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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Henri Trilles, petit soldat de l’ethnologie catholique et héraut du peuple fang. Entre érudition savante, ethnographie et affabulation

André Mary

CNRS

2024
Pour citer cet article

Mary, André, 2024. « Henri Trilles, petit soldat de l’ethnologie catholique et héraut du peuple fang. Entre érudition savante, ethnographie et affabulation  », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article3270.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Anthropologie missionnaire », dirigé par André Mary (CNRS).

Résumé : Missionnaire spiritain affecté au Gabon en 1893 (Afrique Équatoriale française), Henri Trilles s’est fait connaître par ses contributions sur la culture fang, ses contes, ses mythes et sa « théologie ». Par son érudition linguistique, botanique et zoologique, il introduit ce « peuple conquérant » (Balandier) au cœur des débats savants sur le totémisme et le fétichisme qui divisent le monde anthropologique de la Sorbonne jusqu’au cercle de la revue Anthropos au tournant du XXe siècle. Par ses expéditions et ses engagements au service de la foi catholique, il illustre, sur le front du fétichisme, une ethnologie catholique de terrain qui mêle érudition savante et invention interculturelle du peuple fang. En 1930, l’invitation expresse du Père Schmidt, le sollicitant sur les questions de l’âme et la piété originelle des Pygmées, le conduit à adopter une distance ironique par rapport aux publications de ses coreligionnaires spiritains sur les mêmes sujets (Le Roy, Briault). S’amorce ainsi une sorte de mise à l’index de ses commandes « romaines » au sein de sa communauté. Sur le fond, Trilles est le premier à relativiser, au regard de la mixité des campements bantous qu’il a rencontrés, la quête du pur pygmée, l’hypothèse d’une langue « originelle ». Il foule au pied les preuves d’une piété religieuse authentique chère à Le Roy. Fin connaisseur des travaux du pasteur américain Robert Nassau sur le fétichisme dans les villages de l’Ogooué, il rejoint les observations de son collègue Paul Schebesta sur les pygmées de l’Ituri, témoignant ainsi, depuis sa retraite, de son inscription soutenue dans les recherches anthropologiques européennes.

Cet article suit les pas d’un « petit soldat de l’ethnologie catholique » en Afrique équatoriale (Gabon), Henri Trilles. Si l’ethnologie catholique du début du XXe siècle se veut « universelle », conformément à la vocation de la « vraie religion » [1], ce catholicisme conserve néanmoins, vu de France, un ancrage circonscrit très provincial, avant que la Maison Mère des Spiritains ne s’installe à Paris, rue Lhomond. Si Henri Trilles est au cœur de mon propos, il n’en forme pas moins implicitement un trio régional avec deux membres de sa congrégation qui ont arpenté les mêmes terres de mission, Monseigneur Alexandre Le Roy [2], supérieur de sa congrégation et titulaire de la chaire d’histoire des religions en Sorbonne, et le père Maurice Briault, secrétaire des Annales spiritaines, trio dont il sera question ultérieurement, au fil des différends à fleuret moucheté les opposant et qui expliquent in fine la « mise à l’index » des travaux de Trilles au sein de sa communauté d’élection. Tous trois impliqués dans le débat sur l’universalité du totémisme, ils sont, de fait, originaires de la même région normande, de la Manche (Coutances, Mortain), et de l’Orne (Sées). Ce sont des « pays », formés dans les mêmes séminaires [3].

Situons brièvement la trajectoire biographique d’Henri Trilles. Né à Clermont-Ferrand où son père, officier du génie, est en garnison, il fait ses études à Cherbourg puis au petit séminaire de Sées. Il accomplit son service militaire comme sous-officier à Paris. Entré le 16 décembre 1889 au grand scolasticat de Chevilly, chez les Spiritains, il est affecté au Gabon à Lambaréné. Ordonné prêtre en novembre 1892, c’est d’emblée un missionnaire aventurier [4], pratiquant l’évangélisation en fang et le combat contre les féticheurs avec son fusil. Au déclenchement de la première guerre mondiale, de retour d’Afrique depuis peu, il s’engage comme aumônier militaire. Connu comme l’auteur d’un ouvrage sur Le totémisme chez les Fân (1912a), commandé par Le Roy, publié par Anthropos, il sera de nouveau sollicité par le Père Schmidt en 1932 en tant que spécialiste incontournable des Pygmées. L’éloge du Père Schmidt en fait un Malinowski des Pygmées :

L’importance absolument exceptionnelle de l’ouvrage du R. P. Trilles sur les Pygmées résulte de ce fait tout à fait remarquable qu’ici, pour la première fois, un groupe bien déterminé de tribus pygmées a été étudié par un observateur exercé et consciencieux, connaissant leur langue, vivant avec eux, et ce pendant de longues années [5].

On comprend que la « confiance » et l’estime que le Père Schmidt, également directeur du Musée Pontifical du Latran, accorde à Trilles en 1930 sur les Pygmées, ont de quoi susciter la plus grande jalousie et l’ire de ses coreligionnaires et sans doute du grand Maître Le Roy, auteur de ce qui se voulait un ouvrage de référence pour les missionnaires, La religion des primitifs (1910), qui se considérait comme le pionnier des études sur les Pygmées depuis son étude éponyme de 1905.

