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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Un américaniste au service de l’ethnologie française. Biographie de Paul Rivet

Christine Laurière

CNRS (UMR9022 Héritages)

2011
Pour citer cet article

Laurière, Christine, 2011. « Un américaniste au service de l’ethnologie française. Biographie de Paul Rivet », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article505.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire de l’anthropologie française et de l’ethnologie de la France (1900-1980) », dirigé par Christine Laurière (CNRS, UMR9022 Héritages).

Un demi-siècle après sa disparition, Paul Rivet occupe, dans la mémoire et l’histoire de l’ethnologie française, une place mineure, qui n’est pas à la mesure de son enseignement anthropologique ni de son intense activité institutionnelle et politique. Alors qu’il est, aux côtés de Marcel Mauss, l’autre père fondateur de la discipline dans les années 1920-1930, il reste un savant méconnu, raidi dans quelques lieux communs qui, une fois énoncés, assèchent la curiosité – citons pour mémoire les plus rebattus, celui de fondateur du musée de l’Homme, ou bien encore celui, employé à tort, d’anthropologue physique. Cheville ouvrière de l’institutionnalisation de l’ethnologie française dans l’entre-deux-guerres, il est aussi une de ces figures emblématiques des intellectuels de la Troisième République, un savant vivement impliqué dans des luttes politiques contre le fascisme et le racisme, pour le respect, la dignité et la solidarité humaines. Issu de la nouvelle méritocratie républicaine, il va se faire l’apôtre d’une ethnologie conçue comme une discipline de vigilance, une école d’optimisme, investie d’une mission sociale et culturelle d’édification, d’éducation, du peuple. La fondation du musée de l’Homme lui permettra de concrétiser ses ambitions. Grand pédagogue, animé d’une force de conviction rare, Paul Rivet possède un charisme qui s’exerce bien au-delà du petit cercle des ethnologues. Chez cet homme, la vocation et le métier, le savant et le politique, ne font qu’un ; ses engagements se sont nourris l’un l’autre jusqu’au bout. Rarement un ethnologue se sera autant impliqué dans cette lutte politique pour promouvoir la concorde humaine. Mais, inévitablement, en faisant de l’ethnologie une discipline de vigilance, en prise avec les problèmes et préoccupations de son temps, Paul Rivet en a aussi fait une discipline sous influence, sujette aux retournements politiques et idéologiques, perméable au changement social. Est-ce pour cette raison qu’il aurait peu à peu disparu de la mémoire collective des ethnologues ?

Paul Rivet naît le 7 mai 1876 à Wasigny (Ardennes), dans une famille modeste. Il entre en 1894 à l’École du service de santé militaire de Lyon, afin d’y devenir médecin militaire. C’est à ce titre qu’il participe à la mission géodésique en Équateur, menée par le Service géographique de l’Armée, entre 1901 et 1906. C’est elle qui décidera de sa vocation d’ethnologue. Il se passionne pour l’anthropologie, alors conçue comme une branche de l’histoire naturelle, et il apporte sa contribution dans des domaines aussi divers que l’anthropologie physique, l’archéologie, la linguistique, l’ethnographie des populations amérindiennes. Confronté à l’angoissante déchéance sociologique des populations indiennes en Équateur, Paul Rivet se satisfait mal des habituelles explications racialistes sur l’infériorité constitutionnelle des Indiens, bien qu’il lui soit difficile d’y résister totalement lui-même et d’échapper au magistère étouffant de l’anthropométrie. Il se refuse à naturaliser la différence entre les Indiens et les Créoles, selon lui historiquement et socialement construite. Il affirme qu’il ne faut pas chercher les raisons de sa domination dans la nature, dans l’essence de l’être indien, mais plutôt dans les facteurs historiques et sociologiques de la Conquête et de la colonisation espagnole – et la différence est d’importance, car Paul Rivet finit ainsi par congédier le déterminisme biologique.

