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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Le don de la bibliothèque de Jean Cuisenier au musée du quai Branly – Jacques Chirac

Nicolas Menut

Musée du quai Branly – Jacques Chirac

2020
Pour citer cet article

Menut, Nicolas, 2020. « Le don de la bibliothèque de Jean Cuisenier au musée du quai Branly – Jacques Chirac », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article1818.html

Publié dans le cadre du dossier documentaire consacré à Jean Cuisenier, dirigé par Nicolas Adell (Université Jean-Jaurès, Toulouse) et Martine Segalen (Université Paris-Nanterre)

Dans le cadre du don de la bibliothèque Jean Cuisenier au musée du quai Branly – Jacques Chirac, l’auteur revient sur les conditions de cette acquisition. Il évoque également les bibliothèques de Claude Lévi-Strauss et de Georges Condominas.

Acquérir une bibliothèque, de quelque façon que ce soit – par don ou de manière onéreuse –, est, en soi, un acte qui touche à l’intime. À l’intimité d’abord de l’individu qui l’a patiemment constituée au cours de son existence mais aussi à l’intimité de la personne qui en devient dépositaire à titre individuel ou institutionnel. Il en résulte que l’étude d’une bibliothèque peut être appréhendée comme une radiographie, la patiente analyse à livre ouvert d’une trajectoire intellectuelle. Une bibliothèque s’apparente parfois à un miroir à multiples facettes où se reflètent les passions croisées d’un érudit, d’un bibliophile ou plus prosaïquement d’un lecteur gourmand. Et il importe de garder en tête qu’une bibliothèque dispose de ce que l’on pourrait considérer comme une vie organique puisqu’elle peut être amenée à s’agrandir ou à se réduire au fil des années, à s’appauvrir ou s’enrichir, elle peut muer, changer de peau comme de reliure et plus tragiquement se consumer.

Par ailleurs, la valeur d’une bibliothèque ne se juge pas seulement au poids de ses reliures ou à la rareté de ses éditions originales. S’il existe bien évidemment des bibliothèques précieuses et hors du commun – pensons à celle de Pierre Bergé –, il en est d’autres, patiemment construites, élaborées avec intelligence, qui – sans battre des records chez Drouot ou Christie’s, comme ce fut le cas pour celle qui vient d’être citée – s’avèrent tout aussi précieuses, notamment pour la communauté scientifique. C’est le cas de la bibliothèque de Jean Cuisenier qui a rejoint les collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac.

L’actuelle bibliothèque du musée du quai Branly (MQB) est constituée à l’origine d’une partie des fonds du Musée de l’Homme et du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie, associée à quelques 75 000 nouvelles acquisitions depuis 2003. Sans être exhaustif, il convient de rappeler que la bibliothèque abrite notamment – en se tenant ici aux seuls fonds imprimés (sans parler de la photographie ou des archives) – les fonds Marcel Mauss, Lucien Lévy-Bruhl, Paul Broca, Alfred Métraux, Roger Bastide, Paul-Émile Victor. Plus récemment, le MQB a acquis la bibliothèque de Georges Condominas (soit 2 649 volumes) et en 2010 la bibliothèque de travail de Claude Lévi-Strauss (7 075 volumes). Les quelque 2 123 ouvrages de la bibliothèque Jean Cuisenier rejoignent ainsi ceux de celui qui fut l’un de ses maîtres et mentor avec Raymond Aron.

L’éventuelle entrée d’un nouveau fonds au sein de la bibliothèque du MQB soulève systématiquement de nombreuses interrogations. La bibliothèque en question a-t-elle un réel intérêt scientifique, vient-elle compléter des fonds lacunaires, ne fait-elle pas double emploi (le fameux problème des exemplaires multiples en bibliothèque) ; plus prosaïquement, est-elle en bon état ? La direction du MQB n’a pas hésité longtemps avant d’accepter le don de la bibliothèque de Jean Cuisenier. Ses écrits et son parcours intellectuels plaidaient bien évidemment en sa faveur. Par ailleurs, ses terrains et ses centres d’intérêt offraient des perspectives inédites d’enrichissement des collections. Comme une grande majorité des ethnologues de renom, il avait débuté sa carrière par la philosophie et l’obtention d’une agrégation. Sans revenir sur son parcours, il est important de noter ici la grande variété des passions qui animaient Jean Cuisenier et dont sa bibliothèque se fait l’écho.

