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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

La revue Terrain ou le new look éditorial de l’ethnologie française. Entretien avec Christine Langlois

François Gasnault

Conservateur général du patrimoine
Ministère de la Culture, UAR 3103 InVisu

Christian Hottin

Conservateur en chef du patrimoine
EUR Humanités création et patrimoine, UMR 9022 Héritages

2025
Pour citer cet article

Gasnault, François & Christian Hottin, 2025. « La revue Terrain ou le new look éditorial de l’ethnologie française. Entretien avec Christine Langlois », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article3859.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire de l’anthropologie française et de l’ethnologie de la France (1900-1980) », dirigé par Christine Laurière (CNRS, Héritages).

Résumé : Christine Langlois a participé dès son origine à l’aventure de la Mission du patrimoine ethnologique dont elle a créé de toutes pièces le secteur des publications scientifiques. À ce titre, son témoignage est particulièrement précieux pour comprendre la naissance et l’évolution de la revue Terrain, comme celles des collections d’ouvrages « Ethnologie de la France » et « Cahiers d’ethnologie de la France » (aujourd’hui réunies en une collection unique, « Ethnologie de la France et des mondes contemporains ») aux éditions de la Maison des sciences de l’homme. Terrain était une revue d’un style nouveau : sans jamais renoncer à la rigueur scientifique, elle adopta une maquette qui se démarquait nettement de l’habillage plus austère des revues universitaires. Sous l’impulsion de Christine Langlois, la revue ne cessa d’évoluer, de gagner en autonomie, jusqu’à affirmer la complète liberté de sa ligne éditoriale. Quant à la collection d’ouvrages des « Cahiers », elle devint progressivement le canal usuel de diffusion des meilleurs rapports de recherche issus des appels d’offres lancés par la Mission. Pour sa part, la collection « Ethnologie de la France » accueillit souvent les premiers travaux de jeunes chercheurs très prometteurs. Le témoignage de Christine Langlois complète ainsi de manière décisive ceux d’Elizabeth Fleury (sur la stratégie d’ensemble de la Mission) et d’Alain Morel (sur sa politique de recherche), restituant dans son ampleur et toute sa cohérence le dispositif administratif et scientifique si original qu’a constitué la Mission du patrimoine ethnologique.

Christian Hottin : Commençons pour évoquer l’histoire des publications de l’ethnologie à la Mission du patrimoine ethnologique (MPE) par ton parcours et ta formation et par les circonstances de ton entrée dans cette équipe dès sa création [1].

Christine Langlois : Après un diplôme d’études universitaires générales en sociologie, j’ai fait une maîtrise d’ethnologie et sociologie à la Sorbonne. Ensuite, Évelyne Burguière, la femme de l’historien-ethnologue André Burguière, qui travaillait dans une unité de recherche de l’Institut national de recherche pédagogique, le CRESAS [2], m’a proposé de participer à une enquête sur l’histoire des moyens de garde des jeunes enfants et j’ai fait avec elle plusieurs missions pour ce service de recherche. À ce moment-là – nous étions en 1979 – Isac Chiva cherchait quelqu’un pour dresser le répertoire des ressources en ethnologie de la France en vue de la création d’une mission du patrimoine ethnologique. André Burguière m’a recommandée. J’ai immédiatement commencé à y travailler. Par la suite j’ai préparé un diplôme d’études approfondies d’ethnologie, tout en continuant à travailler.

J’ai donc réalisé le premier Répertoire de l’ethnologie de la France en 1979 [3]. Il s’agissait d’un inventaire des chercheurs en poste, des enseignants en ethnologie, mais aussi des sociétés savantes, des musées et de leurs collections, des érudits locaux. Le Répertoire comportait des index thématiques des recherches, y compris celles en cours, c’était assez complet. Il a été ensuite informatisé et mis à jour : il a eu, je crois, cinq éditions imprimées [4]. Il a servi bien après de modèle aux collègues de la cellule du patrimoine industriel [5] : ils sont venus me voir et ont ensuite élaboré un questionnaire pour le recueil des données, structuré de la même façon que le mien.

Entre 1979 et 1982, je travaillais donc dans le bureau d’Isac Chiva, au Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS), ce qui m’a permis de connaître les revues d’ethnologie reçues par ce laboratoire. J’étais occupée à saisir, à compléter et à actualiser le Répertoire, tout en suivant les travaux de la MPE qui démarraient. En 1982, à Chapeau-Cornu [6], j’ai assisté à la réunion des équipes qui avaient répondu au premier appel d’offre de la Mission : les chercheurs qui y exposaient leurs travaux en cours ont exprimé le souhait de connaître les résultats des autres lauréats. Élizabeth Fleury, cheffe de la MPE, m’a alors demandé si cela m’intéresserait de créer une lettre ou un bulletin pour présenter ces résultats. J’ai pensé qu’une revue serait plus intéressante car moins éphémère et je lui ai fait cette contre-proposition. Dans la foulée, Élizabeth Fleury a obtenu une création de poste à la MPE : je l’ai rejointe en janvier 1983 et j’ai donc été chargée de monter la revue Terrain et de créer la collection « Ethnologie de la France ».

À l’époque, les chercheurs qui obtenaient une allocation de recherche ou qui étaient financés dans le cadre d’un appel d’offres, devaient remettre à la MPE un article et un mémoire sur leur travail. En fait leurs articles, souvent insuffisamment problématisés, n’étaient pas publiables dans Terrain mais ils offraient une base. Les premiers numéros de Terrain ont ainsi repris les thèmes des appels d’offres, sur les savoirs naturalistes (1/1983), l’anthropologie industrielle (2/1984), et sur l’ethnologie urbaine (3/1984). À côté des articles proprement dits, une rubrique originale intitulée « Travaux en cours » informait également sur les recherches menées dans le cadre d’un appel d’offres qui n’avaient pas déjà donné lieu à publication. Il y avait encore d’autres rubriques sur les musées, sur les films ethnologiques et sur les publications reçues à la MPE. Pas de comptes rendus en revanche car c’était trop lourd à gérer : la revue L’Homme par exemple mobilisait une personne à plein temps pour cette seule tâche.

Christian Hottin : Les maquettes des premières livraisons de la revue Terrain tranchaient avec celles des revues publiées à la même époque, par une ligne graphique très affirmée et une place importante donnée à l’image. Était-ce, comme on peut l’imaginer, de propos délibéré ?

Christine Langlois : Étant au ministère de la Culture et pas dans un laboratoire de recherche du CNRS ou d’une université, on disposait d’un potentiel différent et de moyens. Il fallait donc faire quelque chose d’autre, de plus attrayant, et surtout pas de la littérature grise qui ne s’adresse qu’au public académique. Car après tout, ces recherches sur la France étaient financées avec de l’argent public et elles portaient sur des thèmes qui n’étaient peut-être pas originaux pour les ethnologues « classiques » travaillant sur les lointains, mais bien qui étaient inédits s’agissant de la France.

