Éditer un almanach républicain en breton en 1872 semblait a priori une entreprise d’avenir. Premièrement, le contexte politique était favorable à la diffusion d’idées républicaines. Même si lors des élections législatives de février 1871, seuls les trois cantons de Brest et ceux du Faou, Châteaulin, Le Huelgoat, Carhaix, Concarneau, Douarnenez et Bannalec votent pour la liste républicaine, les quatre députés finistériens élus sont républicains lors des élections complémentaires du 2 juillet 1871 : Augustin Morvan, Paul Rousseau, Théophile de Pompéry, Louis Lebreton et la liste républicaine obtient 58 700 voix contre 32 700 à la liste conservatrice. Deuxièmement, le choix formel de l’almanach paraît aussi pertinent. Ce genre intergénérationnel, interclassiste, d’aspect encyclopédique et capable d’intégrer de nouveaux savoirs et de se métamorphoser connaît un succès populaire dans les premières décennies de la Troisième République et trouve une seconde jeunesse dans l’achèvement de l’alphabétisation des Français après 1870, en dépit de certains pronostics sur une mort à venir gagée sur les progrès du chemin de fer, de la presse et des collections de livres à bon marché [1]. De plus, l’almanach était un des types d’imprimés à destination du peuple que les imprimeurs-éditeurs savaient produire facilement. Troisièmement, s’adresser en breton à un lectorat breton rural, donc majoritairement bretonnant, semblait également logique. En 1870, environ 98 % de la population bas-bretonne était bretonnante [2]. Par ailleurs, l’édition en langue bretonne étant en très grande partie tenue par l’Église à cette époque, l’avènement de la Troisième République a entraîné un changement dans les relations entre l’Église et l’État [3] et un net ralentissement des productions à caractère religieux [4], pouvant laisser le champ libre à une expression profane et notamment républicaine.
Prosper Hemon, au moment de la mort de Luzel en 1895, écrivait pourtant ceci :
L’Almanach Breiz-Izel fut entrepris [par M. Luzel] en collaboration avec M. Gaidoz. Il est grand dommage que cette publication, à qui manquèrent les encouragements dont elle était digne, ait succombé au milieu de l’indifférence presque générale. Elle eût exercé l’action la plus salutaire dans nos populations des campagnes. [5]
Qu’est-ce donc que cette entreprise nouvelle et originale dans le panorama de la littérature de langue bretonne ? Et comment comprendre l’échec qu’elle a connu ?
L’aventure éditoriale de deux hommes
L’Almanak Breiz-Izel est l’aboutissement du projet de deux hommes, le Parisien Henri Gaidoz et le Breton François-Marie Luzel, qui s’est concrétisé lors d’un voyage en Bretagne en septembre et octobre 1871. A cette occasion, ils se rencontrent pour la première fois, même s’ils échangent une correspondance suivie depuis 1867, date à laquelle l’écrivain Ernest Renan a recommandé Gaidoz auprès de Luzel. L’idée de l’almanach revient à Henri Gaidoz qui, le 19 décembre 1869, en fait part dans une lettre à Luzel. Ce serait, en quelque sorte le pendant de celui publié par les Provençaux, l’Armana Prouvençau, dont il adresse un exemplaire à Luzel en janvier 1870.
Dans cette aventure, le rôle des deux hommes est différent et complémentaire : Henri Gaidoz en est en quelque sorte l’initiateur intellectuel et l’inspirateur de la ligne éditoriale, et François-Marie Luzel en est la cheville ouvrière. Gaidoz écrit d’ailleurs à Luzel :
Mon ignorance du breton m’empêchera de prendre grande part à sa rédaction, mais je vous avouerai tenir à avoir une petite part de direction, pour faire du journal un instrument de propagande littéraire et démocratique. [6]
- Henri Gaidoz (1842-1932) : un lanceur d’idées
« Érudit, écrivain et professeur » c’est ainsi qu’il se présente en 1900 dans le dossier pour l’obtention de la légion d’honneur. C’est un solitaire au caractère indépendant, même quelque peu misanthrope, sans doute marqué par des débuts d’existence quelque peu difficiles. Né à Paris en juillet 1842, il est le fils (naturel ?) d’une employée de maison originaire de Savoie. « Il s’était trouvé de bonne heure sans autres parents qu’une mère adoptive, et il vécut toujours célibataire et seul », écrit J. Vendryes dans la nécrologie qu’il lui consacre. [7] Après ses études secondaires au lycée Louis-le-Grand, il a voyagé en Allemagne (où il a étudié), en Irlande (1867), au pays de Galles et en Angleterre (1868-1869)… Ayant appris le gallois, l’irlandais, il se met également au breton. [8]
Au moment de l’almanach, il a donc 29 ans et n’a aucune position institutionnelle. Pour gagner sa vie, il doit donner des cours particuliers ou compter sur des missions du ministère de l’Instruction publique, telle la mission littéraire dans les Iles britanniques que lui accorde en juillet 1868, le ministre Victor Duruy.
Il est cependant très actif (comme le montre la brève biographie fournie dans le document d’appui) : il est l’un des fondateurs de la Société de linguistique dont il sera l’administrateur jusqu’en 1877, puis le président en 1881. Il collabore à de nombreuses revues : Revue de France, Revue de l’Instruction Publique, Revue Archéologique, Revue des Cours Littéraires, Revue critique d’histoire et de littérature, The Academy, etc. Il publie également des articles importants dans la Revue des Deux Mondes [9] qui attirent l’attention d’Émile Boutmy, fondateur de l’École libre des sciences politiques de Paris. Ce dernier le sollicite dès le mois d’octobre 1871 pour y assurer un enseignement de géographie et d’ethnographie, au moment de l’ouverture de l’école en janvier 1872. Gaidoz y enseignera jusqu’en 1908. Entre temps, en 1876, il sera également nommé directeur d’études pour le celtique à l’École Pratique des Hautes Études, inaugurant, en France, le tout premier enseignement officiel des langues et littératures celtiques.
Gaidoz bouillonne d’idées et l’Almanak Breiz-Izel n’est pas son seul projet du moment. En 1869 il diffuse le prospectus de la Revue celtique [10] dont le premier numéro paraît en juin 1870, le second devant attendre septembre 1871. Elle se propose d’aborder de façon sérieuse les questions celtiques, en dehors de toute approche « bardique » ou « celtomaniaque », en faisant appel aux meilleurs spécialistes internationaux. Gaidoz en assume seul toutes les charges éditoriales, y compris les risques financiers d’un éventuel échec… et cela dans une période pour le moins délicate. Au même moment, il est, avec le comte de Charencey, conseiller général de l’Orne et linguiste, spécialiste notamment de la langue basque, et Charles de Gaulle, l’oncle celtisant du Général, l’un des auteurs de la première pétition pour les langues provinciales, destinée à être présentée en 1870 devant le Corps législatif. [11]
- François-Marie Luzel (1821-1895) : l’homme à tout faire
Né en juin 1821 à Plouaret, Luzel a donc 51 ans quand il s’engage dans le projet d’almanach breton. Même s’il est plus âgé que Gaidoz, il a délaissé l’enseignement et n’a pas, ou plus, lui non plus de position institutionnelle. Enseignant au collège de Lorient à partir de 1864, il montre, semble-t-il, peu d’aptitude et d’intérêt pour ce métier. Quand le collège devient lycée impérial en octobre 1869, Luzel a déjà abandonné l’enseignement, plus intéressé par ses autres activités, notamment par la collecte de traditions orales pour laquelle il a bénéficié de plusieurs missions officielles (1868, 1870 et 1871) et rédigé quatre rapports au ministre de l’Instruction publique (6 septembre 1869, 2 août 1870, 4 novembre 1870, 1er août 1871).
