Le 15 octobre 2015, en présence de François Hollande, Président de la République, de ministres, de scientifiques, d’acteurs de la culture, du président nouvellement nommé du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), Bruno David, et de la directrice pour le projet de rénovation, Cécile Aufaure, le musée de l’Homme rouvrait ses portes après d’importants travaux de rénovation. Le « nouveau » musée de l’Homme devrait-on préciser, tant l’institution du Palais de Chaillot ressortait complètement transformée au terme des profondes modifications du paysage muséal français de ce début de millénaire voyant la création du musée du quai Branly, du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille (Mucem, riche des collections de l’ancien musée national des Arts et traditions populaires), et la transformation du Palais de la Porte dorée, de musée des arts d’Afrique et d’Océanie en musée national de l’Histoire de l’Immigration. Comme pour chaque mutation d’institution culturelle, nombre de publications parurent au moment de l’inauguration du musée, certaines impulsées par l’établissement lui-même (notamment Blanckaert 2015 ; Aufaure, Heyer & Falguères 2015 ; Aufaure 2016).
Le 10 avril 2017, un an et demi après cette ouverture, je prenais les fonctions de directeur du musée, premier officiellement nommé à ce poste après cette métamorphose complète, poste occupé jusqu’à fin janvier 2022. Avec le recul de dix années de fonctionnement et de pratique, je me propose ici de livrer quelques réflexions, liées à l’exercice de mes fonctions, sur le musée de l’Homme d’aujourd’hui.
Le nouveau parcours permanent du musée, baptisé « galerie de l’Homme » a été subdivisé en trois grandes parties comme autant de grandes questions existentielles sur notre humanité : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? ». Ce sont ces mêmes interrogations, posées cette fois au musée lui-même, qui scanderont l’article, selon un ordre légèrement différent, logique du discours et jeu de la rhétorique obligent [1].
D’où venons-nous ?
Sans refaire l’histoire des institutions muséales qui se sont succédé sur la colline de Chaillot (voir notamment Laurière 2008 ; Blanckaert 2015 ; Delpuech, Laurière & Peltier-Caroff 2017 ; Dupaigne 2018), retenons quelques éléments pour éclairer la situation actuelle. L’histoire se décline en trois étapes, toutes situées sur la colline de Chaillot : musée d’ethnographie du Trocadéro (1882-1935), musée de l’Homme (1938-2009) [2], « nouveau » musée de l’Homme (depuis 2015).
Le musée d’ethnographie du Trocadéro (MET) entre en scène le premier : au lendemain de l’exposition universelle de 1878, dans un palais dédié, ce premier musée d’ethnographie ouvre en 1882 sous la direction d’Ernest-Théodore Hamy (1842-1908). Il s’agit alors de présenter tous les peuples de la terre, à partir de collections essentiellement ethnographiques provenant de tous les continents, y compris l’Europe, France inclue. Le MET ferme ses portes en 1935 dans le cadre des travaux de l’Exposition internationale de 1937, qui entraînent la destruction du palais du Trocadéro (Delpuech, Laurière & Peltier-Caroff 2017), qui cède la place au musée de l’Homme. Le maître d’œuvre du nouveau projet est Paul Rivet (1876-1958), professeur au MNHN, qui rassemble dans ce lieu à la fois les collections ethnographiques de l’ancien MET (exceptées celles de la France qui rejoignent le nouveau musée des Arts et Traditions populaires), mais aussi les collections d’anthropologie (physique) et de préhistoire conservées jusqu’alors au Jardin des Plantes. Une décision, prise peu auparavant, est majeure par ses conséquences : en 1928, la nomination de Paul Rivet comme directeur s’accompagne d’une dépendance institutionnelle du musée d’ethnographie au MNHN, qui quitte le giron du ministère de l’Instruction publique (Laurière 2008).