1. Au pays des Noirs, chez les Fang

Arrivé au Gabon en 1893, Trilles fait connaissance avec le « pays des Noirs » à partir de Lambaréné, sur l’Ogooué, véritable carrefour des tribus galoa, mpongwé, ivilé, schéké et fang. Comme il le résume lui-même :

Puis, acclimaté par ces quelques mois de séjour, familiarisé avec les divers idiomes qui se parlent dans notre colonie, devenu en un mot, suffisamment « Noir », je commençai chez les Fang cette longue série d’explorations diverses qui devaient se prolonger pendant quinze années, les plus belles de ma vie d’homme. Et c’est au cours de ces voyages que j’appris à connaître cette race si intéressante des Fang, « la race de l’Avenir, la race des Hommes », disait le grand explorateur Savorgnan de Brazza ; j’appris à la connaître ; j’appris aussi à l’aimer, en vivant de sa vie, en m’asseyant aux feux de leurs villages, en recueillant leurs traditions, en les accompagnant à la pêche, à la chasse, à la guerre, en devenant pour ainsi dire l’un d’entre eux. (Trilles 1912b : 7-8)

C’est sur l’Ogooué au cœur du pays côtier des Mongwé (que l’on appelle à l’époque les Gabonais) que le jeune Trilles prit connaissance des récits autobiographiques du pasteur Robert Hamill Nassau (1835-1921) [6], présent de longue date dans cette région, et dont il apprécie le sérieux ethnographique bien qu’il soit, en tant que protestant, qui plus est étasunien, « ministre de l’erreur » (sic). Mais c’est le transfert et l’ancrage dans la Mission Sainte-Marie de Libreville, qui va lui permettre de rencontrer ses premiers villages fang – comme celui d’Ayeng – à quelques journées de la mission par le bateau ou le canot, avant de s’engager dans des « tournées » à l’intérieur du pays fang. Le Fang, cette « belle race », guerrière et conquérante, est aux portes de la colonie ; son identité se construit « à la frontière » dans la rencontre avec les premiers explorateurs, Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905), Paul Du Chaillu (1831-1903), Victor Compiègne (1846-1877). Les premiers informateurs de Trilles, auxquels il rend hommage dans ses récits par des photos (car il pratique la photographie), sont les anciens élèves, les apprentis « recrutés » et fidèles catéchistes de la mission qui le guident chez leurs pères et l’introduisent auprès des anciens qui « savent », les gardiens de la tradition orale.

La relation de Trilles à l’homme fang, ce Noir presque « blanc » que certains géographes rattachent au rameau éthiopien, est profondément ambivalente :

Ainsi que l’étude approfondie de sa langue, et surtout du génie de sa langue, le démontre aujourd’hui d’irréfutable façon, le Fang appartient incontestablement à la race bantoue [7], cette race si puissante qui du Soudan au Cap, jette ses rameaux prolifiques sur près de la moitié du continent africain.
Mais aussi le Fang est le moins Bantou de tous les Bantous. Jetés en vedette à une de leurs extrémités, véritables guerriers des Marches, opposant aux progrès de l’Islamisme leur bloc impénétrable, les Fang sont un des chaînons intermédiaires qui relient les races du Nil et de la Lybie aux races chamitiques proprement dites. Aussi leurs mœurs et leurs coutumes participent-elles des uns et des autres. Ils seront chasseurs, mais aussi pasteurs ; noirs, mais aussi rouges et parfois blonds ; féroces, et souvent d’accueil facile et agréable. (1912b : 14)

Le jeune missionnaire spiritain s’investit ainsi dans la langue fang avec la publication d’un lexique, d’une grammaire et d’une méthode d’apprentissage, et surtout d’un catéchisme fang (1897) dans la continuité du travail engagé par son prédécesseur Monseigneur Louis Martrou (1876-1925). Mais il se fait surtout connaître à partir de 1898 par une série d’articles intitulée « Chez les Fang », d’abord dans Les Missions catholiques, puis dans les Sociétés savantes de géographie (Lille et Neuchâtel), jusqu’en 1907, date de son retour en France. Les Missions catholiques, Bulletin hebdomadaire de l’œuvre de la propagation de la foi, publient à partir de l’année 1898, au fil des livraisons, une chronique régulière inaugurée sous le titre : « Chez les Fangs. Leurs mœurs, leur langue, leur religion », et poursuivie sur le mode : « Ce qu’ils sont, où ils vont et d’où ils viennent ». Tout y passe : les rubriques sur la race (p. 81) ; les traditions (p. 92) ; la langue (p. 101, 116 et 128) ; les évènements : médecin et missionnaire (p. 136) ; la querelle théologique (p. 166) ; la messe et le baptême (p. 188) ; quelques légendes (p. 199) ; au village (p. 212) ; le baptême inattendu (p. 226), etc. Dans les bulletins des Missions catholiques qui se veulent une fenêtre ouverte sur l’universalité du monde catholique, les pages réservées aux morceaux choisis de la vie des Fang s’entremêlent allègrement avec des vignettes sur les Canaques ou les Tonkinois.