De retour à Paris à l’été 1906, il intègre comme travailleur libre le laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle, dirigé par Ernest-Théodore Hamy. Il s’insère avec succès dans le champ anthropologique parisien, en faisant valoir sa longue expérience de terrain. Il écrit moult comptes rendus pour les revues importantes du champ, telles L’Anthropologie, le Journal de la Société des Américanistes. Gagnant en autorité et en audience, ses travaux sont couronnés de plusieurs prix, il participe à des commissions de réflexion. Absorbé par ses nombreuses tâches, il ne publiera qu’en 1912 les résultats de ses investigations sur le terrain dans son Ethnographie ancienne de l’Équateur, avec la collaboration nominale de René Verneau. Rapidement, il se désintéresse de l’anthropologie physique, dont il ébranle le magistère, en disqualifiant vigoureusement ses prétentions inconsidérées à hiérarchiser les « races » humaines. Déjà peu impliqué dans les débats de la Société d’anthropologie de Paris, il s’en éloigne définitivement avec la stabilisation de sa carrière en 1909 (date à laquelle il est nommé assistant de la chaire d’anthropologie du Muséum), et les travaux de la commission sur le métissage qui survalorisent les facteurs physiques et minorent les facteurs sociologiques. Après avoir poussé jusque dans ses derniers retranchements et apories l’anthropométrie, dans son gros mémoire sur les « Recherches sur le prognathisme » (1909-1910), il s’estime quitte avec une anthropologie qui ne saurait plus vivifier la connaissance de l’homme parce qu’elle accorde trop d’importance aux critères anatomiques et biologiques. Il montre tout son dynamisme institutionnel en prenant l’initiative de rassembler et fédérer des savants de tous horizons autour de l’Institut français d’anthropologie, créé en 1911, qui remet à plat la hiérarchie entre sciences humaines, au détriment de la suprématie caduque de l’anthropologie physique, et au profit de l’ethnographie, la linguistique et la sociologie. Dès avant la Première Guerre mondiale, cet Institut préfigure, en quelque sorte, ce que sera en 1925 l’Institut d’ethnologie, dans la mesure où se réunissent, une fois par mois, ceux qui façonneront dans l’entre-deux-guerrres la physionomie particulière de l’ethnologie française.
Passé maître de la pratique et des théories anthropologiques, Paul Rivet va travailler cette discipline sur ses bordures, sur ses marges, pour tenter d’imposer d’autres enjeux, en partie grâce au concours d’autres disciplines. La palette très large des matériaux ramenés de sa mission en Équateur le prédispose justement à chevaucher les habituelles frontières disciplinaires traversant la connaissance de l’homme, et à s’intéresser tout autant à l’anthropologie physique qu’à l’ethnographie et la linguistique. Impressionné par les résultats de la linguistique, qui est parvenue à reconstituer la grande famille indo-européenne, Paul Rivet pense détenir là le moyen de retracer l’histoire du peuplement du continent américain, mais aussi de dynamiser une anthropologie sclérosée, en lui imposant de nouvelles problématiques, davantage historiques et ethnographiques que racialistes et biologisantes. Il est le premier anthropologue en France à s’investir aussi systématiquement dans la linguistique, à pressentir toute son importance pour le projet anthropologique. Il entame ses travaux linguistiques classificatoires dès 1906, et continuera de s’intéresser à la Babel amérindienne jusqu’aux années 1950. Il entretient un fructueux dialogue avec Antoine Meillet, qui va être en France sa caution scientifique en matière linguistique. Ce dernier lui réserve un accueil généreux et s’intéresse de près à ses travaux, auxquels il offre à plusieurs reprises la tribune respectable de la Société de linguistique. Paul Rivet devient dans les années 1920-1940 le plus éminent spécialiste des langues sud-amérindiennes, collaborant au prestigieux manuel dirigé par Antoine Meillet et Marcel Cohen, Les Langues du monde (1924), produisant la première synthèse en langue française, au début du XXe siècle, sur les « Langues américaines ».
En 1925, c’est par la preuve suprême, la preuve linguistique, qu’il revient à une question qui le passionne : la question des origines et, en l’espèce, le problème des origines de l’homme américain, proposant l’hypothèse hardie – et férocement combattue par les Nord-Américains – d’un apparentement entre les populations océaniennes et américaines. Par principe, il refuse le dogme d’une souche unique de peuplement (par le détroit de Béring et d’origine asiatique), passant en revue les possibles autres migrations – les plus probables, selon lui, étant d’origine mélanésienne et australienne. Il publie en 1943 Les origines de l’homme américain, ouvrage maintes fois réédité en Amérique du Sud, et qui figura longtemps au programme de tout étudiant latino-américain en histoire ou en ethnologie américaniste.
Ce questionnement sur la filiation, l’apparentement, les contacts entre les diverses langues amérindiennes, donc aussi entre diverses sociétés, le conduit à faire sienne la démarche diffusionniste, la seule qui lui semble apte à approfondir l’horizon historique des sociétés non-occidentales, à complexifier leur histoire, et à mettre en évidence cette idée forte selon laquelle toutes les civilisations, quels que soient la distance et le temps, se doivent quelque chose, qu’elles sont liées les unes aux autres, que c’est par l’échange qu’elles s’enrichissent et évoluent. Il partage cette conviction avec son ami Marcel Mauss, car tous deux se refusent à croire dans le caractère exceptionnel du monde indo-européen, qui aurait seul accompli et personnifié la civilisation. On a peu souligné cette dimension essentielle du diffusionnisme, qui s’entend aussi comme une réhabilitation de toutes les sociétés qu’on a longtemps cru en marge du processus civilisationnel. Dans cette perspective diffusionniste, Paul Rivet s’intéresse de près aux techniques, aux savoir-faire qui, selon lui, seraient plus stables que les formes des objets fabriqués. Il mène une étude approfondie de la métallurgie précolombienne dans plusieurs régions, en remontant à ses foyers d’origine sur le sous-continent sud-américain, suivant sur une carte la propagation de ses différentes techniques [1]. C’est précisément grâce à ses études consacrées à la civilisation matérielle des Indiens qu’il procède à une révision radicale de ses conceptions de l’altérité et de la différence. Il trouve là le moyen de valoriser les connaissances empiriques et le savoir-faire des indigènes en montrant leur contribution au patrimoine commun à l’humanité entière. Les événements liés à la Seconde Guerre mondiale ne feront qu’accroître cette détermination à combattre les préjugés racistes et à revaloriser la place dévolue à ces sociétés. Sa conscience aiguë de la chose publique et des devoirs de l’ethnologue dans la cité l’amène à développer pour une large audience cette idée d’une égale intelligence, d’une égale habileté technique, d’un égal génie inventif, répandus chez tous les hommes, sans préjuger du niveau de développement de ces sociétés selon des critères européocentrés.

