L’ethnologue allemand Paul Kirchhoff (1900-1972) est aujourd’hui avant tout connu comme l’« un des plus éminents spécialistes de l’ethnohistoire du Mexique » et comme l’inventeur du terme « Mesoamérica » (Lehmann 1971 : 275-276) [1]. Tandis que différentes étapes de sa carrière ont été analysées de façon approfondie, par exemple par Geoffrey Gray pour les années 1931 à 1941 (Gray 2009 : 166-181 ; Goody 1995 : 44-47), ses années de formation – en particulier son premier séjour long à l’étranger à la fin des années 1920 – restent moins connues, ce qui prête à certaines confusions dans la bibliographie [2].
Cet article [3] vise à montrer que les premières enquêtes de terrain de Kirchhoff ont joué un rôle décisif dans l’élaboration de ses conceptions ethnologiques propres. C’est en effet entre 1928 et 1930, dans les deux années qui suivent son doctorat, que Kirchhoff travaille pour la première fois auprès de populations qu’il étudie, tout en fréquentant des chercheurs de premier plan. Au cours de ces deux années, une bourse Rockefeller en sciences sociales lui permet de rencontrer Bronislaw Malinowski [4] à Londres puis d’effectuer aux États-Unis ses premiers travaux de terrain auprès de populations amérindiennes, tout en bénéficiant des conseils de Franz Boas [5].
Particulièrement bien documentée grâce à des archives conservées en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, cette expérience offre un prisme intéressant pour comprendre la complexité d’une trajectoire scientifique individuelle mais aussi les débats de l’entre-deux-guerres sur la formation des jeunes ethnologues. Doivent-ils avant tout travailler dans des musées ethnographiques et des bibliothèques spécialisées ou privilégier les échanges avec les spécialistes des enjeux théoriques de la discipline ? Ou importe-t-il plutôt qu’ils fassent porter leur effort sur le recueil de données de première main par un travail de terrain auprès des populations qu’ils étudient ? S’il est certain que ces trois options ne s’excluent pas, les protagonistes impliqués dans la formation postdoctorale de Kirchhoff expriment des avis différents et souvent très tranchés quant à la priorité à donner à l’une ou l’autre de ces optiques. Au-delà de l’expérience individuelle, le parcours de Kirchhoff renseigne ainsi sur les processus de professionnalisation, d’institutionnalisation et d’internationalisation de l’ethnologie dans l’entre-deux-guerres.
Cette recherche s’appuie en premier lieu sur les archives du représentant de la fondation Rockefeller en Allemagne, August Wilhelm Fehling [6], ainsi que sur celles de deux membres du comité de présélection des boursiers allemands, Friedrich Schmidt-Ott [7] et Hermann Schumacher [8]. Les archives conservées par la Fondation Rockefeller à Tarrytown, près de New York, ont également été consultées [9]. Ces sources ont été confrontées à la correspondance entre Kirchhoff et Franz Boas, récemment numérisée par l’American Philosophical Society [10]. Enfin, des lettres issues du fonds Malinowski de la London School of Economics [11] complètent les matériaux de cette enquête, qui amène à croiser de nombreux regards d’acteurs et d’observateurs avec celui de Kirchhoff lui-même [12].
La première partie de cette étude vise à comprendre dans quel contexte et avec quels objectifs Kirchhoff obtient la bourse qui lui ouvre les portes des États-Unis. La deuxième envisage l’articulation entre les rencontres du jeune ethnologue allemand avec des chercheurs reconnus du monde anglo-saxon et ses enquêtes de terrain sur les langues et cultures athapascan.
Un jeune ethnologue allemand désireux de travailler aux États-Unis
Né en 1900 à Hörste en Westphalie, Kirchhoff commence à s’intéresser à l’ethnologie pendant ses études universitaires. C’est grâce à l’obtention de son doctorat, soutenu en 1927, qu’il peut candidater l’année suivante à une bourse Rockefeller en sciences sociales décernée par le Laura Spelman Rockefeller Memorial [13]. La correspondance d’August Wilhelm Fehling, administrateur du programme de bourses en Allemagne, permet de reconstituer certains aspects de son parcours avant 1928.
Un étudiant désargenté mais intégré dans le milieu universitaire.
L’enfance de Paul Kirchhoff semble avoir été difficile : son père, l’architecte Richard Kirchhoff, ne se serait guère occupé de son fils, qui se serait retrouvé seul et sans ressources à la mort de sa mère [14]. De 1907 à 1919, il fréquente le « Gymnasium » humaniste de Zehlendorf à Berlin [15]. Au début de la République de Weimar, Kirchhoff s’engage dans le mouvement spartakiste, comme le note André Gingrich (2005 : 105) [16]. Des amis et universitaires bienveillants, dont le juriste Hermann Heller, l’auraient soutenu et lui auraient permis de mener à bien ses études [17]. Kirchhoff aurait traversé de profondes crises intérieures durant cette période, lors de laquelle l’étudiant en théologie qu’il était serait entré en dissidence [18]. En effet, Kirchhoff s’était d’abord inscrit en théologie protestante à l’université de Berlin en 1919. Or, après deux semestres, il se réoriente vers la philosophie, l’économie et l’ethnologie qu’il étudie à Berlin et à Fribourg. Il fréquente ensuite l’université de Leipzig où il se focalise davantage sur l’ethnologie, tout en suivant des cours de sociologie et de psychologie [19]. Leipzig est alors un des principaux centres universitaires d’Allemagne en ethnologie. Kirchhoff devient l’élève de Fritz Krause [20], un ethnologue qui s’intéresse tôt aux approches structurelles, alors marginalisées dans l’ethnologie allemande (Rössler 2007). En juin 1927, Kirchhoff soutient la thèse de doctorat qu’il a préparée sous l’égide de Fritz Krause et passe ses examens doctoraux en ethnologie, sociologie et psychologie, obtenant la meilleure mention, c’est-à-dire « summa cum laude » [21]. Sa thèse porte sur les liens de parenté chez les populations indigènes d’Amérique du Sud [22] et débouche sur la publication de deux articles dans la revue Zeitschrift für Ethnologie en 1931 et 1932 (Kirchhoff 1931, 1932). Kirchhoff n’a personnellement effectué aucune recherche de terrain en Amérique du Sud pour sa thèse. Il ne s’y est pas non plus rendu dans les années qui suivent immédiatement sa soutenance, contrairement à ce qui est parfois indiqué à son propos (Stocking 1992 : 205) [23]. Pour préparer son doctorat, Kirchhoff s’est essentiellement appuyé sur des rapports de voyageurs, dont il a extrait des informations sur les systèmes matrimoniaux et familiaux afin de les comparer et de les classer systématiquement. Il dit espérer que ses analyses inciteront des voyageurs-explorateurs en Amérique du Sud à entreprendre des recherches plus poussées, ne serait-ce que sur une seule tribu (Kirchhoff 1931 : 87) [24].
