le professeur titulaire (Fernandes 1975a). Frappé par la conviction et le parcours de Florestan, Bastide l’associe à ses premières enquêtes sur les religions afro-brésiliennes en lui confiant des entretiens biographiques. Il le met également en relation avec l’écrivain et sociologue Sérgio Milliet qui lui ouvre les colonnes du journal O Estado de S. Paulo, et avec l’ethnologue allemand Emílio Willems qui dirige la revue Sociologia publiée par l’ELSP. Willems l’invite à le suivre sur le terrain pour des « études de communautés » [7] entre 1941 et 1945. Florestan étudie notamment le folklore noir de la ville de Sorocaba (ville où il enquête également pour Bastide sur le culte voué à un prophète noir).

À peine étudiant en première ou deuxième année, Florestan brûle donc les étapes et commence à publier les résultats de ses travaux. Sociologia accepte ainsi : « Folclore e grupos infantis » (1942), « Educação e cultura infantil » (1943), « Congada e batuques em Sorocaba » (1943), « Aspectos mágicos do folclore paulistano » (1944). Le quotidien de São Paulo publie quant à lui : « O progresso, o folclore e a burguesia », « O folclore comme método », « Mentalidades grupais e folclore » en 1944 [8]. La même année, Florestan présente également à la faculté des lettres, pour le concours « Temas brasileiros », le texte « As trocinhas de Bom Retiro » publié postérieurement (en 1947) par la Revista do Arquivo Municipal, et qui contribuera à établir sa réputation d’analyste des traditions paulistes. Dans ces premières recherches, le jeune sociologue pose comme prémisse que le folklore est un thème sociologique à part entière qui ne peut être abandonné aux seuls folkloristes. Abordées dans une perspective fonctionnaliste, les traditions ludiques et festives peuvent révéler des fonctions socialisatrices au sein d’une culture ancienne. Les enfants en jouant, se préparent à exercer différents rôles d’adultes et incorporent, dans le même temps, plusieurs éléments de la culture locale. Inspiré par les travaux de Willems sur l’acculturation des Allemands au Brésil, Florestan insiste sur le fait qu’à São Paulo, région d’immigration, les jeux folkloriques exercent une fonction assimilatrice au sein des groupes de pairs. Les bandes d’enfant sont créatrices et intégratives, mais ce sont les éléments traditionnels qui provoquent et organisent l’expérience sociale des joueurs (Garcia 2001 : 150).

Un autre point est important : c’est au cours de ces premières enquêtes empiriques que Florestan recueille des matériaux sur la culture afro-brésilienne, d’abord avec Bastide puis Willems. Dans ses recherches à Sorocaba, il s’attache à reconstituer l’origine et l’évolution des coutumes, et suit le chemin ouvert par Arthur Ramos en signalant l’importance du syncrétisme afro-ibérique. Les préoccupations de Bastide au sujet des conditions de préservation de la culture africaine au Brésil trouvent un écho favorable chez Florestan qui possède une connaissance de première main des conditions de vie des descendants d’esclaves à São Paulo et Sorocaba. Dès 1943, il concilie les deux perspectives dans une série de trois articles qu’il donne à O Estado de S. Paulo : « O negro na tradição oral ». La même année, il prononce à l’université d’Asunción, au Paraguay, où il a suivi Willems dans ses pérégrinations, la conférence : « Elementos étnicos na formação brasileira » (Fernandes 2000). Dans ces textes, il souligne l’existence dans l’État de São Paulo d’un « préjugé » (preconceito) contre les noirs qui conduit, selon ses informations, à des comportements ponctuels d’exclusion sociale. Ces analyses seront déployées avec beaucoup plus de force au cours des années 1950 et 1960 dans ses grands ouvrages sur la situation des noirs au Brésil.

En 1945, Florestan, qui donne toujours des cours et continue à publier dans la presse, est reçu comme étudiant à la formation de pós-graduação qu’offre l’ELSP. Alors que l’USP ne proposait que le doctorat après le premier cycle, sur le modèle français, sa concurrente a adopté le système étasunien, grâce à Donald Pierson, et propose le seul master en sciences sociales du pays. Florestan est cependant forcé de se présenter deux fois au concours avant d’être reçu, selon lui à cause de Pierson qui appréciait peu les étudiants de l’USP (Fernandes 1977), et entretenait des relations assez froides avec Bastide [9]. Il tire en tout cas profit de cours moins difficiles que ceux proposés par les Français à l’USP et davantage tournés vers l’enquête de terrain, notamment ceux de Willems et Pierson. S’il voue une grande admiration au premier, Florestan s’entend en revanche très mal avec le second. L’Américain, d’un caractère autoritaire, affichait une piètre opinion pour les sciences sociales brésiliennes ou enseignées au Brésil (Brochier 2011). Dans le cours qu’il donne sur les Afro-brésiliens, il s’appuie également sur les conclusions de sa thèse, selon laquelle le Brésil est caractérisé par l’inexistence de véritables groupes raciaux (comme il s’en trouvait aux États-Unis) et donc par l’absence de conflits raciaux. Florestan, qui a déjà publié sur les noirs, est en désaccord avec cette position. Un autre point l’oppose également à Pierson : les convictions politiques. Comme l’a résumé Darcy Ribeiro : « Pierson n’avait qu’un sujet de tristesse dans la vie. Ses meilleurs élèves, Oracy [Nogueira], Florestan et moi, avions pour son palais, un détestable goût de communisme » (1997 : 125).

En fait, Florestan était trotskiste. L’année de son entrée à l’ELSP, il s’est affilié au Partido socialista revolucionário (parti trotskiste fondé en 1939), dirigé par le journaliste Hermínio Sacchetta. Les deux hommes s’étaient rencontrés grâce un ami commun du cours de madureza et avaient sympathisé. Florestan contribuait ainsi depuis 1943 au quotidien dirigé par Sacchetta, A Folha da Manhã [10]. Il tire profit de cette opportunité pour développer l’idée que la sociologie doit contribuer à changer positivement le monde, attitude que n’appréciait pas Pierson pour qui la mission du sociologue est, avant tout, de décrire et comprendre la société, de préférence à partir d’un appareillage technique et théorique emprunté à la sociologie étasunienne. En 1946, Florestan publie ainsi pour la maison d’édition de Sacchetta (Flama) une traduction de la critique de l’économie politique de Marx, qu’il accompagne d’une introduction brillante dans laquelle il dégage l’intérêt méthodologique de la pensée du philosophe allemand (Fernandes 1946).

Florestan va donc se tenir à distance de Pierson, contre lequel il manifestera dans ses écrits postérieurs une rancune tenace. Il se tourne alors vers l’anthropologie indigéniste que lui révèle l’anthropologue allemand Herbert Baldus. Il pense trouver dans l’exercice de la discipline des défis intellectuels lui permettant d’affirmer ses compétences. Son mémoire de master porte sur les Tupinambá, une ethnie amérindienne tenue à l’époque pour disparue. Florestan étudie les témoignages rassemblés par les voyageurs et les missionnaires du xvie siècle de façon à reconstituer l’organisation sociale de ce peuple. Ce choix l’éloigne donc de la sociologie des classes populaires qu’il avait commencé à pratiquer lors de ses études sur le folklore et les traditions afro-brésiliennes. Il veut de cette façon montrer ses qualités, puisque l’anthropologue suisse Alfred Métraux avait annoncé qu’une reconstitution complète de la société tupinambá était impossible. Florestan relève donc le défi : « J’ai dû réfléchir à un thème qui me permettait de montrer mes qualités comme sociologue tout en accumulant du prestige » (Fernandes 1975a : 43). Pour cela, il développe une perspective fonctionnaliste empruntée à Marcel Mauss. Le mémoire est soutenu avec succès en 1947 et publié sous le titre A organização social dos Tupinambà en 1949. Les critiques sont positives ; le seul bémol étant apporté par le pointilleux spécialiste des Tupi, Plinio Ayrosa qui se borne à pointer quelques lacunes de connaissance de la langue et l’absence de comparaison avec les ethnies survivantes (Ayrosa 1950).

