Malgré les différences chronologiques propres à chacun, un regard simultané sur l’histoire du folklore et de l’ethnologie dans des pays comme la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, montre qu’ils se sont développés en tant que sciences alors que la reconstruction des traditions était mobilisée pour produire un discours sur les identités nationales. Dès le début du XIXe siècle en Serbie, en 1818, Vuk Stefanović Karadžić (1787–1864), fondateur des études folkloriques et ethnologiques, publia un dictionnaire serbe (Srpski rječnik) à Leipzig qui contenait de nombreuses références aux caractéristiques de la vie paysanne. En Roumanie, le premier questionnaire ethnologique fut lancé après la guerre d’indépendance de 1877 (par Bogdan Petriceicu Haşdeu (1838-1907), entre 1877 et 1893, sur les coutumes légales) et en 1893, Nicolae Densuşianu (1873-1938) en confectionna un autre consacré aux « traditions historiques et [aux] antiquités des pays romains habités ». À la fin du XIXe siècle, en Bulgarie, devenue à son tour indépendante (1878), les premiers cours d’ethnographie slave sont donnés à l’Université. Au long des premières décennies du XXe siècle, dans tous ces pays, ont été fondées les structures institutionnelles de la discipline (musées et archives, chaires et cours universitaires) et lancés de grands projets nationaux : atlas ethnographiques, monographies, typologies. Fondées sur une logique de classification et d’organisation des « cultures » traditionnelles selon les critères de la culture savante, ces recherches ont posé les bases de la construction politique et nationale des traditions. En Roumanie, à cet égard notamment, l’activité de ce qu’on a appelé l’école de sociologie de Bucarest marquera les années de l’entre-deux-guerres [1]. Les études monographiques qui y ont été menées ont révélé le rôle central des cultures paysannes dans le processus d’émancipation de la société roumaine à cette période. C’est l’instauration du régime communiste (1948) qui a rompu le lien entre le projet sociologique (de type interventionniste) de cette école [2] et le devenir ultérieur de l’ethnologie comme discipline dans ses formes institutionnelles.
La période d’après la Seconde Guerre mondiale, caractérisée par l’installation et la consolidation du pouvoir communiste à l’Est, imprimera en effet une trajectoire idéologico-culturelle distincte à cette partie de l’Europe. Sans que le projet herdérien du folklore perde de son importance, la pression politique sur l’ethnologie (et l’influence des modèles institutionnels soviétiques) s’est fait de plus en plus sentir, tout comme la nécessité pour une partie des chercheurs de la contourner. Ainsi la Bulgarie a-t-elle fait le choix d’insister sur la relation entre l’ethnologie et l’étude de l’histoire. En Yougoslavie, l’ethnologie a probablement connu la dynamique la plus complexe, apte à intégrer la recherche interdisciplinaire, avec une certaine ouverture vers l’anthropologie et la contextualisation historique [3].
L’ethnologie roumaine en période communiste
Dans le cas de la Roumanie, la décision politico-institutionnelle de préserver le paradigme du folklore herdérien en tant que projet central de la logique institutionnelle peut être mieux comprise si on la met en relation avec la mise en œuvre d’un communisme national [4], après le retrait des troupes soviétiques. Avec l’arrivée au pouvoir de Nicolae Ceauşescu (1965), il s’agissait de récupérer certaines valeurs culturelles du passé « national » moderne (pré-communiste) du pays, en recourant de plus en plus à l’historiographie (y compris la vieille historiographie nationaliste « bourgeoise »). Il s’agissait d’un outil purement idéologique soutenant la construction d’une légitimité et qui devint au fil du temps de plus en plus problématique. Il s’agissait de fonder, sur une histoire affabulée, « l’unité nationale » et le mythe de la « continuité ininterrompue » depuis la Dacie [5]. L’implication des études de folklore dans ce programme est devenue inévitable et fut même inscrite dans le programme du Parti communiste roumain (PCR) adopté en 1974.