En 1868 il a en outre publié, chez Corfmat à Lorient, le premier volume de ses Gwerziou Breiz-Izel et prépare le second, qui ne paraîtra finalement qu’en 1874. En 1870 paraissent aussi des Contes Bretons chez Clairet à Quimperlé. Luzel collabore à la Revue de Bretagne et de Vendée et, bien entendu, aux premiers numéros de la Revue celtique de son ami Gaidoz.
Luzel est la cheville ouvrière du projet d’almanach et cumule les rôles :
• Il assure le suivi technique auprès de l’imprimeur Gadreau, d’autant plus aisément que, depuis, 1869, il dispose également d’un logement à Brest. Luzel collabore d’ailleurs au journal l’Électeur du Finistère qu’imprime Gadreau, par des contes et des poésies.
• Il joue le rôle de trésorier, recherche des financements, contacte des actionnaires, paie des factures, etc.
• Il assure une bonne partie des relations avec les auteurs, locaux en particulier, joue parfois le rôle de modérateur auprès de Gaidoz notamment.
• Il fournit lui-même une bonne partie du contenu, puisant dans ses collectes et ses compositions poétiques. Il rédige au besoin les articles manquants.
• Il assure la traduction des articles qui lui parviennent tous en français, sauf ceux de Théophile de Pompéry qu’il adapte.
• Il se charge de l’expédition de l’almanach et de sa diffusion auprès des libraires.
- Les objectifs de la publication
Un croisement de regards entre le théoricien Gaidoz et le pragmatique Luzel permet de mieux cerner les motivations à l’origine de l’Almanak. Au moment de sa sortie, Gaidoz le replace dans un projet politique global de construction de la nation française républicaine, incarnée par une décentralisation tenant compte des réalités des diverses régions françaises, prise en main par une bourgeoisie soucieuse de l’instruction des classes populaires, et concrètement, par une instruction dans la langue du peuple, par des bons livres et en alliant éducation civique et divertissement :
Ce penchant instinctif qui pousse le paysan breton à lire ce qui est écrit dans sa langue est un indice et un conseil pour ceux qui veulent travailler sérieusement à instruire et à élever le peuple. Ce n’est point par des articles écrits entre deux chopes dans les journaux de Paris et des grandes villes qu’on préparera la victoire de cette sainte cause ; il faut, pour faire œuvre libérale, s’adresser directement au paysan. Comme le disait il y a quelques jours en termes excellents un journal de Bretagne, « observez combien, dans la conversation, le paysan témoigne d’intérêt pour les choses pratiques qui le touchent et qu’il ignore ; rappelez-vous, lorsqu’a été soulevée la grande question politique de la réélection, le succès de lecture et de commentaire qu’obtint une brochure de quelques pages [12] qui lui parlait le langage du bon sens. De ces exemples et de bien d’autres, il faut conclure que l’aversion apparente du paysan breton pour la lecture est bien moins sa faute que celle des classes supérieures qui montrent si peu de sollicitude à l’éclairer. Le simple et unique moyen de le faire lire est de lui donner de bons livres. » Aussi est-ce avec une véritable satisfaction que nous signalerons, en terminant cette courte revue des publications bretonnes, un almanach à la fois politique et littéraire qui paraît en ce moment sous le titre d’Almanach de Basse-Bretagne, fait pour les gens de la campagne, pour l’année 1872. Cet almanach, rédigé par des amis de la Bretagne et de la littérature bretonne, a pour but de fournir aux paysans une lecture à la fois agréable et instructive. C’est ainsi qu’à côté d’une biographie de M. Thiers il donne un article sur la manière de préparer le beurre (article qui a pour auteur un agriculteur distingué de Bretagne, membre de l’assemblée nationale, M. Th. de Pompery) ; c’est ainsi qu’une notice sur l’Alsace et la Lorraine côtoie un article sur l’histoire de la langue bretonne. Nous souhaitons à cette œuvre patriotique le succès qu’elle mérite.
Nous ne pouvons penser à l’état d’ignorance où est encore plongée notre province de Bretagne sans que notre esprit se reporte vers un autre petit peuple, frère du peuple breton par le sang et par la langue. Les Gallois sont de même race que nos Bretons de France, et leur langue est de très près apparentée au breton armoricain ; or la population du pays de Galles est une des plus instruites de l’Europe […].
La population bretonne, devenue française par les liens de l’affection comme par ceux de la politique, a droit, sous un régime de suffrage universel, à sa part d’instruction ; mais en Bretagne la classe moyenne, de qui devrait venir l’initiative, ignore ou plus souvent, ce qui est pis encore, dédaigne le breton, et rougirait de s’en servir autrement que pour adresser la parole à une servante ou à un garçon de ferme. D’autre part, bien des gens au nom de l’unité française s’opposent à l’emploi des langues provinciales comme moyen d’instruction ; ils voudraient imposer un niveau unique à la France, celui de la langue française, comme si une population pouvait abandonner la langue de son foyer. En attendant que tout le monde en France sache le français (et ce jour est encore éloigné), cette population qui s’instruirait, si on s’adressait à elle dans son langage, végète dans l’ignorance. A qui la faute, sinon aux doctrinaires de la centralisation, qui veulent façonner la France à leur fantaisie sans examiner l’état des choses, sans se soucier des légitimes traditions de nos provinces ?
On reproche avec raison à certains démocrates de parler au peuple de ses droits sans jamais lui parler de ses devoirs ; on pourrait avec une égale justice adresser ce reproche à quelques défenseurs de la prépondérance de la bourgeoisie dans la conduite des affaires publiques. La classe moyenne veut garder la direction morale et politique du pays ; mais elle doit la mériter en étant dans la nation la classe la plus instruite, la plus active, la plus dévouée au bien public. Qu’elle se mette donc à l’œuvre de l’éducation populaire dans les campagnes aussi bien que dans les villes ! Ce ne sera pas seulement une mesure de prudence devant le flot populaire qui monte, ce sera aussi un acte de justice, l’accomplissement du devoir qui incombe à l’aîné dans une famille d’orphelins. Si un régime de liberté peut s’établir définitivement en France, ce sera en s’appuyant fortement sur les paysans, à la condition qu’ils soient instruits et qu’ils s’intéressent aux affaires publiques ; on les y intéressera, non seulement en travaillant à leur apprentissage politique par le maniement des affaires communales et départementales, mais aussi en entreprenant leur éducation dans la langue qu’ils comprennent. C’est, à l’heure incertaine où nous sommes, un des plus pressants devoirs du parti libéral en province. [13]
Luzel, plus terre-à-terre, évoque à Renan les aspects concrets de la future publication tout en révélant la manière dont il voit son inscription dans le projet théorique tel que le perçoit Gaidoz :
Nous avons pris la résolution de publier un almanach breton pour l’année 1872. Ce sera une brochure de cent et quelques pages, renfermant un peu de tout : quelques notions sur l’agriculture et l’hygiène, un résumé des événements des années 1871-72, la biographie de Mr Thiers, un conte ou deux, des proverbes, des poésies patriotiques, - le tout en breton [souligné]. Notre but est d’inspirer à nos paysans l’amour de la lecture, en nous adressant à eux dans leur langue nationale, et en leur mettant entre les mains des livres qui puissent les instruire et les intéresser, au lieu des choses bêtes et abrutissantes qu’on leur distribue généralement. Nous voudrions arriver, par ce moyen, à faire plus tard, un journal breton, qui fût, en quelque sorte, le guide et le conseiller de la ferme, et où l’on trouverait, en termes clairs et simples, les choses les plus indispensables pour apprendre à nos bas-Bretons leurs droits et leurs devoirs, et leur inspirer l’amour de la grande patrie française. [14]
Le projet d’almanach s’inscrit effectivement, à l’origine, dans un projet plus large, sorte de ballon d’essai à la publication d’un journal hebdomadaire destiné à diffuser les idées républicaines dans la population rurale bretonne en s’adressant à elle dans sa langue.