Le début de la série comporte une note éditoriale particulièrement édifiante qui peut laisser perplexe :

Mgr Le Roy, l’éminent supérieur général des Pères du Saint-Esprit n’a fait que passer au Gabon ; cependant il y a laissé l’empreinte que tout homme supérieur fixe sur les œuvres et sur les hommes qu’il a dirigés. Aussi nos lecteurs reconnaîtront facilement dans le Père Trilles, dans le récit charmant, alerte, ému, intéressant, que nous publions, un disciple du maître. Nul doute que nos chers associés n’aient la même impression que nous. (nos italiques)

1.1 Le totémisme chez les Fân, un livre en double

Chez les Fang, ou Quinze années de séjour au Congo français (1912), appartient, en première lecture, selon la préface que Trilles a rédigée lui-même, au genre du récit de voyage sur les rivières et dans les villages fang, genre littéraire qu’il a beaucoup pratiqué. Dans un précédent ouvrage, Fleurs noires et âmes blanches (1905), Trilles cultive plutôt pour le lectorat français les histoires de sorciers et d’anthropophages (il s’excuse auprès de ses lecteurs de leur apprendre qu’il a vécu 15 ans parmi les anthropophages) mais il fait aussi une grande place à ses catéchistes, aux baptisés guéris et aux martyrs chrétiens. Ce genre vivant et édifiant des aventures du héros de la foi dans les villages, à la conquête du pays des Noirs, comporte toujours une dédicace à sa mère bien aimée, mais il est étranger au genre des Lettres aux parents qu’affectionne le missionnaire Prosper Augouard (1852-1921) dans ses 28 années au Congo (1905).

Dans un de ses autres écrits de l’époque, Au Gabon. Dans les rivières de Monda (1910), puis dans Milles lieux dans l’inconnu. En pleine forêt équatoriale chez les Fangs anthropophages [8] (1931), il relate sa participation à l’expédition Lesieur de 1900 avec le Père Joseph Tanguy (1872-1941) qui fut blessé et gravement malade au cours de celle-ci. Recrutés pour leurs compétences linguistiques par la Société d’exploration coloniale, les deux missionnaires sont placés sous l’autorité de Henri Lesieur [9] dont le mandat était l’établissement de contrats de territoires avec les chefs fang et le relevé topographique de la frontière contestée franco-espagnole sur le Ntem à partir de Bata jusqu’au village de Nkina. Trilles rédige à cette occasion un vrai journal d’étapes par les sentiers de la forêt et le cours des rivières, avec des descriptions géographiques et des observations botaniques et ornithologiques très documentées sur les ressources de la forêt. Cette aventure extraordinaire dura une année, au terme de laquelle, en l’absence de nouvelles, les deux compères furent un temps considérés disparus.

L’ouvrage Chez les Fang est néanmoins inspiré plus que les autres écrits de voyage par l’esprit de la monographie et de l’étude savante sur les Fang, leur vie sociale et familiale, et surtout leur « vie religieuse ». C’est une synthèse narrative et souvent comparative nourrie de son expérience de la culture fang et enrichie de ses lectures depuis son retour en France en 1907. Les chapitres s’ouvrent sur des fenêtres thématiques (la migration légendaire, la langue, la parenté, les croyances et les rituels, la « théologie fang »), témoignant d’une érudition ethnologique et linguistique acquise par l’observation in situ de séquences rituelles des cultes du Biéri et du Ngil, autant que par l’étude des contes et légendes recueillis auprès des vieux chefs de village. Mais la « signature » du Père Trilles, ce sont surtout ses envolées lyriques et patriotiques sur le « dieu totémique » national du peuple fang et les témoignages de son combat contre les féticheurs, agents du diable.

Rentré en France en 1907, le manuscrit sur le totémisme attendu par Anthropos (dont il était déjà un collaborateur régulier) était selon ses dires parfaitement prêt dès 1908 (Trilles 1912a : 9). Mais c’est là qu’intervient un sérieux contretemps avec la parution de l’ouvrage de Monseigneur Le Roy sur La Religion des Primitifs (1909) [10]. Ses thèses sur le totémisme et le fétichisme vont faire l’objet d’un différend profond entre Trilles et son supérieur, qu’il convient également de mettre en regard de l’enjeu capital pour Monseigneur Le Roy et le Père Schmidt de faire pièce à la sortie annoncée de l’ouvrage d’Émile Durkheim (1858-1917) sur les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912).

L’année 1912 correspond à la parution de deux ouvrages nettement distincts du même Henri Trilles : Chez les Fang et Le totémisme chez les Fân, « somme théologique » très documentée de près de 600 pages, répondant à une commande de Monseigneur Alexandre Le Roy (1854-1938) – auteur de la préface – et de Wilhelm Schmidt (1868-1954), publié par la Bibliothèque Anthropos dans sa collection de monographies. Cette synthèse encyclopédique des lectures savantes du phénomène totémique reprend en partie les enjeux et les débats dont la revue Anthropos s’est fait l’écho depuis sa création en 1905 avec deux objectifs majeurs : 1/ montrer que le totémisme existe en Afrique équatoriale et particulièrement chez les Fang sous une forme « intégrale » ; 2/ s’appuyer sur l’ethnographie catholique des croyances et pratiques du fétichisme aussi bien que du totémisme pour invalider toute lecture savante, laïque, qui entendrait rendre compte de la religion supérieure de la foi chrétienne à partir des formes inférieures de la religion. C’est en quelque sorte l’application du programme fixé par Monseigneur Le Roy dans La religion des primitifs (1910) en réponse au défi des thèses des sociologues durkheimiens de la Sorbonne (Mary 2015).

Le propos de Trilles dans l’introduction à l’ouvrage Le totémisme chez les Fân, ne manque pas d’ironie :

En plusieurs points, nous nous trouverons peut-être en contradiction avec l’éminent auteur [Le Roy]. Nous avouerons franchement que planant plus haut, il a dû voir plus vrai. Nous avons persisté cependant, non par une vaine outrecuidance ou attachement à nos idées, mais pour permettre des recherches ultérieures qui dégageront mieux la vérité (1912a : 10).