Dès l’origine, le montage voulu sur la colline du Trocadéro présente pourtant des faiblesses et des difficultés que la personnalité et l’autorité de son premier directeur ont masquées durant un temps : trois disciplines associées à trois collections ont été réunies sous sa coupe dans une volonté unitaire : ethnologie, anthropologie (physique) et préhistoire. Une chaire unique rassemble alors chercheurs, laboratoires et collections prenant place dans le nouveau palais, baptisée « Ethnologie des hommes actuels et fossiles ». C’était le fondement même de la notion une et indivisible de « musée-laboratoire », chère à son fondateur, en écho à l’ethnologie considérée comme une science de synthèse. En 1962, l’identité du projet initial est altérée par la création d’une chaire de préhistoire séparée de celle d’ « anthropologie et d’ethnologie ». Puis, en 1972, la chaire qu’occupait Robert Gessain (1907-1986), dernier directeur en titre du musée, est elle-même subdivisée en deux : « anthropologie [biologique] », d’une part, « ethnologie » d’autre part. C’en est fini de l’unité du musée de l’Homme : trois professeurs dirigent désormais chacun un laboratoire, et chaque chaire dispose de galeries d’exposition distinctes, sans véritable patron pour le musée entier, la direction du Muséum ne le souhaitant pas, craignant une trop grande autonomie de cet établissement. Une décision qui sera lourde de conséquences quelques décennies plus tard.
Quand, à la fin des années 1990, le Président Jacques Chirac décida de la création d’un nouvel établissement dédié aux « arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques », quai Branly, ces divisions internes, qui fragilisaient l’institution, offrirent l’opportunité de la fracturer plus aisément. Il fut décidé que les collections du laboratoire d’ethnologie rejoindraient le nouvel établissement rive gauche tandis que les collections des deux autres laboratoires resteraient au Trocadéro, servant de base pour la complète rénovation du lieu. Le « premier » musée de l’Homme avait vécu.
La création du musée du quai Branly s’est accompagnée de débats, parfois houleux et largement évoqués dans la littérature scientifique et les médias. Inutile d’y revenir, tout comme sur le long, lent et parfois douloureux processus qui aboutit à la rénovation complète du musée de l’Homme. L’accouchement fut difficile au sein d’un Muséum lui-même en quête de renouvellement. Diverses publications relatent cette gestation, à commencer par le rapport dirigé par Jean-Pierre Mohen sur « Le nouveau musée de l’Homme » paru en 2004. Dans son Guerres et paix, Bernard Dupaigne relate le détail des événements et péripéties jusqu’à la réouverture (Dupaigne 2018). De même, divers rapports inédits scandent la période, avant que ne s’engagent les profonds travaux de rénovation commencés en 2009, qui s’achevèrent en octobre 2015 (Parent 2016).
Sur la même période, le MNHN connut plusieurs changements de statuts qui conduisirent à diverses réformes de son organisation générale. Celles-ci ont placé et déplacé les équipes qui œuvraient au Trocadéro dans divers organigrammes : au sein du musée proprement dit, au sein des collections comme des laboratoires de recherche. En 2015, dans une concordance des agendas, le musée de l’Homme a rouvert ses portes au moment même où le MNHN engageait une énième restructuration. Ce qui peut apparaître comme un redéploiement, voire de la cuisine interne, a eu une fois encore, des conséquences à la fois pour les individus, les projets et le fonctionnement de l’institution. Les chercheurs en sciences humaines installés à Chaillot (préhistoriens, ethnologues, anthropologues ou généticiens) ont été regroupés, dans la logique de leur histoire disciplinaire, en deux unités mixtes de recherche (UMR) distinctes, l’UMR 7194 « Histoire naturelle de l’homme préhistorique » et l’UMR 7206 « Éco-Anthropologie », eux-mêmes rattachés à un grand département de recherche « Homme et Environnement » [3]. Les personnels gérant les collections – comme ceux de la bibliothèque – ont été regroupés quant à eux dans une Direction générale déléguée aux Collections, préexistante, recouvrant l’ensemble des sites du MNHN.