Figure centrale de l’effort accompli pour protéger l’ethnologie de la pression politique communiste, le professeur Mihai Pop (1907-2000), collaborateur et ami de Jean Cuisenier, a conduit un important travail d’élaboration et de publication d’atlas ou de typologies folkloriques qui s’est poursuivi jusqu’après la fin du régime, en 1989. Tout en dirigeant l’Institut de folklore de Bucarest, il a pu susciter parmi les ethnologues roumains un intérêt pour le structuralisme ; preuve en sont les traductions des œuvres de Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1968) [6], La pensée sauvage (1970) [7], Anthropologie structurale (1978) [8], qu’il fit connaitre à ses étudiants.
Mihai Pop avait été initié au structuralisme à l’université Charles de Prague, de 1929 à 1932 où il avait soutenu son doctorat, et où il rencontra Roman Jakobson et les autres membres du cercle linguistique de Prague [9]. Le professeur Pop était sans aucun doute une personnalité surprenante comme le remarquait Jean Cuisenier, après l’avoir rencontré au siège de l’Institut :
Dirais-je ma surprise à l’entendre tenir, au siège de cet Institut, des propos passablement subversifs de sémiotique ? Là, dans cette demeure de grand notable fin de siècle, devenue improbable local de recherche sous un régime communiste ? À mes yeux, tout était paradoxe. L’immeuble, conçu pour y mener une vie familiale et mondaine : absolument inadapté à sa fonction de centre d’archives et de laboratoire sur la langue et sur les coutumes ! Le mobilier : les vieux fauteuils profonds du bureau directorial et les lourds rideaux des salles, datant probablement du siècle précédent, pour y traiter les archives orales par des appareils et des outils conceptuels d’aujourd’hui ! La mission : enregistrer, conserver, mettre en valeur les œuvres de la culture populaire ancienne, mais avec les moyens d’un État régi par le parti communiste et sous le contrôle d’apparatchiks animés par une idéologie ouvriériste ! Et pour porter le paradoxe à son comble, le directeur de cet Institut, Mihai Pop donc, ne se référait ni à Marx, Engels ou Lénine dans ses écrits ni dans ses propos, mais bien à Jakobson, Chomsky ou Lotman, à Claude Lévi-Strauss, Bogatyrev ou Meletinsky. En ce tournant des années 1960 et 1970, Mihai Pop avait de quoi séduire le jeune chercheur que j’étais, de vingt ans son cadet ; de l’impressionner par l’étendue et la variété de ses connaissances, par sa capacité à en communiquer la substance et par la liberté de son propos [10] .
Dès le début de sa carrière, au poste de nouveau conservateur du Musée national des arts et traditions populaires, Jean Cuisenier entretint des liens professionnels et amicaux étroits avec Mihai Pop, comme il le rapporte dans un entretien :
[…] Ça a été d’emblée, dès le début, des relations scientifiques parce que nous partagions les mêmes orientations : de mon côté je travaillais à développer ce qu’on peut appeler l’anthropologie structurale dans les pays européens, c’était une anthropologie historique ; alors que Pop, lui il travaillait beaucoup en dialectologie, folklore, sémiologie. Donc nous nous sommes très vite rencontrés dans toutes sortes d’occasions, en particulier à l’occasion de séminaires avec Greimas, de sémiologie, en différents lieux. […] Alors nous n’avions pas tout à fait la même perspective théorique parce que lui a toujours accordé beaucoup d’importance à la langue, à la dialectologie, au travail d’interprétation sur la langue et il s’est inscrit, à la suite de ses contacts et de son amitié avec Jakobson, en particulier, dans une perspective résolument sémiologique. De mon côté, naturellement, je me tenais au courant des différents travaux de Greimas, les publications de Greimas, mes entretiens réguliers, fréquents avec Greimas, […], mais j’avais une perspective beaucoup plus fondée sur l’anthropologie structurale, c’est-à-dire l’étude des structures de la société, et pas simplement des structures de la langue ou des productions culturelles de la société. Je m’intéressais beaucoup, au contraire, aux structures profondes de la société, aux relations de parenté, à l’affiliation, à la manière dont les patrimoines se forment, se transforment, se transmettent. Non seulement dans leur structure, mais dans leur substance, dans leur matérialité même [11].