Pour sa thèse, Florestan renonce à prolonger une recherche sur l’acculturation des immigrés syriens et libanais commencée plusieurs années auparavant sous l’influence de Willems (Fernandes 1975a). L’enquête, qui demandait un travail de terrain important et donc des financements, n’avançait que péniblement et il était plus aisé de revenir à la documentation déjà rassemblée sur les Tupinambá. Sous la direction (formelle) d’Azevedo dont il reste l’assistant, Florestan consacre donc son étude doctorale à la fonction de la guerre dans la société tupinambá. La première partie est descriptive et présente les techniques et la pratique des luttes entre tribus. La seconde est plus analytique : l’auteur approche la guerre chez les Tupinambá comme un fait social total. Il montre qu’elle se présente comme un mécanisme et une forme de socialisation débouchant sur un type de statu quo. La mobilisation guerrière remplit ainsi une double fonction : vis-à-vis des populations voisines, elle organise un type de contact social régulé, et vis-à-vis du groupe lui-même, elle a une fonction galvanisante et cohésive. En unifiant ses membres et en orientant leurs efforts, elle augmente le contrôle social. Florestan s’oppose ainsi aux perspectives héritées de Carl von Clausewitz [11] en montrant que les conceptions classiques concernant la guerre s’appliquent mal aux guerres tribales. Il convient donc d’aborder la guerre de manière plus large : chez les Tupinambá elle ne peut être comprise en fonction d’un appareil politique et militaire, de fait inexistant ; elle ne peut non plus être ramenée à un facteur causal simple et unique. Selon Florestan, la compréhension doit embrasser toute l’organisation sociale et la contribution fonctionnelle (ici une forme d’équilibre social interne) qu’elle apporte au système social entier. Les ambitions théoriques du jeune étudiant sont donc importantes dans le contexte de l’anthropologie brésilienne de l’époque. Sa thèse (A função social da guerra na sociedade tupinambá) est soutenue avec succès en 1951 devant un jury composé d’Azevedo, Bastide, Schaden, Baldus et Ayrosa, puis publiée par Baldus l’année suivante dans la Revista do Museu Paulista (Fernandes 1952a). Pourtant on peut aujourd’hui considérer qu’il s’agit d’une sorte de « succès technique » : Florestan a montré ses capacités, mais en choisissant le travail de bibliothèque, le fonctionnalisme et l’étude historique, il s’est isolé de la société pauliste en mouvement autour de lui (Peirano, 1983). De cette manière, il succombe au travers contre lequel les enseignants français, et Willems plus tard, n’ont eu de cesse de lutter : le culte des grands auteurs et de l’érudition qui porte le regard vers le passé. Darcy Ribeiro (1997 : 142) a résumé, sans doute avec justesse, la situation par cette formule célèbre : les travaux de Florestan « laissaient le Brésil à distance ». Florestan s’est justifié dans ses témoignages autobiographiques des années 1970 en écartant les aspects carriéristes pourtant évidents ; l’application de la méthode fonctionnaliste à un cas complexe permettait, selon lui, de faire avancer les sciences sociales au Brésil : « À ce moment-là je n’étais pas seulement un jeune qui traçait son chemin dans le monde de la sociologie. J’ouvrais un chemin aussi pour les autres, qui venaient après moi, et de manière générale pour le développement de la pensée sociologique au Brésil » (Fernandes 1978 : 90). Plus prosaïquement, il a certainement, à l’époque, réalisé que l’anthropologie historique menait à une impasse pour son évolution professionnelle et le développement des sciences sociales paulistes, et qu’il devait se réorienter vers des sujets plus en accord avec les problématiques politiques et sociales des années 1950.

En même temps qu’il rédige sa thèse, Florestan met en place sa conception de la pratique sociologique, en particulier vis-à-vis du marxisme, notamment dans l’article « O problema do método na investigação sociológica » (1947). Sur la base de sa solide connaissance de l’œuvre de Marx, il répond au sociologue marxiste Luis Costa Pinto [12] en lui reprochant de vouloir enfermer la sociologie dans les étroites bornes du marxisme dogmatique. Selon Florestan, le marxisme est l’une des méthodes d’analyse que le sociologue peut appliquer, selon ses besoins, sans qu’elle ne bénéficie d’une priorité quelconque. Il soutient ainsi qu’ : « une bonne norme scientifique serait la combinaison du plus grand nombre possible de critères, comme condition pour un profit maximum des contributions partielles des diverses théories sociologiques (Fernandes 1947 : 344). Se rangeant du côté de la science plutôt que de celui de l’action politique, il soutient contre Costa Pinto qu’il est douteux que les sociologues, même marxistes, soient en position d’agir pour le « contrôle rationnel des forces sociales » (Fernandes 1947 : 344).

Dès la fin des années 1940 et jusqu’aux années 1970, Florestan va ainsi tâcher d’établir sa réputation d’homme de science tout en s’efforçant d’entraîner la sociologie pauliste avec lui. C’est dans ce but qu’il entreprend, par exemple, de critiquer la tradition brésilienne d’essayisme social teinté de littérature dont il trouve le modèle chez Gilberto Freyre, Sérgio Buarque de Holanda et même chez certains élèves de Bastide [13]. Lorsqu’il est invité à s’adresser aux étudiants de première année, au début des années 1950, il choisit de présenter les hautes fonctions qu’il faut, selon lui, attendre des sciences sociales : « (…) la préparation de l’homme pour procéder aux choix compatibles avec ses intérêts réels et avec les valeurs auxquelles il s’identifie réellement » (Mesquita 2017 : 101). En même temps, dès l’achèvement du doctorat, il travaille à sa thèse de livre docência [14] consacrée à la méthode fonctionnaliste en anthropologie, à partir de la documentation accumulée sur les Tupinambá.

Défenseur de la science et contempteur de la sociologie militante, travaillant avec acharnement à établir sa réputation de méthodologue et de théoricien du fonctionnalisme, Florestan n’est au départ pas intéressé par le projet que lui propose Bastide en 1950 : participer à une vaste enquête financée par l’Unesco sur les relations raciales à São Paulo (Maio 1999 ; Brochier 2020). Il a raconté avec franchise dans ses témoignages postérieurs que Bastide a éprouvé beaucoup de mal à le convaincre de rejoindre l’équipe, et a dû pour cela s’engager à réaliser lui-même l’essentiel de l’enquête empirique, laissant à son élève les travaux de synthèse. Florestan a finalement accepté, selon ses dires, pour ne pas décevoir son maître bien aimé, à condition de ne se charger que des parties historiques de l’ouvrage à venir [15]. Ces récits font la part belle aux relations quasi filiales entre le maître et l’élève et obscurcissent la dimension carriériste des évènements. Il est ainsi évident au début des années 1950 que Bastide prépare son retour en France et que son poste sera à pouvoir. Le Français s’étant entouré de femmes dans un monde académique encore très sexiste, Florestan comprend qu’il peut obtenir la chaire en rejoignant l’équipe qui s’organise pour le projet d’études des relations raciales. Il rédige ainsi en quelques mois un projet de recherche au ton péremptoire qui fixe les orientations et donne déjà une partie des résultats de la recherche. Le texte est publié conjointement avec Bastide en 1951 sous le titre : « O preconceito racial em São Paulo (projeto de estudo) » (Bastide & Fernandes 1951). Florestan participe ensuite, contrairement à son engagement initial, à une partie de la recherche empirique en dirigeant son étudiant Renato Moreira Jardim sur le terrain, et en recueillant lui-même une partie des matériaux. Il rédige enfin trois chapitres de la publication finale « Relações raciais entre negros e brancos em São Paulo » dans la revue Anhembi (Bastide & Fernandes 1953). « Do escravo ao cidadão » retrace la lente intégration des esclaves libérés dans la société post-esclavagiste. La société de classes qui a succédé à la société de castes a offert, selon Fernandes, des possibilités d’ascension sociale aux noirs, désavantagés ensuite par leur faible accoutumance au monde du travail urbain et par la concurrence des immigrés européens. Dans « Cor e estrutura social em mudança », Fernandes avance que la société dont hérite le Brésil à la fin du xixe siècle est le produit de l’organisation sociale économique esclavagiste plus que du racisme (comme c’est au contraire le cas aux États-Unis). Mais les préjugés à l’encontre des noirs se seraient globalement maintenus et auraient contribué à ralentir le changement social. La société de classe industrielle, à l’inverse, accentuerait ce changement. Enfin « A luta contra o preconceito » analyse l’échec relatif des associations noires à São Paulo qui ont organisé peu d’actions concrètes et ont reçu peu d’adhésion.

