Qu’est-ce qui peut amener des ethnologues européens, allemands ou français, à venir dans la bibliothèque de Manuel Viegas Guerreiro, dans ce site somptueux et préservé qu’est le petit bourg de Querença [1] ? D’abord l’intérêt pour l’ethnologie portugaise, mais aussi les projets de recherche tels qu’ils se sont développés ces dernières années entre l’université de la Sorbonne Nouvelle et l’Institut Frobenius de Francfort en intégrant peu à peu les savoirs lusophones, comme lors du colloque « Mythes des origines, point de rencontre en philosophies européenne et africaine » coorganisé avec l’université de Porto en octobre 2020 (Georget, Kuba & Souto 2021).
L’ethnologie européenne, y compris portugaise, reste peu connue en France et en Allemagne : elle est trop souvent regardée à travers le filtre anglo-saxon, sans savoir, à une époque où la place du continent européen dans le monde devient stratégique, comment les différentes ethnologies continentales se sont rencontrées et entremêlées, loin de la singularité nationale de chacune d’elles qui a été narrée dans de nombreux ouvrages d’histoire de l’ethnologie. Ce qui a été laissé de côté, ce sont précisément les traces et les histoires communes de cette histoire continentale.
Dans les projets menés ces dernières années dans le domaine franco-allemand, à savoir celui sur l’histoire croisée des ethnologies allemande et française, mais aussi sur les rapports entre ethnologie et préhistoire, sont venues s’ajouter des entreprises qui ont enrichi la vision du champ ethnographique. Elles ont conduit à une collaboration avec des acteurs majeurs de l’ethnologie portugaise, les musées d’ethnologie de Lisbonne et de Coimbra, l’université de Porto, le musée de Foz Côa, classé au patrimoine de l’Unesco, et la fondation Manuel Viegas Guerreiro. Des possibilités sont apparues tant les ressemblances et analogies entre les pratiques ethnologiques semblaient pertinentes. Dans le cadre de cette collaboration institutionnelle se dessinent deux concrétisations de recherches qui se mettent en place : d’une part, une exposition pour 2022-2024 de la collection Frobenius [2], donnant l’occasion d’un travail plus approfondi entre chercheurs portugais, allemands et français ; et d’autre part, le dépôt auprès de l’université franco-allemande d’un projet d’école doctorale sur le thème des musées ethnologiques qui, outre les partenaires traditionnels que sont la France et l’Allemagne, comprendra cette fois-ci le Portugal.
Ce travail de coopération a par ailleurs débuté dans la bibliothèque de l’éminent ethnologue qu’est Manuel Viegas Guerreiro, aujourd’hui conservée dans une fondation qui porte son nom, à Querença. En effet, l’idée de rapprocher et de comparer les ethnologies européennes semble être un projet porteur pour les années à venir. Si l’on y regarde bien, la bibliothèque est un microcosme des multiples facettes et de la pensée universaliste que recèle cette ethnologie continentale et que pratiquait déjà à sa façon Manuel Viegas Guerreiro. En effet, ce lieu témoigne d’un savoir très large qui s’ancre dans de multiples domaines : la littérature, avec tous les ouvrages de l’antiquité classique, depuis les philosophies de Platon et Sénèque en passant par l’histoire de Tacite jusqu’aux travaux ethnographiques les plus savants, puisqu’il compte parmi les références incontournables de l’ethnologie portugaises. Il est à noter que la Fondation, en conservant cette bibliothèque, fait un travail de mémoire très important et souvent négligé de nos jours, tant l’archéologie du savoir est centrale, pas seulement celle qui fonde nos disciplines et dont nous avons beaucoup à apprendre dans sa déclinaison portugaise, mais aussi cette généalogie propre à chaque chercheur et que l’on ne peut totalement reconstituer.