Je suis de votre avis sur la reconstruction morale et intellectuelle de notre pays. […] Je pensais depuis quelque temps, (et je pense plus que jamais) à fonder une société pour la propagation des connaissances utiles par la langue Bretonne, peut-être même à publier un journal Breton populaire [souligné]. Renan à qui j’en ai parlé, m’assure que le clergé ne laissera jamais vivre tout cela. [15]
La perspective de la création d’un journal breton enthousiasme Luzel [16] qui a même une idée assez précise de ce qu’il devrait être :
Publication hebdomadaire, dans le format du Feiz ha Breiz [17], contenant de petits articles politiques, agricoles, hygiéniques, juridiques etc. avec des légendes et des poésies populaires, de temps en temps, des notices historiques, littéraires et même philologiques, succinctes, et présentées le plus brièvement et le plus clairement possible, dans une langue comprise de tous sans cesser pourtant d’être d’une pureté au moins relative, et allant en progressant avec le temps. [18]
Luzel s’emballe à l’idée de créer un journal breton et, comme en témoigne sa lettre à Renan ci-dessus, y reste, visiblement attaché : il souhaitait d’ailleurs y faire référence dans son projet de préface à l’almanach, mais retirera le passage concerné à la demande de Gaidoz [19], qui considère en effet plus prudent de s’en tenir, dans un premier temps, au projet plus modeste d’un almanach. Et pour préparer le terrain, il s’est procuré divers exemples :
Un peu avant mon évasion de Paris [20], j’avais acheté plusieurs almanacs populaires, pour étudier les questions de format, de disposition de matières etc. Il sera bon de l’illustrer, et pour cela je tâcherai de me procurer des bois à Paris, dans différents recueils. En attendant notez, dans ce que vous lisez ou entendez dire, tout ce qui pourrait servir à la rédaction de l’almanac, Épisodes de la guerre, faits d’armes ou d’héroïsme (accomplis par des Bretons, bien entendu) Histoire de la mobile de chaque département Breton, pendant la guerre, poésies patriotiques ou de circonstance etc. [21]
En raison des événements, le projet va rester quelque peu en sommeil avant de se concrétiser au cours du voyage que Gaidoz effectue en Bretagne en septembre et octobre 1871. Ce n’est donc qu’après le retour de Gaidoz à Paris, à la mi-octobre, que l’almanach connaît un début d’exécution, même si l’on peut évidemment penser qu’il a été au cœur des discussions pendant le voyage en Bretagne :
Je vais m’occuper des articles dont je me suis chargé. Malheureusement certains amis sur qui j’avais compté pour m’aider n’ont pas le temps [22] et je serai peut-être forcé de faire tout tout seul. Quoi qu’il en soit, j’espère vous envoyer mes articles dans 15 jours. [23]
Luzel a passé une bonne partie de l’été à Plouaret, où, à la fin du mois d’octobre, il se préoccupe de l’illustration de la couverture. Il regagne Brest le 5 novembre. Il reste alors seulement deux mois pour réunir la matière, traduire et imprimer un almanach qui se doit impérativement de paraître avant la fin de l’année.
- Le rapprochement de deux réseaux
Pour trouver les auteurs, Gaidoz et Luzel activent leurs réseaux personnels. Gaidoz insiste sur la nécessité de l’anonymat des textes dans le cadre de cette publication collective :
faites comprendre à nos collaborateurs qu’une chose de ce genre ne se fait pas pour que telle ou telle personne voie son nom imprimé : que la force d’une semblable œuvre est dans l’anonymat. [24]
Malgré cet anonymat, grâce à la correspondance croisée échangée entre Luzel et Gaidoz [25], et aux indications données plus tard par Marcel Guieysse [26], il a été possible de connaître les auteurs de l’Almanak Breiz-Izel, et ceux qui ont été sollicités ou récusés.
— Ont été sollicités par Luzel :
• de Pompéry [27] pour des articles agricoles : il répond en adressant une série de numéros de la revue Feiz ha Breiz de 1865 dans lesquels il a publié des articles de conseils agricoles. [28]
• Sauvé [29] pour des proverbes dont il a engagé une grande collecte.
• Le Men. [30] Mais pour Gaidoz Le Men est « un pur savant, incapable de s’intéresser à une œuvre d’éducation populaire. » [31] Il n’est donc pas retenu.
• Augustin Morvan [32], médecin et homme politique de Lannilis, qui pourrait se charger d’articles médicaux.
• Bergot [33], vétérinaire à Lannilis, pour des conseils sur les soins aux animaux.
Les docteurs Morvan et Bergot ne sont finalement pas retenus, ou, plus probablement, n’ont pas fourni les textes attendus. D’autre part, Luzel est peut-être quelque peu refroidi par Eur guer da Elektourien va Farrez (un mot aux électeurs de ma paroisse), un pamphlet anticlérical de vingt pages que le maire de Lannilis, battu aux élections cantonales, fait imprimer chez Gadreau au début du mois de novembre 1871. » [34]
• Tanguy [35], vétérinaire à Landerneau.
Luzel a également été en contact avec :
• Le Pon [36], (alias Lezaouenn) qui a proposé un poème, mais selon Gaidoz et Luzel, ne présente pas les qualités requises.
• Le Minous [37], sans doute pour Histoar veritabl eus a vue ha vaillantiso ar c’hont bras Mac-Mahon, dont le sujet pouvait correspondre à l’esprit de l’almanach, mais qui n’avait pas les qualités formelles suffisantes.
— Ont été sollicités par Gaidoz :
• d’Arbois de Jubainville [38]
• Havet [39]
• Berger [40]
• Bergaigne [41]
• Joyaut de Couesnongle [42]
• de Gaulle [43], que Gaidoz pensait associer étroitement au projet [44], se refuse finalement à collaborer à une publication qui ne correspond pas à ses idées. [45]
On assiste donc au rapprochement de deux réseaux de compositions fort différentes. L’un, celui de Luzel, est local, majoritairement bretonnant et socialement diversifié. L’autre, celui de Gaidoz, est plus homogène et surtout constitué d’érudits et de savants de la capitale. Plusieurs sont, comme lui-même, membres de la Société de linguistique de Paris. [46] Il peut également puiser dans le vivier des collaborateurs de la Revue celtique : sur les dix auteurs identifiés de l’almanach, sept sont ou seront aussi des contributeurs de la publication dirigée par Gaidoz. [47]
On constate par ailleurs que ces réseaux semblent s’activer en réaction :
• premièrement contre les publications religieuses en langue bretonne comme Feiz ha Breiz, périodique en breton le plus distribué au début de la Troisième République [48], que Le Men, Luzel, Sauvé ont, dans leur correspondance, malicieusement rebaptisé « Foenn ha brenn » [49].
• Et, deuxièmement contre la mainmise exclusive de La Villemarqué sur les publications concernant la Bretagne. Ils aspirent à ouvrir une nouvelle voie qui s’affranchisse du droit de regard de l’auteur du Barzaz-Breiz. Gaidoz et Luzel ont un moment pensé que l’almanach aurait pu être l’affaire du « Breuriez Breiz Izel » ou « Kenvreuriez Breiz-Izel » (Confrérie de Basse-Bretagne), une association créée le 31 août 1869 à Morlaix, en dehors de La Villemarqué [50], mais, au dernier moment, son président, Jean-Pierre-Marie Le Scour, a réorienté le projet. [51] Faut-il y voir une intervention discrète de La Villemarqué, le « pennsturier » ? Ce n’est sans doute pas un hasard si l’almanach promeut un nouveau « pennsturier » en la personne d’Adolphe Thiers.
