Arrivé à Paris en décembre 1833 – il a seulement 18 ans – La Villemarqué fréquente assidûment les bibliothèques de la capitale qui, écrit-il, « offrent le chaos le plus inextricable [1] ». Ses cahiers, conservés dans les archives familiales, comportent des notes se rapportant aux lais de Marie de France publiés par Roquefort [2] ou aux œuvres de Chrétien de Troyes... Sa correspondance montre qu’il fréquente alors des historiens et écrivains tels que Francisque Michel qui, en 1835, a « découvert » à Oxford le manuscrit de la Chanson de Roland [3], Alexis-Paulin Paris qui, en 1832, a proposé une édition de Berthe aux grands pieds [4], Louis-Jean-Nicolas Monmerqué [5], qui collabore avec les deux précédents pour l’édition de textes médiévaux ou encore Pierre-Hyacinthe-Jacques-Baptiste Audiffret [6], au département des manuscrits de la bibliothèque royale, Joseph Michaud [7], Jean-Joseph Poujoulat [8]…
L’influence déterminante des travaux de l’abbé Gervais de la Rue
Comme l’ont bien montré Francis Gourvil et Donatien Laurent [9] qui ont étudié la genèse du Barzaz-Breiz, la découverte, en 1834, des Recherches sur les ouvrages des Bardes de la Bretagne armoricaine, ouvrage publié en 1815 par l’abbé Gervais de la Rue [10], est une révélation pour La Villemarqué. En témoignent ses archives qui conservent les notes prises à cette époque dans deux cahiers de 200 et 162 pages [11] qui portent la mention « Notes. Paris 1834-35 » et commencent effectivement par « recherches sur les bardes armoricains au moyen âge par l’abbé Delarue 1815 ». Sur la couverture figure d’ailleurs une citation de l’auteur : « c’est aux littérateurs Bretons de multiplier les titres littéraires de la Bretagne par de nouvelles recherches et de les faire valoir pour l’honneur de leur pays », une citation que La Villemarqué soulignera dans la lettre qu’il adresse à Gervais de la Rue le 11 décembre 1834 [12] :
Depuis bien longtemps, j’étais vivement pressé de vous écrire, mais comme je n’avais jamais eu l’honneur de vous voir, ni celui d’entretenir des relations avec vous, je craignais que ce ne fut au moins indiscret de ma part. Non pas pourtant que je ne vous connusse pas ! - Oh ! j’avais déjà fait connaissance avec vous dans vos ouvrages, je les avais lus, étudiés, médités, appris par cœur, copiés même quand je n’avais pu me les procurer, car je suis Breton, Monsieur, et tous les Bretons vous ont voué comme moi, un culte tout particulier depuis que vous avez fait briller d’un si vif éclat la gloire littéraire de leur pays. Ils n’ont qu’un regret, c’est que vous n’ayez plus rien fait paraître de semblable. Quand on écrit comme vous le faites, on est bien coupable de ne plus le faire. Toujours est-il, Monsieur, que moi pour ma part, j’ai à vous remercier comme élève, et si vous voulez me le permettre, à vous demander conseil comme tel.
Vous ne songiez peut-être pas, Monsieur, quand vous traciez ces lignes : « C’est aux littérateurs bretons de multiplier les titres littéraires de la Bretagne et de les faire valoir pour l’honneur de leur pays », vous ne songiez peut-être pas qu’à dix-neuf ans de là elles dussent porter des fruits. Voilà pourtant ce qui est arrivé, et si je m’occupe en ce moment de l’histoire de la littérature bretonne et de ses rapports avec la littérature primitive de la France, vous seul m’en avez donné l’idée, vous seul aurez le mérite de mon ouvrage, au cas où il en eut quelqu’un.
Oserai-je donc, Monsieur, prendre la liberté de recourir à vos lumières sur les monuments littéraires spéciaux que j’aurais à consulter encore pour atteindre mon but, et la manière de me servir de ces ouvrages ?