Une bibliothèque microcosme des multiples facettes de Manuel Viegas Guerreiro
Or à bien regarder cette bibliothèque, les influences sont plurielles. On y trouve Bronislaw Malinowski pour la méthode ou Franz Boas, qui soulignait avec raison que chaque culture est le produit d’une histoire contingente, comme sans doute l’est chacune des ethnologies de nos pays respectifs. Puis des ouvrages en langue française, comme les œuvres nombreuses de Jean-Jacques Rousseau dont le naturalisme est dans le champ de l’ethnologie française la condition même de l’existence de la discipline, comme peut l’être Johann Gottfried Herder en Allemagne. Sont naturellement présents les grands classiques, comme Marcel Mauss avec l’Essai sur le don (1925) et le Manuel d’ethnographie (1947), Arnold Van Gennep et les Rites de passage (1909), indispensable pour essayer d’écrire cette histoire croisée de l’ethnologie continentale ou encore André Leroi-Gourhan, sans doute l’un des plus grands préhistoriens de son temps, qui a mis en évidence les questionnements communs qui peuvent exister, à tort ou à raison, entre la préhistoire et l’ethnologie. Et il y a évidemment le géant qu’est Lévi-Strauss, qui rejoint sans doute Manuel Viegas Guerreiro par l’amour de la langue et du style, partout présent ici au Portugal, à travers l’ouvrage majeur qu’est Tristes tropiques (1955), peut-être le seul best-seller de l’histoire de l’ethnologie.
Mais l’universalisme est également présent dans cette bibliothèque. Sur les rayonnages figurent des ouvrages en langues française, anglaise, espagnole, ainsi que de nombreuses œuvres traduites en portugais. Il n’est en effet pas possible d’exprimer de manière aussi nuancée dans une autre langue ce que nous pouvons dire dans la nôtre et l’ethnologie européenne a toujours parlé des langues multiples. On trouve dans cette bibliothèque des grands classiques de la littérature allemande comme le Faust de Goethe (1790), Stefan Zweig et son œuvre universelle Le Monde d’hier (1943), Heinrich Böll, écrivain et observateur attentif de l’Allemagne des années 1970, Franz Werfel mais également des ethnologues allemands comme Richard Thurnwald (1934), grand spécialiste de l’Afrique ou encore Leo Frobenius avec L’Histoire de la civilisation (1936) et qui a travaillé comme Guerreiro à confondre sa vie avec son aventure scientifique. Manuel Viegas Guerreiro a suivi les travaux de l’ethnologue portugais Leite de Vasconcelos. Nous retrouvons l’influence de ce dernier dans sa bibliothèque, qui regorge de littérature orale et d’auteurs classiques portugais peu étudiés à son époque. Nous pouvons noter que Leite de Vasconcelos (Guerreiro 1994) est né le même mois de la même année que Franz Boas, à savoir en 1858. C’est une coïncidence qui a certainement marqué Leite de Vasconcelos, puis son disciple Manuel Viegas Guerreiro qui défendait l’idée que les Portugais ont toujours été extrêmement européens (Melo 2006). Comme leurs autres collègues européens de cette époque, la plupart des anthropologues portugais lisent et parlent à plusieurs langues étrangères. Ils sont donc familiers des textes français, anglais et allemands contemporains et maintiennent également des correspondances épistolaires avec des collègues au sein d’institutions étrangères importantes, comme le remarque l’éminent anthropologue João Leal (2006) « Os antropólogos portugueses da época lêem muito e em várias línguas, estão a par dos grandes textos da época, fazem parte de sociedades científicas internacionais, vêem mesmo alguns dos seus textos publicados em Inglaterra e em França ».
Un travail collaboratif pour établir la cartographie d’une ethnologie européenne
L’existence de la bibliothèque Querença offre une bonne opportunité pour mener un travail de recherche collaboratif et pluridisciplinaire afin de dessiner la cartographie d’une ethnologie européenne.
Mais l’héritage scientifique de Manuel Viegas Guerreiro comprend beaucoup plus que sa bibliothèque savante : son instrument de travail principal est la boîte à outils de tout ethnologue qui documente ses recherches de terrain. Les archives d’un ethnologue reflètent sa méthode de travail et renferment les données primaires de ses recherches, ses journaux de terrain, ses carnets de notes et souvent aussi une documentation visuelle au moyen de croquis et de photographies.