Enfin, les équipes du musée proprement dit ont été rattachées au « site musée de l’Homme », lui-même intégré à une Direction générale déléguée aux musées, jardins botaniques et zoologiques (MJZ), regroupant l’ensemble des sites du Muséum. Ainsi, le musée de l’Homme se trouve placé au même rang que le Jardin des Plantes, le Parc zoologique de Paris, mais aussi l’Abri Pataud en Dordogne, le Jardin du Val Rameh à Menton, le Marinarium de Concarneau ou l’Harmas de Fabre, etc. Si elle a une certaine logique institutionnelle au niveau du MNHN, force est de constater, pour le site du Trocadéro, qu’une telle organisation est aux antipodes du musée-laboratoire unitaire conçu par Paul Rivet.
Du côté de la direction de l’équipe muséale installée au Trocadéro, la situation a-t-elle évolué dans cette période cruciale de la rénovation et de la réouverture ? Un bref et révélateur retour en arrière s’impose, au moins pour la dernière décennie. En 2010, Michel Van Praët, professeur au MNHN, est nommé « directeur du projet de rénovation du musée de l’Homme ». Arrivée comme directrice adjointe en octobre 2011, Cécile Aufaure, conservatrice du patrimoine, lui succède en mars 2012. Avec la participation active de nombreux chercheurs de l’institution, les travaux de rénovation se déroulent jusqu’à l’ouverture du 15 octobre 2015. Néanmoins le nouveau musée démarre sa nouvelle vie sans directeur officiellement nommé, puisque jusqu’à son départ, en mai 2016, Cécile Aufaure qui, de fait, occupe cette fonction, garde pourtant son titre initial de « directrice du projet de rénovation ». À cette date, Lola Treguer, responsable administrative et financière, est alors « chargée par intérim des fonctions de directeur [sic] du musée de l’Homme ». Un appel à candidatures pour un(e) directeur(rice) est diffusé seulement en décembre 2016, débouchant sur ma nomination en avril 2017, Lola Treguer prenant alors les fonctions de directrice-adjointe. À ce moment crucial de l’existence du musée, il aura donc fallu près d’un an et demi pour décider et effectuer le recrutement.
Qui sommes-nous ?
Qu’est devenu le musée de l’Homme après sa mue et que s’y est-il passé depuis sa réouverture de 2015 ? Commençons d’abord par présenter quelques données muséographiques. Si le palais de Chaillot, et son aile de Passy où est installé le musée, s’offre comme un édifice monumental qui ponctue le paysage parisien, les espaces réservés au public sont limités ; le reste des locaux relevant du Muséum hébergeant des laboratoires de recherche et les collections. Les salles de l’exposition permanente, baptisées « galerie de l’Homme », couvrent 2 500 m2 sur deux étages. S’y ajoutent, au second étage, des espaces d’exposition temporaire réduits à trois salles de 200 m2 chacune environ, entourant un balcon dit des sciences ; le premier niveau accueille le magnifique atrium Paul Rivet, donnant vue sur la tour Eiffel, endroit privilégié pour organiser des événements scientifiques ou culturels mais qui ne s’avère guère fonctionnel. Il jouxte un foyer de 200 m2, baptisé Germaine Tillion, transformé en lieu d’exposition photographique. L’architecture du palais de 1937, si elle est grandiose, n’est pas toujours adaptée à un musée moderne. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les espaces d’expositions dédiés au public couvrent environ 3 600 m2 (dont seulement 800 m2 pour les expositions), c’est-à-dire, à titre de comparaison, un tiers des espaces du musée du quai Branly. Pour les gérer, l’équipe du musée proprement dit (services des expositions permanentes et temporaires, des publics, de la médiation, des affaires générales) mais aussi de gestion de l’ensemble du bâtiment affecté au Muséum, est réduite à une cinquantaine de personnes. De ce point de vue, le musée de l’Homme est ce que j’ai très vite appelé un « little big museum », qui ne doit surtout pas être comparé aux grandes institutions muséales parisiennes voisines (ainsi, le musée du quai Branly possède une surface d’expositions permanentes et temporaires de plus de 10 000 m2, et compte 250 personnes sans compter de nombreux prestataires) !
