Christian Hottin : Pourriez-vous résumer votre parcours avant votre entrée à la Mission du patrimoine ethnologique (MPE) et préciser les circonstances de votre recrutement [1] ?
Alain Morel : Sans remonter très loin, avant la Mission, j’ai travaillé pour la SEDES [2], ce qui m’a notamment amené à enquêter sur le terrain en Arabie saoudite. Quand je suis revenu à Paris, je ne savais pas très bien si j’allais faire une thèse d’État. Je me suis mis à fréquenter les séminaires de l’EHESS, là où l’on fait des rencontres qui ouvrent des perspectives. De fait, au séminaire de Joseph Goy, au Centre de recherches historiques, j’ai rencontré l’anthropologue Pierre Lamaison qui avait participé au groupe de réflexion sur l’ethnologie de la France, créé en 1979 à l’initiative de Jack Ligot, avec le concours d’Isac Chiva, et dont le rapport est à l’origine de la création du conseil du Patrimoine ethnologique (CPE) comme de la MPE. À l’approche de l’année du patrimoine (1980), l’idée était de renouveler l’ethnologie de la France, jusqu’alors dans les mains du musée des Arts et traditions populaires (ATP), en l’incluant dans le domaine du patrimoine, d’où ce concept au nom un peu curieux de « patrimoine ethnologique ».
Pierre Lamaison était un chercheur avisé. Il savait que travailler à temps plein au ministère de la Culture ferait obstacle à son recrutement au CNRS. Il a donc demandé un poste à mi-temps et m’a proposé de prendre l’autre mi-temps. Chiva, qui me connaissait par les articles que j’avais publiés dans Études rurales et dans les Annales, y a consenti et c’est ainsi que je me suis retrouvé dans l’équipe d’Élizabeth Fleury. Celle-ci a réussi à étoffer considérablement la Mission : à partir de la petite équipe initiale – une secrétaire et deux chargés de mission à mi-temps –, elle n’a cessé de recruter et quand elle est partie, en 1989, on devait être une quinzaine, travaillant en bonne intelligence à la fois avec le CPE et avec la direction du Patrimoine (DP) à laquelle la MPE était rattachée. La tâche était pourtant délicate car la greffe de l’ethnologie dans la sphère patrimoniale n’allait pas de soi : que venait faire l’ethnologie au ministère de la culture ? Était-ce bien légitime ?
Les premières années de la Mission se sont déroulées au rythme des événements politiques et notamment de l’alternance de mai 1981. La première année, la politique menée s’est inscrite largement dans la continuité des travaux effectués précédemment dans le domaine de l’ethnologie de la France avec un fort tropisme muséal et ethnographique. Il y avait certes des ouvertures, avec Martine Segalen ou Françoise Zonabend, qui tentait d’introduire sur le terrain français une ethnologie plus générale, celle du Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS). Puis, après 1981 et la nomination de Jack Lang comme ministre de la Culture, sont arrivés au CPE des jeunes chercheurs précocement mûris comme Daniel Fabre, Christian Bromberger ou Gérard Althabe, qui avaient une conception différente de ce que devait être l’ethnologie de la France. Surtout c’était un autre esprit, qui aurait pu créer des difficultés à Élizabeth Fleury car cette nouvelle ethnologie de la France était en décalage voire en friction avec les objectifs et les missions de la DP. De fait « ethnologique » a pris le pas sur « patrimoine » parce que les membres du Conseil, des chercheurs pour la plupart ou des enseignants-chercheurs, ont choisi de financer des recherches – sur une enveloppe budgétaire fléchée Recherche – qui n’avaient pas de dimension patrimoniale. Face à des projets comme « Les seins nus à la plage : du corps caché au corps montré » (1985) [3], qui avait été accepté par le CPE, des responsables du ministère ont été choqués, tel le contrôleur financier qui a refusé de donner son visa !
Mais Chiva a su avec diplomatie faire approuver par Redjem Benzaïd, alors président du CPE, un renouvellement du champ de recherche : la MPE a pu de la sorte prendre une place plus importante, en se démarquant de façon claire des ATP, puisqu’on ouvrait des champs nouveaux avec l’ethnologie de la ville et du monde industriel. Quant à Élizabeth Fleury, elle a réussi à faire passer beaucoup de choses en dialoguant avec des directeurs fort intelligents, notamment Jean-Pierre Bady. Et puis Denis Chevallier a rejoint la Mission : il venait des musées mais était très intéressé par les techniques et les savoir-faire, ce qui a créé un champ de recherche à la fois ethnologique et patrimonial, qu’on a pu mettre en avant. La recherche sur le milieu industriel par exemple pouvait en effet s’inscrire aisément dans le registre patrimonial, pour peu qu’il s’agisse de cultures industrielles menacées. C’était plus difficile pour les recherches sur le milieu urbain, dont j’étais responsable, tant il était patent que le lien avec une culture patrimoniale devenait une fiction.
