En 1846, Théodore Hersart de La Villemarqué, membre de l’Institut, né à Quimperlé dans le Finistère en 1815, épouse Clémence Tarbé des Sablons, fille d’un conseiller à la cour de cassation. Vers 1860, elle connaît de sérieux problèmes de santé - une affection de la gorge - qui la conduisent, sur les conseils de son médecin parisien, le docteur Pidoux, à se rendre une partie de l’année dans les Pyrénées pour profiter des bienfaits du climat et des eaux. Médecin des hôpitaux de la capitale, Herman Pidoux (1808-1882) est alors une personnalité du monde médical. Auteur, avec Armand Trousseau, d’un Traité de thérapeutique et de matière médicale qui, publié en 1836, a été régulièrement réédité tout au long du 19e siècle, il connaît la consécration en entrant à l’Académie de médecine en 1864.
Rien de surprenant à ce que le docteur Pidoux engage sa patiente à séjourner aux Eaux-Bonnes, station thermale réputée pour les affections des voies respiratoires dont il est également médecin inspecteur. [1] Il y vient d’ailleurs lui-même en famille : « Il est ici avec Mme Pidoux et leurs trois filles, deux à sa femme et une à lui, écrit Clémence à son mari en 1863. Nous les avons vus hier à la promenade. »
Le nom des Eaux-Bonnes n’est pas inconnu pour les de La VilIemarqué. En août 1852, c’est en effet de la station pyrénéenne que leur écrit leur ami Frédéric Ozanam, qui regrette fort de ne pouvoir répondre à leur invitation pour venir pendre la crémaillère de leur nouveau manoir de Keransker à Quimperlé : « vous me voyez entre deux montagnes épuisant à grands verres la source sulfureuse : franchement, j’aimerais mieux votre cidre. Puis je grimpe à la suite des chèvres sur les rochers d’alentour pour digérer ce breuvage qui indigne mes entrailles. » [2]
De 1863 à 1865, Clémence de La Villemarqué vient donc passer l’été aux Eaux-Bonnes, prenant pension à la « nouvelle maison Pommé » : « Notre chambre te plairait beaucoup, écrit-elle à son mari : des rideaux blancs, un papier avec des guirlandes de roses, deux belles fenêtres, le tout neuf. C’est une charmante maison qui n’a que huit ans d’existence. Les lits sont très bons, on les refait tous les ans. » Le voyage se fait en train de Quimperlé jusqu’à Pau - la ligne de chemin de fer ayant été ouverte jusqu’à Quimperlé l’année précédente. En 1864, Clémence est accompagnée par ses deux filles Ursule et Marie, qui profitent également des eaux. Elles sont bientôt rejointes par Théodore Hersart de La Villemarqué. Ce dernier, qui connaît quelques soucis de santé pendant son séjour, va, sur les conseils du docteur Pidoux, boire à la source froide, puis se rend tous les deux jours prendre des bains aux Eaux-Chaudes, autre station réputée proche des Eaux-Bonnes. Le traitement se révèle efficace puisque l’auteur du Barzaz-Breiz est bientôt sur pied.
Pendant l’été de 1865, tous quatre séjournent à nouveau aux Eaux-Bonnes. Ce sera la dernière fois car, à partir de 1866, c’est à Pau que la famille de La Villemarqué passera désormais la mauvaise saison, de novembre à Pâques. Toujours suivie à Paris par le docteur Pidoux, Clémence de La Villemarqué voit sa santé se dégrader inexorablement, imposant un traitement de plus en plus sévère, dont témoignent les lettres à ses enfants : « On va me mettre sur la gorge une huile qui me brûlera ; le médecin croit que cela me fera du bien. » « Mr Pidoux est venu me cautériser la gorge, c’est-à-dire qu’il m’a barbouillé le fond du gosier avec un gros pinceau trempé dans de la pierre infernale réduite en liqueur. Cela fait un effet horriblement désagréable, une brûlure et un goût détestable. [...] On espère que cette opération me rendra la voix. » Elle doit boire de « l’eau de goudron », supporter régulièrement vésications et traitement à base d’arsenic... ou d’huile de foie de morue. Et, à plusieurs reprises, pendant de longues semaines, elle se cantonne à un complet silence, se servant de crayon et de papier, voire d’une simple ardoise, pour communiquer avec ses proches. Clémence de La Villemarqué ne se remettra jamais et c’est d’ailleurs pendant un séjour à Pau qu’elle décèdera, le 23 mars 1870.