Le ton et les idées de Florestan dans cet ouvrage sont nettement plus polémiques et militants que ceux de son coauteur français, et il est difficile aujourd’hui de comprendre pourquoi. Les témoignages postérieurs ont insisté sur le désir du fils du peuple de démasquer l’hypocrisie de la société brésilienne, mais rien ne nous oblige aujourd’hui à les prendre au pied de la lettre. Au début des années 1950, Florestan se campe en effet, pour ses autres publications, dans une attitude de scientifique rigoureux qui refuse les écrits militants. Il est donc possible de voir, dans la série de travaux sur les noirs au Brésil qui commence en 1951, une inflexion de sa pratique d’auteur pour des raisons biographiques (résurgence du socialisme et souvenirs d’enfance) ou carriéristes (la dénonciation du racisme est plus en phase avec les problèmes réels du Brésil, et avec ce qu’attendait Bastide). C’est en tout cas l’abandon de l’anthropologie indigéniste qui va permettre à Florestan de construire son statut de « patron » de la sociologie pauliste dans les années 1950. La republication du texte sur les relations raciales sous forme d’ouvrage en 1955 avec le titre Relações raciais entre negros e brancos em São Paulo marque en effet un tournant capital pour la sociologie brésilienne. En combinant études de terrains et analyses historiques, les deux auteurs transforment l’approche du sujet (Campos 2016). Il ne s’agit plus selon eux de chercher à déterminer si les Afro-descendants sont victimes ou non de racisme au Brésil, ni de comparer la situation raciale brésilienne au système étasunien, mais de montrer l’origine et les effets de la discrimination. L’établissement de ce programme de recherche donne une importance centrale au point de vue des membres des associations de défense des noirs de São Paulo qui sont, eux-mêmes, intégrés dans le processus de recherche (Campos 2014). Cette nouvelle perspective va s’imposer progressivement au Brésil en sociologie (notamment grâce aux élèves de Florestan) ainsi qu’en anthropologie (notamment sous l’influence de João Baptista Borges Pereira) et dans les pays anglophones, en particulier après la traduction en anglais des ouvrages postérieurs rédigés par Florestan Fernandes.

Folrestan Fernandes au sommet de sa carrière : la direction de la chaire de sociologie n° 1

À partir du deuxième semestre de 1953, sa formation de sociologue parfaitement achevée, Florestan est le remplaçant informel de Bastide qui est rentré en France. Pour accéder à cette position, il a d’abord quitté son poste d’assistant de la chaire n° 2 (contre l’avis d’Azevedo) et soutenu sa thèse de livre docência : « Ensaio sobre o método de interpretação funcionalista na sociologia  » (Fernandes 1953). Il expose dans ce document extrêmement ardu plusieurs développements concernant l’origine, les possibilités et les limites du fonctionnalisme inspiré d’Émile Durkheim et des anthropologues britanniques. Son idée est cependant que, grâce à sa capacité à unir théorie et recherche empirique, le fonctionnalisme est une approche « prometteuse » qui devrait accompagner le développement des sciences sociales. Après l’exploitation difficile des matériaux ethnographiques tupinambà, Florestan montre avec cette thèse sa capacité à la discussion théorique. Bastide, de son côté, a été convaincu par la capacité de travail de son élève et par son engagement dans la recherche sur les noirs de São Paulo. Le jeune homme ravit ainsi le poste aux collaborateurs les plus anciens de Bastide, ce qui n’est pas allé sans quelques frictions [16]. Florestan va cependant imprimer rapidement sa marque. Il impose d’abord un programme exigeant aux étudiants faisant la part belle à l’épistémologie, et il donne lui-même les cours de méthodes axés sur les idées de Durkheim, Max Weber et surtout Karl Mannheim qu’il cultive depuis ses années d’étude. Tout l’enseignement est fondé sur le principe de la sociologie comme science que l’Université doit contribuer à rendre toujours plus rigoureuse. Florestan, comme Candido (et plus tard ses assistants) circulent d’ailleurs en blouse blanche pour renforcer le message auprès des étudiants (Bastos 2006). L’une des conséquences de ce postulat est que les cours restent parfois difficile d’accès pour une partie du public ; Florestan a d’ailleurs avoué lui-même plus tard que les étudiants le « fuyaient » (Fernandes 1975a) à cause de son « fanatisme scientifique » (Fernandes 1977). Fernando Henrique Cardoso (entré à l’USP en 1949) se souvient que :

Les cours de Florestan Fernandes en première année étaient extrêmement difficiles. Il nous faisait lire Mannheim, que nous ne comprenions pas. Quand on passait du cours sur Mannheim à celui sur Durkheim donné par le professeur Roger Bastide, il nous semblait que Durkheim était limpide ! Si c’était le professeur Antonio Candido qui nous expliquait Weber, alors c’était un Weber fascinant. Mais l’homme qui nous fournissait l’incitation nécessaire pour lire tout cela était Florestan Fernandes (D´Incao 1987 : 24-25).

Le succès de Florestan en tant qu’enseignant ne venait donc pas de ses qualités pédagogiques, qui étaient limitées (Cardoso 1984), mais de son érudition, mêlée à une certaine proximité vis-à-vis d’un public avide d’orientation intellectuelle. Les anciens élèves se souviennent d’un enseignant disponible et abordable à défaut d’être clair. En 1953, par exemple, Roberto Cardoso de Oliveira est le seul étudiant de philosophie à suivre l’enseignement de méthodologie sociologique de Fernandes, et les cours se passent donc au domicile du professeur car tous les deux résidaient dans la même rue (Oliveira 1996). De cette façon, Florestan parvient à s’entourer rapidement d’une équipe fidèle de jeunes collaborateurs talentueux, qu’il choisit parfois en fonction de leurs origines sociales (il apprécie les gens d’origines modestes : voir Púlici 2008) et de leur motivation pour la recherche. Cardoso et Ianni constituent le premier cercle de son équipe complété ensuite par Maria Carvalho Franco et Marialice Foracchi puis Renato Jardim Moreira, Juarez Brandão Lopes, etc. Tous sont incités à produire des enquêtes empiriques et à s’inspirer des propositions méthodologiques du maître, progressivement développées dans une série d’essais publiés au cours de la décennie et rassemblés dans Fundamentos empíricos da explicação sociológica (1959) et Ensaios de sociologia geral e aplicada (1960). Le premier ouvrage contient en particulier les textes : « O método de interpretação funcionalista em Sociologia », « O problema da indução na sociologia » et « A reconstrução da realidade nas ciências sociais ». Ce dernier exposé, particulièrement important, insiste sur la construction méthodique de la connaissance dans le processus de recherche. Le deuxième ouvrage développe différentes perspectives d’utilisation de l’instruction et des sciences sociales au profit de ce que Fernandes appelle « la civilisation scientifique ».