Parallèlement, Paul Rivet s’investit très fortement dans l’animation institutionnelle de l’ethnologie et de l’américanisme. Son nom reste lié à plusieurs institutions phares : la Société des américanistes, l’Institut d’ethnologie, la chaire d’anthropologie du Muséum, le musée d’Ethnographie du Trocadéro, qui devient musée de l’Homme en 1937.
Tout autant qu’ethnologue, Paul Rivet est aussi américaniste. Il a toujours tenu ensemble les deux bouts de la corde, le singulier (l’américanisme) et le général (l’ethnologie). À la société savante qui s’en réclame, il n’a ménagé ni son temps ni son énergie. Dès 1907, il se met au service de la Société des américanistes de Paris et œuvre activement à la montée en puissance et à la renommée prestigieuse de cette institution, qui devient dans les années 1920-1940 le principal organe de diffusion du savoir américaniste au niveau international. Pendant un demi-siècle, il va être sa cheville ouvrière, devenant la figure de proue de l’américanisme français, bénéficiant d’une notoriété peu commune en Amérique latine, s’y rendant très régulièrement, pour de longues missions relevant à la fois de la science et de la diplomatie culturelle française. C’est au sein de la Société des américanistes que Paul Rivet prend conscience de l’importance cardinale de la solidarité savante et de l’internationalisme scientifique. La survenue de la Première Guerre mondiale est pour beaucoup dans cette prise de conscience, précisément parce qu’elle les met en danger. En septembre 1914, il redevient médecin militaire, et il prend part aux batailles de la Marne, d’Arras, de la Somme et de Verdun. La grande dispute qui anime le corps médical au début des hostilités est alors de se décider en faveur de l’abstention ou de l’intervention opératoire en cas de blessures au ventre. Avec beaucoup de clairvoyance et sans forcément respecter les ordres de sa hiérarchie – il achète sur sa solde un autoclave qui ne lui sera pas remboursé –, Paul Rivet, comprenant l’importance d’une intervention chirurgicale précoce, réalisée dans des conditions d’asepsie optimale, installe son ambulance chirurgicale au plus près du théâtre des opérations. Il écrit une lettre à cœur ouvert à Lucien Lévy-Bruhl en janvier 1915, qui est alors conseiller d’Albert Thomas ; ce témoignage serait venu alimenter la prise de décision de Justin Godart de généraliser l’usage des ambulances chirurgicales à l’automne 1915. En mai 1916, il est nommé sur le front d’Orient, et prend la direction d’un nouvel hôpital de camp, à Zeitenlick, près de Salonique. Médecin militaire, il n’en reste pas moins anthropologue, et se passionne pour des questions de linguistique, d’ethnographie, observant les travaux des champs des paysans. De retour à la vie civile, il se refuse à poursuivre sur le plan scientifique les hostilités et tentent de convaincre, en vain, Marcel Mauss, Louis Lapicque, Marcellin Boule, de reprendre au plus vite les relations avec les savants germanophones. C’est à nouveau sa position clé dans la Société des américanistes qui lui permet de faire prévaloir son point de vue : menaçant de démissionner, il se bat pour que les savants allemands et autrichiens ne soient pas exclus de la liste des membres de la Société. C’est à cette occasion qu’il noue avec Franz Boas une forte relation épistolaire, passionnante, les deux hommes partageant la même façon de concevoir l’engagement scientifique. Tout au long des années 1920-1930, ils mènent en commun plusieurs combats : l’antifascisme, l’antiracisme, la nécessité absolue de favoriser et préserver le dialogue scientifique international et – malgré leurs divergences de fond quant à la façon d’aborder la profusion linguistique dans le Nouveau Monde – l’intérêt pour les langues amérindiennes, qu’il faut enregistrer pendant qu’il est encore temps. Leur amitié ne prendra fin qu’en décembre 1942, au décès de Franz Boas, qui meurt lors d’un déjeuner offert en l’honneur de Paul Rivet, à Columbia, auquel assistait également Claude Lévi-Strauss, alors jeune ethnologue encore inconnu.