J’ajoute que des projets non retenus dans le cadre des appels d’offres mais soutenus par des ethnologues dit « régionaux » ont pu être financés sur la ligne des crédits culturels. Il s’agissait surtout d’actions régionales ou locales impliquant une partie Recherche – celle-ci voisine de celle menée dans les autres services de la Direction – et une partie Inventaire, ou encore une action de mise en valeur, ce qui était crucial pour les conseillers en DRAC. On a eu ainsi différentes catégories de patrimoine à valoriser : maritime, industriel, savoirs naturalistes, musiques traditionnelles – celles-ci très soutenues par une chargée de mission, Claude Rouot, qui s’est passionnée pour ce domaine.
Des appels d’offre dotés de crédits assez substantiels se sont succédé et la MPE a été identifiée comme le pôle innovant dans le domaine de l’ethnologie de la France, et notamment grâce à ses publications, qu’il s’agisse de la revue Terrain ou la collection éponyme.
François Gasnault : Comment avez-vous travaillé avec les successeurs d’Élizabeth Fleury ?
Alain Morel : Celle-ci avait souhaité que Bertrand Hell, conseiller pour l’ethnologie à la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) de Franche-Comté, prenne sa suite mais il n’est resté que quelques mois. Il a vite cédé la place à Yves Renaudin, qui a été en fonction deux ou trois ans sans trop sortir de son bureau. Le Conseil se réunissait, le budget était maintenu, la machine tournait donc. Le successeur a été Gérard Ermisse, un homme efficace et volontaire, désireux de travailler avec les conseillers pour l’ethnologie affectés dans les DRAC, qu’il a réunis très régulièrement en se rendant en région. Ermisse avait un certain charisme, il était sympathique et direct.
Après lui, il y a eu Michel Melot, qui, accaparé par l’Inventaire général et découragé par les querelles intestines tant au sein de la MPE qu’entre les conseillers en région, a vite cessé de s’investir dans un service auquel il ne prêtait pas un grand avenir. De plus, c’était l’époque où la DP était confiée à Maryvonne de Saint-Pulgent, que l’ethnologie ne mobilisait guère. Après M. Melot, il y a eu Jean-Marie Jenn. Le directeur du Patrimoine était alors François Barré, un homme très ouvert aux problématiques ethnologiques mais qui voulait d’abord étoffer le réseau des conseillers pour l’architecture – récemment rattachée de nouveau au ministère de la Culture – en DRAC, ce à quoi il est parvenu en redéployant les postes de conseillers pour l’ethnologie devenus vacants. J’ai eu des contacts très directs avec lui car il s’intéressait aux questions urbaines mais il n’avait pas d’ambition particulière pour la MPE.
Christian Hottin : Pouvez-vous nous parler des appels d’offre, dans la conception et la mise en œuvre desquels vous avez joué un rôle important ?
Alain Morel : Dès les premières années, même s’il s’agissait, en théorie, d’une prérogative des membres du Conseil, en pratique les chargés de mission, Denis Chevallier, Claude Rouot, très proche de G. Althabe, ou moi-même, élaborions des avant-projets, le plus souvent en lien avec des membres influents du CPE qui arrivaient à faire passer leurs idées. Les appels d’offre étaient ensuite soumis à la validation du Conseil. Élizabeth Fleury avait la responsabilité finale avant diffusion.
Une fois l’appel d’offres publié, il fallait examiner les réponses, parfois très nombreuses. Le travail incombait à des binômes de rapporteurs, formés par un membre du CPE choisi par le chargé de mission responsable et ce chargé de mission. Et quand il y avait cent dossiers à évaluer, cela faisait du travail ! Seuls les chargés de mission s’occupaient de vérifier le budget. Une tache cruciale consistait à répartir l’enveloppe entre les différents projets retenus, en fonction du statut des chercheurs : s’ils étaient au CNRS, on avait tendance à réduire le budget, alors qu’on était plus généreux avec les militants associatifs ou les chercheurs confirmés hors statut, pour qu’ils puissent recevoir une somme équivalant à un salaire.
Plus tard venait le temps de l’évaluation des résultats : là le travail n’était pas considérable, même si certains rapports étaient volumineux, car il n’y avait pas vraiment d’enjeu, sinon la publication possible dans la collection Ethnologie de la France, ce qui était du ressort de Christine Langlois et qui fut assez rare. De fait j’ai refusé très peu de rapports finaux et par conséquent le versement du solde de la subvention.
François Gasnault : Quand un appel d’offres rencontrait un très grand succès, avec un faible pourcentage de rejet de projets jugés insuffisants, pouviez-vous vous retrouver à court de crédits et contraint à des arbitrages ?
Alain Morel : Le Conseil ne se prononçant que sur l’intérêt des projets, il n’y avait pas forcément adéquation entre eux et l’enveloppe. Je me souviens d’avoir été obligé très régulièrement de réduire les montants accordés.
Christian Hottin : Certains appels d’offres n’ont-ils pas été publiés plusieurs fois, avec des évolutions d’une mouture à l’autre ?
Alain Morel : Je crois que ç’a été le cas de l’appel d’offre sur les savoir-faire et les techniques, le secteur dont, je le rappelle, s’occupait Denis Chevallier.