Les Eaux-Bonnes, villégiature à la mode
Connue au moins depuis le 16e siècle, c’est surtout à la fin du 18e siècle et au début du 19e que la station des Eaux-Bonnes connaît un développement rapide, notamment sous l’influence d’Antoine de Bordeu (1695-1777), médecin à Pau, qui exerce l’été aux Eaux-Bonnes, et surtout de son fils Théophile (1722-1776) que l’on considère comme le père du thermalisme pyrénéen. Tandis que les établissements thermaux sont reconstruits vers 1830, que d’importants aménagements interviennent au début des années 1840, les Eaux-Bonnes connaissent un afflux de curistes dont témoigne à l’époque le peintre Eugène Delacroix :
J’ai eu toutes les difficultés du monde à me loger ; on vous offre à votre arrivée des trous à ne pas mettre des animaux [...] Je me suis vu d’abord ici dans un véritable guêpier. On trouve aux eaux une foule de gens qu’on ne voit jamais à Paris; et moi qui fuis les conversations, surtout les conversations oiseuses, je me voyais d’avance assassiné. Il faut donc une certaine adresse pour éluder les rencontres, et c’est fort difficile dans un endroit qui est fait comme un entonnoir et où on est par conséquent les uns sur les autres. [3]
Cet engouement se trouve encore conforté quand, en 1852, Eugénie de Montijo vient y prendre les eaux. Devenue impératrice l’année suivante après son mariage avec Napoléon III, elle y revient régulièrement et laisse son empreinte sur l’aménagement de la station. Celle-ci connaît un afflux estival de « baigneurs » qui surprend la plupart des visiteurs. Il provoque notamment l’étonnement de l’écrivain Hyppolite Taine qui y séjourne à plusieurs reprises entre 1854 et 1858 :
Je comptais trouver ici la campagne, écrit-il dans son Voyage aux Pyrénées. [...] Je rencontre une rue de Paris et les promenades du bois de Boulogne. Jamais campagne fut moins champêtre ; on longe une file de maisons alignées comme des soldats au port d’armes, toutes percées régulièrement de fenêtres régulières, parées d’enseignes et d’affiches, bordées d’un trottoir, ayant l’aspect désagréable et décent des hôtels garnis. Ces bâtisses uniformes, ces lignes mathématiques, cette architecture disciplinée et compassée, font un contraste risible avec les croupes vertes qui les flanquent. On trouve grotesque qu’un peu d’eau chaude ait transporté dans ces fondrières la cuisine et la civilisation. Ce singulier village essaye tous les ans de s’étendre, et à grand’peine, tant il est resserré et étouffé dans son ravin ; on casse le roc, on ouvre des tranchées sur le versant, on suspend des maisons au-dessus du torrent, on en colle d’autres à la montagne, on fait monter leurs cheminées jusque dans les racines des hêtres ; on fabrique ainsi derrière la rue principale une triste ruelle qui se creuse et se relève comme elle peut, boueuse, à pente précipitée, demi-peuplée d’échoppes provisoires et de cabarets en bois, où couchent des artisans et des guides ; enfin, elle descend jusqu’au Gave, dans un recoin tout pavoisé du linge qui sèche, et qu’on lave au même endroit que les cochons. [4]
Si Clémence de La Villemarqué ne se plaint pas des conditions de son séjour, elle témoigne toutefois indirectement de cette agitation quand elle se montre particulièrement heureuse d’y échapper le temps d’une excursion :
J’ai fait une petite course à Aas, écrit-elle à son mari le 24 juillet 1863. J’y ai trouvé un grand charme. J’avais une ânesse grise dans le genre de la mienne et une ânière qui a comme moi deux filles et deux garçons. Cela a établi une grande sympathie entre nous, et nous avons causé fort amicalement le long de la petite route solitaire d’Aas. J’éprouvais un charme inexprimable à être sortie de ce brouhaha des Eaux-Bonnes et à me trouver en pleine campagne au milieu des champs de maïs et de blé. Cette montagne est surnommée la montagne verte parce qu’elle est cultivée. Aas est situé à mi-côte dans une charmante position. L’église est neuve, une petite église grecque ornée de beaucoup de peintures qui doivent plaire singulièrement aux paysans. J’y étais absolument seule, et ce calme et ce silence m’étaient très doux. [...] Le village était presque désert; [...] Je suis revenue toute contente de la bonne odeur de campagne que j’avais respirée.