Parallèlement à la préparation de sa thèse, Kirchhoff travaille à partir d’octobre 1926 au classement des collections du département nord-américain du Musée ethnologique de Berlin, dirigé par Konrad Theodor Preuss (Kutscher 1973 : 168) [25]. Son intérêt scientifique se déplace alors vers l’Amérique du Nord et en particulier vers la culture et la langue athapascan [26]. Il sollicite alors une bourse Rockefeller en sciences sociales, qui offre aux lauréats la possibilité de travailler au moins un an aux États-Unis. Là encore, il bénéficie du soutien d’Hermann Heller, qui aurait attiré sur lui l’attention de l’administrateur du programme en Allemagne, August Wilhelm Fehling [27].
Un projet ambitieux qui convainc le comité allemand
Quand Kirchhoff envoie sa candidature au Laura Spelman Rockefeller Memorial à la fin de l’année 1927, ses chances d’obtenir une bourse Rockefeller peuvent sembler minces. L’ethnologie n’est en effet pas au centre du programme et depuis 1924, aucun ethnologue allemand n’en avait été lauréat. Le Memorial, fondé en 1918 par un industriel qui avait fait fortune dans le pétrole, John D. Rockefeller Sr, avait orienté, au début des années 1920, son activité philanthropique vers un soutien à la recherche en sciences sociales. En complément du soutien financier apporté à des institutions situées aux États-Unis et en Europe, un programme de bourse destiné à des étudiants avancés et à de jeunes chercheurs avait été créé en 1924 pour leur permettre de compléter leur formation par un séjour de recherche à l’étranger (Fisher 1980 : 279 ; Bulmer 1982 : 186 ; Tournès 2007, 2008 ; Syga-Dubois 2019). La plupart des boursiers, à l’échelle de l’Allemagne comme au niveau mondial, sont des chercheurs en économie, sciences politiques ou sociologie. Kirchhoff réussit tout de même à convaincre les membres du comité de présélection, bien qu’aucun des cinq professeurs allemands qui le composent n’ait été spécialiste de sa discipline.
La décision des universitaires allemands de proposer au Memorial d’attribuer une bourse à Kirchhoff doit sans doute beaucoup aux avis confidentiels que Fehling avait demandé à ses professeurs en février 1928. Fritz Krause, Konrad Theodor Preuss et Walter Lehmann avaient tous trois émis des avis très favorables à sa candidature. Krause présente son ancien doctorant comme détectant infailliblement les lacunes dans les savoirs de sa discipline et note ensuite : « Dans notre domaine de l’ethnologie et de la sociologie, il n’est généralement possible de combler ces lacunes que par de nouvelles enquêtes auprès des peuples concernés eux-mêmes » [28]. Preuss, pour lequel Kirchhoff travaille alors au Musée ethnologique de Berlin, assure que ce dernier avait mené des recherches vraiment originales dans le domaine de la sociologie, qu’il considère avoir toujours été négligée au sein de l’ethnologie. « Son désir, déjà exprimé à plusieurs reprises, de faire lui-même des recherches chez elles [les populations athapascan d’Amérique], n’a pas pu être satisfait jusqu’à présent, faute de moyens », note-il avant d’ajouter : « On ne peut évidemment pas dire d’emblée dans quelle mesure M. Kirchhoff est physiquement apte à de telles études, seule l’expérience le dira. Mais je crois qu’il est apte au contact avec les indigènes, et l’essentiel reste toujours l’énergie et les connaissances scientifiques que l’on peut attendre de lui, pour autant que l’on puisse en juger jusqu’à présent » [29].
Le soutien apporté par le comité allemand à la candidature de Kirchhoff repose aussi sur le plan de travail qu’il soumet. Son projet consistait en une enquête sur la culture et la langue des populations athapascan aux États-Unis et au Canada, menée directement auprès de celles-ci [30]. Kirchhoff prévoyait de sélectionner des groupes « typiques » de la culture athapascan et des groupes davantage influencés par d’autres cultures pour analyser leurs caractéristiques communes et étudier les mouvements migratoires. Il souhaitait aussi savoir si les cultures athapascan ont toujours été en position « réceptrice » vis-à-vis de celles avec lesquelles elles ont été en contact ou si elles ont pu elles-mêmes influencer d’autres cultures, dans le passé notamment. Mettant à profit les connaissances acquises lors de son doctorat, il souhaite se pencher sur le droit patriarcal et matriarcal ainsi que sur les liens de parenté et les règles matrimoniales. Pour cela, il envisage d’utiliser des autobiographies enregistrées et des enregistrements de textes de nature religieuse. Il juge aussi indispensable de mener des études généalogiques et statistiques [31]. Ce projet d’inspiration diffusionniste aux contours très larges est centré sur le travail de terrain pour lequel Kirchhoff n’a encore aucune expérience. Le jeune ethnologue allemand prévoit toutefois de compléter ces enquêtes par l’étude des collections de musées ethnologiques américains [32].