Je jouissais par ailleurs d’une liberté totale pour juxtaposer dans le sommaire de la revue des chercheurs travaillant dans des laboratoires distincts, qui parfois ne dialoguaient pas entre eux, ainsi ceux du Centre d’ethnologie française (CEF) avec ceux du LAS. Parmi ces derniers, il y avait les « dames de Minot » comme on les appelait, qui menaient, sur la suggestion de Claude Lévi-Strauss et sur le conseil d’Isac Chiva, des recherches dans des terrains français sur « famille et parenté », question classique de l’anthropologie, à laquelle ne s’intéressait pas du tout Jean Cuisenier, le directeur du CEF, qui préférait travailler sur les aspects les plus contemporains de la société française. Dans le numéro « Famille et parenté » de Terrain (4/1985), j’ai fait exprès de publier des chercheurs des deux « obédiences », ce que notre revue pouvait se permettre.

François Gasnault : Les sommaires de la revue n’étaient-ils pas soumis au conseil du patrimoine ethnologique ?

Christine Langlois : Non, pas du tout, pas plus qu’au directeur du patrimoine ni même à Élizabeth Fleury, qui me faisait confiance et me laissait carte blanche du moment que les choses se passaient bien. Appartenant à un petit service, nous étions des chargés de mission totalement libres.

François Gasnault : Peut-on établir un lien entre ton appartenance au ministère de la Culture et ta connaissance des revues « beaux-arts » publiées dans sa mouvance, avec ton souci d’une iconographie abondante et recherchée pour Terrain ?

Christine Langlois : Non, l’idée de l’iconographie m’était venue parce que je voyais que L’Homme, Études rurales, ou Ethnologie française étaient très austères. Elle permettait d’attirer un public allant au-delà du public cultivé que l’on cherche tous, et de se représenter le terrain sur lequel travaillaient les auteurs. Le graphiste Pierre Dussert m’a aidée à définir une vraie maquette, avec ses différentes rubriques. La première couverture n’était pas très réussie, les paludiers de Guérande méritaient mieux, mais bon... La place, essentielle, accordée dès le début à l’iconographie a eu un effet d’entraînement sur les autres revues, notamment Ethnologie française.

François Gasnault : Quand tu fais à Élizabeth Fleury la contre-proposition d’une revue plutôt que d’un bulletin, Ethnologie française et L’Homme occupent des positions fortes dans le paysage des revues de sciences humaines. Ton choix résultait-il de la lecture critique que tu en faisais ?

Christine Langlois : Oui, tout à fait. Je trouvais que c’était assez ennuyeux et que ces recherches sur la France méritaient mieux, avec en plus l’idée d’éviter le jargon et d’élargir leur public. J’avais entendu des auteurs qui publiaient dans L’Homme critiquer le fait que tout était réécrit. Il y avait bien sûr un travail de réécriture à Terrain mais je ne voulais pas faire passer les textes dans une moulinette, je voulais respecter le style des auteurs, tout en veillant évidemment à ce que ce soit clair.

Autre caractéristique originale, Terrain a été thématique dès le début, en fonction des appels d’offres de la MPE, à la différence des autres revues dont toutes les livraisons étaient des varia : ainsi le numéro 7 sur les sociétés pluriethniques (« Approches des communautés étrangères en France », 1986), le 8 sur les rituels contemporains (1987). Mais ensuite je n’ai plus eu assez de matière, avec des appels d’offre qui duraient trois ans, pour composer les sommaires de deux numéros annuels. À partir du numéro 9, « Habiter la maison » (1987), j’ai donc dû trouver des articles de manière transversale, en puisant hors des ressources procurées par les appels d’offres : ce numéro comportait ainsi un entretien que Pierre Lamaison avait mené avec Claude Lévi-Strauss. Dans le numéro 4 sur « Famille et parenté » (1985), j’avais déjà publié un entretien avec Pierre Bourdieu que j’étais allée voir, déjà avec Pierre Lamaison : il m’avait dit qu’il trouvait Terrain très bien, « exactement ce que moi je fais avec Actes de la recherche », j’étais très flattée évidemment. Sa revue était elle aussi très illustrée, elle pouvait mettre de la bande dessinée en couverture. On a donc eu d’emblée des gens très connus dans le milieu et qui ne travaillaient pas seulement sur la France. C’est mon passage au LAS qui m’avait fait bien connaître ces chercheurs, comme Claude Lévi-Strauss que j’avais interrogé dans le cadre du Répertoire.

J’ai pensé faire un numéro sur l’homme et l’animal. J’avais vu l’exposition passionnante de Jacques Hainard au musée de Neuchâtel [7] mais Élizabeth Fleury a craint que ce soit trop peu « patrimonial ». C’est du reste la seule fois où elle est intervenue en me suggérant de retenir plutôt la thématique de la navigation. Il y avait bien une recherche sur la batellerie en Saône-et-Loire, le travail du Chasse-Marée en Bretagne, mais c’était très peu abouti et les articles n’étaient pas bons. En un mois et demi, je suis donc revenue aux animaux et le numéro 10, « Des hommes et des bêtes » (1988), s’est très bien vendu. En fait, on s’auto-censurait parfois, quand bien même le directeur du Patrimoine professait « du moment que c’est intéressant ! ». La nouveauté de ce que j’ai fait, contrairement aux autres revues, a été de chercher tout de suite une diffusion via les médias, en développant un vrai travail d’attachée de presse. J’ai envoyé le numéro « Famille et parenté » au Monde qui a consacré à cette question un grand article faisant référence à notre publication, dont deux contributeurs étaient expressément cités [8]. Il y a tout de suite eu du répondant de la part des médias auxquels j’envoyais Terrain, car pour eux, ces ethnologues qui étudiaient la France c’était très nouveau.

François Gasnault : Il y a deux choses que je trouve très nouvelles sur le plan strictement éditorial, l’appel à un maquettiste et le travail d’attaché de presse, surtout si je compare à ce qui se faisait au même moment dans une autre direction patrimoniale du ministère, celle des archives de France. Comment es-tu parvenue dans un cadre administratif relativement rigide, même avec un ministre nommé Jack Lang, à imposer une approche aussi moderne du métier d’éditeur de revue, très offensive à l’égard des médias, et même, en amont, à te rallier toi-même à une posture à laquelle ta formation ne te prédestinait pas ? Est-ce la lectrice que tu étais ?

Christine Langlois : Oui, la lectrice et mon tempérament. Je voulais plus de diversité, plus de fantaisie dans les couvertures, qui étaient la cerise sur le gâteau, tout en étant sur le fond pertinentes, claires, attirantes. Et j’avais une liberté totale ! Je ne sais pas si on m’aurait laissé carte blanche avant Lang, mais je pense qu’on a bénéficié du fait que la MPE était un tout petit service, deux petites pièces au début. On avait de l’argent grâce au chef de la mission Recherche [9], beaucoup d’argent pour les appels d’offre, des crédits qui venaient de l’enveloppe Recherche, et non de l’enveloppe Culture ; d’autre part avoir obtenu des articles dans la grande presse plaisait au ministère. Je sentais que la presse protégeait la revue. J’étais seule pour faire la revue à l’époque.