D’ailleurs, en tant que directeur de la revue, Jean Cuisenier consacra le second des numéros thématiques étrangers d’Ethnologie française à la Roumanie et, peu de temps après, un autre à la Bulgarie, deux pays qui furent ses terrains de recherches [12].
Le folklore et l’ethnologie après le régime communiste
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Roumanie était un pays majoritairement rural et agraire. Son industrialisation, impulsée par le programme politique et social du régime communiste, a provoqué un exode rural. Cependant les cultures paysannes (même si elles déclinaient progressivement) continuaient d’occuper un rôle important dans la société roumaine, comme dans les autres pays d’Europe de l’Est, qu’elles conservèrent jusqu’à la chute du régime communiste en 1989. C’est l’une des raisons qui, dans les années 1970-1980, va susciter l’intérêt des ethnologues occidentaux pour les pays de cette partie de l’Europe, souvent considérés comme les « musées en plein air de l’Europe ». D’où cette remarque de Jean Cuisenier à propos d’une visite sur le terrain :
Belle expérience, d’abord voir comment était disposée la bergerie, selon une vieille tradition valaque… j’avais l’impression d’être en l’an 3000 avant Jésus Christ [13].
Cette expérience offerte par les recherches de terrain en Roumanie dans les années 1970 a été plus tard décrite comme une « célébration des sens [14] ».
Après la chute des régimes communistes, nombre de chercheurs ont commencé à revendiquer une perspective « anthropologique » afin de prendre leurs distances avec les travaux consacrés à la quête de la spécificité nationale [15]. Loin d’être un phénomène inédit dans l’espace européen, les ethnologies d’Europe de l’Est en firent de même, avec un décalage temporel par rapport à l’espace occidental. L’entrée de l’anthropologie comme discipline dans le monde universitaire des pays anciennement communistes a eu lieu à peu près au même moment (vers 1990) et, au-delà des aspects spécifiques dépendant de l’histoire socioculturelle et de la situation politique de chaque pays concerné, elle a partout donné l’occasion de souligner les liens d’allégeance entre la production d’ethnologies locales et les institutions politiques [16].
Ce sont surtout les nouvelles générations de chercheurs qui ont effectué un retour critique sur l’épistémologie qui avait dominé les études de folklore pendant des décennies [17]. Il s’agissait de comprendre l’expérience scientifique et intellectuelle au sein de cette discipline appelée génériquement études du folklore ou ethnologie durant la période communiste. La constatation de l’existence d’un remarquable fonds archivistique signifiait d’ailleurs pour la Roumanie un retour sur l’expérience de l’école sociologique de Bucarest. Aujourd’hui, les études de folklore conservent une place très privilégiée dans le monde académique, notamment à la suite du renforcement, après 1989, du statut spécifique des instituts de folklore dépendant directement de l’Académie roumaine, et des grands musées d’ethnographie où sont conservées les principales archives ethnographiques du pays. On peut y ajouter les institutions comme les maisons et les foyers de la Culture, qui, avant 1989 – même sans abriter des archives –, avaient en charge « l’étude de la culture de masse et de l’émancipation nationale », et qui ont subsisté après le changement de régime [18]. La poursuite du projet de typologies et de monographies des cultures locales, en tant qu’objectif principal de ces instituts après 1989, a eu pour effet de scinder en deux le monde de la recherche en ethnologie. Une première voie, ouverte par l’anthropologie, s’appuie prioritairement sur le travail de terrain et parvient à intégrer les changements sociaux et culturels dans la dynamique des cultures traditionnelles en tant qu’objet d’étude ethnologique. La seconde, à travers le recours quasi exclusif au document archivé [19], dans les institutions reconnues légitimes et dépositaires uniques de « l’authenticité » des traditions et acteurs épistémologiques centraux, produit ce que Iorga nomme une « fiction ethnographique ou une ethnographie fictive [20] ». Celle-ci rend nécessaire une relecture critique de l’épistémologie à partir de laquelle ont été élaborées les ethnologies nationales et conduit à une réévaluation de la production institutionnelle de ces savoirs : notamment en ce qui concerne les aspects éthiques et juridiques de la relation entre le chercheur et « son terrain », la relation entre le processus d’archivage et les structures institutionnelles, ou encore le statut juridique du document archivé et – dernier point mais non le moindre –, le droit de propriété intellectuelle en ethnologie. Ce hiatus épistémologique « rend aujourd’hui toute tentative d’intégration des études de folklore en tant que secteur de l’ethnologie ou en tant que domaine des sciences sociales particulièrement malaisée [21] ». En conséquence, on peut déplorer une inadéquation entre le savoir ethnologique issu du travail de terrain actuel et les structures institutionnelles qui l’encadrent (instituts de folklore de l’Académie, musées d’ethnographie classique, et parfois chaires de folklore dans des universités) [22]. L’ancrage institutionnel de l’anthropologie a résulté d’un chemin long et sinueux et sa position reste encore aujourd’hui subordonnée à celle qui privilégie l’archive officielle.