Cet enseignement, qui va faire de Florestan le premier grand méthodologue des sciences sociales brésiliennes, ne remplissait pas cependant toutes les attentes des étudiants. Une grande partie du public demandait du « socialisme » plutôt que de la sociologie (Cardoso 1992). À la fin des années 1950, les étudiants de la faculté de lettres et de philosophie sont très engagés à gauche, surtout après la révolution cubaine et ils reprochent à Florestan, qui voulait incarner la rigueur et la neutralité axiologique, de ne pas être marxiste. Cardoso a résumé ainsi le contexte de l’époque :

Florestan nous apparaissait comme plus sociologue que socialiste : son passé d’enthousiasme trotskiste s’était endormi sous le poids de sa vaste érudition sociologique. Il tentait de nous sensibiliser (et il y parvenait) aux grands thèmes théoriques de la constitution de la sociologie comme science avec son objet et ses méthodes propres et sa vocation de “science empirique” tournée vers la recherche (1992 : 38).

Entre 1958 et 1964 quelques-uns des meilleurs étudiants de philosophie et de sciences sociales vont donc improviser un séminaire informel consacré à la lecture du Capital de Marx. On trouve notamment aux réunions hebdomadaires : Fernando Henrique et Ruth Cardoso, Octavio Ianni, Paulo Singer, Arthur Giannotti, Fernando Novaes, Francisco Weffort, Roberto Schwartz, Bento Prado jr, Michael Löwy, Gabriel Bolaffi. Florestan, lui, n’est pas invité. D’après les séminaristes, le patron de la sociologie pauliste ne montrait pas assez son intérêt pour le marxisme (Festi 2018b) et affichait trop ouvertement sa mise à distance de la politique (Leoni 1997). Le séminaire est donc en quelque sorte organisé « contre » Fernandes. Il est pourtant inexact de dire que ce dernier ignorait le marxisme dans les années 1950 puisqu’il l’a discuté à plusieurs moments importants de son œuvre, mais, comme on l’a vu, il retenait avant tout de Marx une méthode d’analyse, notamment le matérialisme historique, le rôle des actions humaines, les lois d’évolution des situations historiques et l’interdépendance des faits sociaux (Fernandes 1946). Les étudiants rebelles voulaient, de leur côté, une étude du marxisme per se, susceptible de fournir une vision du monde orientée vers sa transformation radicale. À la suite du séminaire, Fernando Henrique est le premier à adopter une approche marxiste opposée aux idées de son mentor dans l’introduction de sa thèse de doctorat de 1961, Capitalismo e escravidão no Brasil meridional (Cardoso 1962).

À la même époque, Florestan est amené à sortir de son isolement politique pour la campagne de défense de l’école publique (Fernandes 1975a). Le projet de loi fédérale directrice de l’éducation proposé par les partis de droite prévoyait en effet un financement à parts égales pour les réseaux publics et privés. Une partie de l’intelligentsia nationale, notamment pauliste, s’engage alors par des manifestes, des réunions publiques et des campagnes de presse pour la promotion de l’école publique. Florestan participe à ce mouvement (en organisant par exemple en 1961 la première convention ouvrière en défense de l’école publique), ce qui lui donne l’occasion d’observer « par le bas » une partie du jeu politique national. Il sort ébranlé de cette expérience, convaincu à la fois que les intellectuels ne s’engagent pas assez, et, en même temps, que les forces conservatrices contre lesquelles ils doivent, selon lui, lutter exercent un poids considérable sur la politique nationale (Fernandes 1966).

La conjonction de ces deux situations provoque chez Fernandes, à partir du début des années 1960, un changement progressif de l’orientation et de la finalité de ses travaux. L’ouvrage de 1962, A sociologia numa era de revolução, en est la première manifestation. Il y construit une figure du sociologue comme « avant-garde pour la conscience des problèmes sociaux », et non plus comme simple artisan de l’expansion de l’esprit scientifique dans une société qui s’industrialise. La critique porte notamment sur le rôle classique de l’intellectuel brésilien qui, d’après lui, soutient le statu quo social par une fausse neutralité. Il faut donc à l’intellectuel responsable, tel que Florestan le conçoit, conjuguer science et action et concentrer ses travaux sur des thèmes utiles pour le progrès économique, social et politique. L’ouvrage fait sensation et est réédité dès l’année suivante. En 1964, Florestan va plus loin en soutenant et publiant sa thèse de chaire : A integração do negro na sociedade de classes. Sur la base des données récoltées avec Bastide et ses collaborateurs lors de la recherche de 1950, il propose une vaste reconstruction sociohistorique de la participation des noirs à l’économie et à la société nationale depuis le xixe siècle. Il mobilise pour cela un schéma marxiste absent de l’ouvrage de 1952 qui fait des classes sociales et de l’antagonisme de classe les outils analytiques principaux. Il s’inspire également de Gunnar Myrdal [17] auquel il emprunte l’idée d’un dilemme racial brésilien : après l’abolition du travail servile, la dette du pays à l’égard des anciens esclaves a été niée sous prétexte de la conquête d’une égalité des droits politiques. En mettant en avant l’idée de « démocratie raciale », les élites auraient maintenu dans les faits des situations d’exclusion favorisant les « intérêts des blancs ». Dès lors, les possibilités d’amélioration dues à l’industrialisation, telles qu’elles avaient été avancées dans l’ouvrage de 1952, sont regardées avec plus de circonspection. A integração do negro na sociedade de classe marque sans doute le sommet de la carrière intellectuelle de Florestan Fernandes par l’ampleur des vues et l’audace des analyses. Il est d’ailleurs traduit en anglais et publié aux États-Unis cinq ans plus tard (The Negro in Brazilian Society, 1969), assurant aux idées de l’auteur une diffusion mondiale. À partir du milieu des années 1960, Florestan devient ainsi le principal spécialiste brésilien de la question des noirs, ce qui conforte sa position dans le monde intellectuel pauliste.

Cette position a été solidement assise dès 1961 par la création du Centro de Sociologia Industrial e do Trabalho (CESIT), après les visites à São Paulo des sociologues français Georges Friedmann, en 1958, et Alain Touraine, en 1960 (Festi 2018a). Le gouvernement et les industriels locaux étaient favorables à une politique planificatrice à laquelle l’université serait associée (Romão 2003). Fernando Henrique obtient donc des financements du patronat grâce à son entregent politique, ce qui amène le rattachement du laboratoire, constitué sur le modèle de celui du Laboratoire de sociologie industrielle français [18], à la chaire de Fernandes, au grand dam d’Azevedo et de ses collaborateurs. Le CESIT permet de financer un nombre important de recherches à condition qu’elles soient tournées vers l’étude des entreprises, de l’industrialisation, et de l’intervention économique de l’État. Le projet « Economia e sociedade no Brasil » de Florestan concrétise l’une de ses idées centrales : la sociologie doit avancer par le moyen de grands projets collectifs, disposant de budgets suffisants et d’une coordination efficace. Dès lors, la chaire n° 2 doit se contenter de sujets plus éclectiques et moins bien financés, comme la culture et la sociologie rurale. En dépit de la position de force qu’il a conquise, Florestan essaie pourtant d’étendre sa domination institutionnelle en proposant à Ianni de briguer la succession d’Azevedo qui fait valoir ses droits à la retraite en 1961, contre Ruy Coelho, qui était le principal assistant de la chaire. L’opération échoue mais Florestan tentera dans les années suivantes d’autres tentatives d’extension de son influence (Marras 2003 ; Jackson 2007) dans un contexte où sociologie et anthropologie étaient encore très proches (Peixoto & Simões 2003) : en briguant lui-même la chaire d’anthropologie (en 1967) et en dirigeant des thèses d’anthropologues (par exemple celle de Roberto Cardoso de Oliveira soutenue en 1966 et celle de Roque de Barros Laraia en 1972), enfin en permettant à Fernando Henrique d’obtenir la chaire de sciences politiques (en 1968).