Le 8 mars 1928, la candidature de Kirchhoff figure parmi les huit retenues à Berlin pour être envoyées à New York. Alors que le procès-verbal de la réunion des universitaires allemands indique que plusieurs candidats pressentis doivent apporter des modifications à leurs projets, ce n’est pas le cas de Kirchhoff [33]. Il n’en alla pas de même du côté américain, où ses vastes projets d’enquête de terrain ne firent pas consensus.
Un programme modifié par des négociations transatlantiques
Tandis que six des huit candidatures envoyées à New York par le comité allemand sont acceptées en l’état, celle de Kirchhoff suscite de fortes négociations transatlantiques [34]. L’économiste américain Edmund E. Day, qui administre le programme des bourses depuis 1927 et veille à une gestion économe des crédits rockefelleriens, émet deux réserves. La première porte sur la demande de Kirchhoff de ne pas participer aux cours d’anglais proposés à la London School of Economics pour pouvoir rejoindre directement New York. Kirchhoff souhaite en effet y participer au Congrès des Américanistes de septembre 1928 [35]. Fritz Krause avait déjà mentionné ce congrès dans sa lettre d’évaluation en le présentant comme un excellent endroit pour rencontrer les ethnologues américains [36]. Fehling avait proposé au Memorial que Kirchhoff, dont il tenait les connaissances en anglais pour « insuffisantes », se rende à New York quelques semaines avant le congrès pour améliorer sa maîtrise orale de la langue [37]. Mais outre-Atlantique, Day estime que les minces connaissances en anglais de Kirchhoff l’empêcheraient de profiter convenablement du congrès. Il doute aussi de l’intérêt même de l’entreprise : « Having attended many meetings of this character, I am convinced that they are not the most desirable place for a Fellow to become acquainted with the speakers and other leaders in a particular field » [38]. Sa deuxième réserve concerne l’ample programme de travail de terrain que Kirchhoff se propose d’accomplir et qui ne lui paraît pas adapté pour quelqu’un qui n’a jamais effectué le moindre fieldwork et qui prévoit le faire seul. Day évoque le coût élevé qu’aurait l’enquête si le jeune ethnologue allemand partait seul. Il estime que les résultats ne seraient pas à la hauteur du temps et de l’effort engagés. À l’inverse, si Kirchhoff pensait à un travail en équipe, les frais seraient trop élevés pour le programme de bourses. Kirchhoff est alors invité à revoir son projet pour être accepté comme boursier [39].
Après avoir échangé avec Fehling, Kirchhoff renonce à participer au Congrès des Américanistes afin de prendre part aux cours de langue à Londres. Il projette désormais de consacrer une part importante de sa bourse à travailler auprès d’Alfred L. Kroeber et Robert H. Lowie à Berkeley, Edward Sapir à Chicago et Alexander Goldenweiser à New York et dans les collections des musées ethnologiques. Il espère pouvoir effectuer tout de même du travail de terrain, sans frais supplémentaires pour le Memorial [40]. Son projet répond ainsi davantage aux attentes de la fondation qui souhaite mettre en contact les boursiers avec les principaux chercheurs de leur discipline pour qu’ils acquièrent auprès d’eux de nouvelles méthodes. La bourse de Kirchhoff est confirmée le 3 mai 1928 par télégramme [41]. Le jeune chercheur obtient une bourse annuelle de 1 800 dollars ainsi que le paiement de ses frais de voyage [42].
Kirchhoff fait ainsi partie de la dernière promotion de boursiers sélectionnée par le Laura Spelman Rockefeller Memorial avant que celui-ci soit intégré en 1929 dans la Rockefeller Foundation comme division pour les sciences sociales (Richardson 2009 : 47). Le cas de Kirchhoff montre que les besoins spécifiques des jeunes ethnologues ne sont pas encore pris en compte dans le programme de bourses en 1928 [43]. Ce n’est qu’au début des années 1930 que le fellowship program s’adapte au travail de terrain, en permettant par exemple des avances sur la bourse mensuelle pour l’achat d’équipements ou des aides financières supplémentaires pour payer interprètes et informateurs [44].
Entre inspirations méthodologiques, travail de terrain et malentendus transatlantiques : Paul Kirchhoff à la London School of Economics et aux États-Unis (1928-1930)
Entre 1928 et 1930, Paul Kirchhoff bénéficie du statut de boursier Rockefeller. En plus des moyens financiers dont il bénéficie, il est mis en contact avec des chercheurs britanniques et américains de premier plan. Il accède aussi à une expérience de fieldwork, même si celle-ci reste moindre qu’il l’aurait souhaitée.
Une conception de l’ethnologie transformée au contact de Malinowski
Pour Kirchhoff, le séjour à la London School of Economics (LSE) représente une révélation scientifique. Parmi l’ensemble des boursiers allemands, c’est sans doute lui qui profite le plus de cette période préparatoire au séjour outre-Atlantique. À l’automne 1928, Kirchhoff se rend à Londres avec quatre autres boursiers allemands pour participer aux cours de langue organisés à la LSE pour les boursiers des différents pays européens [45]. Proposés de 1925 à 1930 [46], ces cours visent à permettre aux participants d’améliorer leur maîtrise orale de l’anglais et de s’initier à la culture anglo-saxonne pour atténuer le « choc des cultures » à leur arrivée à New York. Le plus souvent, les boursiers arrivent à Londres en septembre et embarquent pour New York en décembre ou janvier [47]. Les jeunes chercheurs suivent ensemble des cours d’anglais, présentent des exposés, rendent des devoirs et passent des examens [48]. Des excursions leur sont également proposées, par exemple à Cambridge ou Oxford [49].
Kirchhoff, qui habite un temps chez une famille anglophone où personne ne parle l’allemand, utilise son premier mois à Londres pour améliorer son anglais [50]. Durant le deuxième mois londonien, le programme de cours d’anglais est allégé pour faciliter la participation à des enseignements de la LSE [51] que les boursiers choisissent en fonction de leurs disciplines. Kirchhoff est impressionné par le niveau des cours magistraux et des séminaires en ethnologie. Il indique à Fehling avoir plus appris durant son séjour de deux mois qu’en deux semestres pendant ses études antérieures en ethnologie [52]. Même si cette formule destinée au représentant allemand de la fondation s’inscrit dans le contexte de la valorisation par un boursier de son expérience à l’étranger, Kirchhoff semble bien avoir tiré profit à plusieurs niveaux de son séjour en Angleterre.