Des chercheurs occidentaux en Roumanie
La discipline a de plus pris en compte les effets de la présence de chercheurs étrangers et plus précisément « occidentaux » (qu’ils se disent ethnologues ou anthropologues) sur les terrains d’Europe de l’Est, en l’occurrence en Roumanie, avant et après la chute du régime totalitaire. Leurs travaux ont contribué à la connaissance de la discipline et de ses institutions dans l’Est européen au temps du communisme. Après 1990, certains ont poursuivi leur travail de recherche et sont intervenus à l’Université, contribuant ainsi concrètement à la formation professionnelle et intellectuelle d’une nouvelle génération de chercheurs roumains, comme ce fut justement le cas pour Jean Cuisenier et, parmi d’autres, moi-même.
Engager un dialogue professionnel avant les années 1990 était possible même si, comme le mentionnait joliment Jean Cuisenier en 2005, « on sait quelles étaient les conditions de travail des auteurs en sciences sociales, comment leurs activités étaient contrôlées par les instances du parti, par les organisations professionnelles et par les organes de sécurité [23] ». Ce dialogue a existé entre 1953 et 1980, sous la forme d’une ethnologie que l’on pourrait qualifier de « marginale », une ethnologie nourrie par l’expérience de l’école sociologique de Bucarest de l’entre-deux-guerres et qui s’est développée à l’abri du structuralisme. Jean Cuisenier commentait ainsi la position paradoxale d’un savant du temps du communisme :
Mihai Pop, en Roumanie, Tolstoï, puis Baïbourine, en Russie ont mis en œuvre [les paradigmes structuralistes] dans la discrétion, non sans être l’objet de suspicions de la part des idéologues du régime, qui s’en tenaient, eux, à la vulgate du marxisme, par confort intellectuel. De cela, je puis témoigner, catégoriquement [24].
Même si le structuralisme a eu des effets sensibles (aujourd’hui surtout dans les études d’ethno-choréologie), il n’en reste pas moins que c’est bien le projet politique d’une recherche de la « spécificité nationale » qui a été déterminante pour la dynamique de l’ethnologie en tant que discipline et sa structuration institutionnelle. Cet impact n’a pu être évalué qu’après 1990, à travers le maintien jusqu’à présent, dans la hiérarchie du pouvoir institutionnel, de la suprématie des instituts de folklore de l’Académie roumaine. En raison des règles imposées par le régime politique, mais aussi pour des raisons pratiques liées à la connaissance de la langue, les chercheurs étrangers venus en Roumanie ont dû être accompagnés dans leurs recherches de terrain par des ethnologues roumains. La plupart d’entre eux ont poursuivi seuls leurs travaux après avoir appris la langue roumaine. Cependant, ces expériences communes de recherche sur le terrain ont parfois conduit à des collaborations et des amitiés à long terme.
La présence de ces ethnologues occidentaux sur des terrains roumains durant la période communiste, et la logique de leur intégration dans le milieu de la recherche ethnologique en Roumanie (par des liens institutionnels mais le plus souvent par le biais d’affinités interpersonnelles) a favorisé, après le changement de régime, une évaluation épistémologique des travaux à l’époque communiste, mais aussi une évaluation politique de la recherche institutionnelle, dans un contexte que l’on peut qualifier de manière de plus en plus légitime de post-national.