Les raisons de l’échec de l’Almanak Breiz-Izel
Les concepteurs, enthousiastes et certains du succès de cette nouvelle voix, prévoient même une nouvelle édition de l’Almanak pour 1873 puisque, à la fin de celui de 1872, un avis incite ceux qui auraient relevé des erreurs, ceux qui voudraient recevoir le numéro de 1873 ainsi que ceux qui voudraient insérer une annonce, à écrire à l’imprimeur. [52] Gaidoz, d’ordinaire prudent et réservé, est lui-même bien optimiste quant à la vente de l’Almanak :
Lorsque l’almanach sera totalement épuisé, on les vendra 1 fr. pour les amateurs et lettrés, et ils se vendront petit à petit à ce prix. [53]
L’échec est d’autant plus cuisant. Sur les 3000 exemplaires [54] moins de 150 ont, semble-t-il, été vendus dans le circuit classique de diffusion.
- Les raisons matérielles
— Des conception et réalisation trop tardives
L’une des raisons de l’échec de la publication est à chercher du côté des conditions dans lesquelles elle a été réalisée. C’est en effet seulement à la fin du mois d’octobre 1871, et même au début du mois de novembre quand il quitte Plouaret pour s’installer à Brest, que Luzel se plonge sérieusement, et pratiquement seul, dans la préparation de l’almanach. En deux mois, il doit rédiger et traduire les textes d’une brochure de 96 pages, assurer les liens avec l’imprimeur, gérer l’iconographie, etc.
A la fin du mois d’octobre, beaucoup de questions se posent encore sur la manière même de concevoir l’almanach, tant dans sa forme que dans son contenu. Dans l’urgence, le problème des illustrations, et notamment celle de la couverture dont Luzel souligne pourtant toute l’importance, est résolu en réutilisant les bois gravés disponibles chez l’imprimeur. Luzel avait pourtant confié la photographie d’un paysan qu’il avait prise avec l’idée de demander au peintre Yan Dargent d’en faire un dessin qui puisse être ensuite gravé sur bois. Mais le coût de la gravure s’avère trop élevé.
« Almanach », « Almanac » ou « Almanak » [55], le titre lui-même est fluctuant et Almanak Breiz-izel n’apparaît que dans une lettre de Luzel à Gaidoz du 18 novembre 1871. [56] Il n’est jamais question, du moins dans la correspondance, du sous-titre « Grêt evit ann Dud diwar er Meaz ».
La composition ne débute que dans la première quinzaine de novembre [57], l’impression au tout début du mois de décembre. [58] Luzel a donc visiblement travaillé d’arrache-pied pour que l’almanach sorte avant la fin de l’année : les premiers exemplaires lui sont même promis pour le 21 décembre, mais c’est compter sans les problèmes de santé de l’ouvrier qui dirige les machines. Un premier exemplaire est toutefois prêt le samedi 23 décembre que Luzel s’empresse d’expédier immédiatement à Gaidoz. Malgré le pourboire qu’il verse aux plieuses et brocheuses pour qu’elles travaillent le jour de Noël, l’impression prend du retard et il doit payer un nouveau supplément « aux compositeurs plus spécialement chargés de travailler à l’Almanach ». [59] Finalement l’almanach est imprimé pour la fin de l’année, mais ce n’est qu’au cours du mois de janvier que Luzel peut en assurer l’expédition auprès des différents actionnaires et l’acheminement vers les libraires retenus pour le diffuser. Malgré tous les efforts consentis, Luzel doit reconnaître que la sortie de l’Almanak intervient un peu tardivement (pour l’anecdote, plusieurs paysans seraient venus à l’imprimerie en janvier 1872 demander l’almanach pour 1873 !) :
Il ne s’en est presque pas vendu, et cela tient […] surtout à l’apparition tardive du petit livre qui est goûté des paysans. Gadreau m’a dit qu’il en est venu plusieurs à son imprimerie demander s’il n’avait pas paru pour 1873. [60]
A titre de comparaison, Lefournier, autre imprimeur brestois, a mis en circulation dès le mois de novembre 20 000 exemplaires d’un Almanach journalier français et breton pour l’année 1872 ! [61]
— Le mode de financement
Luzel et Gaidoz se sont engagés dans le projet d’almanach sans avoir réellement idée du coût de leur affaire et de la manière de la financer. Ils sont d’ailleurs susceptibles de devoir assurer, sur leurs propres deniers, les conséquences d’un échec. Début novembre, alors que commence la composition, ils n’ont toujours pas de devis de la part de Gadreau, et craignent d’être désormais à la merci des exigences de l’imprimeur. C’est seulement à la mi-novembre que l’imprimeur fournit enfin un devis : 700 francs pour 2000 exemplaires et 250 pour chaque mille de plus.
Si la perspective un temps envisagée de recevoir des annonces publicitaires n’est pas suivie d’effet, sans doute faute de temps pour prospecter sérieusement, l’idée de Luzel est de financer la publication par des actionnaires qui, en contrepartie d’un versement de 50 francs, recevraient 125 exemplaires de l’almanach. Mais la formule, courante pour un journal – Luzel l’avait d’ailleurs déjà avancée pour la création d’un journal breton – n’est sans doute pas adaptée pour un almanach. En outre, c’est seulement à partir du mois d’octobre 1871 qu’il s’occupe activement de trouver des souscripteurs, et cela ne va pas sans difficultés. S’il peut rapidement compter sur une dizaine d’actionnaires au nombre desquels il figure bien entendu lui-même avec Gaidoz et l’imprimeur Gadreau, nombre des personnalités sollicitées ne manifestent guère d’empressement, voire ne répondent pas :
Les trois députés républicains du Finisterre, autres que Mr de Pompéry, [Morvan, Rousseau, Lebreton], à qui j’avais écrit longuement pour leur exposer le plan et le but de notre publication, ne m’ont même pas répondu. Je regrette mon temps perdu et mes frais de style. [62]
Il doit les relancer et c’est seulement le 30 décembre - c’est-à-dire après la sortie de l’almanach - qu’il peut enfin annoncer avoir obtenu, ou plutôt arraché, une réponse positive de leur part. Ils seront finalement 20 [63] à souscrire pour 50 f [64]. Le 6 février 1872, deux souscripteurs annoncés n’ont toujours pas payé. Si l’un, Fénigan, acquitte ses 50 f dans les jours qui suivent, l’autre, Audran, n’a toujours rien versé au début du mois de janvier 1873 !
Le nombre d’actionnaires s’avère toutefois suffisant pour couvrir les frais et ni Luzel, ni Gaidoz n’auront à intervenir au-delà de leurs 50 f respectifs. Au tout début de 1872, Luzel peut donc régler l’imprimeur, ce dernier se chargeant de recouvrer les deux dernières souscriptions. Quand l’imprimeur adresse la quittance du règlement de compte au tout début de 1873, le déficit final se monte, selon Luzel, à seulement 8 f. [65] On peut donc supposer que la vente de quelques exemplaires (entre 140 et 150 ?) a permis de compenser une partie du déficit entre le coût de réalisation de l’almanach et les recettes des souscriptions.
– Le budget définitif
Dépenses
Coût de l’impression : 950 f
Frais d’expédition et pourboire aux compositeurs : 40 f
Frais d’affranchissement correspondance Luzel : 10 f
Total (environ) : 1000 f
Recettes
Actions : 935 f
Vente d’exemplaires : 50/60 f ?
Déficit final de 8 f ?