La dictature et ses conséquences

En 1964, Florestan est officiellement directeur de la chaire n°1 de sociologie après la soutenance de sa dernière thèse. Ironie de l’histoire, c’est au moment de sa consécration institutionnelle que ses possibilités d’action vont être ralenties par les évènements politiques. Le coup d’État militaire montre, comme il l’avait compris, que l’alliance entre le grand patronat, les intérêts étrangers, le lobby agraire et l’armée s’oppose à toute modification du statu quo social. La faculté des lettres est immédiatement affectée par le changement de régime. Cardoso, menacé par la police, doit s’enfuir dès les premiers jours, d’abord en Argentine puis au Chili. Florestan, qui s’est plaint de la répression, est arrêté et passe quelques jours en prison. Il accepte peu après une invitation de l’université de Columbia à New York, alors qu’il s’était montré jusque-là réticent à quitter le Brésil [19]. C’est pour lui l’occasion de contempler la situation brésilienne avec un recul géographique et historique. Il entreprend alors les deux grands chantiers qui l’occuperont jusqu’aux années 1980 : la compréhension de l’évolution politique brésilienne menant à la dictature et le rôle de la sociologie et du sociologue face aux mouvements dramatiques de l’histoire. Ainsi Sociedade de classe e desenvolvimento (1968) met en place les premiers éléments de la grande synthèse qu’il produira plus tard au sujet de la « révolution bourgeoise » brésilienne, et une grande partie de Elementos de sociologia teórica (1970) discute les conceptions politiques de Karl Mannheim et les rapports entre science et action. De retour à São Paulo, Florestan ne peut pourtant mettre en œuvre un programme de sociologie engagée alors que l’université est surveillée par le gouvernement militaire. Cardoso (rentré en 1968) presse ainsi ses étudiants de soutenir leurs mémoires et leurs thèses afin de pouvoir assumer des positions professorales en cas de renvoi des directeurs. Florestan se limite donc à travailler à ses textes de reconstruction historique (par exemple : O negro no mundo dos brancos publié en 1972) et à donner des conférences dans différentes institutions brésiliennes.

En 1968, le régime s’est encore durci et Florestan (comme Ianni, Cardoso et d’autres enseignants de l’USP) sont placés d’office en retraite anticipée obligatoire [20], laissant le département de sociologie sous la responsabilité de Luiz Pereira. Florestan, qui ne peut se résoudre à l’inaction, obtient avec difficulté qu’on le laisse s’installer pour trois ans à Toronto où il obtient un poste provisoire à l’université. Là, sans sa famille, il s’adapte difficilement et subit le mal du pays [21]. Il profite cependant de son exil pour envisager la situation brésilienne avec plus de recul, relire les grands penseurs socialistes et révolutionnaires et mettre au point sa conception de « sociologie comme contestation ». Cette notion est développée dans A Sociologia no Brasil, une série de textes publiés en 1977. Revenant sur son propre parcours et celui de ses pairs, Florestan affirme que les intellectuels, en s’efforçant d’œuvrer au développement économique du Brésil, se sont montrés naïfs vis-à-vis des élites qui ont su les manipuler. Le coup d’État montre, selon lui, que les classes dominantes ne sont en fait prêtes à aucune véritable concession, et que le rôle du sociologue doit être pensé comme une rupture avec les intérêts des maîtres du jeu politique et économique. Dans le contexte du Brésil des années 1970, les intellectuels responsables n’auraient ainsi pas d’autre choix que de travailler à l’installation du socialisme. Par ce type d’affirmations, il infléchit ses positions des années 1940-1950 qui mettaient en avant le rôle politiquement neutre de la science. Dans les années 1970, Florestan ne croit plus que la sociologie désengagée ait une utilité pour le pays au moment où celui-ci affronte une crise historique : « Quelle serait l’efficacité pratique de la contribution intellectuelle du sociologue s’il se montrait absent devant les grands dilemmes historiques ? » (Fernandes 1977 : 257).

Florestan murit ces idées entre 1972 et 1977, en écrivant chez lui, après avoir accepté son statut de retraité puisque le département de sociologie de l’USP est réticent à organiser sa réintégration (Iokoi & Cripa 1995). Ce sont des années importantes d’élaboration théorique, puisqu’elles aboutissent en 1975 à A revolução burguesa no Brasil. Commencé en 1966, continué en 1972 et achevé en 1974, l’ouvrage rassemble une série d’essais rédigés à partir d’une perspective socialiste : « Il s’agit d’un essai libre que je n’aurais pas pu écrire si je n’avais pas été sociologue, mais qui met au premier plan les espoirs et les frustrations d’un socialiste militant » (Fernandes 1975b : 3-4). L’ouvrage, dense et théorique se propose d’analyser la modalité particulière de révolution bourgeoise qui a marqué le pays au cours du xixe siècle. Selon son auteur, le capitalisme s’est véritablement installé au Brésil plus tard que ne l’avait affirmé jusque-là l’historiographie économique (notamment celle de Caio Prado Jr), et dans un contexte de dépendance avec les économies européennes. Les intérêts des exportateurs ont primé ceux des producteurs servant les marchés locaux. La domination de la politique nationale par les élites économiques ne s’est donc pas traduite par une rupture nationaliste qui aurait cherché un appui auprès des travailleurs, mais par une intensification de l’exploitation de la main-d’œuvre. L’organisation interne étant liée structurellement à la dépendance externe, celle-ci ne peut être supprimée (par exemple par des politiques adaptées) sans renverser tout l’édifice : « Ainsi maintenues en double articulation, la haute et la petite bourgeoisie font l’histoire (…) mais en circuit fermé, ou en d’autres termes, l’histoire commence et s’achève avec le capitalisme dépendant » (Fernandes 1975b : 250). Finalement, les différentes strates des classes dominantes ont fini par se fondre en une vaste classe bourgeoise qui n’a pas opéré une véritable rupture avec les logiques anciennes, (comme ce fut le cas en Europe), imposant ainsi au pays une forme de retard social et économique. L’ordre social compétitif bourgeois ne s’est donc développé que de façon partielle et les classes bourgeoises n’ont pas véritablement accompli leur rôle historique : « [elles] n’ont pas eu le courage de rompre avec la domination impérialiste et avec les obligations qui les liaient à diverses formes de sous-développement interne. En conséquence, elles ont soutenu une variété particulière de populisme, la démagogie populiste, aggravant ainsi les conflits de classe sans augmenter pour autant l’espace politique démocratique, réformiste et nationaliste de l’ordre bourgeois existant » (Fernandes 1975b : 314).

Le livre, réimprimé dès l’année suivante et traduit en anglais dans les années 1980, concrétise le retour de son auteur au premier rang des analystes de la « réalité brésilienne ». En 1977, Florestan, qui a refusé de rejoindre comme Cardoso le Centro brasileiro de análise e planejamento (CEBRAP) fondé grâce à des financements étasuniens [22], renoue finalement avec l’enseignement grâce à un contrat à la Pontifícia Universidade Católica de São Paulo. Mais il est lassé de l’enseignement qu’il ne conçoit plus comme un moyen d’émancipation sociale [23]. Il publie alors des analyses sur le rôle du sociologue et de sa discipline en montrant que l’engagement à gauche des intellectuels, même fondé comme dans son cas personnel sur un passé prolétaire, est resté limité et n’a pas permis à la sociologie de jouer le rôle qu’elle aurait pu avoir (dans l’ouvrage A condição de sociólogo de 1978, complété en 1980 par A natureza sociológica da sociologia). Dans les années 1980, il cherche des moyens d’action plus concrets après avoir réalisé que, comme la plupart de ses collègues, il n’a pas véritablement contribué à rendre le Brésil plus démocratique. Dans ses écrits postérieurs, Florestan a régulièrement déclaré avoir hésité entre l’action politique et l’enseignement tout au long de sa carrière. À la fin des années 1960, il résume en ces termes ce constat dans une lettre à Barbara Freitag : « Je n’ai pas eu l’opportunité de participer à des programmes concrets d’intervention sur la réalité » (Freitag 1996 : 137) ; et dans une autre : « Je ne me suis jamais manifesté de manière systématique comme socialiste, j’ai préféré le faire dans une position qui implique des équivoques : celle du “sociologue participant” engagé dans les processus de démocratisation des structures sociales, économiques et politiques du pays » (Freitag 1996 : 145). Jusqu’aux années 1980, l’engagement politique de Florestan est donc essentiellement intellectuel : c’est seulement par ses analyses insistant sur les conséquences négatives de la domination de la bourgeoisie nationale qu’il défend la cause du socialisme.