C’est en effet durant cette période que Kirchhoff découvre l’approche fonctionnaliste de l’ethnologue Bronislaw Malinowski qui venait, en 1927, d’obtenir la nouvelle chaire d’anthropologie sociale à la LSE (Fisher 1986 : 6) Ses cours magistraux envisagent les aspects théoriques, même si Kirchhoff note qu’il s’agit plutôt de séminaires car Malinowski questionne les participants, discute avec eux et exige une implication sérieuse (« ernste Mitarbeit »). Les séminaires proprement dits portent sur les enjeux de la pratique du travail de terrain. À partir de rapports ethnologiques, Kirchhoff et les autres participants analysent la façon dont les conceptions théoriques des chercheurs influencent leurs pratiques d’enquête, leurs méthodes et la présentation de leurs résultats. Les participants sont presque tous des post-doctorants qui prévoient de travailler sur le terrain dans un futur proche. Kirchhoff note qu’en Allemagne, il n’avait nulle part trouvé un groupe de jeunes ethnologues aussi intéressés et intéressants [53].
Kirchhoff remarque aussi avec enthousiasme que les ethnologues s’intéressent à la politique coloniale en promouvant l’applied anthropology. Il écrit à Fehling que son intérêt pour ces questions est ancien mais qu’il fallait le dissimuler en Allemagne où l’idée que l’ethnologie pouvait avoir une valeur pratique était considérée comme hérétique par les universitaires – à quelques exceptions près comme Fritz Krause. Kirchhoff l’explique par le grand intérêt porté en Allemagne à la culture matérielle (« die ‘Museumsleute’ ! ») et par le manque de connaissances sur l’approche fonctionnaliste, seule à même d’établir un pont entre théorie et pratique. Kirchhoff constate alors avec soulagement que ces deux perspectives sont légitimes et qu’elles peuvent être pensées simultanément [54]. La situation à Londres lui semble alors très différente de celle de l’ethnologie en Allemagne, pays qui n’est plus une puissance coloniale à cette époque et où le poids du diffusionnisme reste important.
Kirchhoff rapporte qu’à l’occasion d’un compte rendu de l’ouvrage The Winnebago Tribe, écrit par l’anthropologue Paul Radin, qu’il avait préparé pour le séminaire de Malinowski, ce dernier avait essayé de le convaincre que tous les rapports de terrain des Américains sur les indigènes d’Amérique du Nord étaient faussés par principe, car ils viseraient à reconstruire des conditions anciennes, antérieures à l’influence des Blancs, et mèneraient à la construction d’un image des indigènes « flottant librement dans l’air ». Malinowski plaide quant à lui pour une étude des populations du présent afin de comprendre le processus de détribalisation (detribalization) en théorie et en pratique. Passées quelques réticences, Kirchhoff se dit entièrement convaincu par cette nouvelle perspective d’étude et modifie à nouveau ses plans pour les États-Unis. Il définit comme nouvelle question centrale : « Wie leben die Indianer in U.S.A.heute ? » (« Comment les Indiens des États-Unis vivent-ils aujourd’hui ? »). Il dit aussi avoir compris l’intérêt de travailler dans la durée auprès d’un chercheur et propose de ne séjourner que brièvement à New York avant de se rendre à Berkeley, pour collaborer durant quatre ou cinq mois avec Kroeber et Lowie [55].
Pour Kirchhoff, la rencontre avec Malinowski et ses élèves marque ainsi un tournant important. De façon tout à fait conforme aux objectifs du Memorial, le jeune ethnologue découvre de nouvelles problématiques et méthodes de travail. Relisant ses premiers articles en 1932, il constate que ces « travaux de bureau » (« Schreibtischarbeit ») lui semblent désormais lointains et note que le séjour londonien en 1928 a joué un rôle décisif dans sa réorientation méthodologique [56].
Fehling juge les nouvelles londoniennes de Kirchhoff excellentes. Il estime que c’est la première fois que le séjour à la LSE porte ses fruits non seulement du point de vue linguistique mais aussi scientifiquement. Il propose que Kirchhoff discute ses projets à New York avec Edmund E. Day mais aussi avec Leonard Outhwaite, l’employé du Memorial le plus intéressé par l’anthropologie. Fehling note que ce dernier connaissait aussi Malinowski et supposait que l’estime dont jouissait ce dernier au sein de la fondation aiderait à ce que les projets de Kirchhoff soient examinés avec bienveillance [57]. Le 13 décembre 1928, Kirchhoff est le premier boursier de sa promotion à s’embarquer depuis Southampton en direction de New York, sur le « President Harding » [58].
Une première expérience de terrain aux États-Unis
Kirchhoff arrive au États-Unis fin décembre 1928 et ne rentre en Allemagne qu’à la mi-septembre 1930 [59], sa bourse ayant été renouvelée sans difficultés pour une deuxième année [60]. Son séjour américain est organisé en trois temps : un premier voyage d’initiation au fieldwork puis une période de travail avec des chercheurs américains à Chicago et Berkeley et enfin des recherches de terrain individuelles auprès des Apaches.