Christian Hottin : Justement comment se sont étoffés, le succès venant, à la fois l’équipe et le comité de rédaction ?

Christine Langlois : Au début nous étions quatre chargés de mission : Pierre Lamaison, ensuite remplacé par Alain Morel, Denis Chevallier, Claude Rouot pour la formation et moi-même pour les publications, avec en appui un ou deux ethnologues régionaux. La diffusion dans la presse nous servait donc, tant on était petits. Ensuite Zoë Fachan est venue à mi-temps comme secrétaire de rédaction : elle m’a grandement aidé à obtenir les articles à temps, ce qui était le plus difficile. J’avais vu que L’Homme sortait un numéro deux ans après l’annonce de sa parution. Je tenais à ce que les numéros sortent en septembre, au moment de la rentrée, et en mars, le mois du salon du livre. En librairie, l’espérance de vie d’une livraison de revue n’excède pas trois mois ; avec des parutions en septembre et en mars, le numéro disposait d’une exposition suffisante, avant d’être chassé par les livres proposés au moment des fêtes de fin d’année puis par ceux de l’été.

François Gasnault : Tu étais au stand du ministère lors des salons du livre ?

Christine Langlois : Non, je participais au Salon de la revue. On n’y avait d’ailleurs pas forcément notre public de sciences humaines et l’emplacement, le plus souvent loin de l’entrée, pouvait être un handicap. Une année, j’avais joué avec les titres de Terrain, en étalant bien les couvertures des numéros sur la mort, le rêve et l’amour [10] : les gens étaient nombreux à s’arrêter et je leur offrais alors un troisième numéro s’ils en achetaient deux. J’en ai vendu 90 en deux jours, quand l’équipe de L’Homme, installée sur un stand voisin, en a vendu un ! Voilà, je m’amusais tout en travaillant sérieusement.

Un autre travail difficile était l’évaluation des articles envoyés spontanément.

Christian Hottin : Et le comité de rédaction ?

Christine Langlois : Initialement c’était très informel : afin de ne pas évaluer seule la qualité des articles, je les envoyais à des chercheurs que je connaissais. Élizabeth Fleury m’avait dit que ce serait bien d’avoir un comité de rédaction comprenant notamment un membre du conseil du patrimoine ethnologique. Je l’ai monté pour le numéro 13 « Boire » (1989), après le départ d’Élizabeth. J’ai donc choisi un membre du conseil et des représentants des différents cercles de la recherche ethnologique, tant institutionnels (EHESS, CNRS, universités) que géographiques : il y avait Bertrand Hell pour l’Alsace, Daniel Fabre pour Toulouse, Christian Bromberger pour Aix.

Avec eux, entre deux réunions, je poursuivais les échanges de façon informelle. Je demandais aussi au comité de rédaction, sans trop de succès…, de trouver des thèmes pour les numéros à venir. J’avais arrêté seule ceux des treize premiers numéros et, pour les deux tiers d’entre eux, d’après des rencontres que j’avais faites. Le numéro 14, « L’incroyable et ses preuves » (1990), a été un vrai tournant car je m’étais aperçue de la tension ou, au minimum, de l’inexistence de vrais rapports entre les chercheurs du CEF et les autres : il m’importait de jeter un pont sur ce fossé. Ce numéro portait sur les croyances. Lors d’un colloque à Strasbourg j’avais rencontré Élisabeth Claverie, qui travaillait sur les apparitions de la Vierge en Italie et en Yougoslavie, ainsi que Pierre Lagrange, dont les recherches portaient sur les, chercheurs d’ovnis, les « ufologues ». Je me suis fait la réflexion qu’en Europe aussi existaient des croyances dites irrationnelles et qu’elles méritaient de se voir consacrer une livraison de Terrain. J’ai donc sollicité des auteurs, telle Giordana Charuty que je connaissais bien [11]. Le numéro a eu un grand compte rendu de Georges Balandier dans Le Monde [12], élogieux et pertinent, avec même un encart en première page. J’ai appris ensuite que l’africaniste Jean Bazin, directeur d’étude à l’Ehess, avait basé deux séances de son séminaire sur ce numéro. Je me suis alors dit que le fossé entre ceux qui travaillent sur la France et l’Europe et ceux qui travaillent sur les sociétés dites exotiques avait cessé d’être infranchissable.

Le numéro « Boire » (13/1989) a été très ouvert : il a été le premier à comporter un article situé hors de France – il y était question des tavernes espagnoles (Romero de Solis 1989) –, et un autre écrit non par un ethnologue mais par une historienne (Véronique Nahoum-Grappe 1989). Il me semblait important d’éclairer les thèmes du contemporain étudiés par des ethnologues avec des éléments de comparaison provenant d’autres pays, européens ou non, et d’autres disciplines.

On m’a souvent demandé comment étaient choisis les thèmes. Pour le numéro sur « le corps en morceaux » (18/1992), j’avais assisté à un séminaire de Françoise Héritier sur le corps et les moitiés de corps, qui m’avait passionnée. Je lui ai demandé un article (Héritier-Augé 1992) ainsi qu’à un historien italien, Agostino Paravicini Bagliani (1992), qui travaillait sur cette question du corps découpé en morceaux, avec ceux de saints répartis entre plusieurs lieux d’intercession et de pèlerinage, ou encore les ex-votos (Charuty 1992).

Le travail le plus lourd mais aussi le plus intéressant consistait à trouver les auteurs, ce que ne m’apportait jamais le comité de rédaction, lequel m’indiquait au mieux des travaux déjà publiés.

Christian Hottin : Tu prospectais donc beaucoup ?

Christine Langlois : Oui. J’allais aux États-Unis, à l’Association européenne des anthropologues sociaux [13], c’était un moyen de faire connaître la revue mais aussi de repérer les recherches en cours, et puis je consultais beaucoup d’enseignants-chercheurs, pour m’instruire de ceux qui, parmi leurs doctorants, pourraient écrire un article sur le feu ou tel autre sujet, etc. J’allais aux séminaires de l’EHESS. On ne travaillait pas du tout comme à Ethnologie française ou comme à Terrain maintenant, où quelqu’un propose un thème, un argumentaire et un sommaire, et assure de fait la responsabilité du numéro. Je cherchais des auteurs, dont l’un serait chargé d’écrire l’introduction sans être pour autant le coordonnateur du numéro. C’était donc plus artisanal. Il n’y a que deux numéros, ceux sur « La fabrication des saints » (24/1995) et sur le rêve (26/1996), que Giordana Charuty a dirigés en amenant les auteurs.