D’après son témoignage (1991), Florestan commence à publier dans le quotidien Folha de São Paulo en 1983, ce qui le rapproche des militants du Parti des travailleurs (PT) [24]. En 1986, sur la demande insistante de Lula et de José Dirceu, Florestan accepte de rejoindre le parti à condition que sa ligne reste fidèle à la défense des idées marxistes. Fin connaisseur de l’histoire du socialisme, il craint en effet une dérive sociodémocrate et l’embourgeoisement des dirigeants : « Maintenant si le PT adopte une position non socialiste, il ne fera même pas une révolution au sein de l’ordre établi, il sera à peine l’instrument de cette modernisation dirigée à partir de l’extérieur et depuis le haut » (Fernandes 1994 :172). La stratégie de conquête du pouvoir l’inquiète en particulier car elle se ferait au prix d’alliances dénaturant le projet socialiste. Candidat du PT à la députation fédérale, Florestan est élu facilement en 1987 et réélu en 1991 sur la base d’un programme radical qui exige : la réduction des inégalités sociales, l’amélioration de l’éducation publique, l’approfondissement de la démocratie, le contrôle accru des militaires, l’indépendance de la politique étrangère vis-à-vis des États-Unis.

Au cours de cette période, l’activité scientifique du sociologue suit donc assez logiquement une ligne essentiellement politique. À partir de 1979, sa production augmente et se consacre presque entièrement à des questions de fond ou de conjoncture amenées par la situation d’un Brésil soumis à une dictature en perte de vitesse. Ce sont des essais rapides mélangeant analyse du socialisme, reconstruction historique de la société brésilienne et des démocraties d’Amérique latine, et réflexions sur l’actualité, comme : Da guerilla ao socialismo : a revolução cubana (1979), Poder e contrapoder na América latina (1981), A ditadura em questão (1982), Que tipo de républica ? (1986), A constituição inacabada (1989), O PT em movimento (1991), O colapso do governo Collor e outras reflexões (1991), Em busca do socialismo (1995). Il publie donc en moyenne sur cette période deux ouvrages par an [25] combinant analyses à chaud, réflexions académiques et discours engagés. Le message, pour l’essentiel, présente un fond constant : la dictature est au service de la bourgeoisie nationale et internationale qui s’efforce de bloquer tout progrès social au Brésil et en Amérique latine. Une véritable politique de gauche, en rupture avec le populisme d’alliance avec les intérêts du patronat, est nécessaire. Le renversement de l’État bourgeois qui a failli à son rôle historique est possible comme l’a montré la révolution cubaine. Dans ce contexte, le rôle de l’intellectuel est plus que jamais d’éclairer les classes populaires de façon à leur permettre de contester l’ordre bourgeois et de prendre leur destin en main. L’ennemi principal reste pour lui la dictature contre laquelle il développe un discours particulièrement accusateur :

Ce qui est parfaitement clair c’est que la dictature laisse un héritage dévastateur. Désorganisation, misère, cynisme politique, corruption institutionnelle, inflation à trois chiffres et récession, une dette interne et externe calamiteuse combinée au contrôle impérialiste, programmé de l’intérieur, de notre économie et de notre politique économique, une bourgeoisie démoralisée par l’aventure contre-révolutionnaire, un État miné par les doctrines et les pratiques autocratiques, un régime de parti monté pour pulvériser les forces sociales actives de la société civile, et spécialement pour fortifier le système comme noyau de la militarisation du pouvoir politique d’État (Fernandes 1986 : 195).

C’est seulement la mort qui mettra un terme à l’activité politique et intellectuelle de Florestan.

Il décède en 1995 à la suite d’une opération du foie. Une précédente intervention chirurgicale l’avait contaminé du virus de l’hépatite B qui avait considérablement affecté son état de santé. Alors que Fernando Henrique souhaitait qu’il puisse profiter de soins de pointe à l’étranger, Florestan, fidèle à ses convictions, a voulu être soigné dans le réseau hospitalier public de São Paulo (Coggiola 1995).

Fortune critique et esquisse d’un bilan provisoire

Florestan a fait l’objet depuis sa disparition d’un traitement quasi hagiographique de la part des (nombreux) anciens étudiants de l’USP. Pourtant, beaucoup de ses ouvrages, déjà datés, ne sont plus guère lus (Peirano 1983 ; Botelho et al. 2018). Il en va ainsi notamment des travaux d’érudition sur les Tupinambá, des textes de méthode des années 1950 et des ouvrages de commentaires de l’actualité des années 1980-1990. Les textes d’anthropologie indigéniste restent une référence sur le Brésil de l’époque de la conquête, mais ils ont eu peu de lecteurs, même au moment de leur publication (Peirano 1991). Ils se sont rapidement trouvés en décalage avec les priorités des sciences sociales des années 1950-1960 (Leirner 2017), et ne sont mobilisés qu’épisodiquement par des spécialistes des Tupi ou de la guerre (Clastres 1968 ; Cunha & Castro 1985 ; Palacios Jr 2016). Les ouvrages consacrés à la révolution bourgeoise et au développement économique sont encore souvent cités, car ils représentent des références classiques. Il est cependant évident que leur rédaction sous forme d’essais les condamne à une position marginale face aux travaux récents, plus complets et mieux écrits des historiens de l’économie. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes pour Florestan d’avoir tant critiqué l’essayisme de la génération précédente pour le pratiquer ensuite. Il est ainsi évident que ses ouvrages (si l’on excepte ses thèses académiques) sont en général dépourvus de l’appareillage critique, de notes de bas de page, et de démonstrations qui caractérisent habituellement les meilleures productions sociologiques. Sa manière de rédiger s’inspire souvent plus du Marx du Manifeste du Parti communiste (une suite d’affirmations) que des publications savantes d’un Fernand Braudel par exemple. La question du style ensuite, a toujours été une entrave à la diffusion des textes de notre auteur. Si l’on trouve facilement dans son immense bibliographie quelques articles remarquablement limpides, surtout en début et en fin de carrière (comme « Contribuição para o estudo de um lider carismático » de 1951 ou « Revolução ou contra-Revolução » de 1980), les travaux de l’époque « scientifique », comme ceux de la phase « économique » contraignent en général à une lecture laborieuse. Les phrases sont interminables et redondantes, alourdies de mots abstraits, et dépourvues d’exemples concrets. J’en prends pour exemple cet extrait de A revolução burguesa que je n’ai traduit qu’avec difficulté :

Par ailleurs, puisque la situation de marché en vigueur combinait de façon articulée des éléments hétéronomiques avec des éléments autonomes, une bonne part des modèles économiques transplantés n’avaient pas pour objectif de produire des processus de développement interne analogues à ceux produits par l’intégration des économies centrales. Au contraire, ses fonctions latentes ou manifestes consistaient à maintenir et à intensifier l’incorporation dépendante de l’économie brésilienne à ces économies. Par ce prisme, les processus économiques qui pouvaient être déclenchés, orientés et organisés à travers des modèles économiques transplantés visaient à accélérer le développement économique interne selon des objectifs qui l’articulaient, hétéronomiquement, au dynamisme des économies centrales (Fernandes 1975b : 90).