De fait, avec des surfaces modestes et une force de frappe sous-dimensionnée, le musée peut difficilement répondre à l’injonction paradoxale de l’objectif posé par le MNHN d’une fréquentation de masse [4]. Si le musée de l’Homme est situé au cœur d’un emplacement prestigieux, le nombreux public touristique venu admirer la tour Eiffel depuis le parvis du Trocadéro franchit plus rarement le seuil des musées du palais de Chaillot (musée national de la Marine, Cité de l’architecture et du patrimoine, musée de l’Homme). En outre, il est situé au sein d’un 16e arrondissement peu fréquenté par les publics scolaires et populaires, et dans un environnement concurrentiel de nombreuses institutions culturelles (musée Guimet, palais Galliera – musée de la mode de Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, Palais de Tokyo). Le constat est cruel : après de longues années de fermeture et l’irruption dans le paysage parisien du musée du quai Branly, de nombreuses personnes ne savent plus ce qu’est devenu le « nouveau » musée de l’Homme, voire redécouvrent qu’il n’a pas disparu !
Qu’en est-il du discours et du positionnement du « nouveau » musée de l’Homme reformaté ? Peut-être faudrait-il commencer par dire ce qu’il n’est pas. Ce n’est plus un musée d’ethnographie, comme ont pu l’être, tout ou partie, ses prédécesseurs. Ce n’est pas un musée de préhistoire ni d’archéologie, même si quelques collections préhistoriques patrimoniales fameuses – des restes de Cro-Magnon à la Vénus de Lespugue – y sont exposées [5]. Ce n’est pas non plus un musée de « l’histoire naturelle de l’homme » suivant la vision « naturaliste » de la seule évolution des espèces humaines (depuis les primates jusqu’à Homo sapiens) que d’aucuns voudraient voir, comme un prolongement de la Grande galerie de l’évolution du Jardin des Plantes. Et même si ses réserves conservent des milliers de restes humains, du Paléolithique aux temps actuels, le qualifier de musée d’anthropologie n’est guère opératoire non plus, tant le mot « anthropologie » a pris aujourd’hui des définitions complexes, voire contestées, avec l’anthropologie biologique, culturelle, sociale, etc. [6] Pour contourner la difficulté, il a été souvent désigné, et même défini, pour sa rénovation, comme étant un musée à la fois de sciences et de société.

Une vision très « naturaliste » : crâne de l’homme de Cro Magnon et éléphant naturalisé.
Musée de sciences, sans aucun doute, puisque son discours est porté par une institution de recherche, mais musée de sciences humaines avant tout, selon un qualificatif qu’il convient de revendiquer, encore et toujours, dans un univers institutionnel naturaliste dominant qui n’en perçoit pas toujours toutes les implications et les enjeux. Mais aussi, et en tout premier lieu, il s’agit d’un musée de société ; musée des idées et même au-delà, musée engagé, offensif et proactif dans les débats de notre temps. Telle a été en tout cas ma position dès ma prise de fonction.

De ce point de vue, au-delà du parcours permanent, les expositions temporaires – ici comme ailleurs – tracent la politique quotidienne d’une institution. Ainsi la première grande exposition, conçue et préparée avant mon arrivée, s’est positionnée d’emblée comme un manifeste déclaratif : Nous et les autres. Des préjugés au racisme [7]. Cette exposition a rencontré un grand succès qui prouve bien que le public est en demande de discussions dépassionnées sur les questions actuelles et essentielles de la vie en société. De tels discours argumentés, détaillés, fondés qui déconstruisent les idées reçues, exposent des faits objectifs et interpellent sont au fondement même de nos institutions, ils exemplifient le rôle qu’elles doivent tenir dans notre société. Si Nous et les autres a été suivie d’une exposition d’archéologie avec Néandertal [8], les suivantes, comme celle sur les questions liées à l’alimentation Je mange donc je suis [9], puis Aux frontières de l’humain [10] ont été aux prises des débats sur le présent et le futur de nos sociétés.