Christian Hottin : J’aimerais que l’on parle maintenant des collections et de la manière dont elles ont évolué parallèlement à la revue, car j’ai l’impression que c’était quelque chose de plus contraint.

Christine Langlois : C’était différent plutôt car ce n’est pas la même chose de publier un article et de publier un livre. Pour la collection, il fallait aussi demander l’expertise de deux lecteurs extérieurs. Le problème avec les mémoires remis par les lauréats des appels d’offre, c’est qu’il s’agissait de rapports très descriptifs de recherche mais surtout qu’ils excédaient le gabarit d’un article de revue. On a donc décidé de créer la collection « Ethnologie de la France », en prenant langue avec Clemens Heller, à la Maison des sciences de l’homme [14] (MSH), puisqu’un service d’administration centrale n’est pas armé pour faire œuvre d’éditeur. Nous apportions à la MSH les crédits et des manuscrits prêts à être publiés, illustrations et couverture comprises, et attendions d’elle une prestation technique d’éditeur commercial. J’ai eu de la chance avec des manuscrits issus des premiers appels d’offre.

Il y a d’abord eu celui de Sabine de Chalvon-Demersay (1984) sur ce qu’elle a appelé le « triangle du XIVe » dans le cadre de l’appel d’offres sur l’urbain, un joli petit livre, clair [15]. Ensuite ont été publiés le travail très intéressant de Paul Jorion et Geneviève Delbos, La transmission des savoirs (1984), ainsi que les livres de Christiane Amiel (1985) et de Bertrand Hell (1985). Ethnologies en miroir (Chiva & Jeggle 1987), paru à la suite des rencontres qui avaient eu lieu avec des anthropologues des pays de langue allemande, est un ouvrage collectif qui aurait eu davantage sa place dans la sous-collection des Cahiers, si elle avait déjà existé. Le Sang et la chair de Noëlie Vialles, issu lui aussi d’un appel d’offres, est un des rares manuscrits sans une virgule à changer. Il m’a fallu six ans pour avoir le texte, feuille par feuille, de Béatrix Le Wita, Ni vue ni connue (1988). Elle avait publié auparavant un article dans le numéro de Terrain sur la famille (Le Wita 1985). Il y a en effet beaucoup de liens, de correspondances, entre la collection et la revue car on y publiait des articles avant la remise du rapport ou le manuscrit, ainsi que des comptes rendus des appels d’offre, par exemple celui de Claudie Voisenat sur les paysages (Terrain18/1992). Je demandais aux coordonnateurs des appels d’offres de faire des points, de publier un avant-le-livre : l’un renvoyait ainsi à l’autre. Ensuite, il y a eu encore La bête noire de Bernadette Lizet (1989).

Christian Hottin : J’imagine aussi que, la notoriété venant, vous avez reçu spontanément des manuscrits ?

Christine Langlois : Oui et d’autant plus qu’à partir du Le Wita, le fait d’avoir publié un livre a aidé ces jeunes chercheurs à être ensuite recrutés par le CNRS.

François Gasnault : Un an seulement sépare la sortie du premier numéro de Terrain de celle du premier titre de la collection. L’idée de mener en parallèle une revue et une collection a-t-elle fait débat au sein de la mission et du ministère ?

Christine Langlois : Non pas du tout. Cela paraissait au contraire totalement justifié qu’il y ait un autre support de publication des travaux menés sur la France que finançait la MPE, les éditeurs privés ne se les arrachant pas du tout.

Après Le Wita et Lizet, j’ai eu l’idée de rassembler sous forme de recueil d’articles les enquêtes sur Minot que j’avais trouvées très intéressantes (Jolas et al. 1990). Ensuite, j’ai su que Patrick Williams travaillait sur les Manouches et, lors d’un séminaire où je l’interrogeais sur le livre à publier, il m’a appris que Le Seuil l’avait refusé. À tort car c’est un excellent livre qu’on a beaucoup réimprimé et qui a été beaucoup traduit (Williams 1993). Ce qui m’occupait le plus, et qui était aussi le plus intéressant c’était la pêche aux manuscrits et aux articles.

François Gasnault : Dans le cas de Minot il y a un titre important qui a été pris par la « Bibliothèque des sciences humaines » (Verdier 1979). As-tu dialogué justement avec les responsables de cette collection chez Gallimard, en clair avec Pierre Nora ?

Christine Langlois : Non pas du tout, même si j’avais effectivement rencontré Nora et que nous avions parlé de ce que l’on publiait. Nora c’était l’icône avec ses livres mais il ne publiait pas de jeunes chercheurs.

François Gasnault : Chacun était sur son aire donc, sans dialogue, c’était deux circuits ?

Christine Langlois : Oui, publier nos auteurs n’intéressait pas les maisons d’édition privées. On avait des optiques différentes et il y avait une vraie séparation avec les éditions de sciences humaines.

Christian Hottin : Pour vous beaucoup de premiers livres, de premiers articles, ça faisait partie de la mission ?

Christine Langlois : Oui, je pensais que c’était important de mettre le pied à l’étrier de jeunes chercheurs, même si on était ravi de publier des gens plus expérimentés. Les premiers étaient très impressionnés par L’Homme et n’osaient pas proposer quelque chose, ou alors ça prenait des années pour être accepté et publié. Il fallait être dans la ligne. Donc on publiait des gens différents finalement, même si certains auraient pu être publiés dans L’Homme.

Après on a publié le livre sur la tauromachie de Frédéric Saumade (1994), à qui la MPE avait attribué une allocation de formation pour sa thèse.

Christian Hottin : N’est-ce pas un livre qui a donné lieu à des questions au sein du ministère ?

Christine Langlois : Non, car si sa recherche portait sur des objets qu’il a été plus tard question d’inscrire sur la liste du patrimoine culturel immatériel, ce n’est pas le livre qui a choqué mais le projet d’inscription, au début des années 2010 [16]. La seule recherche qui a soulevé des critiques est celle de Christian Bromberger sur le football (1995) ; il y a eu une question parlementaire sur les raisons du financement par la direction du patrimoine d’une recherche sur le foot dans le cadre de l’appel d’offre sur les rituels contemporains (1985) ; le livre est paru bien après, en 1995, et il était très bon !

Christian Hottin : Il fait partie de ceux qui ont été réédités et il a eu plusieurs couvertures.

Christine Langlois : Oui, c’est celui qu’on a le plus vendu avec le livre de Patrick Williams et celui de Béatrix Le Wita. Après, il y a eu les rencontres, les thèses dont il faut tirer un livre. J’ai beaucoup lutté, en vain, avec l’anthropologue Véronique Moulinié : son travail sur la chirurgie des âges était très intéressant mais il y avait deux livres en un, le premier sur les représentations du corps et de la sexualité, et l’autre sur les petites chirurgies (1998). Or elle a absolument tenu à tout lier, ce qui a donné un gros volume qui n’a pas marché comme il aurait dû. C’était un problème d’obtenir des jeunes docteurs un livre court, n’excédant pas 200 pages, et dont on ne lit pas que le sommaire, l’introduction et la conclusion. Cela exige un travail de réécriture, pas évident pour tous. Bertrand Hell par exemple a réécrit sa thèse de bout en bout pour Entre chien et loup, mais tout le monde n’était pas prêt à le faire.

