C’est de 1861 que datent les premiers échanges épistolaires entre Luzel et La Villemarqué. Tandis que Luzel voue une grande admiration au Barzaz-Breiz et à son auteur, ce dernier, à la suite d’un poème – « Breiz Izell » – paru dans le Publicateur du Finistère, journal imprimé à Quimperlé, voit en son interlocuteur ni plus ni moins que le successeur du poète Auguste Brizeux. « Breiz Izell » est repris en 1862 dans les Bleuniou Breiz, une anthologie qui réunit les poèmes et chansons précédemment parus dans le Publicateur et dont l’imprimeur Clairet a chargé l’abbé Jean-Guillaume Henry [1] d’assurer le travail d’édition. Mais les nuages ne tardent pas à venir assombrir le ciel trop azuré des éloges dithyrambiques. Un premier différend sérieux oppose les deux hommes quant à l’édition de mystères bretons.
1863, « L’affaire » de l’édition du mystère de Sainte-Tryphine
Luzel est entré en relation avec l’abbé Henry par l’intermédiaire d’un ami commun, le docteur quimperlois André-Julien Bijon [2]. À l’occasion d’une visite à Luzel à Quimper, le docteur Bijon voit sur la table de vieux manuscrits de mystères en langue bretonne et demande la permission d’en emporter un [3] pour le montrer à l’abbé Henry, spécialiste reconnu de la langue bretonne. C’est le début d’une affaire que Luzel relate dans une longue lettre à Ernest Renan [4] :
Un mien ami, Docteur Médecin à Kemperlé, vient un jour me voir à Kemper, remarque mes vieux manuscrits Bretons et demande la permission d’en emporter un, pour le communiquer à Mr l’abbé Henry, - dont, me dit-il, il fera les délices. - J’y consens volontiers, et il emporte un manuscrit de Sainte Tryphine. À quelques jours de là Mr De Lavillemarqué va chez Mr Henry. - Vous ne savez peut-être pas que Mr De Lavillemarqué en fait de Breton, ne peut se passer de Mr l’abbé Henry, qui est la modestie même. [...]
Mr De Lavillemarqué va donc chez Mr l’abbé Henry, - voit mon vieux manuscrit breton, le feuillette, s’extasie, s’enthousiasme et l’emporte. Cependant mon ami le Docteur m’écrit que Mr l’abbé Henry est occupé à prendre une copie de Sainte Tryphine pour Mr De Lavillemarqué et que ce dernier parlait de publier et de traduire le Mystère breton, sans nullement s’inquiéter de moi. - À cette nouvelle je proteste, j’écris une fois, deux fois, pour réclamer mon manuscrit ; - mais en vain, l’ogre ne voulait pas lâcher sa proie. Je menace mon homme de lui envoyer un huissier.
Luzel écrivit-il vraiment pour protester ? Toujours est-il que le ton de la lettre qu’il adresse, le 20 mai 1862 [5], à « l’ogre » La Villemarqué reste très courtois, et il semble vouloir faire porter à l’abbé Henry l’entière responsabilité de la situation :
Mr l’abbé Henry, avec lequel mon ami Bijon m’a mis en rapport, et dont la communauté de nos travaux sur la langue bretonne me rend la connaissance si précieuse, s’est offert spontanément, et non sur ma demande, de m’aider dans la publication de Ste Tryphine, en collationnant deux anciens manuscrits que je lui ai prêtés, et en épurant quelque peu le texte. - Je vous avoue que je ne puis croire que Monsieur l’abbé Henry, à qui j’ai confié si volontiers mes vieux manuscrits, refuse de me communiquer aujourd’hui une copie de ces mêmes manuscrits, et qui d’ailleurs, comme le savant abbé l’a dit maintes fois à Bijon, n’avait d’autre but, dans le principe [souligné], que de m’aider dans mon travail et d’accélérer la publication.
Luzel en profite pour faire part de ses recherches sur les manuscrits de mystères bretons et de son projet d’édition du mystère de Sainte-Tryphine :
Depuis vingt ans je m’occupe de recherches sur notre ancienne littérature bretonne, et plus spécialement sur le théâtre breton. Je crois posséder la collection la plus complète qui existe jusqu’aujourd’hui, de nos anciens mystères. Cela m’a coûté bien des courses à travers les campagnes armoricaines, du travail, et aussi quelque peu d’argent. Mon désir, très légitime, vous le comprendrez facilement, serait maintenant d’en tirer quelque parti, et c’est dans ce but que je voudrais entreprendre une série de publications sur le théâtre breton, trop heureux si Mr le Ministre de l’Instruction publique daignait seconder nos intentions et m’allouer une petite indemnité, pour continuer mes recherches, faire acquisition de nouveaux manuscrits que je connais et compléter ainsi, autant que possible, ma collection, qui est déjà nombreuse. Je voudrais débuter par Ste Tryphine.
Il donne d’ailleurs quelques détails sur une édition dont il a chargé le docteur Bijon de traiter les conditions avec l’imprimeur Clairet. Le médecin sert volontiers d’intermédiaire auprès de l’imprimeur quimperlois - dont il est le voisin dans la Grande-Rue - pour différents écrivains bretons, pour Luzel, mais aussi pour Prosper Proux ou René-François Le Men. Peut-être se fait-il même mécène à l’occasion :
Si je ne vous ai pas répondu plus tôt, écrit Luzel à La Villemarqué, c’est que je voulais attendre la lettre de Mr Bijon, que j’avais chargé d’arrêter avec Mr Clairet, à Kemperlé, les conditions de la publication que je veux entreprendre. Cette lettre vient enfin de m’arriver, et je puis vous annoncer que toutes les conditions sont arrêtées, que je vais me mettre immédiatement à transcrire et à copier, et que l’impression pourra commencer dans les premiers jours de juin prochain. - On tirera à 800 exemplaires, le format sera quelque peu plus grand que celui de la Bibliothèque Charpentier, et le volume devra se vendre 3f 50c.