Parallèlement, la ligne éditoriale que j’ai défendue a bien été d’être impliqué dans les débats d’aujourd’hui, tout en s’appuyant parallèlement sur l’histoire du lieu. L’anniversaire des 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, signée en 1948 au Trocadéro, a été l’occasion d’une saison intitulée « En Droits [11] » avec des expositions, des conférences et débats sur ce texte fondateur, « horizon moral de notre temps » comme l’a défini Robert Badinter. Une exposition sur l’esclavage (Tromelin, l’île des esclaves oubliés [12]), des expositions photographiques, dont celle de Sebastião Salgado, des interventions de street artists ont permis de rappeler au public combien les articles clés de cette déclaration sont toujours bafoués de par le monde.


À la suite, et dans le même élan, l’exposition photographique Être beau [13] entendait sensibiliser le public sur la situation sociale des personnes dites handicapées, interrogeant la discrimination dont elles peuvent faire l’objet et les notions de normalité ou de beauté. Celle-ci a eu un impact direct puisqu’elle a provoqué la tenue sur place du Comité interministériel pour le handicap, présidé par Édouard Philippe, alors Premier ministre, en présence des membres du gouvernement. Preuve qu’un musée comme celui-ci doit être au cœur du débat politique, et même en être un des moteurs. L’exposition Portraits de France, en 2021, s’inscrit dans cette ambition [14]. Elle présentait des personnalités incarnant la diversité française, et a été conclue par un colloque à teneur très politique : « Diversité, parité, vie politique ».

Un autre anniversaire, enfin, a permis d’honorer, 80 ans plus tard, le réseau de Résistance du musée de l’Homme de 1940, tragiquement décimé par les nazis, ainsi que les engagements, sur des fondements scientifiques, de Paul Rivet et son équipe dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. En 2020, l’exposition Résister a rappelé les combats menés par les chercheurs du musée et a montré combien la science anthropologique a été manipulée et instrumentalisée dans cette terrible période [15]. Il s’agissait, là aussi, de clamer combien cette résistance et cette vigilance doivent être permanentes et faire partie intégrante des devoirs de nos institutions publiques, plus que jamais !
Où allons-nous ?
« L’Homme évolue, son musée aussi » proclamaient les affiches publicitaires accompagnant la réouverture du musée de l’Homme en 2015. Dix années ont passé depuis, mais l’on sait qu’il faut remonter au temps de sa conception même qui prend racine dans la décennie 2000-2010. En une vingtaine d’années donc, les temps ont changé rapidement, le monde s’est transformé et l’univers muséal lui-même a vécu de profondes évolutions, ne serait-ce qu’autour des questions post-coloniales et des restitutions. Par définition, un musée de société ne doit-il pas s’adapter au temps dans lequel il s’inscrit, à la nouvelle donne du monde, aux débats contemporains, à l’évolution des pratiques, des technologies comme des modes de pensées ? Ne faut-il pas d’ores et déjà repenser ce musée qui porte d’ailleurs un nom lui-même donnant lieu à des controverses ?
