Au-delà de l’apparent éclectisme de la vie de Paul Sébillot, « polygraphe, poète, peintre, administrateur » , son œuvre se révèle d’une très grande cohérence et d’une surprenante stabilité, malgré une bibliographie foisonnante et la diversité des matériaux qui la composent. Toute sa vie, Sébillot restera fidèle à un système mis en place au cours des premières années de son engagement dans ce qu’il définit moins comme une discipline que comme un ensemble d’objets dont il s’agit d’inventorier, de classer et de décrire les différentes manifestations. Contes, légendes, chansons, proverbes, devinettes, superstitions, coutumes finissent par former un gigantesque corpus dont il entend montrer l’étendue dans son Folklore de France, quatre tomes publiés entre 1904 et 1907, qui viennent tout à la fois couronner son statut de « prince des folkloristes » et marquer son isolement dans un milieu scientifique en pleine mutation où la science sociale durkheimienne occupe une place devenue prépondérante.
Or, ce n’est pas auprès des philologues, détenteurs dans les années 1870 de l’autorité légitime en matière de dialectologie, de mythologie et de folklore, que Sébillot va forger son outillage intellectuel. Il le doit bien plus à la fréquentation assidue, quarante années durant, de la Société d’anthropologie de Paris et, en son sein, du groupe des libres penseurs partisans du matérialisme scientifique qui vont peu à peu y occuper tous les postes-clés. Étrangement, cet attachement à la Société d’anthropologie est souvent passé inaperçu, peut-être pris pour une appartenance de circonstance et une forme de mondanité érudite. Pourtant si Sébillot n’a jamais assisté que deux fois aux séances de la Société de linguistique, il est en revanche un membre actif de la Société d’anthropologie : il siège dans le comité central de 1885 à sa mort en 1918 ; il assure la vice-présidence de l’association pendant deux ans, en 1903 et 1904 avant d’en prendre la présidence en 1905 et fait partie de la commission de publication de 1906 et 1909 puis de 1911 à 1914. Au total, un long compagnonnage qui a posé une marque discrète, quoique fondatrice, sur l’ensemble de son œuvre et que nous voudrions mettre ici en lumière.
Du matérialisme, le folklore de Sébillot va conserver plusieurs traits : la vision encyclopédique, le goût de l’observation, de la comparaison et des nomenclatures, l’ancrage dans les objets, l’idée que le fait religieux est passible d’un traitement scientifique au même titre que tous les autres, le refus de toute métaphysique et une certaine posture politique qui fait de sa quête des savoirs du peuple une entreprise de réhabilitation. Ces trois dernières caractéristiques, quoique dépassant largement le champ du matérialisme scientifique, restent néanmoins assez discrètes chez Sébillot. Il aspire en effet à donner à la nouvelle discipline une assise la plus large possible et cherche visiblement à ne s’aliéner aucune bonne volonté, au point que l’on a pu penser que la déconnection était totale entre les opinions politiques du citoyen et l’œuvre du folkloriste. À bien y regarder, il n’en est rien.
Tout d’abord, là où ses prédécesseurs parlaient du populaire sans plus de distinction, ne particularisant que des appartenances géographiques, Paul Sébillot introduit, non pas des catégories sociales, mais des métiers : paysan, pêcheur, mineur, marchand voire même courtisane, reconnaissant à chacun ses propres coutumes et croyances [1].
Il prête aussi attention à décrire, même brièvement, les conditions matérielles dans lesquelles vivent les populations où il a collecté ses informations, décrivant le contexte géographique, évaluant l’aisance relative, le degré d’alphabétisation [2].
Par ailleurs, pourfendant avant l’heure le grand partage qui attribue les croyances aux autres, il considère que nul homme n’en est exempt : « Il n’est pas démontré que si on pouvait interroger un à un ceux qui s’occupent de sciences exactes par exemple, on ne découvrirait pas parmi eux plus d’une superstition, ne serait-ce que celle des nombres ou des formes ; l’Académie des sciences fournirait peut-être à elle seule un chapitre intéressant de folk-lore » [3].
