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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Folklore et littérature dans La Tradition

Jean‑Marie Privat

IIAC-LAHIC, Université de Metz

2009
Pour citer cet article

Privat, Jean–Marie, 2009. « Folklore et littérature dans La Tradition  », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article473.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Réseaux, revues et sociétés savantes en France et en Europe (1870-1920) », dirigé par Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) et Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages).

Selon le jugement sans concession d’A. van Gennep, La Tradition fut non seulement un périodique « concurrent » de la Revue des traditions populaires (1886-1918), mais surtout « une contre-façon, plus littéraire, et sans grand intérêt scientifique. » [1] Cette revue fondée par Henry Carnoy en 1887 (21 vol., Paris) nourrissait l’ambition d’être une « revue illustrée internationale du folklore et des sciences qui s’y rattachent contenant la bibliographie des provinces, publiée avec le concours des principaux Folkloristes des deux Mondes.  » Quelle Belle Époque pour le folklore, centre solaire d’un système de disciplines scientifiques connexes [2] ! Et sur quel immense empire devait briller les mille feux d’une « revue générale des contes, légendes, chants, usages, traditions et arts populaires », depuis nos chères provinces jusqu’aux horizons ultramarins…
Ces prétentions impériales étaient rendues impérieuses dans le cadre même du programme éditorial spécifique et idéologique que la revue affichait dans son manifeste inaugural :
« Plusieurs Sociétés et Revues ont actuellement pour objet la Tradition populaire ; mais toutes se restreignent systématiquement à la production pure et simple des documents originels, sans avoir cure ni tenir compte de la valeur et de l’emploi de ces matériaux dans l’œuvre supérieure de l’Art et du Progrès (…). Ce ne sont pas des Revues à proprement parler ; ce ne sont que des Recueils. » [3]
À parcourir le sommaire type d’une livraison (Traditionnisme – Mœurs, Coutumes, Croyances, Superstitions - Contes, Légendes, Historiettes – Chansons et Mélodies – Proverbes, Devinettes, Formulettes – Poésies - Galerie Traditionniste – Variétés – Chronique, Bulletins, Notes - Bibliographie - Questions et Réponses) on comprend que cette revue illustrée (dessins puis photos) ne pouvait guère proposer d’analyses longues et approfondies (32 pages in 8° par livraison). Ce mensuel était en fait à la fois une ressource documentaire (l’actualité bibliographique), un magazine culturel (les « présages assyro-chaldéens », « les dictons du mois », « La femme au Peigne d’Or, légende de la Montagne Noire », « Le Centenaire de George Sand », etc.), un éphéméride mondain (la fameuse « Galerie Traditionniste » avec portrait à l’encre et éloge académique des folkloristes amis). Vingt ans plus tard, à la veille de clore de facto l’aventure, H. Carnoy précisait et confirmait [4] le double objet intellectuel de La Tradition  : « Une revue de Folklore et de Littérature traditionniste ». Il fallait entendre « folklore » comme synonyme de « traditionnisme » (les coutumes archaïques et les croyances anciennes surtout, le folklore matériel dans une bien moindre mesure) et si la Littérature était bien dans le « programme », c’est celle d’écrivains qui s’intéressaient avant tout « au vieux fond populaire ». [5] Certes, les données ethnographiques collectées sur le terrain n’étaient pas totalement absentes (chansons patoises recueillies sur le vif, légendes locales dictées ou contées, passim) mais la part belle était faite aux trésors livresques ou archivistiques dans une logique de compilation et d’encyclopédisme divertissant sinon exotique, plus que de réflexion critique et d’analyse des systèmes culturels [6]. Parallèlement à La Tradition, É. Blémont et H. Carnoy dirigèrent la « Collection internationale de La Tradition » (J. Maisonneuve Éditeur, Paris, vol. I-XIV, 1889-1896). Le programme et l’esprit éditorial ressemblaient à celui de la revue : « Les travaux sur le Folk-lore se multiplient. Ces nombreux travaux, épars dans les Revues et Recueils de toutes les langues, ne peuvent profiter qu’à quelques érudits (…). La Collection internationale rassemblera ces documents et deviendra une base d’études utiles. » C’est dans cette collection plus monographique que parurent par exemple les « Études traditionnistes » d’Andrew Lang (vol. VI, 1890) et l’essai d’É. Blémont, « L’Esthétique de la Tradition » (vol. VII, 1890). Là encore, la lutte des places est rude entre savants autorisés qui occupent des places-fortes institutionnelles d’un côté et de l’autre « amateurs ignorants et hommes de lettres à la recherche d’un sujet de « littérature facile » (…) et matière à gloriole. » [7] H. Carnoy contre-attaquera immédiatement : « M. H. Gaidoz prétend au monopole du Folk-lore (…). Pourquoi ces critiques acerbes et injustes contre des maîtres incontestés dans le Folk-lore ? Est-ce que parce que les traditionnistes ne vont à Mélusine (…). Cette pauvre femme-serpent est parfaitement insociable (…). Vae soli ! » [8]
Le passéisme auquel se condamnait en fait… La Tradition ne saurait être plus marqué que dans les imitations archaïsantes et romantiques d’une improbable poésie orale archaïque :
« Dans la mer au rauque juron
La falaise entrait l’éperon
Cornu d’un drakkar scandinave.
Mais submergé comme une nef
Le cap fut maintes fois le fief
Sonore et glauque de l’épave (…). » [9] (sic)
Et les exaltations d’une réhabilitation aussi populiste qu’imaginaire ne pouvait que desservir une publication à prétention scientifique : « La légende de la belle princesse de Flandre et le conte du bon roi Bec-de-grive me réjouissent mieux que la farce de Shakespeare, si shakespearienne qu’elle puisse être, et si bruyant que soit le succès de l’adaptation jouée à la Comédie-Française (…). Le bon peuple, le peuple élémentaire et profond, le peuple aux innombrables âmes, le peuple sans nom et sans gloire, n’a-t-il pas, en vérité, plus de génie que Shakespeare, comme il a plus d’esprit que Voltaire ? » [10] Cette « simple revue dissidente à l’origine » (LT, 1891, 5) ne devint donc jamais à proprement parler une publication internationale, ni par les sujets abordés (à la fois éclectiques et convenus sinon ethnotypiques), ni a fortiori par son rayonnement, l’affichage sur la couverture de correspondants étrangers mis à part.
Même si l’illustration de la couverture dessinait un horizon bien conventionnel, le projet intellectuel de La Tradition était original en quelque façon et en rupture avec les doxas académiques les plus légitimistes : « La Tradition avait à (…) prendre rang avec des revues aînées, Mélusine et la Revue des Traditions populaires (…). Nous sommes attachés surtout au côté littéraire du Folk-lore. Ce sera toujours notre principal but. Mais (…) contes, légendes, chansons du peuple, proverbes, coutumes, superstitions seront les bienvenus. » [11] Mais pour s’aventurer à penser ce côté littéraire du folklore comme source vive des plus grandes œuvres [12], il eût fallu par exemple une théorie sémiotique des échanges symboliques et de leurs refigurations poétiques :
« L’action intense qu’exerce la culture (principalement celle des couches profondes, populaires) et qui détermine l’œuvre d’un écrivain est restée inexplorée et, souvent, totalement insoupçonnée. Semblable attitude interdit l’accès à la profondeur des grandes oeuvres »… [13]