La journée d’un curiste
Mais le séjour dans une ville d’eau, si fréquentée soit-elle, demeure généralement quelque peu monotone, rythmé par les inévitables passages à la buvette : « J’ai acheté mon sirop de gomme et mon verre, et je suis allée à la buvette », écrit Clémence de La Villemarqué à son arrivée à la mi-juin 1864.
Il n’y a pas encore grand monde [...] Deux hommes sont là entre la fontaine et une espèce de comptoir et vous servent, suivant l’ordonnance. Après cela on met sa fiole de sirop dans son verre et on le place sur une étagère. On voit là les fioles de tous les buveurs, rangées en bataille. On pourrait s’amuser ainsi à lire tous les noms, car il y a une étiquette sur chaque fiole. On paie dix francs de carte d’eau pour toute la saison (pour boire). Après avoir pris mes deux cuillerées, je suis rentrée [...]. Nous sommes retournées à 9h½ à la buvette prendre ma seconde dose, puis un moment à la chapelle qui est à côté, afin d’attendre l’heure du déjeuner.
Mais nous sommes seulement au mois de juin et, un mois plus tard, la situation n’est plus du tout la même :
« Il arrive toujours beaucoup de monde, et à la Buvette (la source où l’on va boire les eaux) il y a une queue qui n’en finit pas… ». [5] « Il y avait aujourd’hui une queue formidable, commençant sur les marches du perron en dehors [...] une demoiselle a cassé sa bouteille de sirop sur le perron, et tout le monde pataugeait en passant dans le sirop de gomme qui vaut mieux pour la poitrine que pour les pieds. Heureusement j’avais des caoutchoucs. [...] Il y avait aujourd’hui des quêteurs aux portes ; de sorte que du côté de l’entrée on n’avait ouvert que la porte du milieu. Cela faisait un peu de confusion. Il fallait aller chercher son verre sur les étagères et ressortir pour se mettre sur les degrés du perron à son tour. » [6]
Taine donne également une idée de ce qu’est alors la rude journée d’un curiste aux Eaux-Bonnes :
Chacun va prendre son flacon de sirop, à l’endroit numéroté, sur une sorte d’étagère, et la masse compacte des buveurs fait la queue autour du robinet [...]. Le premier verre bu, on attend une heure avant d’en prendre un autre ; cependant on marche en long et en large, coudoyé par les groupes pressés qui se traînent péniblement entre les colonnes [...] on regarde pour la vingtième fois les colifichets de marbre, la boutique de rasoir et de ciseaux, une carte de géographie pendue au mur. De quoi n’est-on pas capable un jour de pluie, obligé de tourner une heure entre quatre murs, parmi les bourdonnements de deux cents personnes ? On étudie les affiches, on contemple avec assiduité des images qui prétendent représenter les mœurs du pays : ce sont d’élégants bergers roses, qui conduisent à la danse des bergères souriantes encore plus roses. On allonge le cou à la porte pour voir un couloir sombre où les malades trempent leurs pieds dans un baquet d’eau chaude, rangés en file comme des écoliers le jour de propreté et de sortie. Après ces distractions, on rentre chez soi, et l’on se retrouve en tête à tête et en conversation intime avec sa commode et sa table de nuit. [7]
Pour Clémence de La Villemarqué, la vie aux Eaux-Bonnes est également rythmée par les offices religieux auxquels elle assiste assidûment. Et ceux-ci ne manquent pas, car, écrit-elle en juillet 1864, « il y a bien une quarantaine de prêtres ici. »
Nous revenons de la messe ou plutôt de plusieurs messes. Je crois qu’il y en a eu six ou sept dans l’espace de temps que j’ai passé à l’église. [...] Le curé d’Aas dit la messe d’11h ½ pour les malades et les paresseux. Le pauvre homme n’épargne pas ses peines car il va auparavant chanter la grand’messe dans sa paroisse qui me paraît beaucoup plus éloignée d’ici que Luz St Sauveur. Les prêtres qui boivent les eaux disent leurs messes avant neuf heures pour boire à temps: la plupart même avant 8h qui est l’heure de la première buvette. Souvent je reste à la chapelle entre 8 et 9 pour ne pas revenir ici entre mes deux boissons.