La dernière grande « valse des musées » concernés par ce propos est récente, elle s’est jouée entre 2006 et 2015, entre l’ouverture du musée du quai Branly, celle du musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) puis du musée de l’Homme. Ces trois institutions sont liées et partagent une histoire commune, ne serait-ce qu’au travers des collections ethnographiques issues du dernier, mais au-delà, elles sont parentes dans leurs fondements mêmes. Héritier également du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, l’établissement public du musée du quai Branly a été placé sous la double tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et de celui du ministère de la Culture. Comme la majorité des établissements muséaux nationaux, le Mucem, lui, dépend uniquement du ministère de la Culture. Le musée de l’Homme, de son côté, est rattaché au MNHN et, de manière atypique, il est sous la double tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. Pour le musée de société qu’est l’institution du Trocadéro, il serait pourtant logique que le ministère de la Culture soit impliqué, comme pour ses homologues. D’ailleurs, le rapport de la Cour de Comptes de février 2017 ne préconisait-il pas, à propos de l’ensemble du MNHN : « L’organisation de la tutelle ministérielle n’est pas adaptée aux enjeux actuels de cet établissement. Elle devrait reposer sur les ministères chargés de la recherche et de la culture, reflétant la véritable nature du Muséum, qui, à la fois, mène des activités de recherche et gère un patrimoine scientifique prestigieux [16]. »
En ce qui concerne les activités muséales, il est clair qu’un rapprochement plus étroit avec le ministère de la Culture mais aussi avec les autres musées voisins, géographiquement ou proches thématiquement, serait des plus nécessaires et profitables. À commencer pour le personnel œuvrant au musée de l’Homme, par exemple : aux cadres d’emploi d’une institution de recherche inadaptés [17], s’ajoute un relatif isolement des équipes par rapport à leurs homologues, que les seuls parcours professionnels ou relations personnelles ne peuvent compenser. Par ailleurs, observons le fait paradoxal que le MNHN, lui, ne compte en son sein aucun conservateur de la spécialité patrimoine scientifique, technique et naturel (PSTN) travaillant dans ses galeries [18]. Avec mon départ, et celui, en 2020 et 2023, de deux autres collègues conservateurs de la spécialité musée [19], il n’y a aujourd’hui plus aucun conservateur du patrimoine au sein des musées du MNHN. Le profil recherché pour la nouvelle direction du musée de l’Homme dans la fiche de poste publiée en décembre 2021, avait gommé le critère du « profil scientifique, idéalement en sciences humaines et sociales » qui était affiché au premier rang à l’ouverture du poste fin 2016 [20]. Par ailleurs, le développement de postes à responsabilité transversaux à partir des années 2021-2022 couvrant l’ensemble des sites du MNHN (musées, jardins botaniques et zoologiques), au nom d’une logique administrative globale, nie la spécificité et les réalités de sites de natures pourtant dissemblables. Pour le musée de l’Homme, des agents avec des responsabilités au plus près du terrain, des métiers et des savoir-faire muséaux devraient pourtant être la nécessité première pour faire vivre l’institution.
Une pratique bien française veut que, souvent sous l’impulsion du politique, de spectaculaires et onéreuses rénovations des musées nationaux – quand il ne s’agit de créations – s’engagent une ou deux fois par siècle. Pour les musées traités ici, cela s’opère selon un cycle assez régulier de soixante à soixante-dix ans. Une conséquence récurrente est qu’après de si lourds investissements, peu de choses bougent jusqu’au cycle suivant. Comme d’autres, le « premier » musée de l’Homme a vécu cela. Créé en 1937, étant alors l’un des musées les plus modernes du monde, il a lentement périclité au cours des décennies faute d’investissements et de volonté politique, mais aussi en l’absence de renouvellement du projet scientifique porté par une réflexion menée en interne. Dans un contexte de finances publiques en mauvaise passe, c’est bien une gageure : comment justifier de nouveaux travaux quand on a tant dépensé quelques années auparavant ? Il est difficile de reconnaître – parfois – que l’on a fait fausse route alors qu’il est essentiel, pour la pérennité du musée, d’évoluer, au risque de devenir très vite dépassé, voire obsolète.
Cette actualisation de la réflexion est d’autant plus indispensable pour un musée de société en prise avec l’actualité comme le musée de l’Homme, qui, dans la troisième partie de son parcours permanent, ne cesse de s’interroger et de nous interroger : « Où allons-nous ? ». Les discussions ne sont les mêmes ni en 2015 (sur un projet remontant alors aux années 2000) ni en 2025. La pandémie de la covid-19 et ses conséquences ; les bouleversements climatiques liés à l’activité anthropique ; les enjeux écologiques et la perte dramatique de la biodiversité ; la place de l’espère humaine sur la planète et ses relations avec les non-humains, sans parler de la montée des populismes et autres complotismes ; les débats post-coloniaux omniprésents ou certaines positions religieuses extrémistes sont, par exemple, autant de thèmes brûlants qu’un musée de sciences humaines comme le musée de l’Homme ne saurait contourner. C’est bien dans cette philosophie que j’avais proposé une évolution de la dernière partie de la galerie permanente, s’appuyant sur une muséographie évolutive, transformable aisément pour être au diapason de l’actualité des connaissances scientifiques. Il s’agissait bien de procéder à une refonte de cette partie, peu satisfaisante, qui traite de la période néolithique à nos jours, en présentant ce qui se passe sur tous les continents et pas seulement une vision centrée sur le Moyen-Orient (le dit « Croissant fertile ») et l’Europe. L’extrême fin du parcours, intitulée « Où allons-nous ? » doit, quant à elle, par son essence même, être en perpétuelle transformation pour accompagner l’actualité et les transformations du monde. Il faut espérer que ce projet aboutira un jour prochain.