Enfin, et peut-être surtout,on peut voir dans son souci de rechercher les récits légendaires, non seulement un intérêt scientifique mais aussi la conviction que la parole du peuple a sa propre légitimité et que l’histoire, telle que se la rappellent ceux qui l’ont subie, mérite aussi d’être écrite [4]. En intitulant le tome IV du Folklore de France « Le peuple et l’histoire », c’est bien à Voltaire qu’il pense qui réclamait que les historiens oublient « l’histoire providentielle de Bossuet et les remous monarchiques du P. Daniel » pour écrire « l’histoire de ‘la canaille’ », ou à Michelet qui pense que le peuple est le meilleur juge en matière de moralité historique [5]. Sébillot a si bien conscience que c’est là la tâche à laquelle doivent s’atteler les hommes de son temps, qu’il refuse de condamner Souvestre ou La Villemarqué au nom de principes auxquels leur génération ne pouvait souscrire : « Le moment ne paraissait pas encore venu de se borner à écouter le peuple » [6].
Quoique sans anticléricalisme apparent, le folklore de Sébillot souscrit aussi à la proposition de Thulié de faire descendre le fait religieux dans le laboratoire de la science. Ainsi, dans son questionnaire de 1880, le diable apparaît-il juste après les fées et les lutins et juste avant les apparitions nocturnes et les revenants, comme l’un des acteurs des croyances populaires. De même, la synthèse, en 1887, de ses questionnaires déjà publiés, propose-t-elle dans la catégorie Monde surnaturel de s’interroger sur les dieux et les héros en ces termes : « Les divinités sur terre – 1. Voyages des dieux qui se promènent déguisés en pauvres. – Légendes où ils punissent ceux qui les ont mal reçus. 2. Légendes de saints : saints populaires (par saints nous entendons ceux du christianisme, du mahométisme, du bouddhisme etc., etc., et même ceux des pays fétichistes » [7].
On ne saurait mieux montrer que la croyance est détachée de la révélation divine et considérée comme un objet d’étude susceptible de toutes les comparaisons. On trouve ainsi un peu plus loin, à propos du littoral : « Saints des marais salants – Lutins, sorciers, etc. – Moyens de conjurer le mauvais sort » [8]. On mesure sans doute mal aujourd’hui combien de telles propositions constituaient un engagement dans la lutte entre cléricaux et anti-cléricaux qui a marqué toute cette période. On peut cependant encore aisément comprendre qu’il n’y avait rien d’innocent à écrire que les chapelets et les reliques avaient remplacé les pierres de victoire et les amulettes préhistoriques dans la croyance que certains objets peuvent assurer la victoire sur l’ennemi et que « tout le monde a pu lire dans les journaux religieux et les histoires édifiantes des récits où des balles s’aplatissent sur une médaille ou un scapulaire » [9].
Mais c’est sans doute la volonté de faire du folklore une science englobante, d’en inventorier toutes les matières, d’en décrire et d’en classer les séries, d’en constituer finalement l’encyclopédie raisonnée qui rattache le plus l’œuvre de Sébillot aux matérialistes [10].
On ne saurait en vouloir à Sébillot de n’avoir pas réussi à donner une définition claire de ce qu’il tentait d’instituer dans un contexte de très grande confusion des champs sémantiques recouverts par les dénominations disciplinaires. De fait, ce qu’il tente de légitimer est moins une discipline qu’un domaine d’investigation, un ensemble d’objets susceptibles d’être étudiés de divers points de vue disciplinaires. Au final, il adoptera définitivement le terme de folklore ou plus exactement folk-lore (savoir du peuple) qu’il avait du reste toujours utilisé dans les milieux anthropologiques, réservant le terme de tradition populaire aux zones d’interface qu’étaient la Société et la revue qu’il avait créées et aux publications à vocation plus littéraires que scientifiques. Ce domaine comprend la littérature orale – contes, légendes, chansons, proverbes, devinettes, formulettes -, à laquelle il rajoute les productions littéraires depuis longtemps colportées dans les campagnes - dans la mesure où elles ont eu une influence sur les récits et les savoirs du peuple - mais aussi l’art populaire, et tout l’ensemble des coutumes, des croyances et des superstitions qu’il regroupe sous le terme d’ethnographie traditionnelle, confondant une fois de plus l’objet et la démarche [11]. Un vaste domaine dont il dit lui-même que « la matière est immense pour ne pas dire infinie » [12] et dans lequel il va entreprendre de se doter de repères.