C’est évidemment une manière de prendre date, de marquer son territoire tout en évitant soigneusement d’indisposer l’auteur du Barzaz-Breiz dont il sollicite d’ailleurs l’appui :
J’ai donc la conviction que Monsieur Henry me confiera volontiers son travail, - et que vous-même, Monsieur, voudrez bien m’aider de vos conseils et de vos lumières, - car en fait de littérature bretonne, il faut toujours se mettre sous la protection de votre nom. Je possède une quinzaine de manuscrits, dont quelques-uns fort curieux. - Mais il me semble que ce serait à quelqu’académie à entreprendre cette publication, moi je ne puis, ni ne veux m’engager imprudemment dans une pareille affaire. - Je ne sais si déjà je n’en serai pas pour mes frais avec Ste Tryphine. - Enfin, quoiqu’il arrive, Monsieur, veuillez me croire toujours votre sincère admirateur et dévoué confrère en Breiz-Izell.
Si l’on en croit ce que Luzel écrit à Ernest Renan, le docteur Bijon intervient auprès de l’abbé Henry, agitant même la menace d’un procès, tandis que La Villemarqué se montre pour le moins furieux :
De son côté, mon ami le docteur tance vertement le pauvre abbé ; il lui parle aussi d’huissier, de procureur impérial, d’abus de confiance. - Le bonhomme tremble, - il rompt avec Mr De Lavillemarqué, qui voulait, disait-il, lui faire commettre des indélicatesses, - et m’envoie en même temps et mon manuscrit et la copie qu’il avait faite d’après lui. - Aussitôt l’impression commence. - Mais le Grand Barde furieux nous menace de sa colère, - il parle d’éreinter tout ce que nous publierons en breton sans sa participation, - et jure même de faire paraître une Sainte Tryphine avant la nôtre : mais, malgré toutes ses recherches, il ne peut se procurer un manuscrit, et force lui est de s’en tenir aux menaces. - Vous comprenez que sous le coup de cet orage déchaîné nous poussions dur à la besogne. Je transcrivais le texte Breton, je traduisais, j’écrivais mon Introduction, et on imprimait au fur et à mesure [6] sans que, le plus souvent, je visse même les épreuves. Mr l’abbé Henry corrigeait le Breton. - J’habitais alors Quimper, où j’étais régent de 5e au Collège... [7]
La nouvelle de l’édition qui se prépare circule déjà puisque, en note d’un article qui paraît en novembre 1862 dans les Annales de Philosophie chrétienne, le médecin châteaulinois Eugène Halléguen annonce la publication prochaine du « Mystère de sainte Triphine » par « MM. l’abbé Henry et Luzel ». [8]
Tandis que Luzel publie son introduction sous forme de deux articles dans les livraisons d’avril et de mai de la Revue de Bretagne et de Vendée [9], le Mystère de Sainte-Tryphine et le roi Arthur paraît au début de 1863, signalé dans le Publicateur du Finistère par une publicité insérée dans le numéro du 4 avril. À la fin de sa longue introduction, datée de septembre 1862, Luzel rend hommage à ceux qui l’ont aidé et soutenu, précisant l’apport des uns et des autres :
« Je ne veux pas finir cette introduction, déjà bien longue, sans constater les obligations que j’ai à M. l’Abbé Henry, aujourd’hui le doyen et le chef avec M. de la Villemarqué, de l’école celtique Armoricaine, depuis la mort de M. Le Gonidec. S’il n’a été pour rien dans l’idée de cette publication, il l’a du moins hâtée, et m’a rendu un inappréciable service, en voulant bien se charger de revoir et de collationner les vieux manuscrits que j’ai mis à sa disposition, ainsi que de corriger les épreuves du texte breton. » « Je dois aussi des remercîments, ajoute-t-il, à mon ami le docteur Bijon, et à M. Le Men, archiviste du département du Finisterre, tous les deux hommes de goût et de savoir, et dont les conseils m’ont été souvent utiles. »
Quelque peu refroidies, les relations entre Luzel et La Villemarqué ne seront toutefois pas totalement interrompues. Luzel continue à traduire en vers des pièces du Barzaz-Breiz et, le 12 novembre 1864, le Publicateur propose même « Les fleurs de mai », un poème dédié à La Villemarqué. De son côté, La Villemarqué, dans le troisième volume de la Bretagne Contemporaine qui paraît chez Charpentier à Paris en 1865 [10], rend un bel, mais tardif hommage au recueil des Bleuniou Breiz et singulièrement à Luzel. Ce dernier reprend alors contact, adressant à La Villemarqué un exemplaire de Bepred Breizad, un recueil de poésies qu’il vient de faire paraître et dont il lui avait évoqué le projet dans sa toute première lettre en 1861. L’un des poèmes y est même dédié « au barde de la Basse-Bretagne » [11]. Celui-ci répond sans doute pour le remercier poliment, mais ne fait aucun commentaire sur le contenu. Luzel, alors enseignant à Lorient, souhaite une critique franche de son ouvrage et lui écrit en ce sens le 22 janvier 1865, lui promettant par ailleurs une visite au printemps que son mauvais état de santé l’empêche d’envisager pour le moment. L’absence de réponse est très mal acceptée par Luzel [12] qui y voit une conspiration du silence, conséquence de l’affaire du mystère de Sainte-Tryphine, et une volonté de mainmise de La Villemarqué sur toutes les publications en langue bretonne [13] .