Vous seriez mille fois trop bon et ma reconnaissance serait sans bornes, si vous aviez l’extrême bonté de m’éclairer à ce sujet.
Le vieux chanoine - il a alors 83 ans - répond dès le 24 [13] :
J’ai fait vraiment, Monsieur, un tour de force extraordinaire en m’avisant d’écrire sur vos Bardes armoricains et sur leurs ouvrages, quand je n’avois pas une seule ligne de leur poésie dans leur langue, et quand leur langue même m’étoit inconnue. Mais c’est en faisant des recherches sur nos poètes du moyen âge et trouvant que souvent il mentionnoient les Lais Bretons que je pris le parti de faire des notes sur ce genre de poésie, à mesure que je les trouvois cités dans les manuscrits que je parcourois, et c’est d’après l’ensemble de mes notes que je pris le parti d’écrire sur un sujet aussi inconnu, et qui pourtant constitue la 1re littérature de la France. À deux premières éditions de ce travail, je viens de publier une troisième dans l’ouvrage que je viens de donner au public en trois volumes in-8 sous le titre Essais historiques sur les Bardes, les Jongleurs et les Trouvères normands et anglo-normands [14]. J’ai un peu retouché l’article des Bardes, mais dans le 2e et le 3e volumes, vous trouverez encore beaucoup de renseignements sur ces poètes et leurs ouvrages, surtout dans les articles qui traitent de la Table Ronde. C’est là où j’ai inséré tout ce que je puis savoir sur la matière pour laquelle vous me faites l’honneur de me consulter. Ne me demandez pas des guides pour votre travail, je n’en connois pas. C’est le hasard qui dans mes longues recherches m’a fourni toutes les notions que vous trouverez dans mon dernier ouvrage, et je vous conseille d’en lire soigneusement tous les articles.
Quant au produit de vos recherches, c’est à vous, Monsieur, d’examiner l’âge et l’authenticité des monuments que vous avez pu découvrir, et de les faire valoir d’après une critique sage et sans esprit de localité ; mais je ne puis rien vous dire sur ce que vous avez pu recueillir, puisque je ne le connois pas ; mais si vous avez la bonté de me dire la nature et l’ensemble du travail que vous méditez, je pourrai vous dire franchement ce que je penserai.
J’ai l’honneur d’être, avec une parfaite considération, monsieur, votre très humble et très obt serviteur
Pardonnez ce griffonnage d’une main de 83 ans.
Ce dernier a avancé la thèse d’une influence de la littérature armoricaine dans la formation de la littérature française, thèse qui s’oppose alors à celles des Raynouard, Fauriel, Schlegel… pour lesquels tout vient du provençal et des troubadours. Tandis que paraît en 1835 le dix-huitième volume de l’Histoire littéraire de la France où il est longuement fait état des deux thèses en présence, La Villemarqué prend fait et cause pour celle défendue par le chanoine de la Rue.
À la recherche des manuscrits médiévaux : Mérimée accusé de vol !
En novembre, lors du Congrès historique européen qui se tient à Paris, il fait même une communication intitulée : « La langue et la littérature de la Celtique sont-elles entrées comme élément dans la formation de la langue et de la littérature de la France ? ». Publiant ce texte en 1988 [15], Jean-Yves Guiomar souligne à juste titre que « la grande faiblesse de la thèse armoricaine tient à l’absence de manuscrits comparables à ceux dont on disposait (ou croyait disposer) au pays de Galles, avec entre autres le Myvyrian Archaiology of Wales [16] ». Rien de surprenant donc à ce que le jeune La Villemarqué se lance à la recherche de tels manuscrits, avec succès, croit-on, quand, en septembre, la presse bretonne, puis parisienne annonce dans un entrefilet que :
M. Delaville-Marqué, attaché à l’école des chartes et fils du député du même nom, vient de retrouver dans une église des Montagnes Noires, près de Morlaix, les poésies de l’ancien barde Quin-Clan, inutilement cherchées par les amateurs de nos vieux monumens littéraires, et dont quelques fragmens à peine avaient échappé au temps ; ces poésies écrites en bas-breton, sont du cinquième ou sixième siècle. Quin-Clan était le Merlin des Bretons, si ce n’est même le véritable Merlin des chroniques chevaleresques. [17]
En fait, il n’en était rien, comme le confirme une lettre de l’abbé Penn, recteur de Dirinon, à M. Le Saout, recteur de Plouescat, conservée dans les archives La Villemarqué, où il se défend d’avoir jamais possédé ce manuscrit contenant « les poésies de l’ancien barde Quin-Clan » :
[…] jamais notre fabrique n’a possédé ce fameux manuscrit, et tout ce que les journaux ont débité à ce sujet, n’est qu’un tissu d’erreurs. On a confondu la vie de Ste Nonne, patronne de la paroisse, avec les œuvres de notre ancien compatriote [18].