Toujours aussi ironique, Taine évoque également cette affluence estivale aux offices dominicaux :
Le dimanche, une procession de riches toilettes monte vers l’église. Cette église est une boîte ronde, en pierres et en plâtre, faite pour cinquante personnes, où l’on met deux cents. Chaque demi-heure entre et sort un flot de fidèles. Les prêtres malades abondent et disent des messes autant qu’il en faut: tout souffre aux Eaux-Bonnes du défaut d’espace; on fait queue pour prier comme pour boire, et l’on s’entasse à la chapelle comme au robinet. [8]
A sa description quelque peu caricaturale, l’écrivain, pour qui seul un bon repas « fait supporter l’ennui, la pluie et la musique des Eaux-Bonnes », aurait encore pu ajouter la queue, parfois interminable, qu’il faut faire chez le médecin. Clémence de La Villemarqué est bien contente d’y échapper :
Le traitement ici n’est pas cher, écrit-elle à son mari : 10 fr la carte d’eau, et 5 fr au garçon de la buvette. Seulement je crois qu’il faudra que je donne 60 frcs à Mr Pidoux qui vient me voir deux fois la semaine, tandis que le commun des fidèles va chez lui. Mr de Thomassin avait hier le n° 17, il a été obligé d’y retourner après dîner pour avoir son tour. Tu juges que je suis une privilégiée.
N’en veux pas à Mr Pidoux, écrit-elle une autre fois, il est accablé d’occupations ; sa consultation n’est interrompue que par le dîner. On y retourne à sept heures avec des numéros d’ordre. [9]
Vie mondaine, tourisme...
Les Eaux-Bonnes sont le rendez-vous de la bonne société: têtes couronnées, personnalités politiques, religieuses, artistiques s’y retrouvent à la belle saison.
Hier soir je suis allée me promener un peu avec Mr et Mme de la Barthe ; nous avions grande envie de rencontrer Mme de Persigny qui est ici depuis trois jours, et qui a, dit-on, des toilettes de brigand calabrais ; mais nous n’avons pas eu cette chance. On dit que Mr de Persigny est avec sa femme, et que Mr de Gramont-Caderousse est également ici, et n’a que fort peu de temps à vivre. Mr Texier, rédacteur du Siècle, est aussi fort malade, et il a des filles qui portent des chemises rouges surnommées Garibaldi (les chemises, pas les filles).
On dit que le comte de Flandres a passé ici, mais nous ne l’avons pas vu. [10]
On vient certes aux Eaux-Bonnes pour la vertu des eaux, mais aussi pour se montrer et pour assister aux réceptions mondaines, aux bals : « On ne voit qu’élégants, beaux dès le matin dans des cravates resplendissantes, écrivait déjà Eugène Delacroix en 1845. » [11]
Je n’ai jamais compris, ajoutait-t-il, la fureur de venir s’amuser dans des endroits où on rencontre à chaque pas les plus tristes tableaux de malades, de gens qui toussent et se traînent pour chercher la santé. Ils font ici des bals, des soirées, comme à Paris, et font tout ce tapage à l’oreille de ces moribonds qui sont porte à porte avec eux. [12]
Le peintre avait même dû se résoudre à quitter l’hôtel où il s’était installé pour fuir le tapage des pianos qui faisaient danser les dames jusqu’à onze heures du soir !