« J’ai reçu plusieurs lettres, un peu de tous les côtés, sur ma publication, écrit-il dès le 5 février 1865 à Jean-Pierre-Marie Le Scour [14] : toutes sont louangeuses ; une seule détonne et fait entendre une fausse note dans ce concert, par sa froideur et sa réserve : devineriez-vous, si je ne vous le disais, que c’est celle du Grand Barde [souligné], le Penn-Sturier [souligné] de la confrérie ? - Il me remercie de la politesse que j’ai eue de lui adresser mon livre ; - mais pas un mot d’éloge - ».
« Mon petit livre a été généralement bien accueilli, confirme-t-il à Renan le 12 juillet, - excepté toutefois par le grand lama [souligné] de la littérature bretonne, le penn-sturier [souligné], comme il se nomme, qui garde à son endroit un silence dédaigneux et n’a pas même l’air de s’apercevoir de son existence ; lui qui ne manque jamais d’exalter et de prôner partout le moindre cantique à le Ste Vierge, ou à sa propre louange, pondu par quelque abbé ou sacristain de ses admirateurs - il voudrait qu’on ne publiât rien en breton que sous son patronage et avec son visa [souligné]. Or je ne suis pas d’humeur à accepter des protections [souligné] qu’on veut m’imposer [souligné] : je ferai ce que je pourrai, - mais je tiens à me passer de lui. - Je ne puis oublier ses procédés à mon égard à l’occasion de la publication de Ste Tryphine... » [15]
Pour Luzel, aucun doute : l’affaire du manuscrit de Sainte-Tryphine a bel et bien laissé des traces ! Mais il semble bien décidé à faire front :
« D’un autre côté, écrit-il à Renan le 25 janvier 1866, Mr De Lavillemarqué fait tout ce qu’il peut pour déprécier mes travaux et mes recherches sur la littérature bretonne ; il m’attaque, sans loyauté ni justice, de l’avis même de ses amis, et toute la presse bretonne le redoute tellement lui et les siens, - que je ne trouverais pas une seule publication en Bretagne, non pour l’attaquer, - je n’en ai nulle envie, - mais même pour me défendre et me permettre d’exposer mes raisons avec toutes les formes et la modération possibles. Mon petit livre de Bepred-Breizad a obtenu des suffrages assez marquants, sans même compter Mr Ste Beuve, - pour qu’il me soit permis de croire, sans trop de présomption, qu’il n’est pas dépourvu de toute espèce de mérite. - Eh ! bien l’Archibarde [souligné] et les siens ont juré de l’étouffer dans le silence, et le mot d’ordre est donné à tous les prêtres du pays de dire du mal du livre et de l’auteur […] M. De Lavillemarqué et le Clergé voudraient confisquer tout à leur profit et quiconque ne se range sous leur drapeau et ne prend le mot d’ordre chez eux, est condamné d’avance et ne saurait faire rien qui vaille. » [16]
1865, La Villemarqué édite Le Grand Mystère de Jésus
La goutte d’eau qui fait déborder le vase est la publication par La Villemarqué, en 1865, du Grand Mystère de Jésus. Dans l’introduction, une simple note fait une brève allusion à l’ouvrage de Luzel, « l’aimable professeur et poète » [17] :
L’article de Sainte-Beuve sur Bepred Breizad a fait sensation, écrit Luzel à Le Scour le 21 décembre 1865 [18]. Le Penn -gast [19] -sturier que vous connaissez, s’en attribue toute gloire, et dit et écrit impudemment que rien ne se publie de bon en Breton, que ce qui vient de lui, ce qui reconnaît son inspiration et porte en quelque sorte son visa. - Vous avez sans doute lu son introduction au grand Mystère de Jésus [souligné] et vous n’avez pas vu sans étonnement comme il me joue par-dessous la jambe, et avec quel suprême dédain il parle de Ste Tryphine et de mes recherches sur le théâtre breton. - En vérité, est-ce bien de la sorte qu’un penn-sturier [souligné] devrait entendre sa mission - Est-ce sa manière d’encourager les études et les recherches désintéressées [souligné] de ceux qui se sacrifient à ces pénibles et longues investigations ! Grand merci ! penn-sturier [souligné] ! - heureusement que je saurai me passer de vous, et je ne suis pas d’humeur à me laisser inféoder ni à vous, ni à nul autre. - Je ferai ce que je pourrai, mais comme je l’entendrai, et sans recevoir de mot d’ordre de personne.
C’est une forme de déclaration de guerre, mais une déclaration indirecte, à caractère privé, par correspondances interposées, et une guerre dans laquelle Luzel hésite à se lancer lui-même, préférant laisser à d’autres le soin de croiser le fer, tel éventuellement Le Scour auquel il suggère d’écrire - ou plutôt de signer - un compte rendu du Grand Mystère de Jésus :
Vous trouverez là, j’espère, les éléments nécessaires pour un bel et bon article pour l’Écho de Morlaix [souligné] ou le Lannionnais [souligné], - ou les deux à la fois. Vous prendrez dans mon griffonnage ce qui vous plaira, et arrangerez tout cela pour le mieux. - Il est bon de faire sentir à l’Archibarde - sans manquer de forme ni de respect pourtant, qu’il n’est pas le seul à s’occuper de littérature bretonne et à y entendre quelque chose, - et surtout que nous ne sommes pas d’avis de nous laisser croquer par l’ogre, sans protester et nous débattre de notre mieux. [20]
Et Luzel joint effectivement à sa lettre une longue critique de l’ouvrage de La Villemarqué [21] où l’on retrouve un certain nombre de thèmes qui lui sont chers quand il évoque l’auteur du Barzaz-Breiz : concernant l’écrivain, la défense d’une littérature populaire face une littérature élitiste, la méfiance vis à vis de la recherche systématique d’un certain archaïsme et, concernant l’homme, le rejet d’une exclusivité sur les études bretonnes et celtiques, le dédain et le mépris, la récupération du travail des autres en raison d’une certaine incompétence.