Le temps passant, huit chargés de mission avaient quitté le service [4] et je me suis retrouvé seul en charge – intégrale – des appels d’offres, de la rédaction au versement du solde des subventions. En raison de l’intérêt de François Barré pour l’urbain, j’ai proposé un appel d’offres sur ce que j’ai appelé les espaces intermédiaires, ni publics ni privés. Je me suis appuyé sur les conseils de Bernard Haumont, un sociologue qui a été professeur à l’École d’architecture de Paris Val-de-Seine et administrateur du Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement du département de l’Ain, mais c’est moi qui ai fait toute l’étude préparatoire [5]. Je me demande du reste s’il ne s’est pas agi du dernier appel d’offres. Ensuite, il y a eu une période intermédiaire avec Pierre Moulinier puis j’ai été pressenti par Jean-Marie Vincent, alors chef de l’inspection générale de la DP, pour prendre la direction de la MPE. Mais Odile Welfelé s’est présentée à ce moment-là. Elle venait avec son poste, un argument très fort, et comme j’étais le dernier chercheur en fonction à la MPE, il n’y en aurait plus eu un seul si j’en prenais la direction. Enfin des conseillers en région et notamment le président de leur association, aux yeux desquels je restais celui qui avait été peu réceptif à leurs propositions d’ethnologie ’impliquée en région’, sont intervenus auprès de la directrice de l’Architecture et du Patrimoine [6] pour s’opposer à ma candidature. C’est pour ces raisons que cela ne s’est pas fait. Pour me donner un lot de consolation, J.-M. Vincent m’a nommé inspecteur général : on s’est beaucoup demandé en quoi pouvait consister cette inspection générale de l’ethnologie qui n’existait pas jusqu’alors. Cela m’a valu quelques missions spéciales, notamment en Nouvelle-Calédonie pour le patrimoine immatériel, mais je n’ai pas eu de successeur.
François Gasnault : Quand vous disiez que vous vous êtes retrouvé le seul responsable des appels d’offres, est-ce parce que les profils comme le vôtre étaient partis et n’avaient pas été remplacés ?
Alain Morel : Oui, comme je l’ai dit plus haut, les seuls à rester furent Christine Langlois et moi. Je voulais rester à Paris, je n’ai jamais eu beaucoup d’appétence pour la muséologie, je ne souhaitais pas rejoindre l’université de Paris 1 où j’enseignais depuis 1981 et j’appréciais la diversité du travail lié à mon poste (recherche, publications, audiovisuel, et, les dernières années, expert en patrimoine immatériel pour l’UNESCO). Denis Chevallier a été nommé conservateur général, certains ont rejoint une DRAC, le CNRS ou l’enseignement supérieur : je citerai l’exemple de Noël Barbe, qui voulait retourner à Besançon, à la DRAC Franche-Comté où il a pu négocier un mi-temps de recherche sur son poste de conseiller à l’ethnologie.
François Gasnault : Mais n’est-ce pas aussi la conséquence du succès des efforts de la Mission pour favoriser l’essor de la recherche ethnologique ?
Alain Morel : La mission avait perdu une part de son attrait. Une nouvelle phase où le CPE ne se réunissait plus, où les crédits diminuaient, où le développement en région ne se faisait plus. Mais il est vrai aussi que l’impulsion donnée par la Mission, surtout dans les années 1980-1990, s’est traduite par la création de départements d’ethnologie dans les universités en région, avec des ouvertures de postes d’enseignants-chercheurs. À titre d’exemple, Michel Rautenberg, conseiller pour l’ethnologie à la DRAC Rhône-Alpes, a été élu professeur de sociologie à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne.
Christian Hottin : D’autres conseillers en DRAC ou chargés de mission à la MPE sont devenus conservateurs du patrimoine, je pense à Denis Chevallier, à Vincent Giovannoni et à Philippe Georgen.
Alain Morel : Incontestablement un statut plus intéressant que celui d’ingénieur d’étude ou de recherche mais peu en ont profité.
François Gasnault : Ce que je voulais suggérer, c’est que dans l’histoire de la Mission, l’appréhension du monde muséal me semble avoir été constamment problématique, en bonne partie parce que sa création a été une tentative de pallier les difficultés croissantes rencontrées par le musée de référence qu’était le musée des ATP. Du coup, je relève qu’il y a deux figures que vous n’avez pas mentionnées, alors qu’elles ont été l’une et l’autre importantes au début de l’histoire du Conseil et de la MPE, je veux bien entendu parler de Georges Henri Rivière et d’Hugues de Varine [7].
Alain Morel : Le premier était déjà très âgé et n’intervenait pas vraiment durant les séances, c’est surtout Xavier Ravier [8]qui faisait valoir sa conception de l’ethnologie. À cette époque du premier CPE, Rivière était plutôt une figure référentielle, presque mythique, celle d’un âge d’or révolu. Quant à Hugues de Varine, au Creusot, il est apparu à cette époque comme un précurseur.
Christian Hottin : C’est aussi à l’écomusée du Creusot que François Portet a commencé sa carrière, avant de devenir conseiller pour l’ethnologie à la DRAC Bourgogne. Concernant la position de la MPE au sein du ministère, quelles relations aviez-vous avec la direction des musées de France (DMF) ?
Alain Morel : Elles étaient essentiellement formelles car, s’il y avait des représentants de la DMF au CPE, leur voix portait beaucoup moins que celle des ethnologues, quand il s’agissait de définir et éventuellement d’infléchir la politique de la DP concernant la discipline.