Marianne Mesnil, de l’Université libre de Bruxelles, fut probablement la première chercheuse étrangère à y avoir conduit des recherches, en 1967, pour son mémoire de licence consacré à l’art populaire en Olténie et Maramureș, et elle a continué à y travailler après l’effondrement du bloc soviétique [25]. À sa suite, Jean Cuisenier est venu en 1971 et Claude Karnoouh en 1971 ou 1972, puis, Katherine Verdery en 1973 et Gail Kligman en 1975, deux chercheuses anglo-saxonnes qui ont publié ensemble [26]. À peu près à la même époque, en 1973, Steven Sampson et David Kideckel, étudiants de John Cole (le disciple d’Eric Wolf, père de l’anthropologie marxiste étatsunienne) ont aussi conduit des recherches de terrain dans cet espace. Alors jeunes chercheurs, ils faisaient partie, avec Marilyn McArthur, Steven Randall et Sam Beck, de ce qu’on appelait le Romanian Research Group [27]. Citons aussi les travaux de Jean Bernabé qui a étudié la sorcellerie et le savoir magique des communautés paysannes roumaines. Il est à noter que presque tous les ouvrages de ces chercheurs ont été traduits en roumain [28].
Si tous les ethnologues étrangers qui ont mené des recherches en Roumanie durant la période communiste n’ont pu le faire qu’en relation directe avec les instituts d’ethnographie et de folklore, après 1989, ils ont abandonné leur ancienne institution d’accueil, l’Institut d’ethnographie et folklore « Constantin Brăiloiu », au profit des milieux universitaires et se sont surtout rapprochés du Musée du paysan roumain [29]. Celui-ci a alors été reconstruit comme l’institution de référence, « l’objet culturel » qui re-signifiait et re-conceptualisait le rapport du discours savant à la culture paysanne. Pour reprendre les termes de Gérard Althabe, « Les auteurs du musée, le peintre Horia Bernea et ses collaborateurs partent d’une déconstruction de l’image des traditions. Les objets ethnographiques sont détachés de l’univers social et symbolique (le paysan traditionnel) dans lequel ils ont été produits et utilisés ; les auteurs ne s’en servent pas en tant que témoins de cet univers ; ils les libèrent de la pesanteur de leur origine et les regroupent en des compositions esthétiques [30]. »
Cette nouvelle polarisation pourrait s’expliquer par le départ en retraite puis le décès du professeur Mihai Pop en 2000, celui qui avait su attirer de jeunes chercheurs étrangers voulant travailler en Roumanie. Mais elle est associée à un autre glissement : le passage, après 1990, de la majorité des ethnologues venus des pays occidentaux du domaine de l’anthropologie sociale à celui de l’anthropologie politique. Ainsi, avoir fait ses classes en tant qu’ethnologue ou anthropologue sur un terrain roumain conférait une légitimité pour porter un discours critique et analytique sur le communisme en Roumanie. C’est donc par ce vecteur, le discours politique, que s’est aussi construite une critique épistémologique des études de folklore. Elle prit forme à l’extérieur de l’institution, s’est manifestée sur le terrain du politique, le désignant à nouveau comme le principal agent de la production de sens en ethnologie. Ainsi, l’anthropologue américaine Gail Kligman [31] a été membre de la Commission présidentielle pour l’analyse de la dictature communiste en Roumanie et a participé à la rédaction du document final de cette commission, le rapport Tismăneanu [32]. Katherine Verdery a analysé son expérience d’ethnologue sur le terrain roumain, en examinant les relations entre la recherche ethnologique et la surveillance policière communiste [33] . Claude Karnoouh, qui s’était installé en Roumanie [34], a continué à être très présent dans les médias des groupes de discussion politique et très au fait des réalités de la vie sociale, culturelle et politique de Roumanie.