On reconnaît également là quelques-uns des arguments qui alimentent la controverse naissante autour de l’ensemble de l’œuvre de La Villemarqué et notamment des chants du Barzaz-Breiz. Tandis que, dans le numéro de décembre 1865 du Journal des Savants, le Grand Mystère de Jésus fait l’objet d’un long compte rendu d’Émile Littré où ce dernier fait toute confiance à l’autorité que représente l’auteur, dès le début de 1866, Paul Meyer, dans la jeune Revue critique d’histoire et de littérature dont il a été l’un des initiateurs [22], se montre beaucoup moins complaisant, s’attachant à démonter une méthode « qui, écrit-il, consiste en une exposition agréable semée d’hypothèses séduisantes, présentées simplement, sans appareil scientifique et pour ainsi dire au nom de la seule vraisemblance. » « D’ailleurs, ajoute-t-il, aucune trace de ces incertitudes qui mettent le lecteur en éveil et le conduisent à se faire une opinion en dehors de son guide ; point de discussions sans lesquelles certains savants sont incapables d’élucider une question d’histoire. Toutes les assertions de l’auteur ont l’aspect de l’évidence, et les opinions contraires à la sienne semblent si peu vraisemblables qu’il paraît superflu de les discuter. Cette méthode, admirablement appropriée au goût du grand public, a fait le succès des livres de M. de L. V. Le monde instruit s’ennuie des minuties de l’érudition et des subtilités de la critique ; il se plaît aux grands résultats. Les grands résultats sont ici l’ancienneté et l’originalité des poésies dites celtiques ; si bien que c’est maintenant chose admise que nous possédons des chants des bardes du VIe siècle, et que, depuis que le dernier livre de M. de L. V. a paru, personne, que je sache, ne s’est avisé de contester l’existence d’un théâtre celtique remontant aux époques les plus reculées du moyen âge, ni l’originalité du mystère de Jésus ou de tel autre drame analysé par M. de La Villemarqué. […] À son habitude, M. de L. V. procède par simples affirmations. » [23] Et Paul Meyer de citer toute une série d’exemples puisés dans la préface du Grand mystère de Jésus, d’évoquer la manière peu scientifique dont l’éditeur date le mystère des environs de 1365, de montrer comment, contrairement à ce qu’il affirme, « le mystère breton est l’abrégé du mystère français »…
N’étant pas compétent en matière de langue bretonne, Paul Meyer s’abstient toutefois de conclure de façon définitive et invite La Villemarqué à répondre à ses interrogations. Dans une lettre en date du 5 avril adressée à la revue, le médecin châteaulinois Eugène Halléguen abonde dans le sens de Paul Meyer, mettant en avant « la quantité d’expressions empruntées du français » et soulignant le soin apporté par La Villemarqué, dans sa traduction, à substituer « des synonymes aux mots français du texte breton ». Comme Paul Meyer, il termine par un appel pour que La Villemarqué veuille bien « s’expliquer comme critique, comme celtiste et comme traducteur ».
Averti de cette remise en cause, probablement par Le Men, Luzel s’en réjouit : « Je vous dirai, écrit-il à Le Scour, que la démolition de notre penn-gast-sturier [souligné] est commencée. Il a paru contre lui dernièrement dans la Revue Critique [souligné] qui se publie à Paris, chez Franck, rue Richelieu, 67, - un article très raide, très bien fait, et où il est fort malmené comme savant, et sous le rapport de la bonne foi. - Le Docteur Halléguen, de Châteaulin, y a aussi joint un bon coup de boutoir. - Je vous ai toujours dit, - (et c’est aussi votre avis) - que la statue de ce Grand Lama de la Littérature bretonne avait des pieds d’argile. Encore quelques pierres comme celles qu’on vient de lui lancer, et vous la verrez s’écrouler avec un beau fracas. - J’ai eu plus d’une fois la tentation de prendre aussi ma fronde et de le viser à la tête : mais je suis malheureusement trop personnellement engagé dans le débat, et ce que je pourrais dire aurait grande chance de passer pour être inspiré par le désir de vengeance et la haine. - Je veux donc quant à présent du moins, - garder le silence. » [24]
En décembre 1866, la parution de la troisième – et dernière – édition du Barzaz-Breiz où La Villemarqué s’en tient aux principes éditoriaux qui ont toujours été les siens, entraîne de sérieuses critiques de la part de Paul Meyer et de Henri d’Arbois de Jubainville. Mais les comptes rendus publiés dans la Revue Critique demeurent malgré tout mesurés : reconnaissant ce que l’étude des poésies orales doit à l’auteur du Barzaz-Breiz, ce sont des invitations faites à La Villemarqué pour qu’il mette son Barzaz-Breiz « au niveau de la science » et livre enfin les documents originaux dont il s’est servi.
Toutefois, au cours de l’année 1867, la controverse enfle ; mais si Luzel se montre virulent dans les diverses correspondances qu’il échange avec les intellectuels bretons ou les savants français, il hésite visiblement à affronter directement et au grand jour une personnalité dont il connaît le poids et le pouvoir sur la culture bretonne. La préparation du Congrès celtique international qui doit se tenir à Saint-Brieuc à la mi-octobre 1867, est même l’occasion d’un ultime « rapprochement » avec La Villemarqué.