Revenant 20 ans plus tard sur la question du totémisme, cette fois chez les Pygmées à l’invitation de W. Schmidt (Trilles 1932), la critique à l’égard du « grand écrivain » Le Roy, le « pionnier » des études sur les « Négrilles » (1905), qu’il avait accompagné sur le terrain, se fera plus franche dénonçant entre autres l’idée d’un « totem tribal négrille » qui relève pour lui d’une confusion entre animaux totémiques et animaux sacrés (Trilles 1932 : 146).

L’édition parallèle de Chez les Fang [11] en 1912 avec une préface où « l’auteur se présente lui-même et dit ce qu’il veut faire », apparaît dans ce contexte comme un discours « en double » ou en contrebande valorisant l’expérience missionnaire personnelle de l’indigène (le Noir) dans sa langue et la connaissance « intime » de « nos Fang », en contrepoint de celle dont se prévaut Le Roy à propos de son « initiation » au totémisme avec le chef Foumba sur les hauteurs du Kilima Njaro en 1892 : « Puis une chèvre blanche ayant été égorgée, on fit au bras de Foumba et au mien une entaille d’où le sang coula, le foie de la victime partagé en six morceaux fut frotté de ce sang, et nous nous les donnâmes l’un à l’autre à manger … Le sang de Foumba était maintenant le mien, le mien était le sien, et nous étions “frères” … » (Le Roy 1910 : 119). Le Roy reconnaît que ce n’est pas tout à fait le totémisme, et Trilles ne cessera d’ironiser sur ces visiteurs de passage qui ne parlent pas la langue et qui se disent « initiés ». Dans son grand ouvrage sur Les Pygmées de la forêt équatoriale (1932 [12]), Trilles revient sur la « fraternisation par échange de sang » – qui était le paradigme du totémisme selon Le Roy, en la tournant en dérision de manière subtile : « Dans son livre du Kilima-Ndjaro, Monseigneur Le Roy a répété avec humour un récit très imagé du P. Baur, narrant comment à la côte Est, il devint frère de sang avec un des petits roitelets de là-bas » (Trilles 1932 : 499, nos italiques).

Mais il y a plus : l’écart est manifeste entre la conclusion de l’essai sur le totémisme – « le totémisme existe en Afrique, je l’ai rencontré, chez les Fang », c’est même « le totémisme intégral » (1912a : 38) – et les témoignages missionnaires et ethnographiques de Trilles (et de ses coreligionnaires du Gabon) qui font peu de place, et même pratiquement aucune, au fameux « totémisme » qui agite le monde savant et universitaire. La catégorie spontanée et pratique du discours missionnaire sur le terrain est celle de fétichisme, avec ses fétiches, ses féticheurs, et ses cultes fétichistes [13]. La référence ponctuelle au « fétiche tribal » du crocodile et à sa légende Nguranengurane, ou à des faits individuels de « nagualisme » (l’incarnation dans un animal – en l’occurrence un léopard – de l’âme d’un homme vivant), une catégorie reprise par Trilles sous l’autorité de Nassau, ne peut tenir lieu de confirmation de la présence du totémisme (Trilles 1912 : 232). L’enjeu pour lequel Trilles était par contre sollicité dans l’essai sur le totémisme par Le Roy et Schmidt, c’était bien la place respective du totémisme et du fétichisme, sachant que leur recouvrement, leur relation d’emboîtement ou leur imbrication sur le plan cultuel vont pour lui de soi dans les faits.

Totem ou fétiche, rappelons que la tension et l’hésitation sur les termes, sinon sur les choses, divisent quelque peu à l’époque le cercle durkheimien (Mary 2012). À la lecture du célèbre The Native Tribes of Central Australia (1899) de Baldwin Spencer (1860-1929) et Francis Gillen (1855-1912), Durkheim écrit dans une lettre à Marcel Mauss (1872-1950) : « Les rapports du totem et des choses (autres que l’espèce totémique) sont manifestes. Il y a un fétichisme, indistinct du fétichisme courant, et dont l’origine et le caractère totémique sont incontestables (Durkheim 1998 : 224). » Mauss n’hésite pas de son côté à considérer comme nécessaire, au vu des données sur l’Afrique des Bantou, de « remplacer pour toute l’Afrique, la notion de fétiche par celle de mana » (Mauss 1968 [1907] : 20). Au-delà des mots, il faut souligner que la référence commune chez Trilles à un monde de forces cachées qui s’incarnent dans les fétiches ou les totems, est assez proche de la catégorie polynésienne de mana qui inspire le sacré des durkheimiens.

Le pasteur Robert Hamill Nassau, reconnu par Trilles comme une autorité ethnographique incontestable, ne parle pratiquement pas du totémisme dans Fetishism in West Africa. Forty Years’ Observation of Natives, et dénie l’importance d’un culte du totem chez les Bantous (Nassau 1904 :191). Il retient par contre, comme Mary Kingsley (1862-1900), n’en déplaise aux durkheimiens de la Sorbonne [14], la catégorie englobante du fétichisme [15], en mélangeant de façon significative l’écriture française et anglaise du terme dérivé, à l’origine, du portugais feitiço :

The charms that are most common are material, the fetich,—so common, indeed, that by the universality of their use, and the prominence given to them everywhere, in houses and on the person, they almost monopolize the religious thought of the Bantu Negro, subordinating other acknowledged points of his theology, dominating his almost entire religious interest, and giving the departmental word “fetich” such overwhelming regard that it has furnished the name distinctive of the native African religious system, viz., fetishism (Nassau 1904 : 80).