Globalement, on constate que les actionnaires sont Finistériens mis à part le maire de Plouaret (la commune de Luzel) et Gaidoz. Sur les 20, trois sont directement impliqués dans le projet : Luzel, Gaidoz, Gadreau. On relève la présence d’élus républicains (4 députés, 2 conseillers généraux, 3 maires), de 5 avoués, avocats, juges de paix, de 2 notaires (dont le maire de Quimperlé), 1 enseignant, 1 vétérinaire, 1 expert. On note l’absence d’une grande partie des auteurs de l’almanach, et l’on doit surtout s’interroger sur celle de personnalités républicaines incontournables comme Louis et Félix Hémon… Comment interpréter également celle d’Ernest Renan ?
— Le prix de vente et la diffusion
Pour Luzel, l’une des raisons du peu de succès de l’almanach auprès du public, est son prix trop élevé :
Pour que cette entreprise réussît parfaitement il faudrait d’abord pouvoir donner le livre à 25 c et pour cela le conseil municipal de chaque commune devrait voter une somme annuelle pour l’Almanach, 10 f 15 f 20 f ou davantage, selon l’importance et la bonne volonté de chaque localité. [66]
La diffusion est l’un des autres points faibles. Alors qu’il s’y était semble-t-il engagé, l’imprimeur Gadreau n’a pas fait grand effort pour vendre l’almanach :
Vous voyez que la vente au débit n’a guère marché. Ici, à Brest, il ne s’en est presque pas vendu, et Gadreau, qui m’avait promis de se remuer et de faire crier l’almanach dans les rues, n’a rien fait, ce que je n’ai su, que lorsqu’il s’est agi de le payer. [67]
Mais le problème le plus sérieux concerne sans aucun doute le mode même de financement de la publication par un nombre réduit d’actionnaires : 18 actionnaires à 50 francs qui reçoivent chacun 125 exemplaires, cela fait 2 250 exemplaires qu’ils vont pouvoir distribuer - voire vendre pour leur propre compte -, auxquels il convient d’ajouter ceux, en nombre sans doute plus limité, des deux actionnaires à 15 et 20 f. Pour la seule ville de Quimper, ce sont 500 exemplaires qui sont ainsi disponibles ! Luzel comprend d’ailleurs rapidement son erreur qui s’ajoute à une parution trop tardive :
Notre pauvre Almanak Breiz-izel ne se vend guère. Les souscripteurs à 50 f qui en ont eu chacun 125 exemplaires en sont un peu la cause, car ils les répandent et les distribuent gratis dans les campagnes. [68]
A Kemper, il ne s’est pas trouvé un libraire pour accepter un dépôt. Nous avions là, du reste, 4 souscripteurs à 50 F qui ont distribué et abondamment fourni la localité et les environs. Quand j’ai proposé à madame Clairet un dépôt, elle m’a répondu que Mr Audran lui en avait déjà suffisamment fourni. De même à Lorient. A Morlaix et à Plouaret il s’en est vendu quelques uns, et il s’en serait vendu bien davantage, si l’on avait été prêt plus tôt. J’en ai distribué beaucoup gratis – et j’en ai environ encore au moins 250, à Plouaret. [69]
Luzel et Gaidoz envisagent un temps la diffusion par les bibliothèques des gares, mais ils se heurtent au monopole de Hachette et au coût trop élevé que représente le fait de passer par ce réseau. Luzel est toutefois prêt à accepter, mais Gaidoz s’y refuse. Le réseau de diffusion se limite donc en définitive à quelques libraires dont les noms figurent sur la couverture (Gadreau – lui-même actionnaire - et Robert à Brest, Salaün à Quimper, Lédan à Morlaix, Clairet à Quimperlé et la veuve Le Goffic à Lannion) dont certains ne sont pas favorables à l’esprit même de l’Almanak, à l’exemple de Salaün [70] à Quimper.
Il ne s’en est presque pas vendu, et cela tient à ce que les libraires des petites villes n’ont pas voulu en recevoir les dépôts, - défense du clergé. [71]
- Un objet hybride, témoin d’une approche folkloriste
— La projection dans une demande sociale inexistante
Le contenu de l’almanach témoigne de l’idée préconçue que s’étaient faite les concepteurs du projet, celle d’un peuple attendant de la nourriture intellectuelle et accueillant donc avec bonheur une publication répondant à leurs attentes supposées. Sur fond pédagogique, ils apportent à ce peuple-enfant de quoi s’instruire et se distraire, d’où, d’une part, le poids très important des articles politiques et des pièces littéraires et, d’autre part, le mélange des genres : politique, littéraire, utilitaire et agricole.
– Importance relative des types de texte (nombre de pages et pourcentage par type)
Ils se sont également projetés dans un lectorat bretonnant imaginaire. Même si dans l’introduction ils se disent conscients des difficultés que rencontreront un grand nombre de personnes analphabètes face à cette publication, les incitant à faire appel au besoin à des relais de lecture (un voisin ou un enfant), ils ne mesurent pas suffisamment la réalité de l’analphabétisme, notamment en milieu rural. En 1869, par exemple, le taux moyen des conscrits ne sachant ni lire ni écrire qui atteint 52 % dans le Finistère cache des disparités très importantes entre les villes et les campagnes, le taux pouvant dépasser les 90 % d’analphabètes comme dans les cantons d’Arzano et de Scaër [72]. Les concepteurs imaginent remédier à cette difficulté et au manque de familiarité avec l’écrit en choisissant un support, celui de l’almanach, connu comme étant bien introduit auprès des populations, à une époque où chaque département met un point d’honneur à mettre en vente son ou ses livraisons annuelles, ce qu’ont d’ailleurs vite compris les propriétaires de journaux locaux, souvent promoteurs de tels livrets.
De plus, Luzel et Gaidoz font le choix d’une publication entièrement en breton, choix qu’ils justifient dans l’introduction de l’almanach [73] et qui rejoint tout à fait les idées déjà développées dans la pétition pour l’enseignement des langues provinciales de Gaidoz, Charencey et De Gaulle : pour nourrir la vitalité nationale française, l’instruction et l’éducation politique sont indispensables et cela doit passer par les plus petits échelons - famille, commune, province, nation, humanité tout entière - et donc par les langues pratiquées dans le cadre de ces « institutions », d’où le caractère incontournable de l’instruction en langue bretonne. Or, dans la mise en pratique concrète de ces idées dans le cadre de l’almanach, ce choix ne tient que peu compte, d’une part, du fait que les personnes susceptibles de lire sont majoritairement sensibilisées à l’écrit par le français, et d’autre part, de la distance que crée la traduction à partir du français. L’ensemble des textes (mis à part celui de De Pompéry [74]) sont en effet des traductions qui sont très souvent des calques mot-à-mot du texte d’origine [75] et qui usent de nombreuses béquilles comme les italiques pour les mots empruntés [76], la traduction française à la suite de l’emploi breton [77], les parenthèses pour des traductions bretonnes posant potentiellement des difficultés de compréhension [78] et quantité de doublets synonymiques incluant le mot français d’origine [79]. Le traducteur n’est pas parvenu à masquer complètement ses efforts et à donner l’illusion d’un texte originellement pensé et écrit en breton. Luzel est sans doute le seul à vivre vraiment dans cette illusion puisque, en soumettant au lectorat de l’Électeur [80] un extrait de l’almanach, il lui indique qu’il s’agit d’une traduction en français d’un texte breton et continue ainsi à se persuader lui-même de la fausse origine bretonnante de l’almanach.