[1- A. van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, III, Paris, Picard, 1937, p. 123. On rappellera pour mémoire que l’autre grande revue de folklore, quoique de parution plus épisodique, fut Mélusine fondée par H. Gaidoz et E. Rolland (1878-1912).

[2- Si l’on se reporte aux différentes rubriques que documente la «  Bibliographie des Provinces  », ces disciplines sont l’archéologie, l’ethnographie, l’art, l’histoire et la linguistique.

[3- É. Blémont, «  La Tradition. Notre programme  », La Tradition, I, 1887, pp. 1-8.

[4- H. Carnoy, «  À nos lecteurs  », La Tradition, XVI, 1906, pp. 1-2.

[5- H. Carnoy, op. cit., se félicitait du grand nombre d’écrivains qui en France, selon lui, s’intéressaient aux études de folklore : «  Ils sont des centaines qui s’ignorent. Notre revue servira de trait d’union (…).  » Il imaginait plus généralement «  la collaboration de tous ceux que le passé intéresse, historiens aussi bien que folkloristes.  » Il citait admiratif l’exemple d’Émile Blémont, «  son œuvre de folklore, ses études et travaux littéraires  » et se plaisait à rappeler que des «  maîtres comme Daudet, Mistral, Theuriet, Gabriel Vicaire, voulurent bien nous apporter leur concours dès le premier numéro (…).  »

[6- Pour exemple du caractère sommaire ou simpliste de l’analyse d’un rite calendaire post - carnavalesque et populaire : «  Le premier dimanche de carême est connu dans nos provinces sous le nom de dimanche des brandons ou des «  piquerés  » (…). Ce jour-là les jeunes mariés de l’année doivent «  piquer des pois frits  » et les offrir aux jeunes gens du village (…). Cette coutume remonte à la plus haute antiquité et dérive de cérémonies païennes  », D.D.L.T.(  ?), «  Le dimanche des Brandons  », La Tradition, XIII, 1903, p. 65.

[7H. Gaizoz, «  La Collection internationale de La Tradition  », Mélusine, V , 1890-1891, p. 33.

[8- H. Carnoy, «  À propos d’un article de M. H. Gaidoz  », La Tradition, III, 1890, pp. 127-128.

[9- Ch.-Th Féret, «  L’ancien cimetière de Quilleboeuf  », La Tradition, X,1900, p. 198. Voir aussi l’illustration de couverture en sa rêverie ancestrale, solitaire et ethnotypée sur l’ordre éternel des champs, l’oralité paysanne et féminine, enfin les vestiges muets de civilisations mortes.

[10- É. Blémont, «  La légende flamande de La Mégère apprivoisée  », La Tradition, XVII, 1907, pp. 111-112.

[11- H. Carnoy, «  À nos lecteurs  », La Tradition, II, 1888, p. 390. Il est juste de noter qu’il arriva à La Tradition de publier des travaux de bonne tenue, comme par exemple les recherches originales d’Antonin Perbosc sur le langage des bêtes et les mimologismes populaires d’Occitanie (La Tradition, XIV, 1904 et XV, 1905).

[12- C’est la «  théorie  » que s’efforce de défendre et illustrer É. Blémont dans son Esthétique de la tradition, op. cit.

[13- M. Bakhtine, «  Les Études littéraires aujourd’hui  », Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 343.