1867, la représentation du mystère de Sainte-Tryphine rapproche La Villemarqué et Luzel !
Le 27 juin, La Villemarqué écrit en effet une lettre fort aimable à Luzel pour solliciter sa participation et même sa collaboration à l’occasion du Congrès : il souhaiterait le voir prendre en charge l’organisation d’une représentation du mystère de sainte Tryphine.
« Il est question, vous le savez peut-être, écrit La Villemarqué [25], d’un congrès celtique international qui se tiendra vers la mi septembre à St Brieuc, et où les antiquaires, les philologues et les Bardes Gallois les plus distingués ont le projet de se rendre. Chacun de nous doit, pour les fêter, porter à la masse son contingent. Il a été question dans une première réunion du comité, présidée par mon ami Henri Martin, de la représentation d’un Mystère Breton et votre nom, ainsi que votre drame de Ste Tryphine et du roi Arthur, se sont naturellement présentés à moi ! Or voici ce qu’on attend de votre patriotisme : ce serait de recruter, pendant vos vacances dans votre pays de Tréguier, les acteurs que vous connaissez, de leur faire apprendre leur rôle et de les conduire à St Brieuc, où ils dresseraient leur théâtre et joueraient la pièce selon leurs usages. Les frais de représentation et le bénéfice des acteurs seraient prélevés sur le prix des places, fixé d’avance »
Si, dans sa réponse, en date du 30 juin, Luzel se réjouit du retour de La Villemarqué sur le devant de la scène dans son rôle de guide, de meneur (de penn-sturier), il se montre quelque peu réservé sur la nature du concours qui pourrait être le sien en la matière, d’autant plus qu’il se dit « accablé de besogne » :
Vous faites un appel, Monsieur, à mon concours, en cette occasion solennelle. Hélas ! que puis-je faire ? bien peu de chose assurément. - Ma voix n’a aucune influence, ou si peu ! - Je l’ai éprouvé déjà : - la bourse des poètes et des bardes, vous le savez, a toujours été plus que légère ; - et d’un autre coté, mon temps est fortement engagé dans des travaux promis et déjà commencés, - entr’autres une publication de poésies populaires. Quoiqu’il en soit, soyez convaincu que je ferai tout ce qu’il sera en mon pouvoir et j’aurais voulu vous voir préciser davantage ce que vous attendez de moi. Pour la présentation de sainte Tryphine [souligné] dont vous me parlez, - je suis tout disposé à mettre un exemplaire de ce mystère entre les mains de chaque acteur : je ne vois pas bien ce que je pourrais faire encore, si ce n’est de recruter quelqu’acteur de l’ancienne troupe de Morlaix, - ou dans les environs de Lannion. - Je crois que Mr Lejean, de Guinguamp, pourrait vous donner un bon coup de main en tout ce-ci.
La Villemarqué lui répond-il par retour du courrier pour lui donner de plus amples explications ? Luzel a-t-il réfléchi entre temps ? Toujours est-il qu’il se montre visiblement partagé entre l’envie de répondre positivement à une sollicitation qui le flatte et la méfiance qu’elle ne manque pas de susciter chez celui qui, préparant l’édition de ses Gwerziou Breiz Izel, continue à fourbir ses armes contre le Barzaz-Breiz. La Villemarqué « me fait la cour » [26], écrit-il à Renan et, dès le 2 juillet, il adresse à l’auteur du Barzaz-Breiz une lettre où il semble bien décidé à décliner l’offre sauf à se voir associer Le Scour ou Proux :
Je suis certainement flatté, Monsieur, et me trouve très honoré que vous ayez songé à moi pour préparer et diriger la représentation bretonne dont vous m’entretenez, pour le congrès de Saint-Brieuc. - Cependant après y avoir beaucoup réfléchi, je crois devoir décliner l’honneur de cette mission, sinon entièrement, du moins en grande partie, et cela pour les raisons suivantes. Et d’abord, je ne me sens pas capable, seul [souligné], de mener à bonne fin cette difficile entreprise, et je craindrais de faire un four [souligné] complet, ce qui serait regrettable de toute façon, car il faut faire les choses pour le mieux. - En second lieu, - ne devant guère être libre avant le 25 août, le temps qui me resterait ne serait pas suffisant pour trouver mes acteurs, les habiller, leur faire répéter leurs rôles et les styler un peu. Les vieux acteurs bretons deviennent rares, et ceux de la troupe de Morlaix, dont je connais plusieurs, n’ont pas conservé intactes toutes les vieilles traditions. De tout ce qui précède, je conclus à une nécessité, ou de choisir un autre Directeur du théâtre breton [souligné], ou du moins de m’adjoindre officiellement [souligné] un collègue. Et ici, j’ai notre homme tout trouvé. - C’est Mr Lescour, de Morlaix. Il a tout ce qu’il faut pour pouvoir nous seconder efficacement, l’amour des études bretonnes et de tout ce qui les concerne, du loisir, de la fortune, de la popularité même ! ... Écrivez-lui donc, pour solliciter son concours, faites appel à son patriotisme, et je crois pouvoir vous assurer qu’il acceptera avec empressement et se trouvera même très heureux et très honoré de cette distinction. […] Nous comptons sur l’ami Proux aussi pour nous donner un coup de main ; mais, je vous le répète, ne me laissez pas seul [souligné] dans cette affaire, ou je ne ferai rien de bon, et j’en serai désolé. - Je vous dirai aussi que je suis tout entier en ce moment à la transcription du Mystère de St Gwennolé [souligné], que je destine à la nouvelle revue bretonne de Mr Halléguen. [27]
Le 3 juillet Luzel écrit à Le Scour pour lui faire part de la sollicitation de La Villemarqué et de l’accord de principe qu’il lui a donné à condition de se voir adjoindre le Barde de Rumengol comme collaborateur. Pour Luzel, il est clair que la venue des hôtes gallois doit faire taire, le temps du congrès, les différends et les griefs : il faut s’unir pour les accueillir comme il se doit. Le Scour hésite toutefois à apporter son concours au congrès – et donc à La Villemarqué. Proux se montre visiblement plus incisif et plus catégorique. S’il se rend à Saint-Brieuc, c’est en simple spectateur. Il est même quelque peu narquois tant vis-à-vis d’une réconciliation de façade, même temporaire, que du ridicule que ne manquerait pas de produire une représentation théâtrale populaire devant un parterre de savants et de notabilités. Contacté par La Villemarqué pour trouver des acteurs bretons du côté de Guingamp, Le Jean se montre plus coopératif [28]. Mais le 22 juillet, il doit malheureusement faire part à La Villemarqué du refus des acteurs qu’il a contactés de laisser leur moisson pour aller jouer à Saint-Brieuc. Il lui conseille toutefois d’écrire à Iann ar Goellou, le directeur de la troupe de Pluzunet, qui a eu l’occasion de jouer le mystère de Sainte-Tryphine quelques temps auparavant, et d’en parler à Luzel.