François Gasnault : Tu t’es vraiment transformée en éditrice.

Christine Langlois : De fait, on était une maison d’édition à part entière, des contacts avec les auteurs à la recherche d’une iconographie, en passant par la révision et la correction des manuscrits. Mais il fallait aussi s’accommoder de contraintes spécifiques : on était obligé de passer par l’Imprimerie nationale (IN) et de s’accommoder des règles de la comptabilité publique. Concernant d’abord l’IN, on m’avait mise en garde en me disant que je n’aurais jamais mes deux numéros par an aux dates prévues. Du coup, au lieu d’envoyer les manuscrits, j’y étais allée avec des devis faits par d’autres imprimeurs pour montrer celui du mieux disant. On m’a promis d’exécuter la commande dans les temps puis la sous-traitance a été admise : bien entendu, je suggérais les sous-traitants. 

Après se posait la question de la gestion des abonnements à Terrain. Comme dans un service d’administration centrale dépourvu de régie de recettes, il n’est pas autorisé d’encaisser quoi que ce soit, on a eu l’idée de passer par la Caisse nationale des monuments historiques (CNMH) [17] pour recevoir le règlement des abonnements que nous servions. Les bulletins d’abonnement arrivant à la Caisse, il fallait qu’elle nous les transmette correctement, ce qui n’a pas toujours été le cas. Par ailleurs, c’est la MSH qui recevait la subvention pour Terrain, comme pour la collection du reste. Ainsi, nous avions cinq partenaires pour arriver à éditer une revue : le ministère, la CNMH, l’IN, la MSH et l’imprimeur ! Quant à la diffusion, c’est Dorine Bertrand et moi-même qui nous en sommes toujours chargées. J’ai dû reprendre par la suite la gestion des abonnements et par conséquent réaliser le travail complexe d’établissement des factures.. On faisait tout ! Pour la collection, la MSH, censée gérer les stocks, me disait que tel livre était épuisé, ce qui était contredit par l’état des ventes, qu’accessoirement nous dressions et que nous lui envoyions ! Alors j’y allais et je vérifiais tout ! Il fallait encore établir les contrats avec les auteurs, rédiger et leur faire signer les lettres de demande de subvention parce que la MSH ne le faisait pas. On faisait donc de A à Z le travail d’une petite maison d’édition, afin que le livre soit lu, vu et vendu.

François Gasnault : Revenons à la question de l’étoffement de l’équipe.

Christine Langlois : Il y a donc eu Zoë Fachan, à mi-temps comme secrétaire de rédaction, puis Dorine Bertrand est venue, également à mi-temps, pour s’occuper avec moi de l’iconographie, ainsi que de la diffusion, pour la collection et la revue. Ensuite Zoë a été remplacée par Cécile Bescond, puis par Laurent Bruel, qui est resté une dizaine d’années, toujours à mi-temps. Deux mi-temps avec moi donc, plus Marie Malinovski au secrétariat du service pour s’occuper des abonnements et des envois, et un peu de mon secrétariat. Je disposais en fait de deux équivalents temps plein, un pour Terrain et l’autre pour la collection.

Christian Hottin : Comment vous êtes-vous saisis du numérique et de ses enjeux ?

Christine Langlois : Marin Dacos, qui a créé OpenEdition et qui appréciait Terrain, est venu me voir, en 2009 je crois. J’étais et suis toujours membre du conseil d’administration d’Ent’revues [18] et j’ai fait tous les Salons de la revue, où il allait « à la pêche ». On a passé deux heures avec l’équipe, je lui ai posé beaucoup de questions et il m’a convaincu que la revue devait être le plus accessible possible. Au début il y avait une barrière mobile de quatre ans avant l’accès gratuit mais nous l’avons levée car je me suis dit que la diffusion de la recherche publique imposait la disponibilité immédiate. Il a fallu faire numériser les trente premiers numéros. Je crois que j’avais fait une demande de financement à la Mission de la recherche et de la technologie et on a ensuite trouvé un prestataire. Le site de Terrain a été créé dans la foulée, Marie Malinovski se chargeant de le mettre en ligne.

Christian Hottin : La diffusion en ligne a-t-elle suscité des débats au sein du comité de rédaction ? On voit aujourd’hui encore certains comités de rédaction qui hésitent.

Christine Langlois : Je ne lui ai pas demandé son avis ! Mais je pense qu’il était de toute façon favorable à tout ce qui permettait d’obtenir la meilleure diffusion possible, et puis c’est moi qui gérais les finances. Ce qui s’est en revanche avéré problématique a été de recueillir les accords signés des auteurs des 30 numéros. J’ai demandé au service juridique du ministère d’élaborer un contrat de cession de droits, que je n’ai jamais réussi à obtenir. Du coup j’en ai bricolé un moi-même en m’inspirant de contrats existants que je m’étais procurés auprès peut-être auprès de la MSH.

Même si on a eu beaucoup moins de ventes papier, donc moins de recettes, on a eu beaucoup plus de lecteurs. Cela dit, maintenant avec OpenEdition Freemium, on vend des bouquets aux groupements de bibliothèques universitaires, d’où une recette de 1 500 euros par mois en fonction du nombre de pages lues. Il y a les articles en ligne et, pendant un temps, le blog « Le regard des ethnologues », dont l’idée m’ était venue quand Nicolas Sarkozy en 2010, à Grenoble, avait fait une diatribe contre les tziganes. J’avais trouvé agaçant qu’il parle de ce qu’il ne connaissait pas. Ce blog renvoyait des faits d’actualité à des ouvrages ou à des articles qu’on avait publiés, voire à d’autres blogs, pour montrer au public que des chercheurs travaillaient à analyser ces faits de société de manière intéressante et approfondie. Nous l’avons inauguré avec un billet de Flaubert à George Sand qui se rapporte au sujet des Bohémiens.

François Gasnault : Ce blog est-il archivé ?

Christine Langlois : Oui. Ce que je voudrais encore souligner, c’est qu’il y avait aussi un gros travail sur la traduction. Une chercheuse norvégienne m’avait choquée en me disant qu’il n’était pas grave qu’elle ne parle pas français puisque rien d’important en anthropologie ne se faisait en France. Je suis allée voir les Presses de Cambridge et on a traduit le livre de Noélie Vialles (1994), puis les Presses de Chicago ont traduit celui de Patrick Williams (2003). Des articles de Terrain ont aussi été traduits. Et à l’inverse, on a traduit en français des articles étrangers.