— Un objet hybride
Le style et le niveau d’écriture choisis par les auteurs sont bien trop élevés pour le public visé. Luzel l’avoue lui-même :
Je vais envoyer à M. D’Arbois son épreuve et lui dire de vous la renvoyer. Je plains d’avance les paysans qui le liront : c’est trop savant, même pour bien des bourgeois. [81]
Et il en avertit son collègue auquel il demande des articles moins longs et d’un niveau de langue plus accessible :
Un mot sur les manuscrits. D’abord, je vous recommande de faire court [souligné], et je vous prie de faire part de la recommandation à vos amis. 2° Écrivez en un style simple, et sans rechercher les tournures et les belles phrases françaises. Oubliez, pour un moment, les journaux et les revues de Paris, et songez que vous adressez à des paysans illettrés à qui il faut parler une langue en rapport avec leur ignorance de toutes ces choses, qu’ils entendront pour la plupart, pour la première fois. Ce conseil s’adresse à vous surtout, qui paraissez ne pas vouloir vous abaisser au niveau de nos campagnards. Mr Louis Havet me semble avoir mieux saisi la nuance que je désirerais. [82]
Je traduis en breton les articles que vous m’avez adressés, ce qui n’est pas toujours très facile, à cause des nombreux gallicismes que j’y trouve. Il me faudrait des phrases courtes, simples, avec le moins possible d’incidentes et de mots scientifiques ou métaphysiques. [83]
Si Gaidoz veut bien croire qu’il y a là difficultés, déplorant même que l’article de D’Arbois du Jubainville ouvre l’almanach [84], sa réponse témoigne tout de même d’une vision caricaturale des paysans bretons :
Si notre langage vous semble parfois trop dur, supprimez ou adoucissez à votre gré. Vous savez mieux que nous ce qui convient pour être lu du paysan. Il est difficile d’écrire simplement pour des gens ignorants. Louis Havet s’en tire bien, comme de tout ce qu’il fait. [85]
En plus du niveau de langue, le ton employé s’avère souvent magistral. Les auteurs, d’une manière générale, adoptent la posture du savant ou du maître qui inculque la bonne parole, n’hésitent pas à formuler des reproches et à remettre le lecteur dans le droit chemin. Là encore, Luzel sent les limites de l’exercice et met en garde Gaidoz :
J’avais toujours pensé que notre petit livre du moins pour le début, devait éviter une polémique trop vive et les allures du Siècle et autres journaux de cette espèce. Nos paysans ne peuvent être amenés que graduellement et avec des ménagements au point où nous voudrions les conduire ; il ne faut pas, dès l’abord, leur parler sur un ton trop haut, et leur dire, ou leur laisser entendre trop brusquement que non seulement ils sont des ignorants, mais qu’ils n’ont jamais fait que des bêtises, et qu’ainsi ils sont responsables de nos malheurs, pour une large part. Croyez-moi, il faut avoir avec eux du calme, de la modération, de la mesure. Alors seulement ils prêteront l’oreille et finiront par dire : il parle bien, celui-là. Il doit avoir raison. [86]
A cette posture magistrale s’ajoute une ligne politique relativement étriquée promue par Gaidoz, incarnée dans l’almanach par la figure hypertrophiée d’un Adolphe Thiers, liée au changement de régime issu de la défaite de Sedan et cherchant à acculturer des populations majoritairement rurales qui avaient été le soutien du régime bonapartiste. D’autre part, la République de 1870-1871 est l’enjeu d’une bataille de sens suite à l’épisode communard : la Commune de Paris ne fut pas seulement une révolution dans une phase révolutionnaire et en contexte de guerre ni une guerre civile entre frères ennemis (Paris et les Versaillais). Elle doit être envisagée comme une confrontation de points de vue sur la manière de bâtir une République que, de chaque côté, d’aucuns avaient idéalisée. Il n’est donc pas étonnant que la Commune soit au cœur de l’idéologie qui sourd de certains articles de l’almanach. Ainsi, dans « La guerre contre les Prussiens », Abel Bergaigne établit une quasi-symétrie entre « Napoléon III [qui] est un homme grandement coupable » et « l’effrayante révolution qui a désolé Paris et le pays entier » ; Louis Havet fait le procès de la révolution parisienne dans « Les crimes des hommes de la Commune » : « Voilà donc, mes amis, la courte histoire de la maudite Commune qui fit tant de mal à la France entière et tant plaisir aux Prussiens. Depuis 300 ans, on n’avait pas vu dans notre pays de révolte si effrayante vaincue et punie en si peu de temps (…) » ; parmi les turpitudes dénoncées, le vandalisme figure en bonne place (destruction de la colonne Vendôme et de la maison de Thiers). Sous la plume d’Henri Gaidoz, 1871 n’est qu’une rémanence de juin 1848 quand « Monsieur Thiers soutint fermement le général Cavaignac, chargé d’étouffer l’insurrection et alors, comme maintenant, il devint le plus grand ennemi des démagogues, c’est-à-dire de ceux qui se disent républicains et ne sont en fait que des anarchistes et souvent des criminels comme les Communards ».
La disqualification de la Commune (présente dans les articles de Bergaigne, Havet et Gaidoz) est à la croisée de plusieurs enjeux. Procédant par amalgame - la Commune, c’est le désordre et la ruine -, elle rappelle combien la peur sociale a été au cœur des mois d’instabilité que l’état de guerre avait plus ou moins masquée. Pour la petite bourgeoisie intellectuelle qui vécut de près (Gaidoz) ou de loin (Luzel) les événements parisiens – en n’oubliant pas que l’espace de la correspondance et la lecture des journaux raccourcissaient considérablement la distance sinon spatiale, du moins temporelle –, la Commune devint l’antithèse d’une République dont le maintien de l’ordre devait garantir la pérennisation du régime.
Plus que la ligne politique elle-même qui sonne au diapason des évolutions en cours, c’est surtout une certaine virulence de Gaidoz qui donne une image d’intransigeance politique susceptible, d’après Luzel, de brouiller la bonne réception de l’almanach :
J’ai remarqué que c’est toujours vous qui forcez la note, dans les corrections au crayon que vous avez faites. Je le répète, Mr Havet me semble être plus que vous dans le ton qui convient. Ainsi, je ne peux imprimer cette phrase que vous avez ajoutée à la fin de son article. Les crimes de l’empereur [souligné]. Ne votez jamais que pour un gouvernement composé d’hommes honnêtes qui n’aient rien eu de commun ni avec l’empire ni avec l’Empereur [souligné]. C’est assez clairement dire que ces derniers ne peuvent être d’honnêtes gens [souligné]. Or je ne puis partager cette opinion. J’ai des amis, des parents, - et presque tout le monde chez nous, et ailleurs aussi dans les campagnes du moins, est dans ce cas - qui ont eu quelques relations rapports, peu ou prou, non avec l’Empereur, mais au moins avec son gouvernement et je ne puis, pour cela, leur refuser mon estime et le titre d’honnêtes gens. Croyez-moi, on peut dire la vérité aux gens sans le prendre sur ce ton qui ferait croire à une œuvre de passion et de haine et nuirait, j’en suis sûr, à notre entreprise. Faites-donc avec plus de calme et de sang-froid ce que vous ferez, et permettez-moi d’atténuer certaines expressions qui me semblent détourner et dépasser la limite de la modération et de l’impartialité désirable. Voilà librement et franchement mon opinion, selon mon habitude, et j’ai la certitude que vous ne m’en voudrez pas. Conférez en avec nos amis, et si vous persistez, je traduirai selon vos désirs. [87]
A plusieurs reprises, Luzel joue un rôle de modérateur et finit même par décider de ne pas publier l’article de Havet sur « Les crimes de l’Empereur » dont la forme apparaît « trop violente. » [88] Il convient aussi de rappeler que Luzel est l’auteur de Armor ou Napoléon III en Bretagne, écrit à l’occasion du voyage de l’Empereur en 1858 [89]. Ce poème, où il célèbre Napoléon III, se termine par : « Gwened, Kernew, Leon, Treger laret : Doué viro Napoleon ! / Vannetais, Cornouaille, Léon, Trégor, dites : Dieu protège Napoléon ! ».