2. Le Fang légendaire et l’invention du dieu Nzame

La parution parallèle de l’ouvrage de 1912, Chez les Fang, s’inscrit dans la continuité et la reprise de quinze ans de publications « en série », reprenant souvent les articles dans leur version première. Trilles investit d’abord l’étude des contes et légendes fang comme un outil d’apprentissage de la langue « telle qu’elle se parle », et fait de son encyclopédie, bestiaires et paraboles, une aide à l’élaboration des lexiques et catéchismes en fang. Sur le plan linguistique et ethnographique, le recueil des grands récits de la migration légendaire des Fang entretient l’ambiguïté d’un peuple « chamitique », sinon nilotique, originaire du « Nord-Est » et du Haut-Nil, l’égyptologie de Trilles, et ses tableaux de concordances entre le fang et l’égyptien, se mariant avec la généalogie légendaire récitée par les vieux Fang. Il s’agit bien pour lui de faire le lien entre « le peuple naturel » et ses héros légendaires. Mais ce qui motive plus particulièrement ses recherches, c’est la saga de l’origine des premiers ancêtres (Nzame, Mebeghe, Nkwa, et Nyingone), matrice d’un panthéon de dieux ancêtres ou d’une « théologie fang » de la trinité divine, selon les termes de Trilles. La généalogie fang des figures ancestrales entretient une relation de dérivation par rapport à la généalogie biblique ou adamique censée incarner in fine l’universalité de l’unité originelle de l’homme selon le dogme du monothéisme originel. Mais la religion des Fang (et nul doute que ce peuple ait une religion), est aussi, selon Trilles, le lieu de toutes les perversions et dégradations, à l’image de l’inceste originel de leur mythologie.

Les récits recueillis par Trilles, et leur « contexte d’énonciation » [16], comme les légendes de la migration fang, sont parfaitement situés, comme le village d’Ayeng de Monda et autres lieux d’évocation des variantes jusqu’au Cameroun ; ils sont rapportés à des narrateurs auxquels il rendra hommage (comme le vieux chef Nkoro). Même précision pour la légende de Ngourangourane, le « fils du crocodile, le premier chef des Fang » (1912b : 83 et suiv.), contée pour la première fois sur la rivière Ebé par un indigène chrétien prénommé Henri (1912b : 211). La publication, en 2002, de ces récits amputés de leur contexte rituel [17] ignore que ces récits sont chantés à la veillée par les joueurs de Mvet (nom de la harpe et de l’épopée du peuple fang) et Trilles nous en donne des versions musicales. Elle ignore aussi que ces chants alimentent les mebara, récits généalogiques de la société initiatique du Biéri, et vont même jusqu’à lister les noms des fétiches mobilisés ou conjurés. Cette trame légendaire de la mémoire tribale informera la dramaturgie des séquences rituelles du Bwiti des Fang des années 1930-1950. La légende du crocodile sacrifié par les chefs de la société du Ngan, variante de la société initiatique du Ngil que Trilles nous décrit, fait référence en filigrane à « l’image, grossièrement reproduite en terre glaise qui gît dans un recoin de la forêt » (1912b : 211), ces moulages d’argile blanche que l’on retrouve dans la « maison du Ngil » et dont Günter Tessmann (1884-1969) nous a fourni de très belles et étranges photos dans le cadre de l’initiation au So [18].

On ne sera pas surpris néanmoins que les récits vivants de séquences rituelles transmis par Trilles et repris dans Chez les Fang, soient souvent entremêlés d’échanges avec les informateurs, et relèvent de descriptions in vivo extrapolées à partir des commentaires et souvenirs personnels des initiés. La surinterprétation mytho-théologique des contes et légendes des vieux sera parfaitement assimilée par les fils lettrés séminaristes qui forgeront la tradition fang. Elle se distingue de la lecture plus « sociologique » que Nassau retient des contes qu’il recueille aux mêmes dates (1878-1890) et dans les mêmes régions (l’Ogooué) : les histoires du léopard sanguinaire qui accapare la « viande des autres » et de la tortue lente mais rusée disent surtout les tensions d’une société clanique en pleine crise des relations parentales confrontée aux disparités fratricides engendrées par les richesses des Blancs (Cinnamon 2006a : 39-40). Trilles n’ignore pas les leçons de morale y compris évangélique que l’on peut tirer de cet affrontement entre les grands accapareurs de richesses et les petits n’ayant d’autres armes que la ruse, et encore moins la justification des inégalités que véhiculent ces mythes d’origine des races, sous couvert de jeux de rôle entre Blancs et Noirs sous le regard amusé de Nzame. La concurrence entre « totems » légendaires peut aussi se traduire en termes de conflit entre les associations émergentes : les fameux « hommes léopards » et les cultes du Ngil appelés à engager la chasse aux sorciers [19].

Le travail missionnaire de bricolage des héros des traditions fang qui conduit dans la deuxième moitié du XIXe siècle à l’invention du Dieu Nzame, en un mot à la promotion d’un dieu-ancêtre de la généalogie tribale ou d’un chef de village légendaire au statut d’Être suprême ou de Dieu « en personne », doit beaucoup aux transcriptions de Trilles. Jean-Émile Mbot en fait l’inventeur du Dieu fang et dénonce une mésinterprétation ou une « manipulation missionnaire » (1975 : 112 ; 2002 : 8). Mais avec le temps on peut y voir une sorte de working misunderstanding, un « malentendu productif », associant le travail de l’incompréhension de l’autre à un réel génie du bricolage religieux. Après tout, les affaires de village de Nzame, les jalousies de ses femmes, les trahisons de ses fils bien-aimés, sont à l’image des intrigues du Royaume de Dieu et de la légende d’Adam et Ève, sans parler du « fruit défendu » et de l’inceste originel.