Chacun multiplie les visites ou reçoit : « C’est ainsi que le temps finit par passer », confirme Clémence de La Villemarqué. [13] Au moment du repas, on fait la connaissance d’autres pensionnaires de l’hôtel qui partagent votre table. Les de La Villemarqué y retrouvent même des membres de leurs familles respectives, et plusieurs Bretons. Cela permet de s’échanger les journaux et de se tenir informé des nouvelles du pays. Ils y rencontrent également des personnalités qu’ils fréquentent habituellement à Paris. En 1863 et 1864, ils reçoivent ainsi la visite amicale de l’abbé Henri Perreyve, venu lui aussi prendre les eaux : proche d’Ozanam et de Lacordaire, c’est un ami de la famille de La Villemarqué, à laquelle il a d’ailleurs rendu visite quelques temps plus tôt à Quimperlé. En 1865, c’est l’évêque de Poitiers, monseigneur Pie, qui vient les saluer. Il est accompagné de toute une « caravane » qui ne passe pas inaperçue. Tout ce monde se retrouvera également sur le chemin de Gabas, le temps d’une excursion.
Il faut dire que, brillamment élu à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1858, Théodore Hersart de La Villemarqué est alors une personnalité du monde littéraire et scientifique. En 1864, aux Eaux-Bonnes, il retrouve d’ailleurs un confrère de l’Institut, en la personne de Ludwik Volowski, de l’Académie des Sciences morales et politiques. Ce dernier lui présente le jeune prince polonais Czartorisky et ainsi de suite... Une rencontre en induit une autre et c’est tout un tissu de relations qui se crée, d’autant plus que l’on se retrouve là d’une année sur l’autre. Et l’auteur du Barzaz-Breiz semble finalement apprécier cette vie mondaine : « Ton père, écrit Clémence à son fils Pierre le 13 juillet 1864, commence à prendre goût aux Eaux-Bonnes où il s’ennuyait les premiers jours. »
L’été aux Eaux-Bonnes offre par ailleurs quelques distractions. Ce sont d’abord les promenades aménagées : « Après le déjeuner nous sommes allées presqu’au bout de la Promenade Horizontale qui a une demi-lieue. Nous avons porté notre ouvrage et nous sommes reposées assez longtemps. » [14] Largement sollicités sont également la promenade Gramont, le jardin Darralde, qui porte le nom du médecin qui soigna l’impératrice Eugénie... et bien d’autres. Mais, au bout de plusieurs semaines, on en a quelque peu fait le tour : « A la vérité nous finissons par trouver le temps un peu long dans ce trou de rocher », écrivait Frédéric Ozanam en août 1852. « Nous avons épuisé le charme de la promenade horizontale, nous savons par cœur le chemin d’Aas et la vallée de Laruns s’est montrée à nous sous tous ses points de vue. » [15]
Destination prisée de la bonne société, les Eaux-Bonnes offrent, au milieu du 19e siècle, un bel exemple du développement d’un tourisme moderne. En 1834, paraît la première édition du guide Richard, tandis que la maison Hachette confie à Hippolyte Taine le soin d’un Voyage aux eaux des Pyrénées, publié en 1855, illustré par des dessins et gravures de Gustave Doré. On vient aux Eaux-Bonnes pour le pittoresque des paysages et les excursions constituent une distraction particulièrement appréciée : à pied, en voiture, à dos de cheval ou d’âne, on se fait accompagner de guides. Des routes ont peu à peu été aménagées et chacun suit, semble-t-il, les mêmes itinéraires qui, là encore, finissent par être très – trop – fréquentés : « Il y a une foule de gens qui font des excursions à cheval et en voiture. » [16] « Ce que c’est la vogue partout » ne peut s’empêcher de s’exclamer Clémence, en juillet 1864, qui, se rendant à Aas, est toute surprise de ne rencontrer sur son chemin qu’un seul promeneur.