Cette façon d’écrire, qui rebute le lecteur non spécialiste, a été adoptée progressivement par Florestan au moment de sa formation, dans le but d’affirmer sa position de « sociologue scientifique » (Botelho et al. 2018), comme l’a confirmé avec gentillesse son ami Antonio Candido : « Il a débuté dans sa jeunesse avec une écriture lourde de deux façons : dense et sans complaisance pour le lecteur, comme cela arrive fréquemment à ceux que guide par-dessus tout la recherche de la vérité » (Candido 1986 : 9). Mais le problème a aussi été relevé plus sèchement par certains anciens élèves, comme Maria Sylvia Carvalho Franco lorsqu’elle blâme : « […] une prétention à la rigueur qui glisse facilement vers le jargon. Il suffisait d’utiliser un langage compliqué, parfois confus, pour affirmer une réputation d’érudit » (Franco 2011 : 171).

En dépit de ces points faibles, l’immense bibliographie du maître pauliste a inspiré et continue à inspirer des générations d’anthropologues, de sociologues et de politistes. Les ouvrages consacrés aux relations raciales, en particulier, sont régulièrement lus et cités, et constituent un élément central de la bibliographie sur le sujet, même à l’étranger, alors que leur auteur n’a jamais vraiment cherché à s’imposer hors du Brésil (Blanco & Brasil Jr 2018). Ils ont inspiré une génération de chercheurs qui ont donné une nouvelle impulsion à l’étude du racisme au Brésil à partir des années 1980 comme Carlos Hasenbalg, Nelson do Valle Silva, George Reid Andrews, Alfredo Guimarães, Edward Telles. Mais cette fortune critique a également provoqué un certain nombre d’attaques contre les conclusions défendues par Florestan. On a ainsi pu lui reprocher son analyse de l’inadaptation des anciens esclaves au marché, la mise en avant de l’héritage de l’esclavage dans le maintien des préjugés, ou l’idée que l’industrialisation pouvait effacer les antagonismes raciaux (Azeredo 1987). Florestan est ainsi souvent présenté aujourd’hui comme le premier chercheur à avoir battu en brèche le « mythe de la démocratie raciale » sans avoir toutefois bien mesuré la profondeur du racisme (Skidmore 1993 ; Winant 1992).

Une partie du succès posthume de Florestan Fernandes au Brésil vient donc probablement des valeurs qu’il peut symboliser aujourd’hui, comme l’infatigable promotion des sciences sociales et l’idée que l’intellectuel responsable n’a d’autre choix que d’œuvrer pour le socialisme. Pour Maria do Nascimento Arruda, qui n’a eu de cesse de défendre son œuvre, Florestan a été « une sorte d’intellectuel organique de la classe ouvrière » (Arruda 2010b : 6). Elle rejoint sur ce point par exemple Maria Isaura Pereira de Queiroz, qui s’est pourtant souvent opposée à lui : « On aurait dit un preux chevalier défenseur des pauvres et des opprimés » (Queiroz 1991 : 703).

Le statut quasi mythique de Florestan Fernandes dans la mémoire des sciences sociales brésiliennes ne nous interdit pas pour autant d’esquisser quelques éléments d’un bilan provisoire et pondéré. En premier lieu, il est évident qu’il a été l’un des artisans importants de l’affirmation des sciences sociales brésiliennes [26]. Dès le début des années 1950, il clame que les intellectuels brésiliens peuvent se passer des Français et faire du Brésil un grand pays de science. Il s’agissait pour lui de produire une sociologie à la fois indépendante et échappant au piège du nombrilisme et du localisme. En dialoguant lui-même avec les grands auteurs classiques, il a voulu montrer que la sociologie générale pouvait se développer dans son pays. Cette affirmation audacieuse a contribué à réduire chez les élèves de l’USP le complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Europe. Il est cependant évident que nombre de ses continuateurs ont préféré faire des voyages d’études en France ou aux États-Unis et suivre des maîtres étrangers plutôt que de continuer à créer une sociologie véritablement nationale.

Un deuxième point important est son idée, affirmée sans cesse, que la production sociologique est le fruit d’un long travail sur les données empiriques. De là, pour Florestan, la nécessité de rompre avec les pratiques littéraires ou amateuristes du début du siècle. Ce principe, décliné au fil de nombreux textes savants, était sans aucun doute indispensable dans les années 1950, quand la sociologie brésilienne s’est efforcée de se placer au niveau des sciences sociales européennes et étasuniennes. Malheureusement, comme on l’a vu, beaucoup des textes de notre auteur sont eux-mêmes marqués du sceau de l’essayisme (Jackson & Blanco 2013), et furent rédigés alors même que les étudiants de Pierson et Willems recevaient à l’ELSP une formation très solide du point de vue de la méthode. Il faut ajouter que, s’il a vanté les mérites du travail de terrain, Florestan l’a lui-même très peu pratiqué : essentiellement quelques observations et entretiens sur le folklore et le racisme pour ses travaux des années 1940 et 1950. Paradoxe de l’autodidacte, alors qu’il possédait une connaissance de première main du travail ouvrier et de la vie populaire, Florestan a surtout cultivé l’érudition ; il est resté un homme de bibliothèque : celle de l’USP ainsi que la collection de plus de 12 000 ouvrages qu’il avait rassemblée chez lui.

Un troisième point essentiel est qu’en devenant un grand « patron » universitaire, en position d’imposer à ses étudiants les sujets, les auteurs et les méthodes, Florestan a protégé les sciences sociales paulistes du dogmatisme marxiste qui a affecté d’autres traditions intellectuelles en Amérique latine. Dès les années 1950, il s’oppose à Costa Pinto sur ce point et affirme la nécessité de maintenir l’éclectisme emprunté aux Français : les grands auteurs fournissent des idées et des méthodes que l’on peut combiner ou trier selon les besoins. De cette manière, il permettait à la sociologie brésilienne de creuser son propre sillon tout en tirant profit des idées originales des jeunes chercheurs. Florestan n’est cependant pas parvenu à proposer une position constante et vraiment convaincante concernant les buts que doit se fixer la sociologie. Il prône la neutralité axiologique dans les années 1940, affirme pratiquer le militantisme pour dénoncer le racisme dans les années 1950 tout en défendant « la science », et finit par affirmer que la pratique rigoureuse des sciences sociales ne peut que mener à la défense des intérêts du prolétariat. Finalement, si le bilan critique de l’œuvre de Florestan Fernandes reste encore largement à établir, il devra tenir compte de ses apports empiriques et théoriques mais également, et surtout peut-être, du type particulier d’incitation à la recherche qu’a voulu donner à ses contemporains un homme qui, avec un acharnement étonnant, a voué toute sa vie à la pratique et à la promotion de l’étude de la société.

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[1Sur la base de la bibliographie fournie dans Leituras e legados (Fernandes 2010), on peut dénombrer 44 ouvrages écrits seul et 243 articles de journaux ou de revues, chapitres de livres, conférences publiées, miméos, et coordinations de recueils. J’ai traduit tous les extraits cités.

[2La figure du « bacharel » (diplômé) renvoie au Brésil au type traditionnel du juriste cultivé ayant un pied dans l’activité politique et un autre dans la littérature ou les sciences sociales (voire dans le journalisme). Chez Fernandes, le bacharelismo est ainsi responsable d’une pratique superficielle et dilettante de l’activité d’enseignement et de recherche, fondée sur la rhétorique plus que sur l’application de la méthode scientifique.

[3Il est d’usage au Brésil de nommer une figure par son prénom, cette convention est reprise dans ce texte.

[4Comme on le verra plus loin, entre 1950 et 1953, l’Unesco finance et organise un ensemble de recherches portant sur les relations raciales au Brésil. À São Paulo, c’est une équipe dirigée par Roger Bastide et Florestan Fernandes qui se charge de l’enquête réalisée entre 1950 et 1952. L’ouvrage qui en est tiré (Bastide & Fernandes 1955) représente une contribution essentielle à l’étude de cette thématique au Brésil.