La soudure entre la mythologie adamique et la généalogie des ancêtres fang est à l’œuvre dans le travail missionnaire dès le milieu du XIXe siècle. Trilles retrouve au cœur de la légende de Bingo, le fils présumé de Nzame et de Mboya, une femme de passage bien humaine qui fait écho au dogme de la Trinité divine, le monothéisme originel tissant sa toile d’araignée entre les traditions sémitiques et nilotiques (1912b : 142-143). Il raconte d’ailleurs lui-même la manière dont il se présentait à son arrivée dans les villages en récitant les généalogies familiales qu’il avait apprises, en y rajoutant comme dans les mebara, les noms du couple ancestral, Nzame et Nyingone (Trilles 1912a : 5, voir supra). Mais l’histoire vivante, on le sait, a transformé ces manipulations, malentendus et mésinterprétations des légendes d’origine et des noms des dieux ancêtres en productions interculturelles et traditions authentiques (par le biais d’une ethnologie « collaborative » ou d’une « inculturation » anticipée par le missionnaire et ses catéchistes). Pour tous les Fang chrétiens ou non du Gabon d’aujourd’hui, Nzame et Nyingone Mebeghe sont bien leurs Adam et Ève, comme ils l’ont appris dans leur catéchisme ou leurs chants depuis l’enfance. En bon « fils des Pères », J. E. Mbot, ex-séminariste et professeur d’ethnologie, peut aujourd’hui considérer les manipulations de Trilles comme une contribution au patrimoine mémoriel du peuple fang, et même un « apôtre précurseur de l’interculturalité » (Mbot 2002 : 5).

3. Le complexe initiatique : entre sorcier et féticheur

Les descriptions des grands rituels fang et de leurs sociétés initiatiques (Bieri, Bwiti, Melan, Ombwiri) et surtout du culte anti-sorcellerie du Ngil, occupent une place centrale dans Chez les Fang qui réserve une fenêtre ethnographique de plus de 20 pages (p. 174-197) à ce culte et à ses dérivés ou apparentés ethniques comme le Ngan, l’Akhoung ou l’Evodou, une forêt de sociétés rituelles qui offrent aux initiés des possibilités de combinaison ou de cumul adaptées aux filiations, alliances et circonstances au sein de leur cycle de vie. Trilles apporte sur ce point dans Chez les Fang, une contribution majeure qui n’a d’équivalent à l’époque que celle de Tessman chez les Jaunde du Sud Cameroun (yaoundé) [20]. Pierre Alexandre (1922-1994), spécialiste des Pahouins, s’étonne de l’absence du grand rituel initiatique inter-clanique du So dans les rites répertoriés par Trilles mais, comme il le reconnaît lui-même, le cycle initiatique du So s’est progressivement segmenté et dilué dans son expansion au sud du N’tem (1958 : 97). Tessmann (1991 [1913] : 266) avait quant à lui insisté sur les variantes multiples du So qu’il a observées au sud du Cameroun : le Bokung-elong ; le Ndong-ba ; et le Shok avec ses figurines zoomorphes de terre d’argile. Des séquences du So morcelé réapparaissent dans le Ngil, le Bieri ou le Bwiti [21], et l’entrelacement des rituels du système initiatique des Fang, encouragé par le recouvrement du totémisme et du fétichisme, est bien restitué par Trilles.

Le complexe initiatique se structure autour de trois pôles d’entités : les entités zoomorphiques, leur habitation (plutôt à l’extérieur du village) et leur figuration sous forme de masque ou de sculpture d’argile (éléphant, gorille, crocodile, serpent), que l’on pourrait qualifier de « totémiques » ; les statues « grossières » de bois sculpté et les boîtes d’écorce qui conservent les crânes « fétiches » des ancêtres dans la case des chefs ; et les biang, fétiches ou remèdes que procure le féticheur (nganga) avec, en arrière-fond, le pouvoir sorcier incarné par la catégorie « universelle » du monde fang, l’evu, ce mal dévorant que certains individus possèdent dans leur ventre comme le racontent les mythes d’origine. De Nassau à Tessmann, en passant par Trilles, le consensus sur l’omniprésence de la catégorie de l’evu (evus, evur, selon les régions claniques des Fang) s’impose.

Trilles dénonce, d’une manière qui n’est pas sans rappeler Evans-Pritchard (1902-1973), la confusion entre le « sorcier », l’agent soupçonné de mauvais agissements, et le « féticheur » au statut social reconnu de devin ou de guérisseur, sans ignorer leur complicité :

Presque toujours, on emploie indifféremment l’un pour l’autre ces deux mots : sorcier, et féticheur. Rien de plus impropre. Le féticheur est l’homme du culte public, rituel, ayant son rang et sa place légale dans la tribu. Il y joue un rôle religieux admis par tous. Le sorcier au contraire est l’homme du culte secret, extra-légal. C’est l’homme de la nuit, l’homme détesté par excellence. Le féticheur est honoré ; au contraire tout sorcier, accusé de crime, doit boire le poison d’épreuve. Reconnu coupable, il est brûlé sans rémission (1912b : 9, note 1).