« Vous venez des Pyrénées, vous avez vu Gavarnie ? »
Évoquant le site de Gavarnie, Taine témoigne, avec humour, de la naissance de ce « tourisme de masse » :
Il est enjoint à tout être vivant et pouvant monter à cheval, un mulet, un quadrupède quelconque, de visiter Gavarnie. Sinon, pensez quelle figure vous ferez au retour :
« Vous venez des Pyrénées, vous avez vu Gavarnie ?
– Non
– Pourquoi donc allez-vous aux Pyrénées? »
Vous baissez la tête, et votre ami triomphe, surtout s’il s’est ennuyé à Gavarnie. Vous subissez une description de Gavarnie d’après la dernière édition du guide-manuel. [17]
L’une des destinations les plus courantes des excursionnistes est la station voisine des Eaux-Chaudes, d’autant plus que bien des curistes doivent s’y rendre :
Hier nous sommes allées trois fois aux Eaux-Chaudes qui sont à deux lieues d’ici et où je prends des bains pour mes maux de dents et de tête, écrit Ursule de La Villemarqué à son frère Pierre ; hier nous y avons été à pied car en omnibus on ne juge guère de la route qui est superbe et très sauvage. Il y a près des Eaux-Chaudes une grotte très curieuse que nous avons visitée samedi. [...] Nous avons pris un âne pour celle de nous qui serait fatiguée mais nous ne nous en sommes presque pas servi, ce n’est pas commode dans ces montagnes car l’on glisse sur la croupe de l’âne. [18]
Si l’ascension du Gourzy, la cascade du Gros-Hêtre restent des courses recherchées, l’une des destinations préférées des curistes est Gabas, à la frontière espagnole. La famille de La Villemarqué s’y rend au cours de l’été 1864 : Clémence monte à dos d’âne jusqu’à Rions, puis poursuit à pied jusqu’à Gabas, avec Théodore, Ursule et Marie.
Accompagnés de guides, certains s’aventurent dans des courses plus longues : « ... six messieurs [...] revenaient du Pic du Gers ; il y avait treize heures qu’ils étaient partis. [...] Deux de ces messieurs marchaient à cheval en avant, tenant au bout d’un bâton un bouquet de fleurs de la montagne. » La vie aux Eaux-Bonnes est d’ailleurs rythmée par le spectacle très prisé des guides qui, rentrant d’une course, sont maîtres dans l’art de faire claquer leur fouet. » [19] Les guides ici ont de charmantes vestes rouges, des culottes courtes noires, et des guêtres blanches. » [20]
...et folklore
Dans les montagnes pyrénéennes, les « baigneurs » recherchent, dans les mœurs des habitants de la montagne, un certain exotisme : les costumes, les danses, la musique... et les chants. Certains autochtones savent d’ailleurs tirer profit de cette manne financière que représente cet afflux estival : « Les petits garçons dansent des espèces de danses espagnoles pour avoir un sou : ils ont l’air si gai qu’on n’est pas très attendri sur leur sort, mais on les trouve gentils et on leur donne. » [21]
Tandis que se développe en France, comme dans l’ensemble de l’Europe, un intérêt pour ce que le pasteur anglais Williams Thoms a nommé, en 1846, « Folk-lore », apparaissent un certain nombre de figures emblématiques de ce mouvement, à l’image de Mistral et du Félibrige en Provence. Dans les montagnes béarnaises, il est une personnalité incontournable à laquelle il est de bon ton de rendre visite : Pierrine Sacaze-Gaston. Né en 1797 à Bagès dans une famille où l’on vit du pastoralisme, il devient berger à son tour. D’une grande curiosité, il s’intéresse à la zoologie, à la botanique, à la géologie, à la météorologie... à la musique (il joue de la flûte et du violon) et à la poésie. Ses inventaires de plantes et de minéraux le font entrer en relation avec des personnalités scientifiques et valent à cet autodidacte, resté fidèle au costume montagnard traditionnel, une notoriété internationale. On raconte même que la route menant des Eaux-Bonnes à Bagès a été spécialement aménagée pour faciliter les visites.