À défaut de retrouver le fameux manuscrit, et pour cause, la presse bretonne – et même parisienne – va accuser l’écrivain Prosper Mérimée, alors inspecteur des Monuments historiques, de l’avoir dérobé lors d’une tournée en Bretagne [19]. La Villemarqué, qui sait évidemment ce qu’il en est, adopte une position pour le moins ambiguë, car s’il n’intervient pas directement dans les accusations portées contre Mérimée, il ne les dément pas et laisse faire, quelque peu amusé par la tournure prise par une affaire dont, malgré ses lettres de protestations, Mérimée a bien du mal à se dépêtrer : « Je suis toujours emmerdé par les bretons et le Mss. de Guenclan. Comment s’y prendre pour faire finir cela ? », écrit-il à Hippolyte Royer-Collard au tout début de 1836 [20].
Ne trouvant pas en Bretagne les manuscrits tant recherchés, l’intérêt de La Villemarqué se porte très vite vers le pays de Galles : en 1836 il convainc le conservateur de la bibliothèque de l’Arsenal d’acheter le Myvyrian archaeology of Wales qu’il dit avoir lui-même déjà lu et copié. Les archives familiales conservent un petit cahier portant la mention « histoire –mœurs – coutumes du Pays de Galles », avec notamment, des notes prises dans History of Wales de William Warington : La Villemarqué avait même le projet d’un ouvrage qui aurait eu pour titre « Le Dragon rouge ou les Bretons de Galles » dont il donne le plan [21]. Dès lors, il n’a qu’une envie : se rendre lui-même au pays de Galles. L’occasion s’en présente en 1838, quand les Cymreigyddion y Fenni, société littéraire des galloisants d’Abergavenny [22] qui depuis 1835 organise une grande fête musicale et littéraire, l’eisteddfod [23], cherche, pour le 5e anniversaire de la société, à lui donner un éclat tout particulier en invitant une délégation bretonne. [24]
Aux sources de la « querelle du Barzaz-Breiz » : un différend autour de l’édition de mystères
Dans les différents essais de La Villemarqué sur l’influence de la littérature armoricaine sur la littérature française, on ne peut être que surpris par l’absence d’allusion aux collectes de chants populaires qu’il a entreprises depuis 1833. Et, par la suite, à l’exception des rééditions du Barzaz-Breiz en 1845 et 1867, La Villemarqué ne publiera finalement que fort peu sur les chants populaires de Bretagne, alors qu’il multiplie les articles et ouvrages sur l’ancienne littérature, et cela à un rythme soutenu :
— Contes Populaires des anciens Bretons, précédés d’un Essai sur l’origine des épopées chevaleresque de la Table Ronde, Paris Coquebert, 1842 (réédition, Paris, Didier, 1859, 1861 : Les Romans de la Table ronde et les contes des anciens Bretons).
— Les Bardes Bretons, poèmes du VIe siècle, Paris, Renouard, 1850 (réédition Paris, Didier, 1860 : Les Bardes bretons du VIe siècle).