Kirchhoff commence sa bourse en participant fin décembre 1928 au congrès annuel de l’American Anthropological Association à New York. Il y rencontre Franz Boas, Edward Sapir et Frank Speck. Kirchhoff ne reste à New York que huit jours avant de séjourner une semaine à Philadelphie et deux à Washington. Le Memorial l’autorise à accompagner ensuite l’anthropologue Franz Speck à un voyage chez les Catawba en Caroline du Sud destiné à mener une étude linguistique [61]. Ainsi, c’est à la fin du mois de janvier 1929 que Kirchhoff débute sa carrière de fieldworker. Il se rend chez les Catawba avec Speck mais s’y retrouve seul après deux jours car ce dernier doit rentrer précocement pour des raisons familiales [62]. Avant son départ, Speck prend néanmoins le temps d’introduire Kirchhoff auprès des Amérindiens de cette réserve et l’aide à y créer ses premiers contacts. Sur place, le jeune ethnologue allemand entreprend des études généalogiques et récolte des informations sur quatre à cinq générations de la population en utilisant des tableaux généalogiques [63]. Il étudie aussi pour Speck la façon dont la terminologie des liens de parentés est réellement utilisée dans la pratique. Kirchhoff se dit satisfait de ses recherches généalogiques mais trouve les études linguistiques beaucoup plus difficiles, étant donné que très peu de personnes parlent encore la langue Catawba [64].
Après un séjour de deux semaines environ, Kirchhoff se rend dans une réserve des Cherokee dans l’Ouest montagnard de la Caroline du Nord. Franz Boas l’avait encouragé à y gagner en expérience pratique « in dealing with the people ». Il lui avait aussi signalé que Frans Olbrechts, un de ses élèves, y avait déjà mené des études dans le champ de la santé [65]. Kirchhoff séjourne aux moins deux semaines parmi les Cherokee et trouve que les anciennes coutumes y sont davantage présentes que chez les Catawba. Il partage le quotidien de ses hôtes et assiste à des soirées autour d’un feu lors desquelles il écoute des vieilles chansons de chasse, de guerre ou d’amour. Il est invité une nuit à une cérémonie de danse, dont il relate le déroulement dans une lettre à Fehling. Sous la pluie et équipés de lumières, les participants rejoignent une cabane. Quatre danseurs portant des masques ouvrent la danse, l’un d’eux représentant un Blanc et provoquant de grands éclats de rire. Kirchhoff souligne que les participants lui avaient demandé auparavant s’ils pouvaient se moquer de lui. Kirchhoff danse lui aussi toute la nuit et cette expérience lui permet de briser la glace : il est ensuite invité dans chaque cabane (« Hütte ») [66]. Visitant plus tard une école pour les enfants des Cherokee, il dit avoir eu l’impression de connaître mieux les Cherokee que le personnel blanc des réserves qui les côtoie quotidiennement [67]. S’il pense d’abord que ses découvertes ne sont nouvelles que pour lui, il constate plus tard lors de ses discussions avec des ethnologues américains que beaucoup de ses observations leur étaient inconnues. Les questionnements inspirés de son séjour londonien sur les contacts entre cultures « primitives » et cultures « modernes » ont été jugés novateurs. Kirchhoff élabore à partir de ses recherches un système de relations de parenté et affirme qu’il existe chez les Cherokee une forme de « Neck-Verwandtschaft », c’est-à-dire une sorte de système de « parenté à plaisanterie », dans lequel certains proches se taquinent. Il rassemble des informations sur le système matriarcal et analyse la signification des danses à masques [68].
Kirchhoff effectue aussi une randonnée de plusieurs jours dans les vallées reculées situées autour de la réserve pour connaître le mode de vie des populations non-amérindiennes en contact avec les Cherokee. La vie de ces « paysans des montagne » (Bergbauern) ne ressemble guère à ce que l’on considère comme typiquement « américain », constate-t-il en décrivant une sorte d’« autre Amérique » sans automobiles ni radios ou machines agricoles, se caractérisant par une fréquentation scolaire aléatoire et une faible mobilité géographique. Il assure que parmi les personnes qu’il rencontre rares sont celles qui ont déjà vu un cinéma, un train, une banane ou un journal. Il s’étonne aussi de s’entendre demander en 1929 si la « Grande guerre » en Europe est vraiment terminée. « On oublie que l’on est en Amérique », écrit-il à Fehling, « mais on s’y sent bien car ces gens, malgré leur pauvreté, sont très accueillantes envers les quelques étrangers qu’ils rencontrent [69] ».
Après une courte visite à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill, Kirchhoff passe quelques jours chez un groupe d’Amérindiens anglophones dont l’étude l’intéresse particulièrement : « Il s’agit de plus de 12 000 Indiens parlant anglais et vivant comme des fermiers américains, qui ont sans aucun doute du sang nègre (sic) dans leurs veines en plus du sang blanc, mais qui se tiennent à l’écart des nègres (sic) depuis environ trois générations et les méprisent tout autant que le font les Blancs – parce que sinon ils seraient considérés et traités comme des nègres (sic) ! » Kirchhoff fait ensuite un voyage de dix jours dans ce qu’il appelle le « territoire noir » près de Charleston où vivent plus d’Afro-américains que de Blancs et constate qu’il s’agit là d’un domaine totalement négligé par les ethnologues américains. Il trouve les questionnements si intéressants qu’il envisage d’échanger « l’étude des Indiens contre celle des Nègres d’Amérique du Nord (sic) [70] ». En rentrant à New York, il visite encore quelques autres populations en Virginie afin de recueillir plus de matériel de comparaison sur les relations entre ces groupes isolés et leurs voisins [71].
Kirchhoff débute ainsi son parcours de chercheur de terrain avec enthousiasme et détermination. On retrouve l’influence des idées de Malinowski dans son intérêt pour la culture actuelle des populations étudiées et dans ses efforts pour comprendre les contacts entre populations. On remarque aussi une certaine fluctuation de ses centres d’intérêt : l’étude de la population blanche dans les vallées l’intéresse autant que les populations afro-américaines de Charleston [72].