Dans le même ordre d’idées, pour faire connaître à l’étranger les recherches menées au ministère, j’avais approché le réseau des instituts culturels français à l’étranger et organisé avec eux et les universités locales des tournées de conférences. Nous avons commencé par la Maison Descartes d’Amsterdam, où Christian Bromberger est allé parler de son livre sur le match de football, conférence suivie d’une rencontre à l’université, sans doute en anglais. J’ai aussi emmené mes auteurs au Royaume-Uni (Londres et Cambridge), au Portugal (Institut culturel français de Lisbonne et université de Braga), en Espagne (Casa de Velasquez et université de Madrid), et en Italie (École française de Rome). C’est ce que Françoise Zonabend appelait en riant les « tournées Langlois ». Gérard Lenclud aussi y a participé, avec une conférence sur les croyances.

François Gasnault : Tu n’as pas cité l’Allemagne ?

Christian Hottin : Qui avait fait partie des grands axes de la politique d’Isac Chiva…

Christine Langlois : Oui, il y a eu le colloque de Bad Homburg [19] (1984), mais ensuite il n’y a plus eu tellement de contacts. J’avais beaucoup de mal à trouver des auteurs allemands, on n’avait pas de rapport avec le Centre Marc Bloch à Berlin, plus axé sur l’histoire ; les chercheurs allemands qui travaillaient sur leur pays restaient des folkloristes et ne pratiquaient guère l’anthropologie sociale et culturelle. Il y avait plus de séparation qu’ici entre les recherches sur le local et celles sur le lointain. Faisait exception Martin Roth, qui devait plus tard diriger le musée de Dresde [20] et à qui j’ai demandé d’écrire un texte sur l’homme de verre pour le numéro sur le corps en morceaux (1992).

Pour la Suisse, j’ai surtout travaillé avec le musée d’ethnographie de Neuchâtel et Jacques Hainard. À Neuchâtel, en effet, ils faisaient des expositions décoiffantes, avec humour. J’ai déjà cité celle sur les animaux. Il y en a eu une autre sur les croyances où l’on pouvait voir un confessionnal à côté d’une boîte à démons tibétaine. C’était un peu un exemple pour ceux qui travaillaient sur les musées, mais qui n’était pas forcément facile à reproduire parce qu’il fallait une véritable équipe, des moyens et des personnalités comme Hainard pour faire aboutir le projet. Toutefois, il y a eu beaucoup d’articles publiés sur les musées dans Terrain, dont la rubrique « Musées » était importante.

Christian Hottin : Y a-t-il eu des projets inaboutis ?

Christine Langlois : Oui, il y en a eu un. Toujours dans l’idée de marier différents médias, je souhaitais publier des livres de photographies sur des sujets déjà abordés dans des livres de la collection, par exemple ceux de Patrick Williams, de Béatrix Le Wita ou de Noëlie Vialles, lesquels auraient été invités à écrire un commentaire des photos. J’ai soumis l’idée aux Éditions de la Martinière qui ont trouvé que ce n’était pas assez commercial.

Christian Hottin : Cela aurait été une déclinaison du livre ?

Christine Langlois : Non, ça aurait été autre chose, un prolongement.

François Gasnault : Tu avais des photographes en vue ?

Christine Langlois : Oui, un notamment, qui avait illustré un livre sur les lévriers chasseurs. Élizabeth Fleury avait trouvé l’idée intéressante et avait versé une subvention à la MSH pour ce projet. Mais il aurait fallu un éditeur qui dispose du savoir-faire ad hoc pour avoir la qualité nécessaire en termes de fabrication.

François Gasnault : Avais-tu des contacts avec la Fédération des écomusées et des musées de société (FEMS), et d’autre part avec l’équipe qui publiait la revue Le Monde alpin et rhodanien  ?

Christine Langlois : Jean Guibal a fait pendant longtemps partie de notre conseil scientifique. Il était très fâché que le ministère finance Terrain mais pas sa revue. On lui répondait que le ministère y présentait ses recherches qui ne portaient pas que sur le monde alpin et rhodanien. Par ailleurs, à la mission, c’est Denis Chevallier qui était très en rapport avec les écomusées et la FEMS, et il y a eu bien sûr des articles sur des écomusées, au même titre qu’on en faisait sur les musées, celui de Strasbourg notamment.

François Gasnault : Les contacts avec les commissaires des expositions d’envergure présentées dans les écomusées pouvaient-ils déboucher sur des articles dans Terrain ?

Christine Langlois : Non pas vraiment, on y trouvait plutôt des comptes rendus d’exposition.

Christian Hottin : Et quid des relations avec le réseau des conseillers pour l’ethnologie dans les différentes DRAC (Directions régionales des affaires culturelles) ?

Christine Langlois : On se voyait beaucoup, on se connaissait bien, ils appréciaient les publications. Je leur ai souvent demandé des articles mais c’était très difficile de les obtenir parce que leurs actions sur le terrain n’aboutissaient pas nécessairement à l’écriture de textes scientifiques. Il s’agissait plutôt d’un travail de terrain, d’animation de réseau avec les associations, les musées, les échos des appels d’offres. Rares étaient les conseillers qui menaient eux-mêmes des recherches, hormis Jean-Louis Tornatore, Christian Jacquelin ou François Portet. En effet ils s’impliquaient avant tout dans l’animation scientifique et culturelle.

François Gasnault : S’ils étaient fondamentalement des animateurs de la recherche, les conseillers dans les DRAC contribuaient-ils cependant au repérage d’auteurs potentiels d’articles ?

Christine Langlois : Je ne sais plus, sûrement pas énormément. Peut-être est-ce Christian Jacquelin qui m’avait parlé de Frédéric Saumade. C’étaient plutôt les enseignants-chercheurs dirigeant des thèses qui m’indiquaient des noms. Annie-Hélène Dufour a publié deux articles (1988, 1989) [21] dans Terrain, mais à partir de sa propre recherche. Ceci dit, on voyait régulièrement les ethnologues régionaux, on avait même créé une association, l’ANER (Association nationale des ethnologues régionaux) dont j’étais la trésorière.

François Gasnault : On a bien balayé la maison Terrain !

Christine Langlois : Terrain s’est donc arrêté en 2015, lors de mon départ à la retraite, pour repartir un an après grâce au CNRS. Vanessa Manceron, qui faisait partie du comité de rédaction dans lequel j’avais fait entrer de nouveaux membres dont j’avais apprécié la qualité de lecteur, d’éditeur ou d’auteur, voulait que la revue continue. Un responsable des éditions du CNRS nous a convoquées toutes les deux : il s’est dit prêt à continuer la revue, en demandant qu’il y ait des articles en ligne en plus des articles papier, et il a offert un poste de secrétaire à plein temps. Terrain a donc repris très rapidement, et de surcroît avec le soutien du ministère, qui avait pourtant mis fin à sa publication en 2015.

François Gasnault : Que pourrais-tu dire de tes relations avec l’équipe d’Ethnologie française ?