Avec Marcel Mauss, Paul Rivet devient le co-secrétaire général du nouvel Institut d’ethnologie, en 1925, qui est une création du ministère des Colonies. Depuis la victoire du cartel des gauches au printemps 1924, Lucien Lévy-Bruhl travaillait sans relâche à convaincre les pouvoirs publics de sa nécessité. Longtemps attendue, retardée par les ravages de la Grande Guerre, la création de l’Institut est la dernière étape, l’aboutissement, de la spécialisation à l’œuvre dans le champ des sciences sociales et humaines depuis une trentaine d’années et de la progressive reconnaissance de l’intérêt, de la valeur et de l’utilité de l’érudition coloniale, qui s’impose enfin comme une source de connaissance scientifique légitime, et qu’il s’agit dorénavant de mieux canaliser et plier à la rigueur de l’observation ethnographique par la formation et la professionnalisation d’enquêteurs selon les canons de la sociologie dukheimienne et maussienne. Cette légitimité académique octroyée à l’ethnologie universitaire naissante va lui permettre de s’organiser institutionnellement, de forger ses outils conceptuels et ses méthodes, de former des professionnels de l’enquête et de publier des travaux ethnographiques. La rude campagne pour l’élection de Paul Rivet au poste de professeur de la chaire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle, en mars 1928, est révélatrice de la lutte entre les anthropologues physique et les tenants d’une ethnologie progressiste, attentive aux faits de langue et de culture, soucieuse de vulgariser son savoir vers un public profane, de combattre les préjugés attachés aux populations non occidentales.