— Le Merveilleux au moyen-âge. L’enchanteur Merlin, Paris, Didier, 1858 (réédition Paris, Didier, 1860, 1861, Myrdhinn ou l’Enchanteur Merlin).
— La Légende celtique en Irlande, en Cambrie et en Bretagne, suivie de textes originaux irlandais, gallois et bretons, rares et inédits, Paris, Durand, 1859 (réédition, Paris, Didier, 1864 : La Légende celtique ou la poésie des cloîtres en Irlande, en Cambrie et en Bretagne).
Si seul le Barzaz-Breiz a finalement assuré la postérité littéraire de La Villemarqué, il n’est pas douteux que tous ses autres travaux, qui sont aujourd’hui quelque peu oubliés, lui tenaient particulièrement à cœur. La Villemarqué est alors une compétence reconnue en la matière : en 1851, il devient, par exemple, membre correspondant de la prestigieuse Académie de Prusse grâce à l’appui de Jacob Grimm avec lequel il échange une correspondance [25] et pour lequel il apparaît comme l’interlocuteur incontournable pour tout ce qui touche à la Bretagne, à l’Irlande ou au Pays de Galles. La méthode d’édition que La Villemarqué a adoptée pour son Barzaz-Breiz est même donnée comme l’exemple à suivre pour tous les collecteurs présents et à venir par Ferdinand Wolf [26], philologue allemand de renom, spécialiste des lais médiévaux [27]. En 1853, un autre philologue allemand, Johann Kaspar Zeuss, parle de La Villemarqué en termes très élogieux dans sa Grammatica Celtica [28]. Ces approbations de Grimm, Wolf ou Zeuss sont d’autant plus appréciables que les Allemands sont alors une référence en Europe. On ne sera donc pas surpris de ce que, en France, les recueils de chants, contes et légendes des années 1850-70 suivent les principes éditoriaux mis en œuvre par La Villemarqué qui avait lui-même pris pour modèle les Chants de la Grèce moderne publiés par Fauriel en 1824-25.
Une nouvelle école critique
Au milieu des années 1860, la situation évolue. Avec Gaston Paris, fils de Paulin Paris, né en 1839, l’année même de la parution de la première édition du Barzaz-Breiz, ou Paul Meyer, né en 1840, émerge une nouvelle génération qui, avec l’appui de personnalités telles que l’écrivain Ernest Renan, est à l’origine d’une manière renouvelée d’envisager les recherches historiques, littéraires et philologiques. Ils assureront également des responsabilités et des enseignements au Collège de France ou à l’École Pratique des Hautes Études, fondée en juillet 1868.
« L’École des hautes Études (je ne parle jamais que de la section des sciences historiques et philologiques) […], rappellera Gaston Paris en 1894, ne trouvait son unité que dans sa tendance purement scientifique et dans le but commun de toutes les « conférences » qui la composaient : l’initiation aux méthodes rigoureuses de l’histoire et de la philologie telle qu’elle se pratiquait en Allemagne. »
« Le principal corps d’armée – bien petit ! quatre hommes sans caporal ! – fut, ajoute-t-il, la Revue critique d’histoire et de littérature » dont le prospectus annonce d’emblée en 1866 : « Une des plus grandes conquêtes de notre époque est l’introduction dans les recherches historiques de méthodes rigoureuses, dont l’ignorance rend souvent incomplets et pénibles les travaux les plus consciencieux [29] ».
C’est effectivement du côté de l’Allemagne et de ses philologues que s’est tourné Gaston Paris. Il s’y est lui-même rendu en 1856 en compagnie de son père. Ce dernier était en correspondance avec Ferdinand Wolf qui lui avait conseillé de diriger son fils vers l’Allemagne et l’avait recommandé à Friedrich Diez [30].