Séjournant aux Eaux-Bonnes, Théodore Hersart de La Villemarqué, auteur en 1839 du Barzaz-Breiz, premier recueil de chants populaires en France, ne pouvait donc ignorer cette personnalité originale, « pasteur, cultivateur habitant une cabane, féru de botanique, de météorologie et de poésie », comme il se définit lui-même dans un document qu’il remet à son hôte. Quand eut lieu la rencontre entre le berger de la vallée d’Ossau et l’auteur du Barzaz-Breiz ? Rien ne nous l’indique. Les quelques pages manuscrites conservées dans les archives La Villemarqué ne sont en effet pas datées.
Monsieur le vicomte, bis,
Pourquoi chercher l’autographe
De l’homme qui écrit au paraphe
Qu’ignore tout bon son païsQui sçait qu’au rocher du trésor
Jaillit une eau nauséabonde
Dont la misère de ce monde
Est avide à l’égal de l’orEt qui connaît le col de torte
Par le botaniste assiégé
Et qu’il ne quitte que chargé
Du riche buttin qu’il emporteDu Valentin et du discau
Il voit les ondes mutinées
En cascades eschelonnées
Rouler du marbre au val d’ossauAux promenades ravissantes
De jacqueminot, de gramon
Il voit l’élégant escadron
En cavalcades bondissantesCe ravissant ensemble impose
A celui qui sait voir de haut
C’est le prestige du tableau
D’une nature grandiose.
Le document, qui contient trois chansons manuscrites, dont une accompagnée de sa musique, semble avoir été rédigé et adressé à La Villemarqué à la demande d’un « ami » qui désire en savoir plus sur Sacaze-Gaston. Il s’agit probablement du comte Théodore de Puymaigre, auteur en 1865 des Chants populaires recueillis dans le pays messin, que La Villemarqué rencontre à Pau au cours des hivers 1867 et 1868. La Villemarqué lui parle-t-il de Sacaze-Gaston ? C’est fort probable. Toujours est-il que, amené à séjourner régulièrement aux Eaux-Bonnes, où il accompagne sa femme, le comte de Puymaigre cherche à rencontrer le berger autodidacte. Il se rend même jusqu’à Bagès, mais le berger venant de perdre son frère, la rencontre n’aura pas lieu. Le collecteur devra se contenter d’un cahier manuscrit de chansons que Sacaze-Gaston a remis à M. Lanusse, guide bien connu, notamment pour avoir été celui de l’impératrice Eugénie. Ce dernier lui présente un voisin, Simon Lassousse, paysan d’Aouste, auprès de qui il recueille, trois heures durant, toute une série de chants populaires.
En 1874, le comte de Puymaigre publiera une partie de sa moisson dans le tome III de la revue Romania. On y retrouve sept chants extraits du cahier manuscrit de Sacaze-Gaston, parmi lesquels figurent les trois adressés à La Villemarqué, ainsi que des chants recueillis auprès du père Lanusse (3) et de Simon Lassousse (5).