Christine Langlois : Jean Cuisenier, son rédacteur en chef quand j’ai pris mes fonctions, était membre du conseil du patrimoine ethnologique. Il était aussi conservateur en chef du musée des Arts et Traditions populaires (ATP) et directeur du CEF. Par ailleurs, la MPE a beaucoup financé les chercheurs du CEF et leurs publications. Au Salon de la revue, j’ai rencontré la secrétaire de rédaction d’Ethnologie française avec qui j’ai pu nouer des liens. Elle m’a dit aimer ce que l’on faisait. Elle a ajouté que son comité de rédaction s’en inspirait pour changer la revue, faire plus de numéros thématiques, l’illustrer davantage. Par ailleurs, Christian Bromberger, qui siégeait dans les deux comités de rédaction, m’informait qu’Ethnologie française préparait un numéro sur tel thème et je pouvais ainsi appeler la secrétaire de rédaction pour savoir où ils en étaient. Nous avions donc de bonnes relations au niveau opérationnel.

François Gasnault : À partir du moment où a émergé le projet Mucem, moins lié à la Société d’ethnologie française que le musée des ATP, et pendant la décennie de transition, en gros 2003-2013, y a-t-il eu une évolution dans vos relations ? Un rapprochement des deux rédactions via leurs comités ?

Christine Langlois : Au début non. Mais quand Denis Chevallier a quitté la MPE pour rejoindre l’équipe de préfiguration du Mucem, ce rapprochement s’est en effet opéré. J’étais moi-même membre du conseil scientifique du musée où ça se passait très bien.

François Gasnault : Tu as souvent cité Élizabeth Fleury mais non ses successeurs.

Christine Langlois : Gérard Ermisse a été un chef de mission avec lequel il était agréable de travailler, quelqu’un d’ouvert, qui lisait les textes, mais le plus souvent, ses prédécesseurs et ses successeurs n’en avaient pas le temps. Toutefois, je dois mentionner que Jean-Marie Jenn m’a bien soutenue.

François Gasnault : Sur le plan organisationnel ce dernier a sans doute laissé un legs plus consistant que Gérard Ermisse puisqu’il a rendu possible la création du LAHIC [22].

Christine Langlois : Pour G. Ermisse il n’était pas possible de gérer et l’Inventaire et la MPE [23]. L’histoire s’est répétée avec Michel Melot : l’Inventaire était un service beaucoup plus important en nombre d’agents et, pour l’un comme pour l’autre, il leur était difficile d’avancer sur les dossiers concernant l’ethnologie.

François Gasnault : Je pense que M. Melot était intellectuellement très séduit par Terrain.

Christine Langlois : Oui mais il avait par ailleurs trop de choses à faire.

Dans les cinq dernières années, Christian [Hottin] et Pascal Liévaux m’ont poussé à accorder plus de place dans Terrain au patrimoine culturel immatériel. J’ai résisté pied à pied parce qu’il y avait déjà eu nombre de livres publiés sur le sujet dans la collection et je trouvais que la revue devait rester une revue d’anthropologie générale pour ne pas perdre son identité.

Christian Hottin : Je sors de mon rôle d’interviewer pour rappeler qu’au début des années 2010, on entendait les propos parfois malveillants que des collègues au sein de la direction générale des patrimoines tenaient sur le patrimoine immatériel. Un fossé s’était creusé entre une revue très intelligente, de très grande qualité, et une définition du patrimoine culturel qui s’était rétractée. Formellement elle s’était ouverte dans l’organigramme de la direction générale parce qu’on avait ajouté les musées et les archives, mais en pratique elle s’était au contraire resserrée et tendait à se limiter aux seules catégories ayant – au sens propre – voix au chapitre dans le code du patrimoine.

Christine Langlois : Dans les années Lang la définition que donnait Chiva du patrimoine ethnologique était très vaste : les modes de faire, de pensée, les croyances, etc., et la MPE a pu alors soutenir des recherches anthropologiques portant sur les différents aspects de la société. Ensuite, les moyens financiers ont été réduits et il n’y a plus eu de conseil du patrimoine ethnologique pour nous protéger.

François Gasnault : Quid d’un dialogue direct avec les directeurs successifs du patrimoine ?

Christine Langlois : Avec les premiers, l’ambiance était sympathique et détendue. Il m’arrivait alors d’aller aux réunions de direction pour remplacer Élizabeth Fleury. Je me souviens de tête-à-tête avec Christian Pattyn et avec Christian Dupavillon [24], lequel appréciait beaucoup nos publications. Ensuite il y a eu moins de souplesse et beaucoup plus de formalisme. Bien plus tard, il y a eu Ann-José Arlot, directrice chargée de l’architecture, nommée aux côtés de Michel Clément [25], une personnalité très décoiffante, qui parlait avec une voix de stentor. Je me souviens d’une réunion où j’étais venue présenter les dernières publications. Elle est venue me voir après pour me dire : « j’aime beaucoup vos livres, j’ai des amis qui m’ont dit que le livre sur le rugby c’était formidable. Je vais m’intéresser à vous maintenant, continuez ! ».

J’ajouterai que j’ai été très soutenue par le service de communication de la direction du patrimoine qui a organisé une fête pour les dix ans de Terrain, en 1993, dans la grande salle de l’hôtel de Sully.

Références bibliographiques

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Chalvon-Demersay, Sabine de, 1984. Le triangle du XIVe. Des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris. Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme.

Chiva, Isac & Utz Jeggle (dir.), 1987a. Ethnologies en miroir. La France et les pays de langue allemande. Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme.

Chiva, Isac & Utz Jeggle (dir.), 1987b. Deutsche Volkskunde, französische Ethnologie : zwei Standortbestimmungen. Frankfurt, Campus Verlag.

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Dufour, Anne-Hélène, 1989. « Café des hommes en Provence », Terrain, 13, p. 81-86.

Hell, Bertrand, 1985. Entre chien et loup. Faits et dits de chasse dans la France de l’est, 1985. Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme.

Héritier-Augé, Françoise, 1992. « Moitiés d’hommes, pieds déchaussés et sauteurs à cloche-pied », Terrain, 18, p. 5-14. https://doi.org/10.4000/terrain.3025

Jolas, Tina, Marie-Claude Pingaud, Yvonne Verdier & Françoise Zonabend, 1990. Une campagne voisine. Minot, un village bourguignon. Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme.

Lamaison, Pierre, 1985. « De la règle aux stratégies. Entretien avec Pierre Bourdieu », Terrain, 4, p. 93-100. https://doi.org/10.4000/terrain.2875.

Lamaison, Pierre, 1987. « La notion de maison. Entretien avec Claude Lévi-Strauss », Terrain, 9, p. 34-39. https://doi.org/10.4000/terrain.3184.

Le Wita, Béatrix, 1985, « Mémoire : l’avenir du présent », Terrain, 4, p. 15-26. https://doi.org/10.4000/terrain.2863.