Jean Cuisenier en Roumanie : entre terrain et enseignement
Reste une exception notable à ces itinéraires, à savoir : l’œuvre de Jean Cuisenier en Roumanie, précisément. Son intérêt pour les cultures d’une Europe élargie, pour les systèmes de parenté et de résidence, pour les systèmes rituels et coutumiers du monde slave, des Balkans, de la Turquie et des Carpates témoigne d’un projet scientifique de grande envergure formulé très tôt, apte à intégrer la diversité de l’Europe dans une unité culturelle cohérente [35]. La spécificité culturelle « traquée » avec tant d’assiduité par les études folkloriques est ainsi devenue une entreprise historique, à vocation comparative. L’occasion de conduire ce projet lui fut offerte par Mihai Pop, auquel il avait été présenté par Claude Lévi-Strauss. Lors d’une visite au conservateur du musée nouvellement ouvert dans le bois de Boulogne du directeur de l’Institut de folklore de Bucarest, ce dernier l’invita à venir travailler en Roumanie comme le rapporte Jean Cuisenier dans ce long entretien en 2013 avec sa petite-fille :
J’ai un souvenir très précis des conversations que j’ai eues avec Mihai Pop car je lui ai dit : « Mais vous voyez, cet immense bâtiment dont j’ai pris la direction [Musée des ATP] quoi, ses 500 personnes, gardiens, ouvriers professionnels, conservateurs, chercheurs du laboratoire du Centre national de la recherche scientifique que je vais diriger, professeurs de l’Université, mes collègues…. je vais être dévoré par les tâches administratives de direction. Il me faut absolument garder un rapport avec le travail personnel, le travail de terrain, sinon je vais devenir un horrible bureaucrate. » Et alors Mihai Pop me dit : « Mais, très simple, très simple. Venez en Roumanie, je vais vous introduire et comme ça, une ou deux fois par an, vous pourrez faire un travail de terrain, tout seul, avec un petit groupe de collègues qui vous permettra d’échapper à cette espèce de monstre dévorant qu’est la bureaucratie et la direction d’un grand établissement. » Et c’est à partir de là, donc, à Paris, que nous avons décidé de procéder ainsi et une ou deux fois par an, donc, de travailler en Roumanie [36].
Sur le terrain, à partir de 1971, Jean Cuisenier s’est soumis aux contraintes de la situation historico-politique, assumant les difficultés que tout travail dans les pays d’Europe de l’Est pouvait soulever. Il a raconté comment, lors d’une des dernières recherches de terrain menées en Maramureș communiste, en raison de la nouvelle réglementation concernant les visites des étrangers, il avait été logé dans le bâtiment de l’école primaire et avait dormi sur un lit de fortune aménagé sur une table. Afin de le surveiller, les officiels du village lui attribuèrent comme espace de travail le bureau du responsable local (en roumain : « activist cultural ») [37]. Tout chercheur d’Europe occidentale venu conduire des recherches de terrain à l’époque communiste devait faire montre de beaucoup de compétence, de patience et surtout de « sagacité sociologique » pour comprendre et instrumentaliser simultanément les relations avec les « indigènes », qu’ils soient paysans, intellectuels, ou représentants du pouvoir ou de la police politique. Outre l’intérêt intrinsèque de pouvoir explorer les réalités dynamiques de cette partie de l’Europe, assez peu connue avant les années 1990 dans les milieux professionnels d’Europe de l’Ouest, Jean Cuisenier a réussi à former un réseau scientifique plus large et susciter des formes d’association et de collaboration entre chercheurs des deux parties de l’Europe, mais aussi des États-Unis [38].
Le projet d’un partenariat scientifique est mis en œuvre dès la tenue à Paris au Musée national des arts et traditions populaires, flambant neuf, du premier Congrès d’ethnologie européenne, en août 1971 [39], organisé par la Société d’ethnologie et de folklore (SIEF) dont Mihai Pop était alors président. En dépit de maintes difficultés, celui-ci continua d’ailleurs de s’impliquer dans cette société savante en y incluant des ethnologues d’Europe de l’Est pendant toute la période du régime communiste [40]. Ces grands projets ethnologiques offraient alors un autre avantage en mettant en œuvre une approche interprétative des ethnographies classiques locales qui échappaient à la logique de l’idéologie nationale ou nationaliste. Ils permettaient de dresser une comparaison entre les cultures européennes, en tant que variétés historiques de géographies culturelles qui s’interpénétraient, au moment qui précéda les changements sociaux majeurs provoqués par l’informatisation généralisée du monde et par les effets d’une migration massive avec toutes ses répercussions socio-culturelles.