Travailler auprès des chercheurs américains : entre inspirations et malentendus
Après ce premier voyage, Kirchhoff décide, sur les conseils de Boas, de travailler durant deux mois auprès d’Edward Sapir à Chicago pour s’initier à la recherche en linguistique [73]. Boas, qui avait fait paraître en 1911 et 1922 les deux volumes de son Handbook of American Indian Languages et fondé en 1917 l’International Journal of American Linguistics avec Pliny Earle Goddard, portait un grand intérêt à ce domaine. Kirchhoff était arrivé aux États-Unis sans formation initiale et sans intérêt particulier pour la linguistique [74]. Il rejoint un groupe de jeunes ethnologues travaillant sous la direction de Sapir dans une réserve des Navajos et ce séjour renforce son intérêt pour les questions linguistiques qu’il tient désormais pour un préalable aux enquêtes ethnologiques. À l’influence de Boas et de Malinowski s’ajoute ainsi celle d’Edward Sapir. Au printemps 1930, Kirchhoff passe plusieurs mois à Berkeley pour y classer son matériel et nouer des relations plus étroites avec Alfred L. Kroeber et Robert H. Lowie, tous deux élèves de Boas [75]. Parallèlement, l’université de Leipzig lui demande de publier sa thèse de doctorat. Il doit donc consacrer un peu de temps à la préparation de cette publication [76].
La correspondance d’Alfred L. Kroeber et Franz Boas montre que les relations entre Kirchhoff et les chercheurs américains n’ont pas été sans difficulté. Boas avait demandé en juillet 1930 à Kroeber de lui donner très sincèrement son avis sur le jeune chercheur allemand, en indiquant ne l’avoir vu que durant une demie heure à New York [77]. Kroeber répond que son jugement sur lui avait été d’abord peu favorable, mais qu’il avait changé d’avis en le connaissant davantage : « He has very wide interests, a balanced judgement, and a good head and capacity for work », écrit-il. En revanche, au cours d’un échange avec Kroeber, Sapir aurait formulé un avis très négatif sur Kirchhoff :
At Pecos at the conclusion of the Navajo work Sapir merely said that Kirchhoff was not nearly as sure of himself as he thought he was. This may have been due to Kirchhoff’s complete inexperience with language. However, at the end of the Navajo Party, he struck off for himself and did Apache for four or five months. I cannot of course check upon this work but from what he has told me about it I should judge that he has a definite feeling for structure and is quite adequate on the phonetic side. He probably profited more from Sapir than Sapir realized [78].
Pour Kroeber, la plus grande faiblesse de Kirchhoff réside dans sa difficulté à organiser son temps. Il peut facilement passer une semaine à étudier un point d’importance mineure avant de revenir au problème principal. Il ajoute que l’anglais de Kirchhoff est suffisamment bon mais qu’il s’ouvre davantage lorsqu’on parle en allemand [79].
Le travail en autonomie auprès des Apaches
À la fin de l’excursion organisée par Sapir, Kirchhoff commence la dernière étape de son séjour : son travail de terrain individuel chez les Apaches. Day l’avait autorisé à effectuer cette enquête sans pour autant lui accorder de moyens supplémentaires pour payer des interprètes ou des informateurs et la question du financement avait préoccupé Kirchhoff dès le début de son séjour américain. Le prolongement de sa bourse pour une deuxième année lui donne droit à la somme de 420 dollars pour un voyage d’été [80], qu’il utilise pour l’achat d’une voiture et d’équipements [81]. Il obtient aussi le soutien de Boas et Sapir pour sa demande d’un supplément auprès de la fondation [82]. En février 1930, Day demande à Boas d’estimer le montant des frais pour un « field trip » de Kirchhoff. Boas indique alors que le jeune chercheur aurait besoin d’environ 150 à 200 dollars supplémentaires par mois pour effectuer ses recherches convenablement [83]. Kirchhoff obtient finalement une aide supplémentaire [84] de 350 dollars au total mais juge qu’elle reste insuffisante pour payer à la fois un interprète et un informateur. Il doit donc trouver des interlocuteurs parlant assez bien anglais mais restant néanmoins liés à leur ancienne culture [85].
Hésitant d’abord entre un travail ethnologique et une enquête linguistique servant de base à un projet ethnologique ultérieur, Kirchhoff utilise finalement les derniers mois de sa bourse pour recueillir du matériel pour une grammaire apache. Il espère pouvoir effectuer plus tard une deuxième expédition chez les Apaches pour y étudier des questions ethnologiques [86]. Se concentrant sur une étude des dialectes athapascan, Kirchhoff se rend chez les Jicarillas, les Chiricalma, les Mescaleros et les Lipans [87]. Convaincu désormais que l’étude approfondie d’une culture doit passer par celle de la langue, il espère pourvoir obtenir des résultats concrets et complets en assez peu de temps [88]. Kirchhoff enregistre des textes lui permettant ensuite d’étudier les formes grammaticales. Notant qu’aucun de ces dialectes n’avait été étudié avec des méthodes modernes, il estime que ses enregistrements représentent un matériau entièrement nouveau pour la recherche [89].
Kirchhoff décrit ses journées de travail comme particulièrement chargées. Depuis Mescalero, où il arrive dans la deuxième moitié d’octobre 1929, il dit travailler huit heures par jour avec un Chiricahua et au moins deux heures par soir avec un Lipan. Lorsque ces deux interlocuteurs ne sont pas disponibles, il exploite le matériel collecté [90]. Ce fort investissement quotidien affecte finalement la santé de Kirchhoff, qui doit passer plusieurs semaines alité pour cause de surmenage. Il écrit à Boas avoir ainsi appris quelles étaient ses limites en termes de temps de travail [91]. Kirchhoff regagne ensuite Berkeley et y passe le printemps 1930 [92]. Il y rédige pour Boas et Sapir un premier rapport sur son travail de terrain [93]. Kirchhoff repart ensuite à la fin juin 1930 chez les tribus apaches en Arizona et chez les Kiowa-Apaches en Oklahoma. Il veut par ces brefs séjours recueillir du matériel sur les coutumes de parenté et sur la façon dont ces liens sont désignés [94]. En août 1930, sur le chemin du retour, Kirchhoff présente ses matériaux à Sapir [95] et celui-ci l’encourage à poursuivre le travail [96].