La distinction de principe entre culte totémique et « culte mânique » élaborée dans l’essai (1912a : 371 et suiv.) est à la fois marquée par l’écart entre mvamayôn et esayôn, (groupe totémique versus clanique) et en même temps par un rapport très étroit de parenté, d’imbrication et de recouvrement où chacun est la partie et le tout de l’autre :

De même donc que le totémisme rentre dans le fétichisme et en constitue un des aspects, mais s’en différencie toutefois profondément, de même le totem forme un des aspects du fétiche, se mêle et se confond avec lui, mais en reste toutefois profondément distinct par son culte et par l’objet de ce culte (Trilles 1912a : 635).

Trilles ne connaissait pas encore le concept de « participation » que Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) élaborera pour rendre compte de cette logique « primitive ». Le style narratif et dialogique de Chez les Fang permet de restituer la dimension pragmatique et contextuelle des catégories que l’on a trop tendance à « fétichiser » :

Mais d’abord que signifie ce mot fétiche, qui tombe si souvent de notre plume ?
Pour beaucoup, le fétiche, c’est le gri-gri, l’amulette, la chose quelconque, queue d’animal, dépouille de bête, rognure d’ongle, fragment de peau ou de corne d’antilope que le Noir suspend dans sa case, porte sur sa poitrine, y attribuant une vertu, un pouvoir réel. Et en effet, prenons, par exemple, un explorateur, un chef de poste en face d’un Noir :
« Que portes-tu au côté, au cou, à la ceinture ? » lui dira-t-il en désignant son fétiche.
Et le Noir de répondre aussitôt :
« C’est “le biang le remède consacré” qui me mettra à l’abri des balles, des accidents, qui me rendra riche !
 Mais y crois-tu ? Y crois-tu réellement ?
 Oh ! Certainement, mon biang est infaillible ! »
Et le Blanc raille le Noir, se moque de la simplicité de ce naïf, attribuant ainsi à un objet quelconque, pour lui sans force ni vertu, un pouvoir imaginaire. Et il s’en va, dédaigneux, sans se douter que le naïf, c’est lui !
En effet, est-ce à cet objet, à cette corne, à cette sonnette, à cette rognure d’ongle ou ce débris d’os, que le Noir attribue une vertu ? C’est là que le Blanc se trompe étrangement ! Pour le Noir, ce fétiche est un « signe », un souvenir, un objet matériel rappelant une idée, c’est le pendant de « nos médailles », c’est le souvenir de l’offrande propitiatoire faite à son dieu et dont ce fétiche contient les restes, et il lui attribue une valeur réelle, et souvent prouvée.
C’est pour lui si bien un « signe » et seulement un « signe », un sacramental, si l’on veut, qu’au moment du danger, de l’action, notre Noir saisira son fétiche, et lui dira : « Evalèga, souviens-toi » Et qui donc doit se souvenir ? L’objet inanimé ? Non, mais l’Esprit auquel il est allé offrir dans la forêt sombre quelque sanglant sacrifice, et dont il a conservé dans son « fétiche » un souvenir matériel.
Souviens-toi, Esprit protecteur, que je t’ai offert un sacrifice ! Mais si plusieurs fois, son attente est trompée, il jettera dédaigneusement son fétiche sans plus en avoir cure : « le fétiche est mauvais » ; non certes que l’Esprit ait perdu sa puissance, mais simplement qu’il n’a pas agréé le sacrifice. Et l’on s’étonne que le Noir, maintes fois déçu, ajoute cependant foi à son fétiche ? Étonnement naïf ! Le fétiche est mauvais ? C’est que le sacrifice ne valait rien, que l’Esprit ne l’a pas écouté ou que l’intermédiaire, le sorcier, était impuissant, malveillant, que sais-je ! Il faut donc recommencer et la foi du Noir au fétiche reste entière (Trilles 1912b : 198-199).

Comme le répète Trilles, les Fang ne croient pas qu’ils sont les fils du crocodile, et si l’on peut dire, ne « fétichisent » pas le fétiche : fétiche ou totem, la foi en la puissance de la chose participe de l’esprit du pacte sacrificiel. Dans l’exposé didactique de l’essai sur le totémisme, le souci de marquer les écarts va aussi de pair avec les illustrations pédagogiques de la complexité de l’objet total (pour utiliser le terme de Mauss) :

Le fétichisme ne consiste pas seulement dans le culte rendu à l’objet matériel influencé par l’esprit : il faut lui attacher encore tout ce qui constitue la sorcellerie ou magie, la mantique, la médecine comme elle l’est d’ordinaire en pays sauvage, les initiations, les sociétés secrètes, enfin les croyances et cérémonies diverses qui font de cette caricature de la religion un ensemble fort compliqué. Soit, par exemple, un esprit ou un génie, celui du tonnerre, de la mer ou des vents : il a, naturellement, son nom, son sexe (il peut être mâle, femelle, ou l’un et l’autre), son histoire, ses légendes ; il a son fétiche matériel : une statuette, une plante, un animal, une pierre spéciale, un coquillage déterminé, une corne remplie de produits divers et dont chacun a sa signification ; il a son symbole : un bracelet, un anneau, un collier, un tatouage, une marque que ses fidèles portent comme un signe de consécration ou de ralliement ; il a une couleur spéciale qui lui est vouée, le rouge, le vert, le blanc etc. ; il a son féticheur attitré, seul autorisé pour composer et consacrer son fétiche, lui offrir les sacrifices acquis, lui agréger des fidèles, le conjurer et au besoin l’expulser ; il a sa confrérie ou société secrète, ses fêtes qui le distinguent des autres, ses danses particulières, les offrandes ou sacrifices qu’il accepte, les oracles, sortilèges ou services sont de son ressort.
À l’égard d’un génie, voilà la part du fétichisme, mais en même temps, et le cas se trouve, ce génie est totem d’un clan, d’une tribu, d’une société secrète, par là même cet ensemble, déjà si complexe, se reproduit une seconde fois, se trouve doublé : il aura sa couleur, par exemple, comme génie, il en aura une autre comme totem (Trilles 1912b : 198-199).