François Gasnault : Pourtant Chiva avait d’abord travaillé aux ATP et Claude Lévi-Strauss a défendu le concept de ce qui allait devenir le musée du Quai Branly. On sent donc chez ces deux hommes une fascination pour les musées de société.
Alain Morel : C’est vrai que Chiva avait les musées en bonne estime. Il en parle du reste dans le film qu’on a fait avec lui pour la collection « L’ethnologie en héritage », mais cet intérêt pour les musées ne s’est guère traduit en actions concrètes – hormis le soutien aux écomusées – et la présence de la DMF au CPE n’a guère eu plus de résultat. De toutes façons, les crédits que le Conseil et la MPE avaient vocation à distribuer provenaient de l’enveloppe Recherche de la DGRST et devaient financer les recherches menées par des ethnologues, et non le travail scientifique des musées, quand bien même il pouvait intéresser l’ethnologie.
François Gasnault : Je vous soumets une autre hypothèse. Y avait-il la volonté d’utiliser le patrimoine ethnologique, surtout après l’alternance de 1981, pour bousculer un peu les représentations mentales, voire politiques, du monde des musées, et est-ce finalement ce qui a fini par se faire quand la mission a été activée ?
Alain Morel : Oui, ce renouvellement a pris corps avec les écomusées, terme lancé par Georges Henri Rivière et qui a fait florès. Des écomusées sont nés un peu partout, certains ont très bien marché. Élizabeth Fleury avait quant à elle soutenu l’idée de « groupements scientifiques régionaux » et, dans les années 1990, la MPE a favorisé l’émergence de ce qu’on a appelé des ethnopôles, à la fois lieux de recherche mais aussi, souvent, espaces muséaux. Le Conseil comme les hauts responsables de la DP ont très bien accueilli la création de ces structures.
François Gasnault : Il nous reste un dernier nom à citer qui nous ramène à l’alternance de 1981, celui de Max Querrien. Chargé d’une mission de redéfinition de la politique du patrimoine, il a soutenu dans son rapport qu’il fallait qu’elle intègre le patrimoine ethnologique. Avez-vous été amené à travailler avec lui ?
Alain Morel : C’est plutôt É. Fleury qui a été son interlocutrice. De mon point de vue, le rapport Querrien n’a pas eu une grande influence sur l’action de la MPE. En revanche, bien après, la création d’ethnopôles a été regardée avec faveur au ministère parce qu’elle permettait, dans une région, à la fois de concentrer les crédits d’intervention, d’obtenir des financements multiples et de regrouper dans un même lieu des fonctions de recherche et de conservation.
Christian Hottin : Quand j’ai fait votre connaissance, du temps où Isabelle Balsamo était sous-directrice, vous n’étiez plus à la Mission mais dans un département Recherches, méthodes et expertise, qu’ont dirigé Hélène Verdier puis Pascal Liévaux. On y avait regroupé toutes les fonctions éditoriales (publications archéologiques, ethnologiques et de l’Inventaire) et toutes les compétences scientifiques de prestige, dont les experts de l’Inventaire général comme Marc Pabois, Bernard Toulier ou Catherine Arminjon.
Alain Morel : Il y a eu une année de battement puis l’abandon du patrimoine ethnologique remplacé par le patrimoine immatériel…
François Gasnault : … Qui peut apparaître pour une bonne part comme la réincarnation sous une autre terminologie des savoir-faire !
Alain Morel : Oui, on les y retrouve mais on trouve aussi d’autres domaines comme la gastronomie. J’admets que la matière de base n’était pas si éloignée des domaines d’investigation de la mission – les Géants du Nord restent les Géants du Nord –, mais la perspective n’était pas tout à fait la même. Avec le patrimoine immatériel, on revient à une démarche de protection et de conservation, sans plus trop s’interroger sur ce que les Géants signifient pour les gens du Nord, ou sur la portée du rituel. C’est presque un retour à la case-départ et la confirmation du caractère chimérique, sinon illégitime, de la greffe de l’ethnologie sur la DP.
Christian Hottin : Quand nous étions tous dans cette sous-direction, à un niveau de pilotage beaucoup plus resserré, les crédits sont devenus fongibles, pour reprendre une expression de l’adjoint d’Isabelle Balsamo, et d’une certaine manière les missions de l’Inventaire général ou de l’ethnologie avaient un caractère en quelque sorte transitoire, au profit de regroupements qui devaient être transversaux car il y avait des urgences politiques. L’agenda de la sous-directrice a été de plus en plus scandé par les soubresauts de la politique de l’archéologie préventive.
Venons-en maintenant, si vous en êtes d’accord, à un domaine de l’action de la MPE auquel votre nom est attaché, celui de l’audiovisuel et du film ethnologique.