Le 27 mars 1928, un décret entérine le rattachement à sa chaire du musée d’Ethnographie du Trocadéro. Dès 1928, avec son sous-directeur Georges Henri Rivière, il le réorganise entièrement. À cause des travaux préparant l’Exposition internationale de 1937, le vieux Trocadéro ferme ses portes en août 1935 pour céder la place au musée de l’Homme, inauguré officiellement le 20 juin 1938. Face aux artistes et aux marchands d’art primitif, le musée reprend la main, imposant une vision moins étroitement esthétisante des objets ethnographiques. Dans les salles du musée, Paul Rivet donne à voir sa conception de la culture et de l’objet. Il conçoit le musée de l’Homme comme le conservatoire de la culture matérielle des sociétés non occidentales. Exposer ces objets, c’est étudier et tenter de comprendre comment la culture se met en actes, se fabrique, comment l’homme transforme le monde et, ce faisant, comment il se transforme lui-même. Paul Rivet et G. H. Rivière développent une conception environnementaliste de l’objet, concrétion de l’état d’avancement d’une culture à un moment donné. Ils s’attachent à restituer leur valeur d’usage à ces objets, mais aussi ce que l’on pourrait appeler leur valeur ajoutée, c’est-à-dire tout ce que l’homme apporte en travaillant, en façonnant, la matière brute, dans des domaines aussi divers que la métallurgie, la céramique, la sculpture, la plumasserie, le tissage, etc.
Paul Rivet prône l’écriture d’une autre Histoire, une histoire qui n’a pas les honneurs des manuels, qui ne se focaliserait pas sur les hauts faits et gestes des grands de ce monde, mais privilégierait au contraire les contributions anonymes des petits, des artisans du quotidien, de ceux qui améliorent la qualité de vie à bas bruit, sans fracas, mais durablement et efficacement, en leur donnant les moyens de dominer leur environnement naturel, de s’y adapter et d’exploiter ses richesses. Cette façon de faire de l’histoire dénote une filiation avec le courant contemporain de l’école des Annales – Paul Rivet connaît bien Lucien Febvre, dont il eut le père pour professeur au lycée de Nancy, et qui lui confie la direction du tome sept de L’Encyclopédie française, « L’Espèce humaine » –, mais souligne aussi la conception prométhéenne de la technologie qui anime sa défense : le progrès de l’un est le progrès de tous, et s’ajoute au patrimoine commun. Il valorise par leur technicité et leurs connaissances du monde végétal des sociétés longtemps méprisées, il rappelle à l’homme blanc, à l’Occidental, ce que sa société leur doit.
Et c’est précisément sur ce point que l’on peut faire la jonction entre le savant et le politique, entre l’ethnologue et l’homme de gauche : animé d’une ardeur pédagogique rare, conscient de la mission de service public qui lui incombe, Paul Rivet veut faire comprendre aux masses populaires, aux travailleurs manuels qui pénètrent dans les salles du musée, tout ce qu’ils ont en commun avec les sauvages et les primitifs : le geste et la parole, la technique et l’art. Preuves à l’appui, objets à l’appui, il entend démontrer que l’on fait un injuste procès à ces sociétés condamnées à tort pour leur primitivisme, leur archaïsme, leur inaptitude à dominer leur environnement naturel. Si c’est en invoquant la raison qu’il entend réformer les mentalités, l’aspiration idéaliste sous-jacente souhaite aussi travailler en profondeur la rationalité et l’imaginaire occidentaux pour nous amener à relativiser nos propres catégories d’entendement et d’appréhension de l’altérité.