Tandis qu’il séjourne désormais à Pau à partir de 1866, Théodore Hersart de La Villemarqué fait encore quelques excursions jusqu’aux Eaux-Bonnes ou jusqu’aux Eaux-Chaudes. A Pau, il profite d’une vie intellectuelle plus riche : il fréquente les archives, la bibliothèque... Il fait même, dans le cadre des Conférences de Pau, une intervention sur « La femme dans la poésie celto-bretonne » dont l’Indépendant des Basses-Pyrénées du 2 mars 1868 donne le compte rendu. C’est encore la visite de sites mégalithiques pyrénéens avec un archéologue britannique :
Ton père doit aller demain avec un lord Talbot visiter des monuments celtiques, dans les montagnes. Cela ne l’amuse pas beaucoup, il connaît déjà ces pierres druidiques, et il n’a pas beaucoup de sympathie pour lord Talbot qui est protestant et n’aime pas les Irlandais. Il est Irlandais lui-même et trouve que l’Angleterre se conduit bien vis-à-vis des Irlandais. Il prétend qu’en France on nous fait croire toutes sortes de rêveries. [22]
S’il effectue quelques voyages à Paris pour assister à des séances de l’Institut, ou s’il revient brièvement en Bretagne, La Villemarqué passe donc, entre 1866 et 1870, une bonne partie de l’année à Pau, de novembre jusqu’aux environs de Pâques. Tandis que la santé de sa femme se dégrade et le préoccupe chaque jour un peu plus, il est par conséquent largement absent de Bretagne au moment où éclate et se développe la vive controverse autour du Barzaz-Breiz. C’est par exemple à Pau - et seulement en novembre 1867 ! - qu’il apprend, par Paul Raymond, l’archiviste de la ville, la parution dans le numéro de mai-juin de la Bibliothèque de l’Ecole des Chartes d’un article très critique de Henri d’Arbois de Jubainville, archiviste de l’Aube, sur le chant de la Peste d’Elliant. Paul Raymond prend la défense de La Villemarqué et fait intervenir son ami Gustave Servois auprès de son collègue archiviste : il obtient qu’un « rectificatif » soit inséré dans le numéro de septembre-décembre de la revue.
Dans les Pyrénées, où il trouve en Paul Raymond, Théodore de Puymaigre... de précieux soutiens, La Villemarqué se trouve quelque peu protégé du tumulte qui, à Paris comme en Bretagne, entoure alors son travail, ce dont témoigne sa femme :
Cela a distrait mon pauvre mari de tous les ennuis qu’il a depuis q.q. mois pour sa bretonnerie, ennuis au-dessus desquels je le trouvai placé après trente ans de travaux si consciencieux ! Il a aussi trouvé ici un M’ de Puymaigre, collecteur des chants lorrains, qui est indigné de la petite guerre qu’on lui fait dans la Revue Critique ; mais tu n’es pas au courant de tout cela. - Pour moi qui suis si sensible à tout ce qui touche l’honneur de mon mari, je ne trouve pas que cela puisse l’atteindre, aussi je n’en suis pas émue. [23]
Sans doute La Villemarqué se complaît-il d’être ainsi quelque peu à l’écart de tous ces débats et cet éloignement explique peut-être, pour une part, un silence que certains ont interprété comme une simple marque de mépris ou d’orgueil :
Vous vous retirez sous votre tente cher ami, lui écrit alors le docteur breton Eugène Halléguen - je regrette cette détermination que je comprends cependant. Puisse-t-elle n’être pas nuisible et regrettable pour votre santé ! Je peux d’autant moins insister que la santé de Mme paraît y être pour beaucoup et qu’elle nous priverait peut-être de votre coopération cette année si j’ai bien compris les derniers mots de votre lettre. [24]
Pendant les longues semaines passées loin de Bretagne ou de Paris, La Villemarqué recherche dans les excursions ou les rencontres un dérivatif pour éviter l’ennui qui guette tout curiste. Il trouve finalement parmi les personnalités locales ou les autres « baigneurs » de quoi assouvir son propre intérêt pour la culture populaire. Chacun a du temps, est plus disponible qu’en temps ordinaire et de vrais liens d’amitié se tissent pendant ce temps de vacances, qui trouveront à s’exprimer par la suite. Ainsi, après leur rencontre pyrénéenne, le Lorrain de Puymaigre et le Breton de La Villemarqué continueront quelque temps de s’écrire. Et, en 1870, c’est le premier qui mettra le second en contact avec un autre grand spécialiste du chant populaire, le Sicilien Giuseppe Pitrè. En définitive, c’est donc du côté des Eaux-Bonnes qu’il convient d’aller chercher la clef d’une partie de l’histoire des collectes de littérature orale en Europe, tandis que, en retour, les collecteurs apportent, par leur correspondance, leur petite contribution à l’histoire de la station thermale pyrénéenne.
Source :
Lettres non publiées des archives de famille de Théodore Hersart de La Villemarqué.