Alain Morel : En 1980, c’était dans l’air du temps. Évidemment Jean Rouch était la référence. Mais sur le domaine français l’ethnologue et réalisateur Jean-Dominique Lajoux avait réalisé pour le CNRS de nombreux films connus et admirés. Il y avait aussi Roger Morillère [9]et Jean Arlaud [10], qui avait réalisé Nyangatom : les fusils jaunes (1978) ainsi que Je suis né dans la truffe (1981). De plus, le Conseil comptait parmi ses membres le producteur et scénariste Pierre Dumayet. Mais ce qui fut peut-être le plus déterminant a été le désir de Pierre Lamaison, assez influent et ami de Chiva, de financer des audiovisuels, à condition qu’ils soient liés à une recherche et, le cas échéant, réalisés par les ethnologues eux-mêmes, sur le modèle des pionniers que je viens de citer. Lamaison a suscité des projets et a lui-même coproduit avec Dumayet une série dont je dirai un mot plus loin. Enfin Élizabeth Fleury, toujours favorable à l’innovation en matière de valorisation, a encouragé et soutenu la production d’audiovisuels.
Quand Pierre Lamaison est parti au CNRS, il a non seulement libéré le mi-temps qui m’a permis de passer à temps plein mais il m’a surtout transmis la responsabilité du secteur audiovisuel. Je dois reconnaître qu’à l’époque je n’y connaissais pas grand-chose. À défaut d’expertise, je pensais que la présence d’un ethnologue derrière ou à côté de la caméra devait constituer un critère essentiel dans le choix des projets. Cette position rejoignait celle du CPE, où les universitaires étaient en force, même si siégeait à leurs côtés Pierre Dumayet, le seul à pouvoir, en connaissance de cause, apprécier la qualité cinématographique des projets présentés. Petit à petit, j’ai pris conscience de la nécessité d’intégrer cette dimension parce qu’elle conditionnait leur acceptation par un diffuseur, et j’ai fini par convaincre le Conseil qu’il valait mieux confier la réalisation des films à des professionnels. Outre la certitude d’une meilleure réalisation, il y avait d’autres avantages évidents, notamment celui d’obtenir un vrai budget de production permettant de faire appel à une équipe de professionnels pour le cadrage, la prise de son, le montage, etc.
J’avais aussi conscience qu’il fallait se démarquer des films documentaires construits sur la base d’un commentaire, dit par le cinéaste soulignant ce qu’il fallait voir et comprendre, la caméra le filmant en train d’enquêter. Les informateurs intervenaient pour témoigner mais ils étaient plus rarement filmés dans la pratique de leurs activités. Il était attendu du réalisateur qu’il montre de « belles images ». Après le cinéma direct et le cinéma-vérité, des années 1960, qui avaient emprunté d’autres voies pour être plus en phase avec le terrain, cette façon de traiter un sujet n’était plus acceptable.
Christian Hottin : Pourriez-vous déjà nous dire en fonction de quelles orientations cette politique de soutien au film ethnologique a été conçue ?
Alain Morel : Il y a eu plusieurs périodes. Au tout début il s’agissait de financer des audiovisuels à caractère ethnographique et de dégager des ressources budgétaires pour assurer une meilleure conservation des films déjà existants, ce qui ne faisait du reste pas l’unanimité au sein du Conseil. Certains de ses membres considéraient par exemple que Jean-Dominique Lajoux, un des principaux cinéastes dans ce domaine, très lié aux ATP, avait déjà été payé pour réaliser ses films.
Christian Hottin : Un film assez marquant, Le rugby dans le cuir, a-t-il suscité une réaction du même type ?
Alain Morel : Non car il s’est fait à un moment où le Conseil s’orientait déjà vers le financement de films qui comportaient un travail ethnologique et/ou dont le projet avait émergé dans le cadre d’un appel d’offre de la MPE. Ce film de 1984, Le rugby dans le cuir, montre la relation entre l’entraîneur et les joueurs, leur préparation. Il a été réalisé par Jean-Pascal Fontorbes, un cinéaste qui a travaillé en binôme avec la sociologue Anne-Marie Granié.
Bien entendu, le soutien de la MPE à la production de films ethnographiques et sa contribution à leur promotion supposaient le respect de quelques règles. Le ministère n’avait pas (et n’a toujours pas) le statut de producteur. Il fallait donc choisir des projets qui avaient obtenu un cofinancement ou au moins une promesse sérieuse de financement, la participation du ministère pouvant être très réduite. Les thématiques retenues devaient aussi, bien entendu, s’apparenter à l’idée qu’on se faisait en ce début des années 1980 de ce qui relevait légitimement de la culture ; elles devaient surtout s’articuler avec les appels d’offre Recherche validés par le CPE. Les crédits pour l’audiovisuel avaient en effet d’abord pour vocation de valoriser les recherches financées par le Conseil. C’est pourquoi, au démarrage, ils étaient très modestes. Ils ont bien augmenté par la suite et j’ai fini par obtenir que des films soient financés sur l’enveloppe Recherche, preuve étant ainsi administrée qu’il pouvait s’agir d’une manière légitime de pratiquer la recherche.
François Gasnault : Les appels d’offres débouchaient normalement sur la remise par les porteurs des projets retenus d’un document textuel, comportant souvent des images fixes. Le livrable pouvait-il être un audiovisuel ?