Dans les années 1930, il lutte vigoureusement pour la défense de ses idéaux, rudement éprouvés par les événements politiques français et européens. Paul Rivet n’a jamais été un homme neutre, pondéré, même du temps où il fut médecin militaire, entre 1898 et 1909. Dreyfusard, il s’opposa à ses camarades de régiment. Fréquentant le cercle socialiste de Salonique pendant les années 1916-1918, il se met à lire Jaurès, et s’inscrit à la SFIO après sa démobilisation. C’est surtout à partir du début des années 1930 que son engagement politique devient public ; dès les années 1920, il avait été proche du syndicalisme enseignant, et milité en faveur de la paix, signant des pétitions. Ce n’est donc pas un hasard s’il est choisi pour être le président du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) en mars 1934, fondé au lendemain du 6 février 1934. Après cette journée de manifestation des ligues d’extrême droite et des associations d’anciens combattants qui marchèrent sur l’Assemblée nationale, et qui dégénéra en émeute sanglante, les intellectuels de gauche prennent conscience du péril fasciste. Paul Rivet participe à la gigantesque contre-manifestation unitaire des gauches républicaines du 12 février, qui est le facteur déclenchant de son militantisme politique plus virulent. Avec Paul Langevin et le philosophe Alain, les deux vice-présidents du CVIA, ils lancent un appel « Aux travailleurs », le 5 mars 1934, qui connaît un certain retentissement puisqu’il récolte huit mille cinq cents signatures, dont un millier d’intellectuels et d’artistes (Victor Basch, Julien Benda, André Breton, Jean Cassou, André Gide, Lucien Febvre, Marcel Mauss, Jean Perrin, etc.). Son article sur « les Intellectuels » de février 1935, publié dans L’Éveil des peuples, est à cet égard emblématique de la position qu’il défend, de la façon dont il conçoit la responsabilité des savants vis-à-vis de la Cité.
En mai 1935, il est élu conseiller municipal à Paris, dans le quartier Saint-Victor, contre un des instigateurs du 6 février 1934, et sur une liste d’union des gauches. Un an avant la victoire du Front populaire aux élections législatives de mai 1936, le succès de Paul Rivet montre qu’il est possible de s’unir et de vaincre. Pour l’Histoire, il reste le premier élu du Front populaire. Figure tutélaire du rassemblement des forces de gauche, il préside un meeting important à la Mutualité, le 28 juin 1935, qui réunit pour la première fois à la même tribune Édouard Daladier, Léon Blum et Maurice Thorez. Il participe à l’élaboration du programme commun. Après l’accession au pouvoir du Front populaire, tout en restant fidèle à ses convictions socialistes, il garde cependant son indépendance d’esprit, en ne se pliant pas aux logiques de parti prévalant dans la gestion des affaires étrangères, qui lui semble désastreuse, qu’il s’agisse de l’abandon de l’Espagne républicaine – il va jusqu’à écrire dans une lettre à Léon Blum qu’il s’agit d’un « assassinat » – ou de la reconnaissance du coup de force éthiopien. Avec des intellectuels, il fonde un Groupe des amis de l’Espagne, et se montre indéfectiblement solidaire de leur cause, qu’il soit en France ou réfugié en Amérique latine pendant les années 1941-1944.
Le fascisme n’est pas le seul péril qui menace : un voyage à Berlin à Pâques 1933 lui ouvre les yeux sur la nature viscéralement antisémite du régime hitlérien. Sa lettre à Franz Boas, sitôt de retour à Paris, est un magnifique témoignage sur l’état d’esprit qui gangrène une grande partie de la société allemande, jusqu’à ses confrères américanistes les plus illustres. Avec quelques compagnons de lutte, il n’élude pas la confrontation scientifique au racisme et fonde la revue Races et Racisme, qui paraît entre 1937 et 1939. Il retrouve encore une fois Franz Boas pour lutter à ses côtés contre les raciologues nazis, lors du Congrès sur les Populations, en juillet 1937. C’est grâce à Paul Rivet, ethnologue revenu de la suprématie de l’anthropologie physique, que les travaux de Franz Boas sur les fameux Changes in Bodily Forms of Descendants of Immigrants de 1910-1911, sont enfin mieux connus du public français et que deux de ses articles – les seuls traduits en français pour de nombreuses décennies encore – sont publiés dans Races et Racisme.
Au moment de la défaite de juin 1940, il refuse dans un premier temps de quitter la France, malgré l’appel pressant d’Henri Laugier, et il choisit la résistance au pétainisme. La première des trois lettres écrites au maréchal Pétain, celle du 14 juillet 1940, attire l’attention de la presse collaborationniste qui orchestre une campagne de diffamation contre lui. Il participe au réseau de résistance du musée de l’Homme, fondé par Boris Vildé, Anatole Lewitzky et Yvonne Oddon, l’un des tout premiers de la zone Nord, mettant à sa disposition la vieille ronéo de Vigilance. Relevé de ses fonctions en novembre 1940, à cause de ses opinions politiques, dans le collimateur de la Gestapo qui est sur le point d’arrêter les membres du réseau du musée de l’Homme, il lui échappe de justesse en février 1941, et rejoint la zone libre.
Invité par le président Eduardo Santos, il s’exile en Colombie. Il fonde à Bogota, en juin 1941, l’Institut ethnologique national, ayant à cœur de revaloriser la place de l’Indien dans la nation colombienne. Il forme la première génération d’anthropologues colombiens, lance de grandes campagnes de recherches ethnographiques. La Colombie est une terre indienne qui a du mal à composer avec cette fraction de sa population, politiquement, socialement, idéologiquement. La priorité absolue accordée à l’ethnographie de sauvetage éloigne Rivet des préoccupations des dirigeants politiques, qui souhaiteraient plutôt s’en tenir à l’exaltation d’un glorieux passé archéologique, à la valorisation des antiques civilisations andines. Paul Rivet hisse les sociétés méprisées des basses terres tropicales au rang d’ancêtres civilisateurs, et démontre la qualité et l’intensité des échanges qui liaient les sociétés andines aux sociétés de la forêt. Au moment où l’idéologie indigéniste s’affirme de plus en plus nettement, devenant une arme politique de revendication subversive, il ne rejoint pas ce mouvement, expliquant qu’il est en faveur d’une nation multiculturelle, qui fait de son métissage une richesse, et qui ne renie aucune de ses composantes.
À partir de juin 1943, il rejoint Mexico, nommé par le général de Gaulle conseiller culturel du Comité français de libération nationale pour toute l’Amérique latine. Dès l’annonce de la libération de Paris, il demande à rentrer en France. À compter de cette date, il s’engage encore plus nettement dans le combat politique, devenant député de la SFIO, prônant la mise en place de grande institutions internationales qui lutteraient contre les nationalismes. Dès sa création, il fait partie de la délégation française à l’Unesco, aux côtés de Lucien Febvre ; il en sera même le président. Il participe à la mise sur pied de plusieurs initiatives d’envergure internationale, dont le projet d’une histoire de l’évolution scientifique et culturelle de l’humanité. Vice-président pendant un temps de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, il est très attentif à la recomposition des grands équilibres géostratégiques, s’insurgeant contre l’alignement de l’Europe sur la position états-unienne, dénonçant son atlantisme, l’anticommunisme primaire, la remilitarisation. Ami d’Ho Chi Minh, il est en faveur de l’ouverture de négociations avec les indépendantistes indochinois. Il s’oppose à la répression à Madagascar, en 1948, et s’insurge contre le procès inique des députés malgaches, condamnés à mort. Sa position sur l’Algérie est plus nuancée et va brouiller son image : déjà âgé, influencé par Jacques Soustelle, craignant pour le sort des colons français, il attache dans un premier temps son nom à l’Algérie française, avant de condamner, en janvier 1957, l’usage systématique de la violence et de la répression, et de demander l’ouverture de négociations. Il meurt en mars 1958, à l’âge de 81 ans.