Jean Cuisenier a été à la fois l’un des acteurs et des témoins de la rencontre entre l’ethnologie de tradition folkloriste telle qu’elle se pratiquait à l’Est et l’ethnologie telle qu’elle était définie à l’Ouest. Voici ce qu’il notait quant à l’absence de journaux personnels consacrés à la pratique de terrain dans le domaine de l’ethnologie roumaine avant le changement de régime politique :
Le fait est que la plupart des auteurs en sciences sociales, dans l’Est européen, s’en remettent à un autre modèle, celui des sciences de la nature, tel que celui-ci s’impose uniformément à l’Ouest et à l’Est, au motif de la scientificité. [...] À suivre ce modèle méthodologique, l’écriture ne soulève aucune difficulté de principe. Le je-auteur littéraire n’a pas sa place dans les ouvrages qui s’y conforment. C’est un je-impersonnel qui s’y impose, un « on » ou un « nous » aussi neutres que possible. [...] Un consensus international se dégage pour les diffuser. Les auteurs opérant dans les pays de l’Est européen n’éprouvent formellement aucune difficulté à s’y conformer. Ainsi compris, l’exercice de l’écriture échappe au contrôle idéologique pour le traitement de la substance, dès lors qu’il fait révérence, rituellement, à Marx, Engels et Lénine [41].
Dès les années 1970, c’est à ses côtés, sur le terrain et non dans un cadre universitaire formel (par des séminaires ou des directions de thèses, comme le firent d’autres [42]) qu’il forma des étudiants, à travers des partenariats. Il était alors accompagné par de jeunes chercheurs ou par les étudiants du professeur Pop avec qui, au retour du terrain, il menait des discussions :
Généralement il [Mihai Pop] venait passer un jour ou deux avec moi pour m’introduire, m’installer, avec deux ou trois étudiants roumains et puis il rentrait travailler à Bucarest. C’était surtout au retour, au retour où justement… avec mes cahiers et manuscrits d’observation, mes centaines des pages écrites. Donc, j’avais une quantité de questions à lui soumettre. Il en avait, de son côté, à émettre. Et nous échangions. […] Voilà, pour cette année 1971, où je commençais mes premiers travaux de Roumains, sous le patronage de Mihai Pop, avec l’aide de Mihai Pop et avec plusieurs de ses étudiants dont Irina Nicolau [43].
Certains étudiants ou jeunes chercheurs des années 1970 sont d’ailleurs restés ses collaborateurs [44]. C’est dans un cadre semblable que je l’ai rencontré en 1991 [45]. Après avoir été recrutée au Musée du paysan roumain, institution qui venait de retrouver sa mission originelle de musée national d’ethnographie, il m’a été demandé de l’accompagner en Maramureş, en tant qu’assistante. Cette pratique était toujours très courante dans les années 1990, alors que la Roumanie s’ouvrait aux chercheurs étrangers : ainsi, le projet appelé « Terrains croisés » destiné aux étudiants, au sein d’un ensemble d’échanges particulièrement actifs entre Bucarest, Perugia, Cagliari et Bruxelles [46].
Pour ma part, de toutes les expériences formatrices que j’ai pu avoir en tant qu’apprentie ethnologue, celle qui a débuté avec les enquêtes de terrain que j’ai partagées avec le professeur Cuisenier sont très particulières, même si je n’en ai pris véritablement la mesure que bien plus tard. Car si le modèle de la démarche anthropologique suppose un parcours qui part d’une distance culturelle entre le chercheur et son sujet – distance qu’il faut idéalement domestiquer par une reconstruction méthodologique –, la voie que j’ai suivie a mis à mal ce modèle : une proximité linguistique me rapprochait de la culture paysanne du Maramureş que nous étudiions, mais les significations de cette culture (dont je ne savais presque rien ! ) m’étaient dévoilées par mon interlocuteur dans une langue étrangère, le français, et selon un modèle d’analyse nouveau pour moi. Ce savoir, j’ai donc commencé à l’acquérir, sur le terrain, progressivement et de façon très pratique à travers mes efforts pour traduire en français les interactions entre nous tous, chercheurs et sujets.