Le Wita, Béatrix, 1988. Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise. Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme.

Lizet, Bernadette, 1989. La bête noire. À la recherche du cheval parfait. Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme.

Nahoum-Grappe, Véronique, 1989. « Boire un coup… », Terrain, 13, p. 72-80. https://doi.org/10.4000/terrain.2955.

Paravicini Bagliani, Agostino, 1992. « Démembrement et intégrité du corps au XIIIe siècle », Terrain, 18, p. 26-32. https://doi.org/10.4000/terrain.3028.

Romero de Solis, Pedro, 1989. « La taberna en Espagne et en Amérique », Terrain, 13, p. 63-71. https://doi.org/10.4000/terrain.2953.

Roth, Martin, 1992. « L’homme de verre », Terrain, 18, p. 103-115. https://doi.org/10.4000/terrain.3037.

Saumade, Frédéric, 1994. Des sauvages en Occident. Les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie. Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme.

Verdier, Yvonne, 1979. Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière. Paris, Gallimard.

Vialles, Noëlie, 1987. Le sang et la chair. Les abattoirs des pays de l’Adour. Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme.

Vialles, Noélie, 1994. Animal to edible. Cambridge, Cambridge University Press.

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Williams, Patrick, 2003. Gypsy World : the silence of the living and the voices of the dead. Chicago, University of Chicago Press.




[1Cet article a bénéficié d’une relecture attentive et des commentaires de Claudie Voisenat que nous remercions chaleureusement. L’entretien a eu lieu le 6 novembre 2023. Il a été retranscrit par Annick Arnaud puis édité par nos soins.

[2Centre de recherche sur l’éducation spécialisée et l’adaptation scolaire.

[3L’ouvrage a pour collectivité-auteur le «  Groupe de travail sur le patrimoine ethnologique  » que présidait Redjem Benzaïd et dont Isac Chiva était le principal animateur.

[4Christine Langlois figure comme autrice sur les pages de titre des quatre éditions suivantes du Répertoire… (1982, 1984-1985, 1986-1987 et 1990), publiées sous l’égide de la MPE.

[5Créée en 1983 au service de l’Inventaire général du patrimoine culturel, autre composante de la direction du Patrimoine, cette cellule a initié en 1986 un recensement du patrimoine industriel. Cf. l’éditorial de Catherine Manigand-Chaplain, en tête du numéro 8 d’In Situ. Revue des patrimoines, 2007 (https://journals.openedition.org/insitu/2670 ).

[6Ce monument historique situé dans la commune de Vignieu (Isère) a accueilli dans les années 1970 de nombreux stages organisés par les associations de musique et danse traditionnelle rhône-alpines. Il a depuis été reconverti en hôtel de luxe.

[7L’exposition «  Des animaux et des hommes  » a été présentée au musée d’ethnographie de Neuchâtel de mai 1987 à janvier 1988.

[8 Il s’agit selon toute vraisemblance de l’article intitulé «  Famille et troisième sexe  » et signé par Marc Abélès (Le Monde daté du 15 mai 1986).

[9Il s’agissait alors de Jack Ligot, dont un autre article publié sur le site de Bérose a déjà souligné l’action novatrice (https://www.berose.fr/article3373.html ).

[10Numéros 20 /1993, 26 /1996, «  Rêver  ») et 27 /1996.

[11Sa contribution, intitulée «  De la preuve à l’épreuve  », figure aux pages 47 à 59 du numéro 14.

[12«  Les montreurs de surnaturel  », Le Monde du 25 mai 1990. L’article est partiellement reproduit dans la revue de presse de Terrain (https://doi.org/10.4000/terrain.3937).

[13Plus connue sous son acronyme anglais, EASA (European Association of Social Anthropologists).

[14Sur Clemens Heller (1917-2002), voir Maurice Aymard, Hinnerk Bruhns et Joachim Nettelbeck (dir.), Clemens Heller, imprésario des sciences de l’homme, Paris, Éditions de la MSH, 2018.

[15Le sous-titre de l’ouvrage : Des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris fait référence à celui de la rue Daguerre et des rues adjacentes.

[16En 2011, une fiche sur la corrida et les pratiques taurines a été ajoutée à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel (PCI) français et mise en ligne sur le site du ministère de la culture. Cette publication a suscité de vives protestations de la part d’associations soucieuses du bien-être animal, qui ont obtenu son retrait – et non ce qui a été appelé improprement sa radiation – en 2015, alors qu’une instance était pendante devant la cour administrative d’appel de Paris. Juridiquement parlant, la corrida n’a jamais été inscrite sur la liste mondiale du patrimoine culturel immatériel administrée par l’UNESCO et la France n’a jamais déposé un dossier de candidature en ce sens auprès du comité intergouvernemental de sauvegarde du PCI.

[17Depuis l’an 2000, il est devenu le Centre des monuments nationaux, établissement public sous tutelle du ministère de la Culture et spécialement lié à la Direction générale des patrimoines et de l’architecture.

[18Association créée en 1986, notamment soutenue par le Centre national du livre (CNL) et la Fondation de la MSH, organisatrice du Salon de la revue, éditrice de la Revue des revues et de l’Annuaire électronique des revues.

[19Les actes de ce colloque, qui s’est tenu du 12 au 15 décembre 1984 à Bad Homburg (Allemagne, Hesse) dans les locaux de la fondation Werner-Reimers, et qui avait été co-organisé par l’université de Tübingen (Ludwig-Uhland Institut fur empirische Kultur-wissenschaft) et le LAS, ont été édités en 1987 sous la codirection d’Isac Chiva et d’Utz Jeggle, simultanément en France sous le titre Ethnologies en miroir. La France et les pays de langue allemande (1987a) et en Allemagne sous le titre Deutsche Volkskunde-Französische Ethnologie. Zwei Standort-bestimungen (1987b).

[20Martin Roth (1955-2017), diplômé de l’université de Tübingen, chercheur à la MSH, a successivement dirigé le Deutches Historisches Museum de Berlin (1989-2001), le Deutsches Hygiene Museum de Dresde (2001-2011) et le Victoria and Albert Museum de Londres (2011-2016).

[21Anne-Hélène Dufour (1947-2002) a exercé les fonctions de conseillère pour l’ethnologie à la DRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur de 1988 à 1994 avant d’être élue maîtresse de conférence en ethnologie à l’université de Provence (Aix-Marseille).

[22Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture, créé comme unité mixte de recherche CNRS- Ministère de la culture en 2001.

[23Gérard Ermisse, venu des Archives nationales, a rapidement été poussé à prendre la direction de l’Inventaire en même temps que celle de la Mission.

[24Directeurs du patrimoine respectivement de 1978 à 1983 et de 1990 à 1993.

[25Directeur de l’architecture et du patrimoine de 2003 à 2009. A.-J. Arlot a travaillé à ses côtés de 2003 à 2006.