Car si Sébillot n’est pas homme de définitions, les questionnaires seront en revanche sa grande affaire, suivant en cela une double tradition, celle de la SAP, bien sûr, pour laquelle instructions et questionnaires sont des outils fondamentaux de diffusion du savoir et de récolte des données mais, au-delà, celle de l’Académie celtique dont le questionnaire a marqué la préhistoire de l’ethnographie française [13].
Il publie le tout premier en 1880 dans la Revue de linguistique et de philologie comparée. Cet « Essai de questionnaire pour servir à recueillir les traditions, les coutumes et les légendes » sera jugé assez novateur en Europe pour être traduit en espagnol et en anglais. Il sera publié dans le Folk-lore record et tiré à part pour servir d’instructions aux membres de la Folk-lore Society.
Tenant lieu tout à la fois de plan d’investigation, de méthode d’inventaire, de système de classement des matériaux voire de plan de rédaction [14], ces questionnaires [15] publiés et améliorés au fil des années vont structurer toute son œuvre et lui donner une remarquable stabilité. On retrouve ainsi dès le questionnaire de 1887 une grande partie du plan suivi par Sébillot dans son Folklore de France : la terre et le monde souterrain, le ciel et les météores, la faune et la flore, le monde surnaturel. En revanche, le questionnaire nous permet aussi de savoir qu’il n’a pas achevé l’œuvre qu’il avait envisagée. Il y manque en effet toute la partie qu’il intitule « L’homme et la vie humaine » et qui comprend : le corps humain - qu’il avait justement commencé à explorer dans la revue L’Homme - ; la vie, - de la naissance à la mort - ; les coutumes et usages, comprenant : l’année et le calendrier, les fêtes et les divertissements, la maison, la politesse et la bienséance et les mœurs épulaires autrement dit coutumes alimentaires. Un plan en grande partie mis en œuvre dans ses Coutumes populaires de la Haute-Bretagne où, dit-il en introduction, il a « pris l’homme à la naissance, et à travers les diverses phases de son existence, [l’a] conduit jusqu’au cimetière » avant de traiter « des fêtes, des travaux et de toutes les coutumes très variées qui ne se rattachent pas à un âge déterminé » et de terminer par les mœurs épulaires, « partie intéressante mais jusqu’ici trop négligée, de l’Ethnographie » [16].
Comme il l’explique lui-même, la synthèse qu’il a opérée dans le Folklore de France a surtout consisté à classer les documents collectés au fil des années par « catégories rationnelles », par « affinités de sujets », « à les coudre, à les encadrer, à en rechercher d’autres pour les compléter », jusqu’à former un « tableau des idées populaires courantes en France et dans les pays de langue française à l’époque contemporaine » dans lequel « en aucune partie je n’ai procédé par hypothèse ; je n’ai d’ailleurs tiré aucune conclusion qui ne soit appuyée sur des exemples, parfois assez nombreux » [17].
Le plan lui-même a d’ailleurs été pensé dans une logique matérialiste, classant les faits en fonction des catégories du monde physique, des classifications du monde animal et végétal, de l’anatomie humaine, des étapes de l’ontogenèse (du berceau à la tombe selon l’expression de Van Gennep), des mois de l’année, du déroulement calendaire des fêtes, des besoins fondamentaux de l’homme… Un plan qui sera d’ailleurs critiqué par Henri Hubert dans le compte rendu qu’il fait du Folklore de France dans l’Année sociologique. Pourquoi classer au chapitre sur les rochers et les pierres, le rite qui consiste à jeter ou à déposer une pierre comme témoin d’un vœu ? Il croit reconnaître dans le fait de regrouper les croyances et les rites autour des phénomènes naturels l’influence de l’école mythologique de Max Müller [18]. Le docteur Papillaut, professeur de sociologie à l’École d’anthropologie n’y voit au contraire qu’une « prudence scientifique » tout à l’honneur de celui qui comprend « parfaitement la portée philosophique du folklore, mais se défie des théories aventureuses ». Dans la bonne tradition matérialiste, il considère en effet les croyances comme un résultat du travail cérébral provoqué par les émotions que provoquent en nous les rapports avec un monde physique souvent hostile. « Leur variété superficielle ne doit pas nous faire illusion ; cette apparente fantaisie est liée à l’architecture permanente de notre organisme » [19]. Hubert s’est simplement trompé de déterminisme [20].