Il s’agit par conséquent de données brutes issues de sa recherche qui n’ont pas encore été nécessairement modifiées par la sélection et l’arrangement spécifique qu’exige une publication. On estime que seul un quart des informations collectées se retrouve finalement dans les publications. Il s’agit donc d’une mine d’or pour des recherches à venir. Souvent les archives contiennent aussi une correspondance scientifique reflétant le tissu des réseaux nationaux et internationaux d’un chercheur et par conséquent ses intérêts spécifiques. Certes, ce dernier aspect est central pour l’histoire de la discipline, mais aussi au-delà pour comprendre l’histoire des idées d’une époque entière.
En ce qui concerne les grands anthropologues tels Manuel Viegas Guerreiro, rappelons que nous sommes assis sur les épaules de géants. Nombre d’idées et de théories académiques parfois présentées comme inédites ont souvent déjà été pensées, même de manière plus consistante. Rentrer dans l’histoire d’une science comme la nôtre est un exercice d’humilité salutaire.
La communauté des scientifiques européens n’est pas la seule à s’intéresser à ces archives. Le premier public pour ce qui concerne les matériaux que Manuel Viegas Guerreiro a collectés en Afrique, sont ou devraient être les sociétés avec lesquelles il a travaillé et les descendants de ses interlocuteurs. Pour eux, ses photos et journaux de terrain constituent une riche mine d’informations historiques. Certes, les ontologies servant à déchiffrer et utiliser ces archives par les historiens angolais ou mozambicains aujourd’hui seront nécessairement différentes de celles pensées par Manuel Viegas Guerreiro dans les années 1950 et 1960.
Bien gérer la deuxième vie d’une archive après la disparition de son producteur n’est pas tâche aisée. Une entreprise commune sur le plan européen pourrait être envisagée afin d’ouvrir ce genre d’archives et d’essayer de jouer, autant que faire se peut, la transparence par rapport au passé colonial. C’est en effet aussi à travers les archives que l’on peut comprendre la méthode de recherche et les relations entretenues avec les informateurs et les autorités des pays visités.
Ce qui frappe dans les archives de Manuel Viegas Guerreiro, c’est la relation intime qu’il a gardée avec ses origines paysannes et qui se traduit par le soin qu’il accorde à la documentation des coutumes rurales et des récits folkloriques au Portugal (Guerreiro 1981), au Mozambique et en Angola (Martins 2016). C’est une vision universaliste de la culture, malheureusement bien trop rare parmi les ethnologies européennes du XXe siècle, notamment en Allemagne ou l’ethnologie se divise en deux disciplines : la « Volkskunde » (Bausinger 1993) pour l’ethnographie des milieux ruraux allemands et la « Völkerkunde » (Leal 2006 : 11-12) pour le reste du globe.
Si, à la suite d’un archival turn inspiré par Michel Foucault et Jacques Derrida, on parle aujourd’hui de « décolonisation » des archives, elle ne concerne pas réellement la situation des archives Guerreiro, qui se présentent d’une manière exemplaire en ne hiérarchisant pas les différents terrains. Manuel Viegas Guerreiro s’est de fait positionné très clairement : en s’inscrivant dans une tradition boasienne de relativisme culturel comme dans la tradition d’observation participante prônée par Malinowski, il a étudié de manière critique les penseurs avant lui tel Oliveira Martins (Guerreiro 1986) – l’une des figures clé de l’historiographie portugaise et a rejeté de manière catégorique l’utilisation du concept de « race ». Il a dénoncé la manière dont « le progrès scientifique des cultures européennes a naturellement généré une profonde conviction de supériorité, un ethnocentrisme effréné, qui s’est matérialisé dans les formes les plus abominables de racisme » (Guerreiro 1986 : 34, nous traduisons).
Pour Manuel Viegas Guerreiro, le cœur et l’âme d’une culture se transmettent à travers ses récits. Il s’inscrit alors dans un grand courant européen qui, pour citer les protagonistes allemands, s’étend des frères Grimm à Leo Frobenius. Ce dernier publia entre 1921 et 1928 douze volumes de contes et récits africains [3]. Pour Manuel Viegas Guerreiro, la culture existe chez tous les peuples, elle la même valeur partout et il n’y a pas de hiérarchie entre eux (Fonseca & Melo 1997), que ce soit pour ce qui concerne les récits des « Bochimans » ‘Khú d’Angola (Guerreiro 1966), ceux des Makonde du Mozambique (Martins 2016) ou encore les traditions orales et musicales du Portugal (Guerreiro 1978). Cela allait sans doute moins de soi au Portugal qu’ailleurs, tant le pays était replié sur lui-même à cette époque.