Linguistiquement, la traduction de Luzel révèle, par un autre biais, le caractère hybride de l’entreprise, cette hésitation entre l’ancrage dans le local et le très haut niveau intellectuel souhaité. Écrit dans un breton élevé [90], empruntant au français des termes abstraits ou issus du jargon politique, s’appuyant sur le modèle ecclésiastique dont témoignent les nombreuses propositions relatives en « pehini / pere », Luzel adopte toutefois le « badume » trégorrois [91]. En témoignent les nombreuses hésitations linguistiques, comme entre l’impératif en « -et » et en « -it », le pluriel en « -o » et en « -ou », « goûd » et « gouzoud », « blavez » et « bloavez », la fracture vocalique ou la voyelle pleine comme dans le sous-titre « Grêt evit ann Dud diwar ar Meaz » [92].
Les principaux acteurs semblent finalement avoir pensé davantage leur projet en folkloristes qu’en militants, produisant un objet hybride hésitant entre leurs affinités scientifiques et linguistiques, et un instrument au service d’une cause proprement politique.
— L’absence d’ancrage local
Il était prévisible que le clergé et les milieux catholiques et conservateurs fassent obstacle à la vente et à la diffusion d’un almanach républicain, faisant même peut-être passer des mots d’ordre auprès des libraires :
Salaün a en effet refusé l’Almanach uniquement parce qu’il est républicain. De même Lefèvre, à Quimper. Des ordres seront sans doute arrivés à ce sujet de l’Évêché. [93]
Rien de surprenant aussi à ce que, dans les campagnes où le clergé est influent, et notamment dans le Léon, l’accueil soit même franchement hostile :
Je ne puis encore vous donner des nouvelles positives sur le débit de l’Almanach breton, ni sur l’effet qu’il a généralement produit dans nos campagnes. Ce ne sera guère que dans un mois ou deux qu’on sera à peu près fixé à cet égard. Il me revient pourtant qu’à St Pol-de Léon, où j’en ai envoyé quelques exemplaires, mon nom est honni et maudit. [94]
C’est au moment même où paraît l’Almanak que la revue Feiz ha Breiz publie une attaque virulente contre Augustin Morvan, en deux longs articles, réponse en breton à son pamphlet en breton :
Voilà le Feiz ha Breiz qui dans son n° de samedi dernier commençait l’éreintement de M Morvan. Petra a lavar Beleienn ha Christenien divarbenn guer an Aotrou Morvan, deputet, da elektourien he Barrez [95], 6 pages et 1/2 de journal et « an divez er sizun a zeu » ! [96] [97]
Ce qui était moins prévisible, et qui enrage Luzel et surtout Gaidoz, c’est l’attitude pour le moins réservée des élus républicains.
Si j’avais cru trouver une pareille apathie, surtout chez les élus du 2 juillet, et si j’avais pensé que la dépense [?] l’Almanach serait aussi coûteux, je ne vous aurais pas induit dans cette dépense relativement considérable. La bourgeoisie française est gangrenée, et le jour où l’Internationale triomphera, elle n’aura pas le droit de se plaindre, elle aura mérité son sort. Malheureusement il y aura des innocents pris dans l’inondation et ce sera peut-être la fin de la France. [98]
En effet, si de Pompéry a soutenu le projet dès l’origine, c’est loin d’être le cas de Rousseau, Morvan et Lebreton qui ne répondent qu’après une intervention un peu vive de Luzel qui va jusqu’à les « menacer » de publier une note dans l’Électeur du Finistère :
J’avais parlé à différentes personnes par ici du silence obstiné que gardaient les députés du 2 juillet, sauf Mr de Pompery, au sujet de la demande d’adhésion et de concours que je leur avais adressée personnellement dans l’affaire de l’Almanach breton. Tous blâmaient cette conduite, plusieurs même et de leurs amis politiques, me disaient : il faut signaler cela dans l’Électeur et j’étais en effet décidé à en faire l’objet d’une petite note dans l’Électeur, en reproduisant votre travail de la Revue des Deux mondes. Je vis Bergot, de Lannilis, à Brest, et je lui fis part de mon mécontentement, du silence de ces MM. - Bergot me répondit : « mais Morvan a dû vous écrire, je l’ai vu avant son départ pour Paris et il m’a demandé votre adresse ». Le jour même j’écrivis à Morvan, le député, pour lui demander s’il était vrai qu’il m’eût écrit, ou qu’il eût eu l’intention de le faire ; j’ajoutais que ce qui excitait ma susceptibilité ce n’était pas tant un refus de souscription, que le silence dédaigneux dans lequel ils se retranchaient, en leur qualité de députés sans doute, car toutes les autres personnes à qui j’avais écrit m’avaient répondu : « Communiquez ma lettre à vos collègues Rousseau et Le Breton, disais-je encore ; non pas que je sollicite encore leur souscription, mais je veux qu’ils sachent que je suis sensible aux bons procédés ». Je parlais aussi de mon projet de note dans l’Électeur, d’après les conseils de plusieurs personnes de Brest. Enfin, mon épître était assez roide. Elle opéra à la façon d’un purgatif. Trois lettres m’arrivèrent ensemble de ces MM. - Le Breton envoyait sa souscription sans phrases, Rousseau m’adressait 20 f en un mandat sur la poste, disant qu’il ne pouvait aller plus loin, la vie politique ne l’ayant pas enrichi [souligné], singulière phrase dans la bouche d’un député républicain. Il me disait aussi que son ami Mr Baudry [99] (votre ami aussi je présume), lui avait déjà parlé de notre projet. Enfin, Morvan paraissait fort vexé. Il me dit que ma lettre avait produit une impression désagréable sur lui et ses collègues, qu’ils y avaient cru voir une espèce de pression, et que s’ils n’avaient déjà pris la résolution de souscrire tous les trois, ils auraient peut-être été conduits à ne pas le faire, vu la menace de la note dans l’Électeur. Puis, à la fin de sa lettre, il le prenait sur un autre ton, et me serrait cordialement la main en souvenirs de nos anciennes et bonnes relations [souligné]. Courrier pour courrier, je répondis à Morvan que si lui et ses collègues avaient vu une pression [souligné] dans ma conduite à leur égard, ils avaient eu tort d’y céder, que du reste, je leur rendais leur parole et attendais leur réponse. Et c’est cette réponse que j’attendais et qui n’est pas venue, et ne viendra probablement jamais, car ils ne sauraient comment se tirer de là. [100]
Gaidoz, pour une fois, s’attache à calmer la colère de Luzel, conscient que, si elle provoquait une rupture avec les élus républicains finistériens, cela aurait de fâcheuses conséquences pour la suite :
Il y a du vrai dans vos jérémiades. Il n’en faut pourtant pas moins lutter contre le courant. Je crois que vous avez un peu trop serré le bouton à vos députés ; ils ont peut-être cru à un chantage. Au moins regardez l’affaire comme finie et ne leur faites par l’insulte de leur rendre leur argent. Mais si on nous montre cette indifférence, nous ne pourrons pas fonder un journal. Tout au plus pourrons-nous continuer l’Almanac l’an prochain ; et encore ? [101]
Mais, quelques jours plus tard, c’est Gaidoz lui-même qui se trouve au centre d’une polémique avec Louis Hémon, rédacteur de l’Électeur du Finistère et « chef du parti républicain » dans ce département [102]. Dans son numéro du 6 janvier 1872, le journal républicain publie en effet une lettre datée du 3 janvier 1872 qui est une réponse à Henri Gaidoz : dans son article sur « Les poésies bretonnes pendant la guerre », ce dernier a en effet présenté comme « un véritable scandale » le choix comme candidat au Conseil général par le parti républicain de Quimper, en septembre 1871, de Gustave Briot [103] qu’il qualifie de « candidat soi-disant républicain », d’« ancien partisan de l’Empire ».