De sa proximité avec la Société d’anthropologie de Paris, Paul Sébillot va tirer une autre originalité : dans ce milieu du folklore dominé par la langue et les textes, il introduit l’intérêt porté aux objets.
Cet intérêt pour la culture matérielle est en effet directement issu des préoccupations des archéologues et des ethnographes de la Société d’anthropologie. Mortillet, qui a pour principal souci de fonder la préhistoire sur des bases scientifiques et qui est par ailleurs chargé du classement des collections du musée de Saint-Germain-en-Laye, s’attache en effet à élaborer un classement méthodique fondé sur l’usage des objets [21]. D’un autre côté, dès 1878, Ernest-Théodore Hamy s’attache à jeter les bases de la classification des objets ethnographiques du musée du Trocadéro, se donnant pour but « d’inventorier toutes les manifestations matérielles de l’activité humaine », chaque objet étant considéré comme un témoin irremplaçable d’un état d’évolution de l’humanité [22]. On voit bien ici que les préoccupations archéologiques et ethnographiques se rejoignaient et que du fait de l’existence d’une série française au sein du Musée d’ethnographie, réunie dans la salle de France et contenant d’ailleurs essentiellement des objets bretons, Sébillot ne pouvait manquer de s’y impliquer [23].
Dès son origine, la Société des traditions populaires sera donc liée au musée et les relations entre Sébillot et Landrin très suivies. Ils élaboreront des instructions pour la classification des objets d’ethnographie traditionnelle publiés en 1887 dans l’Annuaire des traditions populaires et dans l’Annuaire des musées cantonaux puis remaniées en 1896 [24] et publieront dans la Revue des traditions populaires de nombreux articles sur les collections européennes [25]. Par ailleurs, comme en témoigne la correspondance d’Arnaudin, Landrin et Sébillot utiliseront les réseaux de la Société des traditions populaires pour compléter les séries françaises. Lionel Bonnemère, un autre des folkloristes membre de la Société d’anthropologie de Paris, constituera ainsi une remarquable collection de bijoux populaires, d’affiquets, d’amulettes, de plombs de pèlerinage… dont il fera don au Musée d’ethnographie [26].
Sébillot n’a jamais cessé de vouloir montrer l’intérêt littéraire des contes et des productions de l’oralité. Pour cela, il a souvent joué des registres rhétoriques de la sensibilité romantique qui, s’agissant des traditions populaires, reste prédominante. Il n’en a pas moins produit une œuvre : une collection de matériaux adossée à la théorie scientifique qui marque son époque, l’évolutionnisme et la théorie des survivances de Tylor. La théorie disqualifiée, les matériaux sont restés, sauvés sans doute par leur visée encyclopédique. Cet héritage matérialiste aura d’ailleurs une postérité, dédoublée en quelque sorte en deux entreprises concurrentes, « deux monuments adverses » [27]. Le musée qu’il appelait de ses vœux pour abriter les séries ethnographiques françaises sera finalement créé en 1937. Van Gennep [28], quant à lui, réalisera dans son Manuel de Folklore français contemporain l’ambition encyclopédique de Sébillot et relayera son souci pédagogique en matière de questionnaires, de classements et d’inventaire.
Dans son introduction au Manuel de folklore français contemporain [29], Van Gennep explique : « Dès la fin du XIXe siècle, on se rendait compte de l’insuffisance des définitions et des programmes du folklore purement littéraire et religieux et on lui adjoignit l’étude des objets, des techniques et des arts populaires. Sans doute la tentative a échoué ; mais il serait injuste, comme le font quelques auteurs récents, de prétendre maintenant à la nouveauté, sinon à la priorité dans ce domaine dont le rattachement au folklore avait d’ailleurs été compris plut tôt, dès l’Exposition universelle de 1878, dont les collections furent le point de départ du Musée d’Ethnographie et du Musée des Traditions populaires au Palais du Trocadéro ».
Une entreprise à laquelle Paul Sébillot, entré justement en 1878 à la Société d’anthropologie de Paris, a largement contribué.