Il convient de rappeler cependant un fait important qui dépasse le cadre de l’histoire intellectuelle pour toucher davantage celui de l’histoire du livre et des imprimés d’après-guerre. Les ouvrages dont s’est servi Jean Cuisenier pour préparer ses diplômes de philosophie avaient été édités dans des collections universitaires populaires qui pour partie existent toujours. Je pense notamment aux fameux Budé dans ses deux célèbres séries – grecques et latines – en version brochée. Force est hélas de constater que ces papiers acides n’auront pas supporté l’épreuve du temps et que 70 ans après leur commercialisation, les ouvrages partent aujourd’hui pour la plupart en poussière sans possibilité de restauration ou alors à un coût sans commune mesure avec la nature de ces éditions. À cette seule exception près, le reste des ouvrages était en bon voire en très bon état.

Ex-libris de Jean Cuisenier
Jean Cuisenier était passionné de marine et a possédé plusieurs bateaux avec lesquels il naviguait dans la Manche. À plus de 70 ans, il a pu réaliser son rêve de monter deux grandes expéditions scientifiques sur les traces des routes maritimes empruntées par Ulysse.
Cet ex-libris, qu’il a conçu dans les années 1990, représente un navire de guerre, vaisseau de la marine royale, du XVIIIe siècle, toutes voiles dehors.

La culture de Jean Cuisenier était encyclopédique, il faisait partie de cette génération d’intellectuels qui ne cloisonnait pas les savoirs. Sa bibliothèque en est donc le juste reflet. Il n’avait pas beaucoup d’appétence pour la chose romancée et c’est donc la raison pour laquelle sa bibliothèque ne comporte quasiment aucune fiction. Lorsque l’on propose des bibliothèques de chercheurs à des institutions, les ayants droit ont souvent pour habitude de distinguer la bibliothèque scientifique du défunt de sa bibliothèque littéraire.

Ainsi, ceux qui ont rendu visite à Claude Lévi-Strauss, rue des Marronniers à Paris, se souviennent certainement de son bureau insonorisé dont les murs étaient recouverts d’ouvrages scientifiques classés par aire géographique. Tous les grands textes anglo-saxons et sud-américains y figuraient, souvent en édition originale, parfois avec des envois. Lui faisaient face les sections Afrique et Océanie, plus modestes. Le bureau était relié à un cabinet de travail par un long couloir où étaient conservés les ouvrages concernant la linguistique, l’histoire, la philosophie, la politique et plus généralement les sciences sociales. Les œuvres complètes du linguiste Roman Jakobson côtoyaient les ouvrages de Michel Foucault. Le cabinet de travail, situé au fond de l’appartement, abritait la psychanalyse, la musique, les ouvrages traitant du Moyen-Orient, mais surtout les textes concernant l’Asie et, plus particulièrement, le Japon pour lequel Claude Lévi-Strauss et sa femme Monique avaient une passion commune. Rien n’était donc laissé au hasard dans cette bibliothèque, véritable colonne vertébrale de l’appartement, structurant l’espace domestique en autant de lieux spécifiques qui faisaient écho à la vaste culture pluridisciplinaire du chercheur. Détail émouvant : dans le bureau ovale, Lévi-Strauss avait fait installer en hauteur une étagère sur laquelle trônait notamment le premier ouvrage que l’anthropologue se fit dédicacer à 16 ans par Jean Cocteau – relique poétique et sentimentale destinée à rester dans la famille.

Autre lieu, autres habitudes. Georges Condominas avait organisé sa bibliothèque de recherche à son domicile parisien dans le quartier de la Butte aux Cailles. Parmi cette littérature savante, nulle trace de romans ou de recueils de poésie mais un objet singulier : une petite chaise bleue que lui avait offerte Georges Perec. En revanche, dans sa résidence secondaire à Montargis, l’auteur de Nous avons mangé la forêt disposait d’une bibliothèque littéraire et poétique truffée de curiosités parmi lesquelles des éditions originales d’Henri Michaux ornées d’envois évoquant le goût des deux hommes pour l’exotisme. Émouvantes découvertes appelées à demeurer également dans l’héritage familial.