[1) En collaboration avec Henri Arsandaux, il publie en 1946 « La métallurgie en Amérique précolombienne », Paris, Travaux et Mémoires de l’Institut d’Ethnologie.

Portfolio
  • Paul Rivet accoudé à sa table de travail au laboratoire d'anthropologie du
    Paul Rivet accoudé à sa table de travail au laboratoire d’anthropologie du Muséum (fonds Paul Rivet, Bibliothèque centrale du MNHN, 2 AP 1 PHO 1/13). © MNHN
  • Sur la carte postale « Le Front populaire écrasera le fascisme », Paul (...)
    Sur la carte postale « Le Front populaire écrasera le fascisme », Paul Rivet est entouré de Léon Blum, Marcel Cachin et Edouard Daladier (fonds Paul Rivet, Bibliothèque centrale du MNHN, 2 AP 1 PHO 2/10). © MNHN
  • Couverture du guide du Musée de l'Homme, édité en 1938. Collection (...)
    Couverture du guide du Musée de l’Homme, édité en 1938. Collection particulière
  • Affiche de cours de la chaire d'ethnologie des hommes fossiles et (...)
    Affiche de cours de la chaire d’ethnologie des hommes fossiles et actuels, sur les Origines de l’homme américain (fonds Paul Rivet, Bibliothèque centrale du MNHN, 2 AP 1 B13c). © MNHN