Alain Morel : Non, le document final était nécessairement un rapport de recherche. L’audiovisuel était considéré comme un mode de valorisation de l’aboutissement d’un travail de recherche. La perspective patrimoniale a été très présente les premières années. Ont ainsi été aidés des films qui proposaient de garder le témoignage des ultimes détenteurs d’une technique en voie de disparition, par exemple le dernier rétameur ou le dernier fondeur de clarine. La culture du châtaignier (Renée Darbon et Marc Lesort, 1981), L’olive à Bezouce (Jean-Dominique Lajoux, 1981), Les plantes médicinales, L’huile de noix, une saveur oubliée (Jean-Paul Bernard et D. Noël, 1983), Il y a cent ans les morutiers (François-Maurice Dalinval, 1984) : ce sont les titres de films soutenus par la Mission, parfois coproduits par des associations qui militaient pour la préservation des savoirs et des cultures traditionnels. 33 films ont eu pour finalité de filmer des savoir-faire, 42 autres ont porté sur des techniques de fabrication [11], soit, en additionnant ces deux chiffres, un tiers de la production globale. L’engouement pour la sauvegarde du patrimoine prenait alors un essor considérable et l’envie de retenir cette thématique comme sujet a séduit tant les réalisateurs que les institutions ou les associations locales. Face à la multiplication des propositions, il a fallu opérer une sélection et refuser les projets faisant de la sauvegarde une fin en soi.
Compte tenu des contraintes institutionnelles qui balisaient les orientations thématiques, compte tenu aussi de la composition du Conseil, les thèmes suivants ont constitué la matière des cinquante premiers films financés entre 1981 et 1985 : les fondamentaux de l’ethnologie de la France, qui a pris la suite de l’ethnographie des folkloristes, les formes de patrimoine culturel, principalement rural, en voie de disparition, les savoirs menacés comme les plantes médicinales, les techniques de fabrication (La soie de grefeuille, Luc Bazin et Marc-Henri Piault, 1984), les activités condamnées par l’apparition de nouvelles technologies (Les Cap-horniers témoignent, François-Maurice Dalinval, 1982), les thèmes classiques de l’anthropologie comme la famille et la parenté, les rituels et les cérémonies traditionnelles (Les rois mages, Jean-Dominique Lajoux, 1984), et encore, de façon croissante, les mémoires, sauvegardées et publicisées tels Les « malgré nous » en mémoire (Philippe Avril et Gisèle Rapp-Meicher, 1985), ou encore sur l’identité Faudrait pas nous prendre pour des indiens, un film tourné par Pierre Arragon, Pierre Boiral et Jean-Pierre Olivier de Sardan en 1985, dans une petite commune de la Margeride. Je citerai encore l’émission « Lieux-dits », réalisée par Luc Bazin [12] et Marc Piault, coproduite en partenariat avec France 3 Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon, et l’Association languedocienne du film sociologique, ethnologique et documentaire (Alfised). C’était une émission de plateau, où la projection d’un film intéressant la région était suivie d’un débat.
Ces diverses orientations n’ont pas été un carcan dont il aurait été impossible de sortir. Dès le début des années 1980 ont été financés des projets échappant au mémoriel et traitant de sujets de société, comme Au fin porcelet (Roy Lekus, 1982) ou Triste tertiaire (Michel Burnier, 1984). Des projets sans ethnologue ont aussi été financés. Quand ils ont été réussis, il n’y a pas à le regretter : je pense par exemple à la série [13] « Mémoires d’ex » (Mosco Boucault, 1991), ou encore à Marseille en mars (Jean-Louis Comolli, 1993).
Au début, le CPE a pu faire des choix peu cinématographiques en soutenant des projets de film parce que des chercheurs CNRS ou des laboratoires universitaires proposaient de les réaliser. Il y avait alors très peu d’ethnologues qui étaient aussi cinéastes. Parmi ceux-ci on retiendra Jean Arlaud, Patrick Prado, Luc Bazin, Marc Piault, Jean-Pierre Olivier de Sardan et bien sûr Éliane de Latour. Eux mis à part justement, les ethnologues ne se rendent pas toujours compte que ce qu’ils filment peut n’être pas très cinématographique : des séquences mises bout à bout ne racontent pas une histoire, un film est une narration organisée qui a un propos ; pour l’ethnologue, il y a des choses absolument essentielles, compte tenu de ce qu’il a analysé, mais qui ne passent pas d’un point de vue cinématographique car elles ne rentrent pas dans la linéarité d’un film. Pour cette raison nous avons tenté des « mariages arrangés » entre un ethnologue et un cinéaste. Ces couples problématiques ont souvent été générateurs de frustration, des deux côtés : l’ethnologue, désireux de montrer ce qu’il a analysé, y compris dans sa dimension théorique, ne reconnait pas ce qu’il a fait dans le travail du cinéaste, qui a une autre perception des choses et qui veut utiliser directement des images de gens passant bien à l’écran. Il y a eu heureusement des binômes ethnologue-cinéaste qui ont bien fonctionné : je citerai Alban Bensa avec un réalisateur remarquable, Jean-Louis Comolli, pour leur travail en Nouvelle-Calédonie [14], ainsi que le « couple » Christian Bromberger - Philippe Costantini pour le film Droit au but (1991) sur les supporters de l’Olympique de Marseille [15], produit par l’INA et diffusé par TF1.