Dans le domaine des acquisitions, acte au fondement de tout musée, le positionnement du musée de l’Homme est complexe et singulier. Les collections héritées de son histoire présentent deux ensembles principaux : d’une part les restes humains, passés et présents, de toute nature ; d’autre part, des collections archéologiques entrées anciennement et datant majoritairement du paléolithique. Ces collections ne sont plus du tout susceptibles de croître, les musées ne collectant plus de restes humains – les collections d’anthropologie biologique sont même devenues particulièrement sensibles, sur fond de questions éthiques et de restitutions. Quant aux collections issues de fouilles, elles demeurent aujourd’hui logiquement dans les musées des régions et des pays où elles sont exhumées. Reste la question clé de ce que peuvent être des collections que l’on qualifiera ici rapidement d’anthropologie culturelle, présentes également au Trocadéro, mais placées, comme celles d’archéologie, au sein d’une direction dite des « collections naturalistes ». Une réflexion est engagée sur ce point par les équipes du département Homme et Environnement et de la direction des collections du MNHN. Mais pour aboutir, une indispensable discussion nationale globale devrait se tenir pour clarifier au mieux les périmètres et les complémentarités, voire les échanges, entre le musée de l’Homme, le musée du quai Branly et le Mucem.
Les temps sont aujourd’hui propices aux meilleures relations entre ces institutions sœurs, auxquelles il conviendrait d’ajouter le musée de l’Histoire de l’Immigration qui traite de sujets sociétaux complémentaires. Ne pourrait-on imaginer, à défaut d’une structure commune, une coopération étroite entre ces musées, particulièrement en matière de programmation, de prêts, d’événements ? Le musée de l’Homme aurait tout à gagner à être mieux inséré dans cet écosystème muséal et thématique. C’était bien dans cet état d’esprit que nous avons impulsé, en décembre 2017, le colloque « Paul Rivet. Un pont entre deux rives », conjointement organisé entre le musée du quai Branly et le musée de l’Homme et qui s’était tenu des deux côtés de la Seine [21]. Le premier et, hélas jusqu’ici, le seul événement scientifique liant les deux musées. Pourquoi ne pas aller plus loin ?
C’est cette même dynamique collective qui, en pleine pandémie, en juillet 2020, avait présidé à l’initiative de la « Colline des arts ». Avec l’ensemble des directeurs des institutions culturelles implantées autour de la colline de Chaillot, sur un axe « Alma-Iéna-Troca », il nous était apparu nécessaire et dynamisant de nous regrouper, à l’instar de l’île des musées de Berlin [22]. L’idée était de mieux se connaître entre voisins, de partager voire d’harmoniser nos programmations respectives, et même d’organiser événements et manifestations partagés pour faire prendre conscience aux publics comme aux décideurs de l’existence de ce véritable quartier culturel au potentiel exceptionnel. Le succès populaire des éditions de l’été 2021 et du printemps 2022 de la Colline des arts en fut une belle confirmation. Et si nous arrivions plus souvent à sortir de nos bastions de confort et de nos retranchements institutionnels pour adopter une vision stratégique plus globale et collective ?