Le 10 août, Luzel quitte Lorient pour Quimper et s’arrête à Keransker où il rencontre La Villemarqué et l’abbé Henry. Ils parlent, bien entendu, du congrès de Saint-Brieuc et Luzel en profite pour faire corriger le manuscrit de Iez koz Breiz, un poème qu’il destine à l’une des soirées. Il est également question de la représentation du mystère de Sainte-Tryphine qui continue à nourrir un réel débat entre Proux, Le Scour, Le Jean… et Milin. Ce dernier voudrait l’adapter, modifier et perfectionner le jeu des acteurs :
« On me parle de l’impossibilité de trouver des acteurs parfaits (des Talmas) - de mœurs irréprochables ; - Mr Milin voudrait supprimer les deux tiers de la pièce bretonne ; - et ils ne songent pas que ce serait manquer absolument le but auquel nous visons que d’exiger ces perfections et cet art modernes ; et que ce que nous devons désirer avant tout c’est une représentation toute champêtre, selon les usages anciens et les traditions de notre théâtre - avec toutes ses bizarreries, ses naïvetés, ses anachronismes etc. Rien ne serait plus ridicule à mon avis qu’un acteur breton qui voudrait imiter le débit et les gestes de nos acteurs français, - ou qui prétendrait que Charles Martel n’était pas le général en chef des armées de Henri IV, comme on le voit dans Ste Geneviève de Brabant. - Oui, voilà bien le ridicule que je craindrais pour nos acteurs, et non celui qui consiste à conserver rigoureusement, autant que cela est possible, l’esprit des anciennes traditions et le cachet national »,
écrit-il dans une lettre qui se termine par un nouvel appel à l’union.
Le 9 septembre, devant toutes ces réticences, Luzel est prêt à abandonner le principe de la représentation :
J’ai trouvé par ici tant de lenteurs, d’absences des personnes à qui j’avais affaire (tous allaient à Paris) - tant d’autres obstacles et même d’opposition, - plus souvent dissimulée que franche, - à l’égard de la représentation bretonne, - que je ne savais vraiment à quoi me résoudre. - Proux est toujours opposé, - mais franchement au moins, celui-là. - Lescour est flottant, indécis et ne veut pas se remuer. Le Jean, qui était d’abord tout feu et enthousiasme, semble avoir reçu depuis quelques jours, une douche d’eau froide. Je vous transmets une lettre que je viens de recevoir de lui, et qui vous mettra au courant de la situation. quant à Mr Ropartz, qui a beaucoup d’influence sur Eostik Koat ann noz [29], et qu’il a vu plusieurs fois dans ces derniers temps, - il est aussi plutôt contre que pour. - Et puis, ces M.M. voudraient qu’on ne représentât qu’un extrait, un lambeau du drame Breton, pendant 1 h seulement. [30] Or, ça ne serait plus alors le mystère de Sainte-Tryphine, l’œuvre populaire et historique, - mais bien celle de l’arrangeur, c’est-à-dire quelque chose de bâtard, de faux, de pitoyable, n’ayant aucun caractère historique ou national - à quoi bon alors ? Mieux vaut cent fois s’abstenir et attendre une meilleure occasion, un autre congrès par exemple. - Dans ces conditions donc, je crois qu’il faut renoncer à la représentation bretonne, pour quant à présent : - et en aviser aux moyens de la remplacer par d’autres exercices littéraires, dans la langue nationale. - Toutefois, avant de prendre une décision définitive, je tiens essentiellement à avoir votre avis, et je vous serais très reconnaissant de vouloir bien me le faire connaître le plus vite possible, afin de porter moi-même à St Brieuc une réponse précise et motivée.