Mais si, comme La Villemarqué, ils se réfèrent à l’exemple allemand, Gaston Paris et Paul Meyer ont une approche singulièrement divergente de celle de l’auteur du Barzaz-Breiz : l’œuvre de ce dernier va même offrir un excellent support pour le débat critique qui se fait jour et qui, à partir de 1867, donnera lieu à la fameuse « Querelle du Barzaz-Breiz ». Je ne vais pas revenir ici sur une affaire qui a été déjà largement commentée, mais me contenterai de souligner que l’une des principales conséquences des débats qui agitent alors le monde savant est l’élaboration de principes « scientifiques », du moins rigoureux, pour la collecte et l’édition de documents oraux. Énoncés par les spécialistes de la littérature médiévale que sont Gaston Paris et Paul Meyer, l’on constate qu’ils sont, en définitive, une application à la littérature orale des règles prônées pour l’édition critique des textes médiévaux.
D’ailleurs, ce qui, je crois, est finalement peu connu ou du moins peu mis en avant, est le fait que, avant de concerner le Barzaz-Breiz, la remise en cause des principes éditoriaux de La Villemarqué s’est d’abord appliquée à ses éditions de manuscrits médiévaux, notamment à celle du Grand Mystère de Jésus parue en 1865. Quelques éléments pour situer le contexte [31] : en 1863, François-Marie Luzel, qui sera par la suite le principal contradicteur de La Villemarqué dans la controverse sur l’authenticité des chants du Barzaz-Breiz, publie chez Clairet, à Quimperlé, Sainte Tryphine et le roi Arthur, une pièce de théâtre populaire en breton dont il a retrouvé des exemplaires manuscrits dans des fermes du Trégor [32]. C’est l’occasion d’un premier et sérieux différend entre les deux hommes. La Villemarqué qui a eu, par un ami commun, l’abbé mellacois Jean-Guillaume Henry, communication de l’un des manuscrits de Luzel, s’est apparemment mis en tête de le publier à son propre compte et, malgré les protestations de Luzel, fait quelques difficultés pour restituer le document à son propriétaire. Furieux, La Villemarqué cherche alors à se procurer un autre exemplaire de la pièce et, n’en trouvant pas, se décide à publier le manuscrit d’un autre mystère breton : c’est ainsi que paraît en 1865, chez Didier à Paris, Le Grand Mystère de Jésus, passion et résurrection, drame breton du moyen-âge, avec une étude sur le théâtre des nations celtiques. Ce texte, que La Villemarqué présente comme datant du XIVe siècle, lui paraît évidemment plus intéressant que celui publié par Luzel auquel il accorde une brève allusion au détour d’une simple note [33].
Comme on le suppose, Luzel réagit très mal à ce qu’il ressent comme une marque de mépris. Sa correspondance en témoigne. Il rédige même une longue critique de l’ouvrage qu’il propose à l’un de ses amis de signer et d’insérer dans la presse locale [34] où l’on retrouve un certain nombre de thèmes qui lui seront désormais chers quand il évoquera l’auteur du Barzaz-Breiz : concernant l’écrivain, la défense d’une littérature populaire face une littérature élitiste, la méfiance vis-à-vis de la recherche systématique d’un certain archaïsme et, concernant l’homme, sa mainmise sur les études bretonnes et celtiques, son dédain et son mépris, sa propension à se servir du travail des autres en raison d’une certaine incompétence.
On reconnaît là quelques-uns des arguments qui, dans les correspondances privées, alimentent la controverse naissante autour de l’ensemble de l’œuvre de La Villemarqué et notamment des chants du Barzaz-Breiz. Et, tandis que dans le numéro de décembre 1865 du Journal des Savants, le Grand Mystère de Jésus fait l’objet d’un long compte rendu d’Émile Littré où ce dernier fait toute confiance à l’autorité que représente l’auteur, dès le début de 1866, Paul Meyer, dans la Revue critique d’histoire et de littérature [35], se montre beaucoup moins complaisant, s’attachant à démonter une méthode « qui consiste en une exposition agréable semée d’hypothèses séduisantes, présentées simplement, sans appareil scientifique et pour ainsi dire au nom de la seule vraisemblance ».