Ceci est une bonne base pour développer des archives ethnographiques afin qu’elles puissent mieux servir les sociétés d’où elles proviennent et qui, souvent, n’ont pas ce type d’archives chez elles. Pour que ces archives ne deviennent pas un instrument d’oppression (Derrida 1967) et pour éviter toute violence épistémique (Spivak 1988), qui pourrait en découler par l’utilisation de systèmes de triage et de classification ou des thésaurus et mots-clés connotés culturellement, il faudra envisager trois étapes principales : l’accès, la transparence et la coopération.
L’accès implique nécessairement une numérisation du matériel et sa mise à disposition à travers des infrastructures numériques appropriées. Sans ce premier pas, très peu de personnes intéressées provenant des pays concernés pourront consulter ces sources archivistiques. Quant au principe de transparence, celui-ci implique une enquête aussi complète que possible sur les conditions de la recherche à l’époque évoquée et la manière dont la collecte des informations, des objets ou des photographies s’est effectuée.
Pour que les archives ethnographiques puissent servir au mieux les sociétés concernées et pour éviter toute perspective eurocentrée, il sera nécessaire de chercher une collaboration étroite avec des représentants des pays concernés.
Comme la majorité du riche corpus d’information ethnographique qui se cache dans les musées, collections et archives à travers les pays européens, les archives de Manuel Viegas Guerreiro présentent une mine d’information sous-exploitée. La valorisation de ce gisement documentaire en collaboration avec les pays concernés est une tâche et une responsabilité pour l’Europe entière.
Références bibliographiques
Bausinger, Hermann. 1993. Volkskunde ou l’ethnologie allemande. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
Derrida, Jacques. 1967. De la grammatologie. Paris, Éditions de Minuit.
Fonseca, Maria Lucinda & Melo Ferreira Francisco. 1997. Manuel Viegas Guerreiro Mestre da Sabedoria do Mundo. Lisboa, Centro de Tradições Populares Portuguesas, Instituto de Cultura Ibero-Atlântica.
Frobenius, Leo. 1921-1928. Atlantis : Volksmärchen und Volksdichtungen Afrikas, 12 vol. Jena, E. Diederichs.
Georget, Jean-Louis, Kuba Richard & Souto Egídia (eds). 2021. África - Mitos de Origem, Revista Africana Studia, 1 (35), https://ojs.letras.up.pt/index.php/AfricanaStudia/issue/view/740.
Guerreiro, Manuel Viegas. 1994. “Notas para uma Biografia do Doutor José Leite de Vasconcelos”, Revista Lusitana (n.s.) 12, p. 53-79.
Guerreiro, Manuel Viegas. 1986. Temas de Antropologia em Oliveira Martins. Lisboa, Instituto de Cultura e Língua Portuguesa, Ministério da Educação e Cultura.
Guerreiro, Manuel Viegas. 1981. Pitões das Júnias : esboço de monografia etnográfica. Lisboa, Serviço Nacional de Parques, Reservas e Património Paisagístico.
Guerreiro, Manuel Viegas. 1978. Para a História da Literatura Popular Portuguesa, Lisboa, Instituto de Cultura e Língua Portuguesa, Ministério da Educação e Cultura.
Guerreiro, Manuel Viegas. 1966. “A propriedade entre os Bochimanes de Angola”, in : Finisterra, Revista Portuguesa de Geografia, Lisboa, Centro de Estudos Geográficos, I (1), p. 91-98.
Leal, João. 2006, Antropologia em Portugal Mestres, Percursos, Transições. Lisboa, Livros Horizonte.
Melo, Ferreira Luísa. 2006. Manuel Viegas Guerreiro Fotobiografia. Querença, Fundação MVG.
Spivak, Gayatri Chakravorty. 1988. Subaltern Studies : Deconstructing Historiography, Nova York, Routledge.
Thurnwald, Richard. 1934. Die menschliche Gesellschaft in ihren ethno-soziologischen Grundlagen. Berlin und Leipzig, W. De Gruyter.