Luzel termine sa lettre en sollicitant l’intervention de La Villemarqué auprès du Ministre de l’Instruction Publique pour une prolongation de congé. Dès le lendemain, il lui adresse effectivement la lettre destinée au Ministre, les traductions et les poèmes annoncés et évoque une nouvelle fois la représentation du mystère de Sainte-Tryphine :
Un mot encore au sujet de sainte Tryphine. Ne pouvant faire représenter le drame tout au long, ne ferions-nous pas bien d’en donner, à une séance du soir, - seulement une scène - à deux personnages, trois au plus, - ou encore, rien qu’un prologue, pour donner aux assistants, et surtout aux Étrangers, au moins une idée du débit et de la tenue de nos acteurs bretons en scène ? pour moi je crois que cela ne manquerait pas d’un certain intérêt. - quant à intituler le Drame et à en tirer un libretto pour être imprimé et distribué comme le demande Mr Geslin de Bourgogne, je n’en ferai certainement rien. - Tous ces messieurs ont, je crois mal compris notre pensée, au sujet de la représentation bretonne - ils voudraient des acteurs artistes, longuement exercés et conseillés et redressés par nous « et convenablement costumés et sans trop d’anachronismes, etc... » - tandis que moi, et vous aussi, si je vous ai bien compris, nous demandions tout simplement qu’ils montassent et représentassent leur pièce conformément aux usages et aux traditions anciennes, sans les contrarier en rien - ç’aurait été vrai, original, naïf, risible, historique enfin. - mais représenter un Drame breton comme le voudrait mr Ropartz, - c’est une tout autre affaire !
Le 11 septembre, Luzel se rend à Morlaix, où il rencontre Proux et Le Scour, avant de gagner Saint-Brieuc où il fait le point avec les organisateurs. Il rend compte de la situation à La Villemarqué, et manifeste sa satisfaction d’avoir finalement obtenu de pouvoir organiser la représentation comme il l’avait envisagée :
La représentation bretonne aura lieu définitivement, et telle que je la désirais, - sans mutiler ni arranger ce drame à la façon de Shakspeare [sic], rempli de ténèbres et de lumière, de broussailles et de fraîches oasis ; je laisserai les acteurs faire à leur guise, ou à - peu près, - malgré le ridicule qui doit en rejaillir sur moi et sur le théâtre breton, de l’avis de M.M. Ropartz, Ducleusiou et quelques autres. - La pièce se jouera en plein air, - sub jore frigido - sur la place où se trouve la statue de Duguesclin - une scène à deux personnages sera aussi représentée dans une des séances du soir, avec un épilogue - que j’écrirai - je crois ! j’ai fait comprendre à ces M.M. qu’il était très important d’associer aussi le peuple, de quelque manière, à cette fête nationale, - et que c’était le meilleur et peut-être l’unique moyen de la rendre populaire. - j’ai demandé aussi qu’un Dimanche pût être compris dans les deux jours de la représentation, - et il a été convenu que la pièce serait jouée les Samedi et Dimanche - 19 et 20.
« Je crois qu’on compte vous charger de chercher un bon biniou et une bombarde, ou plutôt on m’a dit de vous l’écrire, - je ne sais pas bien. - mais par ici on n’en trouve pas », écrit Luzel à la fin de sa lettre, une demande qu’il renouvelle dans la lettre suivante en date du 30 septembre, où il donne à La Villemarqué les dernières informations sur la représentation de Sainte-Tryphine et sur les différentes soirées du Congrès dont il s’occupe activement. « Mr Geslin de Bourgogne a dû vous écrire tout dernièrement au sujet de vos deux sonneurs de Kemperlé, qu’il accepte à raison de 10f par jour, - pendant 3 jours je crois - plus deux jours pour la représentation de S Tryphine. [31] […] Nous avons déjà fait répéter nos acteurs ; ils ne vont pas mal, je vous assure : Dimanche prochain nous aurons encore une répétition générale à Pluzunet. - Une chose semblait beaucoup préoccuper ces gens - c’est la question de costume. - après réflexion, (et c’est aussi l’avis de M. G. De Bourgogne) - nous avons pensé qu’il valait mieux leur faire jouer la pièce avec leurs vêtements ordinaires, ceux du dimanche du moins, que de s’exposer à exciter trop les rires et les quolibets d’un public où tout le monde ne sera pas breton, - par quelques accoutrements trop excentriques. - qu’en pensez-vous ? »
Toutes les poésies et chansons qui doivent être lues ou chantées lors des différentes soirées seront rassemblées dans un livret remis au public : s’y trouvera également le prologue de Sainte-Tryphine que Luzel a, dit-il, « improvisé ces jours derniers en allant à pied de Pluzunet à Bégar ».
Même si les Gallois sont finalement quasiment absents, le Congrès s’ouvre à Saint-Brieuc, le mardi 15 octobre 1867. À la soirée du 16, Luzel lit le poème en breton qu’il a composé et dont La Villemarqué donne au public la traduction française. C’est d’ailleurs pour La Villemarqué l’occasion de faire un éloge appuyé de l’auteur.
Et, les samedi 19 et dimanche 20 septembre, ont effectivement lieu les représentations de Sainte-Tryphine et le roi Arthur, pour lesquelles La Villemarqué a finalement fait venir des sonneurs cornouaillais. Les différents comptes rendus, tant dans le Bulletin de la Société d’Émulation des Côtes-du-Nord, société organisatrice du Congrès, que dans Le Publicateur des Côtes-du-Nord, montrent que les organisateurs ont nourri de sérieuses craintes sur la réception de la représentation par le public de Saint-Brieuc : le Publicateur du 26 octobre évoque « une entreprise aussi hardie, aussi téméraire que patriotique ». Dans sa réédition de Sainte-Tryphine, Françoise Morvan indique que la représentation provoqua « l’horreur du clan des bardes » [32]. Il convient pour le moins de nuancer. En effet, si certains, à l’image de Gabriel Milin ou de Prosper Proux s’y étaient toujours clairement montrés opposés, ce n’est pas le cas de La Villemarqué lui-même qui, comme le montre sa correspondance, apporte à Luzel le soutien sans lequel ce dernier ne se serait certainement pas lancé dans une telle aventure. Ils semblent même partager le même point de vue quant à la façon d’envisager la représentation du théâtre populaire breton. S’il a certainement lui-même nourri quelques inquiétudes - il parle même de « miracle » - à propos de l’accueil qui serait réservé à la représentation, La Villemarqué manifeste un réel enthousiasme dont témoigne un compte rendu, sous forme d’une longue lettre en date du 25 octobre, adressée à Augustin Cochin [33], qu’il invite instamment à une nouvelle représentation du mystère qui devrait avoir lieu à l’occasion d’un prochain congrès prévu à Quimper l’année suivante.
