Bien qu’ayant été le berceau de l’Académie celtique, la France sera la dernière nation européenne à accueillir, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une étude institutionnalisée des traditions populaires, alors conçue comme une branche de la philologie. Cet exemple représente un cas typique, inédit, fortement influencé par un contexte historique singulier, tant du point de vue de l’histoire des sciences que de l’Histoire tout court.
Il faut attendre, en effet, les efforts scientifiques de jeunes savants formés aux méthodes allemandes, pour que cette science, qu’on leur a inculquée outre-Rhin, parvienne jusqu’au sol français. Or leur conception de la philologie reflète des cadres de pensée typiquement allemands qui permettent d’expliquer, en partie, l’implantation difficile de cette discipline dans notre pays. Cet aspect est fondamental, car il a un rôle à jouer après les conflits franco-allemands du XIXe siècle.
Les sciences ne sont pas à un moment : elles se font (Renan). Le lecteur pourra ainsi constater, au long de cet ouvrage, tout le poids des circonstances historiques sur la volonté de la IIIe République de s’opposer, à ses débuts, au développement de l’étude du folklore en France, celle-ci étant en effet fortement associée à l’Allemagne en raison de ses liens à la philologie, mais aussi aux travaux des frères Grimm et de l’effort nationaliste qui les sous-tend. Ce destin singulier révèle non seulement l’influence de la situation politique de l’époque, le poids de facteurs culturels propres à ce pays, mais aussi celui de choix personnels. En envisageant le parcours de cette discipline à travers le prisme des premières revues françaises de philologie ayant accueilli des études de folklore, Claudine Gauthier a ainsi pu préciser son analyse en restituant tout le poids de la micro-histoire, c’est-à-dire celle des hommes qui œuvrent au façonnement d’une discipline, sur la constitution et l’évolution de cette science. Leurs choix institutionnels masquent, en effet, également des prises de position scientifiques individuelles, comme parfois des querelles plus ou moins larvées. Les conclusions de Cl. Gauthier ont pu être affinées grâce à l’étude de la correspondance entre Henri Gaidoz et F.-M. Luzel qui révèle des éléments historiographiques qui demeureraient, autrement, ignorés. Ainsi, au travers des chapitres consacrés aux fondateurs du folklore philologique, aux revues qu’ils ont créées ou à la Société de linguistique, qui les réunissait, c’est également la sociabilité des premiers folkloristes français qu’analyse cet ouvrage. Il permet aussi de mettre en évidence la double singularité de la France : dernier pays européen à mettre en œuvre l’étude scientifique des traditions populaires, elle sera également le premier pays à l’exclure du champ de la philologie. Le folklore, dans le contexte scientifique de la France de la fin du XIXe siècle, ne parvient à s’y maintenir qu’au prix du sacrifice de sa composante philologique, en passant dans le domaine des sciences sociales.
Ce volume réunit, sous une forme largement remaniée et réactualisée, la majeure partie des travaux d’historiographie accomplis par Claudine Gauthier. Ils étaient jusqu’à présent dispersés au sein de Bérose, encyclopédie en ligne sur l’histoire des savoirs ethnographiques, et étaient complétés par un travail de synthèse — Philologie et folklore. De la définition d’une frontière disciplinaire (1870-1920), « Les Carnets du Lahic », n° 2, 2008 —, également repris ici mais, en revanche, seulement de manière partielle. Il inclut aussi la réédition d’un article co-écrit avec Claude Gaignebet sur les Kryptadia, recueils de folklore obscène qui sont d’une importance toute particulière pour l’historiographie du folklore de la fin du XIXe siècle car, si l’initiative est française, les principaux folkloristes européens ont rapidement été impliqués dans cette vaste entreprise.
Claudine GAUTHIER est chercheuse associée au CEIFR. Elle est également co-responsable du séminaire Religion et politique : attentes eschatologiques dans le monde contemporain (EHESS).