« D’ailleurs, ajoute-t-il, aucune trace de ces incertitudes qui mettent le lecteur en éveil et le conduisent à se faire une opinion en dehors de son guide ; point de discussions sans lesquelles certains savants sont incapables d’élucider une question d’histoire. Toutes les assertions de l’auteur ont l’aspect de l’évidence, et les opinions contraires à la sienne semblent si peu vraisemblables qu’il paraît superflu de les discuter. Cette méthode, admirablement appropriée au goût du grand public, a fait le succès des livres de M. de L. V. Le monde instruit s’ennuie des minuties de l’érudition et des subtilités de la critique ; il se plaît aux grands résultats. Les grands résultats sont ici l’ancienneté et l’originalité des poésies dites celtiques ; si bien que c’est maintenant chose admise que nous possédons des chants des bardes du VIe siècle, et que, depuis que le dernier livre de M. de L. V. a paru, personne, que je sache, ne s’est avisé de contester l’existence d’un théâtre celtique remontant aux époques les plus reculées du moyen âge, ni l’originalité du mystère de Jésus ou de tel autre drame analysé par M. de La Villemarqué. […] À son habitude, M. de L. V. procède par simples affirmations. »
Et Paul Meyer, ancien élève de l’École des Chartes qui, en 1863, est entré à la section des manuscrits de la Bibliothèque nationale, s’appuyant sur toute une série d’exemples puisés dans la préface du Grand mystère de Jésus, d’évoquer la manière peu scientifique dont l’éditeur date le mystère des environs de 1365 et de montrer comment, contrairement à ce qu’il affirme, « le mystère breton est l’abrégé du mystère français ».
N’étant pas compétent en matière de langue bretonne, Paul Meyer s’abstient toutefois de conclure de façon définitive et invite simplement La Villemarqué à répondre à ses interrogations. Dans une lettre en date du 5 avril adressée à la revue, le médecin châteaulinois Eugène Halléguen abonde dans le sens de Paul Meyer, mettant en avant « la quantité d’expressions empruntées du français » et soulignant le soin apporté par La Villemarqué, dans sa traduction, à substituer « des synonymes aux mots français du texte breton ». Comme Paul Meyer, il termine par un appel pour que La Villemarqué veuille bien « s’expliquer comme critique, comme celtiste et comme traducteur [36] ».
Averti de cette remise en cause, probablement par René-François Le Men, archiviste du département du Finistère, Luzel n’est évidemment pas le dernier à s’en réjouir :
« Je vous dirai, écrit alors Luzel à son ami Jean-Pierre-Marie Le Scour, que la démolition de notre penn-gast-sturier [37] est commencée. Il a paru contre lui dernièrement dans la Revue Critique qui se publie à Paris, chez Franck, rue Richelieu, 67, - un article très raide, très bien fait, et où il est fort malmené comme savant, et sous le rapport de la bonne foi. […] Je vous ai toujours dit, - (et c’est aussi votre avis) - que la statue de ce Grand Lama de la Littérature bretonne avait des pieds d’argile. Encore quelques pierres comme celles qu’on vient de lui lancer, et vous la verrez s’écrouler avec un beau fracas [38] ».
La science contre le bon goût ?
Effectivement, au moment où paraît, à la toute fin de 1866, l’édition définitive du Barzaz-Breiz, les critiques méthodologiques quant au Grand mystère de Jésus s’étendent à celle des documents recueillis à la source orale. Et, en France, c’est en effet à cette année 1866 que l’on peut faire remonter la première expression officielle des critères « scientifiques » à respecter en la matière quand, au mois de mai, dans la Revue critique d’histoire et de littérature [39], Gaston Paris [40], rendant compte d’un recueil de chansons que vient de faire paraître Jérôme Bujeaud, énonce les principes éditoriaux qu’il convient désormais d’adopter pour élever les documents oraux au rang de documents scientifiques. Le compte rendu de Gaston Paris fait date et constitue en définitive le premier document exprimant ouvertement et publiquement les conceptions de la « nouvelle école critique » en matière d’édition de poésies populaires, expression sous laquelle, explique-t-il, il faut comprendre « outre les chansons, les contes d’enfants, les formules de tout genre, les proverbes et même souvent les superstitions ». Symbole de l’importance de cette prise de position, c’est par la reprise de cet article qu’Eugène Rolland et Henri Gaidoz ouvriront le premier numéro de leur revue Mélusine, en janvier 1877, première revue en France à être exclusivement consacrée aux traditions populaires.