« Le chorégraphe bas-breton, écrit La Villemarqué, n’était autre que le directeur de la troupe paroissiale de Pluzunet ; il a nom Ian Ar Gouellou ; un autre paysan aussi de la même troupe, le nommé Huon, a rivalisé avec lui dans le courant de la pièce : l’un, en jouant un rôle de traître, l’autre un rôle de sorcière, ont été couverts d’applaudissements. L’acteur qui représentait le roi Arthur, et qui se nomme Ar Pennec, a joué royalement ; celui qui faisait le personnage de sainte Tryphine s’en est de même tiré avec la décence et la modestie convenables. Enfin, l’on peut dire que tous les acteurs ont exécuté leur rôle avec une aisance, une netteté de prononciation, une mémoire qui prouvent un long exercice traditionnel. Si quelqu’un était venu avec l’espoir de rire à quelque farce grotesque, il en eût été pour ses frais. Il n’y a rien eu là que de poétique, de naïf, d’original, de touchant, et même d’amusant parfois. »
Le compte-rendu est également l’occasion d’un hommage appuyé rendu à Luzel :
Rendons grâce à l’inspiration patriotique à qui est dû ce Miracle, comme on disait au moyen âge. Souvent spectateur du drame touchant et naïf, du Roi Arthur et de sainte Tryphine, joué dans sa paroisse par des paysans du lieu, M. Luzel pensa d’abord à le sauver, il le fit imprimer avec une fidèle traduction française. Mais il se demandait si la représentation de la pièce rustique, hors de son cadre naturel, produirait sur un auditoire distingué la même impression que sur le peuple. Le congrès celtique lui offrait l’occasion de tenter l’épreuve ; elle était périlleuse, mais le péril n’a jamais arrêté personne en Bretagne, et celui qui a écrit en tête d’un de ses livres : Bepred Breizad “ toujours Breton ”, n’était pas homme à reculer : il a réussi, réussi au delà de toute attente, grâce au concours précieux de M. Lejean et aux qualités particulières d’une troupe d’acteurs des Côtes-du-Nord. Le drame a été joué par eux à leur manière accoutumée et selon les usages traditionnels. Si la statue de du Guesclin avait pu s’animer comme celle du Commandeur, il aurait applaudi.
L’hommage est certainement sincère, dont Luzel lui-même n’aura sans doute pas eu connaissance. La parution, en plein congrès, de la réédition du Catholicon par Le Men, qui ouvre la « Querelle du Barzaz-Breiz », ne paraît donc pas, dans un premier temps, avoir compromis outre mesure les relations de La Villemarqué avec un Luzel qu’il ne désespère sans doute pas d’attirer à lui. Mais la ténébreuse affaire des manuscrits de la collection de Jean-Marie de Penguern où Luzel, fait, dans l’ombre, tout son possible pour éviter qu’elle ne tombe entre les mains de La Villemarqué et de ses partisans, et surtout la parution en 1868 des premiers fascicules des Gwerziou Breiz Izel vont conduire à une rupture totale entre deux hommes dont l’un des rares points de rapprochement aura donc sans doute été la conception du théâtre populaire breton.
– ANNEXE
Le grand Mystère de Jésus
Publié et traduit par Mr de la Villemarqué
Mr De Lavillemarqué vient de publier, chez Didier, à Paris, - le libraire académique - une fort belle édition de la passion et résurrection de N.S. Jésus Christ [souligné], qu’il appelle (et pourquoi ne pas lui laisser son titre populaire, celui que je viens de nommer ?) - le Grand Mystère de Jésus [souligné]. - L’édition est belle, trop belle même pour devenir populaire et se répandre dans nos campagnes, comme je l’aurais désiré ; car un beau livre suppose une certaine dépense, qu’on aurait regardée comme peu de chose il n’y a pas bien longtemps encore, mais qui, par ce temps de publication à 20 et 25 centimes, mérite d’être prise en considération. Mr De lavillemarqué n’a donc travaillé que pour les riches et les savants, et c’est regrettable. - Jusqu’à présent je ne connais pas de livre de lui dont le bon marché soit à la portée du peuple et le rende accessible à la bourse de l’ouvrier et du laboureur : il est
Comment en un vil plomb, l’or s’est-il changé ! -
Et quelle cause peut avoir modifié d’une manière si radicale et si fâcheuse le jugement du savant traducteur du Grand Mystère de Jésus [souligné], à l’endroit de notre théâtre national. - Ce serait une question intéressante à examiner, et il n’est pas impossible que nous y revenions un jour. Pourquoi encore Mr De Lavillemarqué traite-t-il si cavalièrement, si durement même, Mr Luzel, et le joue-t-il en quelque sorte par-dessus la jambe ? – Pourquoi ? - C’est ce qu’il est bien difficile de comprendre, et l’on se fut tout au contraire attendu à des éloges et à des encouragements pour un homme qui consacre ses moments de loisir à des recherches et des études désintéressées et dont nous tous Bretons qui aimons notre vieille langue et nos anciens titres littéraires, malheureusement si dispersés ou perdus à tout jamais, devons lui savoir gré. -