La bourse de Kirchhoff se termine le 27 août 1930 [97] et à la mi-septembre, il est de retour en Allemagne [98]. Il dresse un bilan extrêmement positif de son séjour aux États-Unis lorsqu’il en rend compte au représentant allemand de la fondation [99]. Il formule toutefois une appréciation plus nuancée lorsqu’il est interrogé plus tard par Malinowski sur les résultats concrets de son séjour. Il regrette de n’avoir pu effectuer que moins d’une demie année de travail de terrain indépendant, alors qu’il lui a fallu étudier près d’un an auprès de Sapir, Kroeber et Lowie pour satisfaire les attentes du Memorial [100].
Kirchhoff rentre en Allemagne sans avoir trouvé de nouveau poste [101]. En septembre 1930, il présente une nouvelle classification des dialectes athapascan du groupe Sud au Congrès international des Américanistes à Hambourg [102]. Grâce au soutien de Boas et de Fehling [103], il obtient une bourse de la Notgemeinschaft der deutschen Wissenschaft [104] pour classer ses enregistrements et étudier le problème spécifique de la conjugaison [105]. De novembre 1930 à octobre 1931, il obtient la somme de 225 marks par mois pour mener un travail sur les préfixes dans la conjugaison des Apaches [106]. Sur les conseils de Sapir [107], le jeune ethnologue continue sa formation linguistique auprès de Diedrich Westermann en participant à ses séminaires sur les langues ouest-africaines à l’université de Berlin [108], probablement en vue des futures recherches qu’il projette de mener sur le continent africain. En août 1931, il se marie avec Johanna Faulhaber [109].
Après la bourse Rockefeller. Un nomadisme transatlantique
Au terme de cette étude et au-delà du cas de Kirchhoff lui-même, deux observations peuvent être formulées. D’une part, la philanthropie Rockefeller témoigne d’un souci de valorisation des fonds qu’elle engage qui va au-delà de la dimension matérielle. Les jeunes chercheurs sont méthodiquement mis en contact avec des spécialistes de leur discipline, y compris, comme c’est le cas pour Kirchhoff, lorsque cette dimension de la bourse ne les intéresse initialement qu’assez peu et qu’ils préféreraient consacrer l’essentiel de leur temps à leurs propres recherches. À cet égard, ce n’est pas seulement une « expérience individuelle » que financent les crédits américains, mais bien un processus d’acculturation scientifique transnational. En second lieu, le parcours de Kirchhoff éclaire le rôle d’inspirateur joué, à échelle internationale, par des figures comme Malinowski mais aussi Boas. L’un et l’autre s’intéressent durablement au parcours de Kirchhoff et à ses recherches et ne cessent de le conseiller et de l’orienter.
Quant à Kirchhoff lui-même, on ne peut qu’être frappé par sa volonté continue de travailler au plus près des populations qu’il étudie. À travers sa bourse, il participe aussi à la reconnaissance de l’ethnologie allemande au sein de l’univers rockefellerien. En revanche, il n’ouvre pas la voie à une entrée massive de l’ethnologie dans le programme. Alors que près de 80 boursiers allemands en sciences sociales ont été soutenus par des fonds rockefelleriens dans l’entre-deux-guerres, un seul autre ethnologue allemand sera sélectionné, Günter Wagner [110], bénéficiaire de la bourse en 1932 (Syga-Dubois 2022). Ce dernier bénéficia de la connaissance que la fondation avait désormais des contraintes et des besoins spécifiques des jeunes ethnologues. Le travail de terrain de Wagner auprès des Comanches fut ainsi soutenu plus facilement.
De retour en Allemagne, l’objectif de Kirchhoff est de renouer le plus vite possible avec le travail de terrain mais ses différents projets en ce sens échouent. Il obtient certes une bourse de l’Institut international africain de Londres pour des recherches sociologiques et ethnologiques en Afrique mais celle-ci lui est retirée quelques jours avant son départ en janvier 1932. Le Colonial Office britannique l’accuse d’être communiste et lui refuse le droit d’entrer dans les colonies britanniques en Afrique [111]. Cherchant une alternative, Kirchhoff espère obtenir une bourse de l’Australian Research Council mais rencontre les mêmes difficultés, comme le montrent les travaux de l’historien Geoffrey Gray [112]. La fondation Rockefeller lui accorde à compter d’octobre 1932 un grant-in-aid de huit mois pour qu’il puisse travailler sur les matériaux collectés aux États-Unis, témoignant ainsi de son estime pour son travail [113]. Au moment où les nazis arrivent au pouvoir en Allemagne en janvier 1933, Kirchhoff vit donc de façon précaire de crédits américains. Après un séjour en Irlande, Kirchhoff se rend au début de l’année 1934 à Paris, où Georges Henri Rivière l’embauche pour travailler au musée du Trocadéro sur des peaux peintes d’Amérique du Nord [114]. Kirchhoff fait ainsi partie des nombreux Allemands qui trouvent refuge en France pour échapper au nazisme. Avec Henri Lehmann, Kirchhoff organise en avril 1934 une exposition intitulée « Peintures rituelles des Indiens d’Amériques du Nord recueillies vers 1786 pour les princes de la Maison de France ». Kirchhoff propose ensuite un projet d’exposition sur la présence africaine dans les Amériques pour le musée [115], faisant ainsi écho à ses expériences pendant sa bourse Rockefeller.