Monsieur Gaidoz, heureux habitant du domaine de la science pure et de la politique parisienne, traite de haut ce que nous imposent ici les exigences des lieux et des temps. Il montrerait moins de rigueur, s’il avait pratiqué ou étudié sur place cette politique courante dont il condamne les nécessités.
L’intransigeance du donneur de leçon parisien Gaidoz passe mal. [104] Luzel et Léon Glandut, rédacteur en chef du journal, vont s’attacher à calmer la polémique et à ménager les susceptibilités des deux antagonistes.
Mais pas plus que les menaces de Luzel, les interventions de Gaidoz ne sont de nature à leur attirer le soutien des républicains finistériens pour ce qui est certainement perçu comme « leur » almanach. Ni Gaidoz, ni Luzel ne s’inscrivent dans la logique des comités républicains, ce qui, pour Marcel Guieysse, évoquant les publications en langue bretonne de la Gauche, est l’explication principale de l’échec de l’Almanak Breiz-Izel :
Là aussi [à gauche] les initiatives individuelles étaient peu soutenues, témoin la tentative de MM. Gaidoz et Luzel qui, en 1872, éditèrent un Almanak Breiz Izel pour les gens de la campagne. […] le but des deux promoteurs était de lancer un almanach républicain, mais ils ne furent pas suivis, « vox clamans in deserto » me disait un jour M. Gaidoz, et l’édition leur resta pour compte. » [105]
Conclusion : De l’évidence à l’impasse ?
L’Almanak, appropriation lettrée et élitaire d’un genre pensé comme populaire [106], apparaît en définitive comme une mise en scène (d’où l’impression d’évidence) de la disponibilité sociale des idées républicaines auprès d’un lectorat bretonnant. La verticalité de l’écrit, celle d’intellectuels qui entendaient s’adresser à un peuple à éduquer était à ce point valorisée en tant que principe d’accession à une culture de la libération des entraves sociales – une culture possiblement républicaine –, qu’elle les incita à se fourvoyer dans les moyens mis en œuvre pour atteindre leur but ; la cécité sur ce qu’étaient la réception et la pratique des almanachs dans les milieux populaires (une interface entre culture écrite et culture orale) en dit long sur la manière dont les promoteurs de cet opuscule politique pensèrent l’idéologisation du peuple à partir d’une position qui était davantage celle d’intellectuels travaillant sur le peuple que de commis voyageurs de la démocratie optant pour un almanach proprement politique, sans trompe-l’œil ni faux-semblants.
Malgré le caractère flagrant de l’échec, Gaidoz se refuse d’ailleurs à envisager une quelconque erreur d’appréciation de sa part. Il s’en dédouane même en faisant porter la responsabilité aux autres, aux élus ou à la bourgeoisie :
Si j’avais cru trouver une pareille apathie, surtout chez les élus du 2 juillet, et si j’avais pensé que la dépense [barré] l’Almanach serait aussi coûteux, je ne vous aurais pas induit dans cette dépense relativement considérable. La bourgeoisie française est gangrenée, et le jour où l’Internationale triomphera, elle n’aura pas le droit de se plaindre, elle aura mérité son sort. Malheureusement il y aura des innocents pris dans l’inondation et ce sera peut-être la fin de la France. [107]
Gaidoz, se consacrant désormais à ses enseignements et la publication de la Revue celtique, semble déserter le terrain sur lequel il s’était engagé avec son ami Luzel. Si ce dernier, plus proche des réalités locales, a bien senti quelques écueils dont il a plusieurs fois alerté Gaidoz, il lui a sans doute manqué suffisamment de conviction et de caractère pour emporter la décision face aux vues parfois étroites de Gaidoz. Il faut ajouter que les conditions d’urgence dans lesquelles s’est réalisé l’almanach ne laissaient que peu de temps à une discussion approfondie. Si Gaidoz se retire au fond de sa coquille, Luzel se montre moins pessimiste sur le caractère vain de leur aventure éditoriale qui a, à son avis, pu préparer le terrain de l’élection de Gustave Swiney comme député du Finistère en décembre 1873. [108] D’autre part, si le projet de journal imaginé avec Gaidoz, dont l’almanach constituait le ballon d’essai, n’a pas vu le jour, le rachat de L’Écho de Morlaix par le comité républicain de Morlaix en décembre 1873, va permettre à Luzel, qui en devient le rédacteur en chef dès le printemps 1874, d’assouvir le profond désir qu’il avait manifesté au moment de la création de l’almanach et il y publiera d’ailleurs des articles déjà publiés dans l’Almanak de 1872, bilingues cette fois et signés F.-M. L.
Je vous ai fait un second envoi d’imprimés bretons au sujet de l’élection de Mr Swiney. Il paraît que ces imprimés ont joué un grand rôle dans cette élection, et notre Almanak Breiz-Izel aussi n’aura pas été inutile pour préparer le terrain. Le comité républicain de Morlaix a acheté le journal de Haslé, l’Écho de Morlaix, qui va devenir politique et bi-hebdomadaire. [109]
Enfin, si l’Almanak Breiz-Izel n’est pas renouvelé pour 1873 ou 1874, Gadreau imprime pour 1876 un Almanach de Léon et de Cornouaille finalement bien proche du premier tant par ses collaborateurs (Luzel, de Pompéry, Tanguy, probablement Sauvé), que par un contenu assez similaire avec des articles agricoles, des portraits de Thiers et de Mac Mahon [110], des dictons de Sauvé, des poésies de Luzel, dont Ar Vamm glanv déjà publié en 1872. [111] On relève toutefois un certain nombre de différences qui apparaissent comme les leçons tirées de l’échec de 1872 : titre géographiquement plus restreint et plus précis (Léon et Cornouaille), l’illustration de la couverture mieux adaptée, un format réduit, le prix plus abordable (10 c au lieu de 40 c), un tirage plus conséquent (5 000 exemplaires), une sortie dès le mois de novembre, une diffusion mieux assurée dans nombre de villes finistériennes, un ouvrage bilingue (calendrier, foires, pardons en breton, et certains articles en français), des auteurs « locaux », la présence de signatures (de Pompéry, Fanch an Uhel…), et peut-être des appuis politiques (en 1877, article de Corentin Guyho, élu député en 1876).
L’Almanak Breiz-Izel de 1872, malgré son échec, n’aurait donc pas été une œuvre inutile ?
Annexe 1 : Liste des souscripteurs
Vingt actionnaires ?
Henri Gaidoz : 50 f
François-Marie Luzel : 50 f
Jean-Prosper Gadreau, imprimeur : 50 f
Auguste Morvan [112], député : 50 f
Charles Morvan [113], son frère : 50 f
Théophile de Pompery [114], député : 50 f
Charles Louis Le Breton [115], député : 50 f
Paul-Armand Rousseau [116], député : 20 f
Édouard-Robert Fénigan [117], conseiller général de Châteaulin : 50 f
Joseph-René Guéguen [118], conseiller général de Châteauneuf-du-Faou : 15 f
Le Lann, maire de Plouaret : 50 f
Jean-François-Marie Audran [119], notaire, maire de Quimperlé : 50 f
François-Benoit Tissier [120], négociant, maire du Conquet : 50 f
Jean-Baptiste Raymond Bellamy [121], notaire, à Brest : 50 f
Bergot [122], vétérinaire de Lannilis : 50 f
Louis Flagelle [123], de Landernau : 50 f
Even [124], ancien professeur à Quimper : 50 f
Gorvan [125], avoué à Quimper : 50 f
Jules Soudry [126], avoué à Quimper : 50 f.
Verchin [127], avocat à Quimper : 50 f
Total : 935 f
Nous remercions Laurent Le Gall pour nous avoir communiqué des informations concernant le contexte historique et le rôle des almanachs au 19e siècle.