Les principes énoncés par Gaston Paris, que François-Marie Luzel sera le premier à mettre en œuvre dès 1868 dans le premier volume de ses Gwerziou Breiz-Izel, sont évidemment une remise en cause de ceux auxquels La Villemarqué reste fidèle et qu’il réitère en cette même année 1866 dans un compte rendu du même ouvrage de Jérôme Bujeaud qu’il donne dans le Bulletin du Bouquiniste [41].
Ce sont bien deux écoles qui s’affrontent : l’une littéraire, héritière d’une tradition française, défend l’esthétique et le bon goût, quand l’autre, qui s’appuie sur les apports de la science allemande où la philologie est un champ de recherche large qui intègre le folklore, privilégie une approche documentaire indépendante de toute valeur esthétique : pour Gaston Paris, il est tout à fait évident que la mythologie, les traditions populaires etc. entrent dans le champ d’étude des philologues. Et il leur consacrera d’ailleurs nombre d’études où il s’attachera à en rechercher des parallèles, voire des sources du côté de la littérature médiévale dont il est un spécialiste reconnu. Mais le contexte historique délicat des relations franco-allemandes, amplifié par le conflit de 1870, conduit à rendre suspectes toutes les tentatives qui pourraient laisser supposer une quelconque influence allemande et aboutit à une rupture entre philologie et folklore [42].
On peut s’interroger sur les raisons qui conduisent Gaston Paris à rester étonnamment discret dans la controverse sur l’authenticité des chants du Barzaz-Breiz qui, en octobre 1867, prend un caractère public et virulent. Une explication est peut-être à chercher dans le fait que Paulin Paris, le père de Gaston, était non seulement un confrère de La Villemarqué, mais un ami de longue date et, en définitive, Gaston Paris ne reconnaissait-il pas, face aux travaux de La Villemarqué, les mêmes divergences de points de vue qui le séparaient de son propre père ?
« Bien que voués aux mêmes études, écrit en effet Paul Meyer en 1906, le père et le fils différaient du tout au tout pour la méthode de travail, la manière d’exposer les faits et l’appréciation générale des œuvres. Paulin Paris, esprit essentiellement littéraire, s’attachait surtout à mettre en relief, quelquefois avec un peu trop de complaisance, la valeur esthétique des écrits qu’il publiait ou analysait ; les œuvres qui n’avaient pas ce genre de mérite l’intéressaient peu, et il les négligeait volontiers. L’étude de la langue, la comparaison des textes, la recherche des origines d’une légende ou de ses transformations, en un mot, tout ce qui était pure érudition, avait pour lui peu d’attrait. Son fils, au contraire, sans être le moins du monde indifférent au mérite littéraire, savait se placer à des points de vue plus variés et abordait l’examen des œuvres du moyen âge avec plus de méthode et une idée plus nette des questions à traiter [43] ».
Ce débat entre la rigueur scientifique et l’esthétique, le bon goût, entre le beau et le vrai, est donc aussi un débat de générations. La Villemarqué, malgré quelques hésitations, ne donnera pas suite aux divers appels l’invitant à s’expliquer sur la genèse de son ouvrage, à produire les documents originaux de sa collecte. Son mutisme sera interprété par ses contradicteurs comme une marque d’orgueil et de dédain… et comme un aveu de culpabilité.