En règle générale, pour que la Mission finance un film proposé par un ethnologue, il fallait que sa diffusion soit garantie et j’ai défendu – contre la majorité des ethnologues voulant s’emparer de l’outil audiovisuel – la nécessité de choisir des projets de films qui puissent toucher un public bien plus large que celui des chercheurs. A donc été intégré parmi les critères de sélection l’intérêt manifesté par un diffuseur, le plus souvent une chaîne de télévision, surtout quand il prenait la forme d’une participation financière. En région, les chaînes câblées se multipliaient et elles étaient considérés comme des diffuseurs. Elles pouvaient amener des financements complémentaires de celui de la MPE. Pour certains films cela pouvait représenter presque la totalité. Mais j’ai aussi exigé qu’il y ait un producteur, quelqu’un capable de constituer un budget et aussi, si nécessaire, de dire non quand le premier montage du film comportait une ou plusieurs séquences sans lien avec le propos d’ensemble. Autant dire que j’ai participé à beaucoup de visionnages avant mixage.
En définitive, bien des films que la Mission a aidé à se faire ont été diffusés. J’ajoute que, pour convaincre et rassurer les responsables de la DP – Jean-Pierre Bady était venu voir en quoi consistait la collection de films financés par la MPE car il ne voulait pas qu’elle reste confidentielle –, Élizabeth Fleury avait eu l’idée de financer une plaquette en quadrichromie présentant les films financés [16]. Toutefois, les droits consentis par nos partenaires coproducteurs ou diffuseurs, notamment celui d’utiliser les films, ont souvent été trop limités, de même que le respect du dépôt légal a été insuffisant. Quand j’ai quitté mes fonctions, j’ai donné tous les masters à la Bibliothèque nationale de France (BNF) qui les a dupliqués et remastérisés : ils sont donc à 90 % disponibles au département de l’audiovisuel de la BNF [17], et non pas à l’Institut national de l’audiovisuel (INA). En revanche nous avons travaillé avec le département de la recherche de l’INA.
François Gasnault : Quid du rôle des festivals pour la promotion des films que la Mission soutenait, je pense au Cinéma du réel ou au festival Jean Rouch ?
Alain Morel : La MPE a su créer une relation dès 1982-1983 par les subventions qu’elle attribuait, notamment à l’association des amis du Cinéma du réel [18] dont j’ai rejoint le conseil d’administration. Plus tard, il y a eu un prix décerné durant le festival au nom de la Mission. Cette subvention a donné une visibilité à la MPE dans le milieu des documentaristes. Une carte blanche a même été confiée à la Mission et, en tant que son représentant, j’ai proposé en 1983 un programme sur le monde urbain, à partir d’archives filmiques récupérées en différents lieux et notamment dans les différentes implantations du ministère de l’Équipement.
Christian Hottin : Et le partenariat avec le festival Jean Rouch est toujours d’actualité. Autre dimension, sans doute plus structurante, de votre travail audiovisuel, à partir d’un certain moment, on voit se mettre en place une logique de collection.
Alain Morel : En 1993, G. Ermisse qui, à l’époque, dirigeait la Mission, a demandé une plus grande visibilité des productions significatives dans des domaines précis. La commission de sélection a été supprimée et les crédits ont de nouveau exclusivement servi à donner un prolongement audiovisuel aux recherches soutenues, ce qui était leur vocation première. En pratique, ils ont été concentrés sur des collections thématiques, codirigées avec des producteurs, pour des réalisations auxquelles l’ethnologue associé contribuait soit comme source de l’information et des contacts sur le terrain, soit comme conseiller sur la dimension ethnologique des films.
J’avais accès au conseil des Métiers d’art qui décernait chaque année à des maîtres d’art reconnus des prix assortis de dotations équivalant à 10 000 euros, destinées à financer la formation d’apprentis. Incidemment, mes contacts avec cette instance m’ont donné l’idée de créer en 1989, avec La Huit, une collection, « L’art et la manière », associant ethnologues et cinéastes, une belle réussite qui donne la parole à de remarquables artisans d’art. Dix films [19] ont été réalisés. Cette même année 1989, il y avait eu aussi L’esprit des lois, une série dirigée par Pierre Lamaison et Pierre Dumayet [20].
La plus importante de ces collections a été « Paysages », réalisée principalement par Jean-Loïc Portron, produite par JBA et diffusée par La Sept-Arte : de 1992 à 1999, elle a compté dix-neuf numéros, pour la plupart tout à fait intéressants. Le premier ou le deuxième numéro est un remarquable document sur la porte de Bagnolet, à Paris, de l’octroi du xixe siècle à l’échangeur autoroutier d’aujourd’hui.
Il y a eu sept autres collections, inspirées directement des appels d’offre Recherche : elles ont le plus souvent été produites par La Huit et par JBA production, qui ont joué le jeu en acceptant que la plupart des films associent un ethnologue au réalisateur. La Sept pour sa part a coproduit « L’anthropographe », avant de s’associer avec JBA pour une collection sur les savoir-faire. Jacques Bidou [21] voulait que les documentaires comportent une part de création, à l’instar de celui réalisé avec Claudie Voisenat sur les distillateurs à Fougerolles [22] (Haute-Saône), d’une forme très particulière, où la parole est donnée aux bouilleurs de cru, avec des images décalées et des éléments animés. À l’époque c’était surprenant et créatif. Avec les Ateliers Varan, une association importante subventionnée en grande partie par le ministère des affaires étrangères pour former des cinéastes dans différents pays du monde en leur confiant la réalisation de films, on a fait une série sur la famille et une autre sur l’homme et l’animal, incluant aussi les savoir-faire ; au passage je signale le film remarquable de Bernadette Lizet sur le dressage d’un cheval, L’éducation c’est comme ça [23].