Revenons à Jean Cuisenier. On peut distinguer quatre thématiques importantes, quatre champs disciplinaires dans sa bibliothèque. En premier lieu, bien évidemment, l’ethnologie. En tant que directeur de la revue Ethnologie française, il reçut, lut et commenta parfois les parutions qui lui étaient adressées. Ses nombreux collègues lui adressaient leurs parutions avec presque systématiquement un petit mot amical ou en envoi plus formel. Ses recherches l’amenèrent à se documenter sur l’ethnologie française et balkanique. Sa bibliothèque nous est d’autant plus précieuse qu’il a conservé de nombreuses publications éditées en Roumanie, en Bulgarie ou en Grèce. Ces parutions n’étaient pas, pour une grande partie d’entre elles, dans le catalogue du MQB. En second lieu, il convient d’évoquer la richesse de sa documentation concernant l’architecture vernaculaire française et européenne. En tant que conservateur en chef du Musée des arts et traditions populaires à Paris, de 1968 à 1988, il a eu la responsabilité de la parution du corpus de l’architecture rurale française en 24 volumes. À ce titre, sa bibliothèque regroupe un grand nombre d’ouvrages sur ce domaine ainsi que sur l’architecture vernaculaire des Balkans. Autant d’ouvrages également qui n’étaient pas non plus forcément dans les collections du MQB. La troisième thématique est liée à sa charge d’enseignant à l’École du Louvre de 1968 à 1979. Jean Cuisenier disposait d’une vaste bibliothèque offrant un large panorama de l’histoire de l’art européen du Moyen Âge à nos jours. Cela étant, afin de respecter notre politique documentaire, nous n’avons pas pu intégrer la totalité de ses ouvrages dans notre fonds. Je pense notamment aux ouvrages liés à la peinture française du XVIIe siècle. Enfin, la dernière thématique est certainement la partie la plus secrète et la plus inattendue de la bibliothèque. La plus intime aussi peut-être puisqu’elle touche à son goût pour la mer et la navigation. Jean Cuisenier se passionnait pour la figure d’Ulysse. Il avait dirigé deux expéditions en Méditerranée afin de proposer une réinterprétation de l’Odyssée d’Homère à la fin du siècle dernier. Nulle surprise donc à retrouver dans sa bibliothèque, des ouvrages liés à ce sujet et, plus généralement, à la littérature viatique.

Si le MQB n’a pas souhaité acquérir les volumes de périodiques qui étaient dans la bibliothèque de Jean Cuisenier, c’est tout simplement pour une question de place et pour éviter des doublonnages. Comme pour chaque fonds qui intègre les réserves de la bibliothèque, la préoccupation première a été de traiter le plus rapidement possible les ouvrages qui étaient confiés au MQB. Ils ont donc tous été catalogués, indexés, équipés, restaurés le cas échéant, afin d’être mis à la disposition du public et des chercheurs dans les délais les plus courts. Il est frustrant de voir des bibliothèques s’étioler, voire se détériorer, dans les sous-sols d’institutions faute de moyens et de personnels pour les traiter. La bibliothèque de Jean Cuisenier est donc aujourd’hui conservée dans les sous-sols du musée et plus précisément dans le magasin n° 4 de la médiathèque. Chaque ouvrage est identifié à l’aide d’un tampon « Fonds Jean Cuisenier » et la bibliothèque est restée dans son intégralité physique, dans son « jus » diraient d’aucuns. Les plus curieux des lecteurs auront plaisir à savoir que les ouvrages sont répertoriés sous les cotes suivantes : de N-A-039362 à N-A-040584 ; de N-B-016857 à N-B-017123 , de N-C-001128 à N-C-001167 et de N-Z-105404 à N-Z-105790, informations qui sont aisément accessibles sur le catalogue en ligne de la médiathèque.

Dans un proche avenir, il serait souhaitable, comme ce fut le cas pour d’autres prestigieuses bibliothèques, qu’un stagiaire conservateur de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB) se décide à choisir la bibliothèque de Jean Cuisenier comme sujet de mémoire. Il y aurait là matière à un intéressant travail d’érudition.

Pour terminer cette présentation, j’esquisserai deux remarques qui font écho au sort réservé parfois aux bibliothèques. On ne rentre pas impunément chez autrui pour expertiser voire acquérir une bibliothèque, c’est en général à la suite d’un évènement douloureux. Les lieux sont encore remplis de mémoire et d’odeurs. L’exercice est d’autant plus délicat lorsque vous avez connu les défunts comme ce fut le cas notamment pour Georges Condominas dont je fus proche à la fin de sa vie. Ou encore lorsque Monique Lévi-Strauss me laissa plusieurs jours dans le bureau panoptique de son mari afin de réaliser l’inventaire de sa bibliothèque. On peut être amené à découvrir des documents qu’on ne s’attendrait pas à y trouver ou que nous ne devrions pas avoir entre les mains.

Je me souviens ainsi parfaitement de ma première visite à La Celle-Saint-Cloud dans la superbe demeure de Jean et Solange Cuisenier. Je me souviens de la lumière printanière de cette matinée, de la mélancolie ressentie tandis que je gravissais les escaliers menant au bureau de Jean Cuisenier en imaginant l’émulation intellectuelle et culturelle qui dut régner en ces lieux auparavant et dont seul ce jour-là le silence se faisait l’écho. Je me souviens de cette bibliothèque patiemment constituée au fil des années et répartie de manière thématique dans les nombreuses pièces de la maison. Grâce à l’action de sa fille, Isabelle Pujade-Lauraine, ce bel ensemble n’a pas été dispersé aux quatre vents ; il est désormais accessible dans sa quasi-intégralité pour le plus grand bénéfice des chercheurs et autres curieux.