Des lieux pour penser, des musées pour alerter
Pour l’anniversaire des 80 ans du musée de l’Homme, le 20 juin 2018, en partenariat avec les Universités de Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et de Toulouse Jean Jaurès, nous organisions dans l’auditorium Jean Rouch du musée de l’Homme un colloque au titre significatif : « Des lieux pour penser : musées, théâtres, bibliothèques » (voir Garcin-Marrou, Mairesse & Mouton-Rezzouk 2018). Qu’une telle rencontre internationale pour discuter de l’avenir des musées et autres lieux de culture et de science se déroule au Trocadéro montre combien l’institution imaginée naguère par Paul Rivet reste sur le devant de la scène et participe activement des débats de nos institutions et de nos disciplines. À l’ère des flux virtuels, à l’heure où la pensée se « liquéfie » ou se « gazéifie » sur les réseaux sociaux, il nous appartient de rester en première ligne. Peut-on croire encore à la matérialité de tels endroits collectifs comme cadres nécessaires à un certain exercice de la pensée ? Tel était le dessein proclamé des participants.
Le 3 décembre 2021, au même endroit, un autre colloque s’est tenu, en hommage à Jacques Hainard, l’ancien directeur renommé du Musée d’ethnographie de Neuchâtel : « Jacques Hainard. La muséologie entre rupture et transmission ». Les débats rassemblant des protagonistes importants des musées de sociétés, la publication qui en a découlé (Mairesse & Van Geert 2022), rappellent justement l’action d’un des grands maîtres de la discipline muséographique qui a révolutionné, à partir des années 1980, la manière de penser et de réaliser les expositions, au risque assumé d’être dérangeant ou déroutant. Là aussi, le choix du Musée de l’Homme est significatif et montre qu’une politique et un engagement volontariste de sa direction peuvent avoir du poids dans le monde des musées. Inaugurant le colloque (Delpuech 2022), je maintenais qu’« un musée est et doit rester un lieu de discussion et de controverse, d’imagination, de création et de provocation (au sens le plus utile du terme : celui de provoquer une réaction),une agora sans tabou » et, en citant Jacques Hainard lui-même : « Notre rôle est d’alerter. Exposer, c’est déranger, troubler, donner à penser. Ouvrir le débat » (Hainard 2005).

Le 8 avril 2023, dans le quotidien Le Monde, un collectif de vingt-six responsables de musées et d’institutions culturelles signait une tribune [23] qui, de mon point de vue et parmi d’autres lanceurs d’alertes, s’inscrivant dans le droit fil de ce que je défends ici. À défaut de tout reprendre, citons-en quelques extraits : « Un musée, qu’il soit d’art, de société, d’histoire ou de science, ne saurait se réduire à un lieu présentant des œuvres destinées à reposer le regard, divertir et instagrammer. » Puis : « Plus encore que la censure, nous devons craindre l’autocensure. Les musées doivent être des asiles de l’émancipation et de l’intelligence à l’heure de la polarisation des opinions et des lynchages médiatiques. » En ces temps de perte de la biodiversité culturelle, d’une bien-pensance omnipotente, de diktats des réseaux sociaux, de triomphe des opinions sur les savoirs, ne baissons pas la garde. S’il est une institution qui doit être en première ligne de ces combats, c’est bien ce musée installé au Trocadéro, à deux pas du parvis des droits humains, fort de son engagement de toujours, un musée pour l’humanité.
Bibliographie
Aufaure, Cécile, 2016. Le Musée de l’Homme. Itinéraire. Paris, Muséum national d’histoire naturelle ; Musée de l’Homme ; Artlys.
Aufaure, Cécile, Evelyne Heyer & Christophe Falguères, 2015. « Le Musée de l’Homme. Aux origines de l’humanité ». Dossier d’Archéologie, hors-série, 29.
Blanckaert, Claude (dir.), 2015. Le Musée de l’Homme. Histoire d’un musée laboratoire. Paris, Muséum national d’Histoire naturelle ; Artlys.
Chlous, Frédérique, Évelyne Heyer & Guillaume Lecointre (dir.), 2021. Aux frontières de l’humain. Paris, Muséum national d’Histoire naturelle, 2021.
Delpuech, André, Christine Laurière & Carine Peltier-Caroff (dir.), 2017. Les années folles de l’ethnographie. Trocadéro 28-37. Paris, Publications scientifiques du MNHN, (Archives).
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