Avec La Huit, il y a eu encore trois autres collections. J’ai déjà cité « L’art et la manière », qui a compté plus de dix titres ; je complète avec « Sport en jeu » (six titres [24]), « Les Petits comptes économiques », qui correspondait un peu à l’appel d’offres sur l’économie informelle et qui a débouché sur six réalisations [25], et enfin « L’invention de la cuisine », huit films tournés par Paul Lacoste entre 2001 et 2010 auprès des principaux chefs de l’époque [26].
Au total, la MPE, avec des crédits annuels de l’ordre de 150 000 €, a contribué à la production de 237 films ethnographiques.
Et puis bien sûr, il y a la collection « L’ethnologie en héritage », créée en 2005 [27] et qui va peut-être trouver son terme cette année (2024), après trente livraisons. Le concept était simple : recueillir les témoignages d’ethnologues qui ont joué un rôle important en les invitant à dire comment ils ont investi le champ disciplinaire, les influences intellectuelles qu’ils ont connues, comment ils ont découvert leur terrain, les problèmes qu’ils y ont rencontrés, leurs publications, leurs théories, en résumé les singularités de leurs parcours respectifs : par exemple Roberte Hamayon, qui a mené sa recherche en étant prise en charge par les autorités politiques d’un pays, la république soviétique de Bouriatie, où la société est hypercontrôlée, ce qui a eu un impact sur son ethnographie du chamanisme, ou encore Jean Malaurie, pionnier parmi les pionniers, qui a fait ses terrains dans un milieu extrêmement difficile. On s’est efforcé de couvrir l’ensemble des aires culturelles, même si, chez les scientifiques français, les africanistes sont plus nombreux que les américanistes. À noter que la dernière aire couverte est le monde arabo-musulman avec Sophie Caratini, et qu’avec elle et d’autres, nous avons souhaité solliciter davantage de femmes ethnologues. Indépendamment de la notoriété, les autres critères de choix des personnes interrogées ont été les publications et la position institutionnelle. L’avant-dernier film réalisé est celui avec Françoise Zonabend : elle y parle beaucoup d’un petit livre qu’elle a publié [28], Mœurs normandes : ethnologie du roman de Raoul Gain « À chacun sa volupté » [29], avec une introduction et une postface de son cru, où elle rattache ce texte à son propre terrain.
Dans le dernier (à paraître), Marc Abélès, qui a traversé toute la période qui court de la fin des années 60 à aujourd’hui, donne à réfléchir sur l’évolution de l’anthropologie : il a en effet commencé par un terrain « classique » en Éthiopie pour aboutir à une anthropologie du luxe, en passant par plusieurs terrains relevant de l’anthropologie politique menés en immersion auprès d’institutions majeures de la République, dont l’Assemblée nationale.
Christian Hottin : Un certain nombre d’entretiens ont été faits par vous-même avec d’autres ethnologues. Pourriez-vous nous dire comment ils étaient préparés ?
Alain Morel : Oui, j’en ai fait au moins la moitié mais je ne suis pas le seul interviewer. Certains de ceux avec qui j’ai fait équipe l’ont été à la demande des intéressés : ainsi Philippe Descola pour Lucienne Strivay, professeur d’anthropologie de la nature à l’université de Liège, ou Daniel Fabre pour Nicolas Adell. En règle générale, la prise de contact a toujours été de mon fait et mes démarches ont été facilitées par le premier numéro, réalisé avec Georges Balandier, mentor de la plupart des africanistes. Je prépare les entretiens pendant généralement deux mois : c’est un travail bibliographique, souvent mené en bibliothèque, aujourd’hui moins qu’avant car on trouve les articles en ligne. Il en résulte un guide d’entretien, soumis avant le tournage à l’intéressé, qui en général ne fait pas d’observations : il sert à ordonner les interventions pour éviter que le propos parte dans toutes les directions mais aussi pour, à terme, faciliter le montage. Ensuite je fais l’indispensable « dérushage », avec un time code très précis qui permet de savoir où se trouve tel ou tel propos, mais aussi d’éliminer les passages moins convaincants. Ensuite, en deux ou trois jours, je fais un prémontage pour réduire le film de six heures à trois. Puis une monteuse professionnelle intervient pour aboutir à une durée inférieure ou égale à trois heures, tout en garantissant la continuité du propos, malgré les élagages.
Les films de « L’Ethnologie en héritage » ont été édités pendant très longtemps sous forme de DVD jusqu’à ce que Dan Sperber conditionne sa participation à une diffusion du résultat en science ouverte. La Huit a alors convenu d’un partenariat avec Bérose qui met progressivement en ligne tous les films de la collection [30]. Isabelle Chave, quand elle était adjointe au chef du département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique à la direction générale des Patrimoines, a eu l’excellente idée de faire indexer les films par des stagiaires, ce qui facilitera beaucoup leur utilisation.