Ce projet ne se réalise pas car à l’automne 1934 Kirchhoff quitte l’Europe pour les États-Unis pour y accepter un poste temporaire d’assistant à la Columbia University. En 1936, il émigre au Mexique où il compte, en 1938, parmi les fondateurs du département d’anthropologie de l’« Instituto Politécnico Nacional » (Kutscher 1973 : 168) qui devient ensuite l’École nationale d’anthropologie et d’histoire, l’institution de référence pour la formation des ethnologues au Mexique (Gray 2009 : 167). Kirchhoff commence dès son arrivée dans le pays, dont il obtient la citoyenneté en 1941, à s’intéresser aux cultures mésoaméricaines, terme qu’il introduit dans le discours scientifique par un article intitulé « Mesoamérica » (Kirchhoff 1943). En travaillant sur l’Amérique du Sud, Kirchhoff prolonge d’une certaine façon ses premiers travaux qui portaient sur les liens de parenté des populations indigènes dans cette région du monde. À partir de 1946, il passe plusieurs années aux États-Unis où il enseigne à la Columbia University et à l’Université de Washington à Seattle. À son retour au Mexique en 1952, il rejoint l’Institut d’histoire de l’Université nationale autonome du Mexique, l’UNAM (Carrasco 2001 : 89). De 1955 à 1965, il y travaille comme « investigador titular » au sein de la section d’anthropologie. De 1960 à 1962, Kirchhoff revient en Allemagne comme professeur invité et enseigne à Bonn et à Francfort-sur-le-Main [116]. À partir de 1963, la Deutsche Forschungsgemeinschaft finance, à l’initiative de Kirchhoff, un vaste projet de recherche interdisciplinaire sur la région Puebla-Tlaxcala, favorisant la collaboration entre chercheurs allemands et mexicains (Kutscher 1973 : 168-169). Kirchhoff meurt en 1972 à Mexico, en laissant une œuvre ethnologique qui touche à la fois au Mexique, à l’Amérique centrale, au sud-ouest des États-Unis et aux Caraïbes [117]. Ayant circulé durant toute sa carrière, entre l’Europe et les Amériques, Paul Kirchhoff a ainsi joué un rôle d’intermédiaire entre des univers scientifiques éloignés géographiquement, répondant ainsi, d’une certaine façon, aux objectifs ambitieux que la fondation Rockefeller assignait à ses boursiers.
Références bibliographiques
Benoît, Catherine & André Delpuech, 2017. « Rendez-vous manqué avec les “vieilles colonies”. Ethnographie et archéologie de la Guyane et des Antilles françaises (1931-1939) », in André Delpuech, Christine Laurière & Carine Peltier-Caroff (dir.), Les Années folles de l’ethnographie. Trocadéro 28-37, Paris, Publications scientifiques du MNHN, p. 620-622.
Bulmer, Martin, 1982. « Support for sociology in the 1920s : The Laura Spelman Rockefeller Memorial and the Beginnings of modern large-scale, sociological research in the University », The American Sociologist, 17.
Espagne, Michel & Isabelle Kalinowski, 2013. Franz Boas. Le travail du regard. Paris, Armand Colin.
Fisher, Donald, 1980. « American Philanthropy and the Social Sciences in Britain 1919-1939. The Reproduction of a Conservative Ideology », Sociological Review, 28 (2), p 277-315.
Fisher, Donald, 1986. « Rockefeller Philanthropy and the Rise of Social Anthropology », Anthropology Today, 2, p. 5-8.
Gingrich, André, 2005. « The German-Speaking Countries », in One Discipline, Four Ways : British, German, French, and American Anthropology. Chicago, University of Chicago Press.
Goody, Jack, 1995. The Expansive Moment. Anthropology in Britain and Africa 1918-1970. Cambridge, Cambridge University Press.
Gray, Geoffrey, 2009. « Not Allowed to Stay and Unable to Leave. Paul Kirchhoff’s Quest for a Safe Haven, 1931-41 », Histories of Anthropology Annual, 5, p. 166-181.
Kirchhoff, Paul, 1931. « Die Verwandtschaftsorganisation der Urwaldstämme Südamerikas », Zeitschrift für Ethnologie, 63, p. 85-193.
Kirchhoff, Paul, 1932. « Verwandtschaftsbeziehungen und Verwandtenheirat », Zeitschrift für Ethnologie, 64, p. 41-71.
Kirchhoff, Paul, 1943. « Mesoamérica », Acta Americana, 1 p. 92-197.
Kutscher, Gerdt, 1973. « Paul Kirchhoff (17. August 1900 – 12. September 1972) », Zeitschrift für Ethnologie, 98, p. 167-176.
Lehmann, Henri, 1971. « Nécrologie de Paul Kirchhoff », Journal de la Société des Américanistes, 60, p. 275-279.
Richardson, Theresa, 2009. « Transformation and Continuity in Rockefeller Child-Related Programs : Implications for the Emergence of Communications as a Field of Concern », in William J. Buxton (dir.), Patronizing the Public : American Philanthropy’s Transformation of Culture, Communication, and the Humanities, Lanham, Lexington Books.
Rössler, Martin, 2007. « Die deutschsprachige Ethnologie bis ca. 1960 : Ein historischer Abriss », Kölner Arbeitspapiere zur Ethnologie, 1. https://kups.ub.uni-koeln.de/1998/1/kae0001.pdf).
Stocking, George W. Jr., 1992. The Ethnographer’s Magic and Other Essays in the History of Anthropology. Madison, University of Wisconsin Press.
Syga-Dubois, Judith, 2019. Wissenschaftliche Philanthropie und transatlantischer Austausch in der Zwischenkriegszeit. Die sozialwissenschaftlichen Förderprogramme der Rockefeller Stiftungen in Deutschland, Cologne, Böhlau Verlag.
Syga-Dubois, Judith, 2022. « Entre fieldwork, inspirations méthodologiques et contacts professionnels : le séjour aux États-Unis et à la London School of Economics de l’ethnologue allemand Günter Wagner durant sa bourse Rockefeller (1932-1934) », Cultura & psyché : Journal of Cultural Psychology, 3, p. 73-85.
Tournès, Ludovic, 2007. « La fondation Rockefeller et la naissance de l’universalisme philanthropique américain », Critique Internationale 35, p. 173-197.
Tournès, Ludovic, 2008. « La fondation Rockefeller et la construction d’une politique des sciences sociales en France (1918-1940) », Annales. Histoire, sciences sociales, 63, p. 1371-1402.
Young, Michael W., 2018. « Le Jason de l’anthropologie : vie, œuvre et legs de Bronislaw Malinowski », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, Paris. https://www.berose.fr/article1228.html.