S’il est vrai que Jean Cuisenier ne parlait pas le roumain, il le comprenait très bien, même dans sa version idiomatique parlée en Maramureş (ainsi l’écoute de lamentations funèbres lui faisait-elle venir les larmes aux yeux). Il imposait aussi une remarquable discipline de travail, se réveillant très tôt le matin à la même heure que nos hôtes et était prêt à partir vers 7 heures du matin ; il prenait des notes sur ses carnets de terrain, étant en même temps attentif à l’enregistrement [47]. La journée de travail se terminait par des discussions sur les entretiens enregistrés ou sur les thèmes de la recherche. Puis il complétait le plus souvent son journal de terrain. En bref, il était infatigable !
Avec ses assistants, la collaboration se manifestait par un échange dans lequel ceux-ci n’étaient pas seulement des traducteurs mais aussi des partenaires et des interlocuteurs. Jean Cuisenier était un mentor extrêmement généreux qui répondait aux questions de manière approfondie et systématique, expliquant, contextualisant, fournissant des modèles d’analyse ; ces moments furent pour moi comme de vrais séminaires où mes questions étaient mises à l’épreuve de ses conceptions théoriques. On peut imaginer que dans les années 1970, une telle démarche avait une valeur encore plus inestimable. Dans le discours qu’il a prononcé lors de la réception du titre de docteur honoris causa de l’université de Bucarest le 14 octobre 2005, il résumait l’esprit de sa démarche :
[…] si j’ai retenu une leçon de Mihai Pop, c’est le fait que la substance d’une œuvre, d’une chanson, d’un rite, d’une peinture murale se prête toujours à de multiples interprétations et que le travail du chercheur, en ce qu’il est le plus difficile, consiste moins à en valider de préférence l’une des interprétations, mais valider ces interprétations l’une par l’autre [48].
Une riche postérité
Les recherches de terrain menées pendant la période communiste ont été narrées et commentées dans les ouvrages qu’il publia après 1989 et qui dessinent la construction d’un impressionnant projet de recherche : Le feu vivant : la parenté et ses rituels dans les Carpates (1994), Mémoire des Carpathes. La Roumanie millénaire, un regard intérieur (2000) À ces ouvrages, il faut associer ses recherches en Bulgarie, publiées dans Les noces de Marko : le rite et le mythe en pays bulgare (1998), qui ajoutent une nouvelle séquence au même grand projet concernant l’étude du rituel [49]. La plupart d’entre eux sont traduits [50] et font désormais partie de la bibliographie habituelle des différents cursus de formation universitaire en ethnologie en Roumanie.
Les enregistrements réalisés sur le terrain en Maramureş, en Olténie, en Bucovine, sont entrés à la fois dans les archives françaises (archives personnelles du chercheur, ou institutions qu’il a désignées comme dépositaires de ces documents [51]), et dans celles d’institutions roumaines (Institut d’ethnographie et folklore « Constantin Brăiloiu » et Musée du paysan roumain). Ces derniers sont à la disposition des nouvelles générations de chercheurs.
Considérée du point de vue d’un chercheur d’Europe de l’Est, l’ethnologie telle que Jean Cuisenier l’a pratiquée a ouvert la possibilité d’une communication entre une approche historique des études folkloriques (dans leur version herdérienne) et l’ethnologie européenne telle qu’elle avait cours à l’Ouest. Par sa pratique de recherche de terrain, qui a intégré comme constitutif un partenariat bilingue, il a validé une méthode dialogique. Last but not least, en combinant le regard éloigné avec le point de vue ethnographique du proche, il a tracé les jalons d’une approche des cultures européennes en tant que variétés distinctes, mais de sens convergent.