[5Les cours de sciences sociales n’étaient donnés qu’à mi-temps, ce qui lui permettait donc de gagner sa vie en parallèle (Fernandes 1991a)

[6« Les Français en ont accepté six et j’étais le cinquième (…) J’ai été interrogé à l’oral sur La division du travail social de Durkheim » (Fernandes 1991b : 43).

[7Les « estudos de comunidades » sont inspirés des « community studies » américains lancés notamment par Robert et Helen Lynd dans les années 1920 (Middletown : a Study in Contemporary American Culture [1929], Middletown in Transition : a Study in Cultural Conflicts [1937]) et prolongés par les enquêtes de Lloyd Warner et de ses étudiants. Ils consistaient essentiellement à étudier la structure sociale et les comportements sociaux dans de petites villes ou des bourgades en voie de modernisation. Ils furent développés eu Brésil notamment dans le cadre des travaux de recherche de l’ELSP.

[8Entre 1942 et 1959 Florestan publiera un total de 22 articles dans O Estado de S. Paulo sur divers sujets liés à la culture, et 9 articles dans Sociologia (voir à ce sujet : Mesquita 2017). L’essentiel de ses études sur le folklore est republié en 1979 dans : Folclore e mudança social na cidade de São Paulo.

[9Bastide (1987 : 194) a déclaré postérieurement : « À l’époque l’ELSP était bien américaine. Il y avait Pierson. Je ne veux pas le critiquer, mais je me suis toujours maintenu à distance de lui. Je pense que la sociologie qu’il faisait était un peu primaire. Mais c’était un bon garçon Pierson. Il aimait beaucoup les étudiants et le Brésil et en matière de recherche il était très bon. »

[10Les articles qu’il y publie concernent essentiellement la culture : « Mais América » (1943), « Nota sôbre Frederico Nietzsche » (1944), « A crise da cultura e o liberalismo » (1944), « O “romance social” no Brasil » (1944), « O romance político contemporâneo » (1944), « Entre o romance e o folklore » (1945), « As tarefas da inteligência » (1945). Selon des témoignages postérieurs, Florestan aurait dû son échec au concours de l’ELSP au fait que Pierson connaissait cette activité (Garcia 2002). Une autre raison évidente est cependant que le jeune candidat parlait mal l’anglais.

[11Selon le célèbre théoricien allemand, la guerre telle qu’il la conçoit oppose des nations disposant d’une organisation administrative et militaire et poursuit des objectifs politiques. Inspirée des conflits européens, sa théorisation s’applique mal aux conflits tribaux. Sur ce point et la critique apportée par Fernandes, voir Palacios Jr (2016).

[12Luís Aguiar Costa Pinto a réalisé une carrière de sociologue et d’économiste universitaire à Rio de Janeiro. Élève de Arthur Ramos et du juriste français Jacques Lambert à la faculté nationale de philosophie, il étudie d’abord les luttes familiales puis l’enseignement de la sociologie dans le secondaire. Il participe à la recherche dirigée par Charles Wagley et Thales de Azevedo dans l’État de Bahia au début des années 1950 et enquête sur les relations raciales à Rio de Janeiro. Il se spécialise ensuite dans la sociologie du développement. Militant communiste, plusieurs fois emprisonné dans sa jeunesse, il a pratiqué une sociologie d’inspiration marxiste.

[13Ainsi sa critique à la thèse de Gilda de Mello, première doctorante de Roger Bastide au Brésil (Fernandes 1952b)

[14La livre docência est un titre universitaire délivré après la soutenance d’une thèse et qui atteste d’un niveau supérieur en matière de recherche et d’enseignement. La thèse de livre docência est en général soutenue après celle de doctorat, bien que le titre de docteur ne fût pas exigé avant 1976. À l’USP, elle est obligatoire pour les candidats aux postes de « professeurs titulaires » (soit l’équivalent de professeurs des Universités dans le système français).

[15Florestan a relaté cet épisode à plusieurs reprises (par exemple : Fernandes 1978) sans beaucoup de précisions. Dans la version que donne João Borges Pereira (1996), Florestan refuse la proposition et Bastide quitte le bureau, puis, pris de remords, Florestan le rattrape dans le couloir et accepte. Selon un autre étudiant, Luis Pereira, Florestan a refusé en prétextant que ses travaux d’anthropologie fonctionnaliste l’accaparaient trop, mais devant les « yeux plein de larmes » de son maître, il finit par céder (Castro 2010 : 231).

[16L’assistante la plus ancienne de Bastide, Gilda de Mello e Souza, qui est livre docente en 1953, aurait logiquement dû obtenir le poste et a sans doute été victime d’une discrimination sexiste (Pinheiro 2016). Une autre assistante de Bastide, Maria Isaura de Queiroz qui ne s’entendait pas avec Florestan, passe à la chaire n° 2 en 1958.

[17L’économiste suédois Gunnar Myrdal dirigea à partir de 1938 le projet de recherche sur les relations raciales aux États-Unis financé par la fondation Carnegie et dont l’aboutissement fut l’ouvrage collectif (Myrdal assisté d’Arnold Rose et Richard Sterner) : An American dilemma : the negro problem and modern democracy (1944). Sur la base d’un examen des dimensions économiques, anthropologiques, psychologiques et politiques de la question noire, les auteurs firent le constat d’une contradiction entre les principes libéraux de l’idéologie officielle de la nation étasunienne et la réalité sociale vécue par les populations noires.

[18Ce centre de recherche est fondé à l’École pratique des hautes études (sixième section) en janvier 1958 par Alain Touraine sur l’initiative de Fernand Braudel et de Georges Friedmann.

[19Homme de bibliothèque, il a déclaré au sujet des séjours d’étude à l’étranger : « Que voulez-vous que je fasse là-bas ? Les livres, ils sont ici aussi » (Antunes 1994 : 132).

[20Le montant de l’indemnité est calculé en fonction du nombre d’années de carrière, ce qui pénalise Florestan âgé de seulement 49 ans et père de six enfants, l’obligeant à demander de l’aide à ses amis pour payer leurs frais de scolarité.

[21Il écrit par exemple à Barbara Freitag le 1er décembre 1970 : « Je suis fatigué de mon travail, fatigué d’être professeur et même fatigué de la nourriture, de la ville et du type de vie que je mène à Toronto » (Freitag 1996 : 150).

[22Le CEBRAP fut fondé en 1969 grâce à l’aide financière obtenue par Cardoso de la fondation Ford. Développant des recherches en sciences sociales, et adoptant une ligne politique de gauche, il a accueilli la plupart des collaborateurs de Fernandes poursuivis par le régime. Le refus de Florestan s’explique sans aucun doute par des raisons politiques, les États-Unis ayant appuyé le coup d’État (Freitag 2005), mais aussi probablement par la volonté d’indépendance de l’ancien patron de la sociologie à l’USP.

[23Il déclare ainsi à Barbara Freitag (1996 : 165) en 1978 : « Je n’aime déjà plus donner des cours ; à la PUC je me sens comme un étranger ».

[24A Folha de S. Paulo, quotidien fondé en 1921, a régulièrement défendu depuis ses débuts des idées de centre gauche en s’opposant aux courants conservateurs, à la dictature et aux partis de droite. Il soutient le PT dès sa création en 1980.

[25Mais 3 en 1981 et en 1995, soit 24 de 1979 à 1995.

[26Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il faille accepter la périodisation de l’évolution des sciences sociales qu’il a proposée de concert avec Candido et Azevedo et qui fait débuter au Brésil la sociologie « moderne et scientifique » avec eux. Cette périodisation a d’ailleurs été régulièrement contestée (Santos 1967 ; Velho 2008 ; Brochier 2016).