Cette inclusion de la partie dans le tout et du tout dans la partie se traduit sur le plan rituel par le fait que « les cérémonies totémiques sont le prélude ou la suite des cérémonies relatives au culte des ancêtres » (Trilles 1912a : 374), une même séquence rituelle et les mêmes objets sacrés étant repris d’un « système » à l’autre (en changeant de couleur). Trilles insiste sur le fait que les crânes badigeonnés (barbouillés) du sang des sacrifices que les initiés doivent identifier à leur sortie des boîtes d’écorce en récitant leur généalogie (mebara), sont associés aux morceaux d’ossement ou aux cendres d’animaux conservés dans les cornes d’antilopes (Trilles 1912a : 378, 632). La consécration du lien entre le nsek Bieri, la boîte d’écorce où se conservent les crânes marqués, et la corne d’antilope qui garde « les restes » calcinés du sacrifice (evalega, souviens-toi !), explique que Trilles puisse parler indifféremment de « reliques totémiques » ou de « fétiches ancestraux » soulignant l’hybridation des cultes au-delà de leurs différences.

Le catéchisme de la primauté de l’individu, cher à l’ethnologie moderne de Schmidt, est placé en exergue du chapitre I de Chez les Fang, et la préoccupation de la relation élective et intime de l’individu à son totem protecteur est au cœur des rencontres de Trilles, soucieux de la nature du pacte qui se noue entre l’individu, le groupe, et le totem. Reste que le lien personnel d’identification avec le « totem réel » (tel serpent familier de la case du chef) est subordonné à un « droit totémique » dont le chef de tribu (ou le « chef de la race »), et son mandataire, le père de famille (esa), est le seul garant au nom du pacte d’alliance, renouvelé par le sang versé, avec l’animal totémique et ses « fils ». La relation d’emboîtement de l’affiliation totémique dans le culte ancestral est manifeste et la place faite au Bieri, au fétiche « national » et à son totem, est au principe de tous les cultes anti-sorcellerie, comme l’illustrent le Ngil et son féticheur.

3.1 Le « blanchiment » du Biéri ou le fétichisme inversé

La tradition orale fang a toujours fait état d’un dieu d’en haut (Nzame e yo) et d’un dieu d’en bas (Nzame e si), et si le Mebeghe lointain ou le Nzame des contes fuyant les hommes après la faute originelle, a pu s’identifier au Dieu du Ciel des chrétiens, le Nzame d’en bas est toujours là, en l’occurrence le Biéri, le dieu ancêtre, quelque part entre le diable et le bon Dieu, seul recours des hommes dans le malheur et le besoin. Le moment de bravoure de Chez les Fang, c’est la rencontre de ce « diable » de Biéri (bieri, ou byeri) que le missionnaire dit avoir eu le privilège de visiter dans sa case au village (en dehors des rites initiatiques) :

Au-dessus de cette boîte [la boîte d’écorces contenant les crânes], on place souvent une grossière et hideuse statue, taillée à grands coups de hache dans un informe tronc de bois noir. Cela, à proprement parler, c’est Biéri, le dieu national, le fétiche universellement redouté des non-initiés, la statue, représentation du dieu invisible du mal, celui qu’il s’agit de se concilier, auquel de temps à autre, aux époques de pleine lune surtout, on offre dans un coin reculé de la forêt sombre, les victimes du sacrifice.
Le Biéri, c’est le dieu fort, le dieu puissant, le Teutatès de la tribu, l’Odin de nos farouches guerriers, Dieu d’importation récente, dû au Ye-Ngol, vous racontent les vieux, il a primé partout l’antique léopard, le hiératique crocodile, jadis universellement adoré, et aujourd’hui relégué au second plan avec les idées d’autrefois, dieu tombé dont se souviennent à peine, en quelque fête nocturne, quelques vieux, reste d’un passé qui va s’effaçant, lentement oublié … Biéri, c’est le dieu national des Fang ! (Trilles 1912b : 246-247)

La relation à ce dieu fétiche, fantôme des totems d’autrefois, revivifié par les cultes récents du Ye-Ngol, promu dieu national, est totalement ambivalente, mélange de fascination, d’affrontement, et de dénigrement sinon d’apitoiement sur les « restes ». On voit bien comment le patriotisme catholique de Trilles se retrouve en même temps dans ce patriotisme fétichiste fang nourri du sang des sacrifices et de la terre des ancêtres, dont les lettrés fang se feront le relais.

Fig. 1.
Carte postale « blanchie » et reprise par Trilles dans Quinze ans chez les Fang (1912b)
Fig. 2.
Carte postale originale
Perrois 1979 : no 240

Le fétichisme missionnaire de la fabrique de cartes postales exposant les « restes du fétichisme », boîtes d’écorces ouvertes et crânes portés au grand jour aux yeux de tous, fétiches en tout genre étalés et dispersés, n’a rien à voir avec des photographies de la vie initiatique authentique mais participe d’une stratégie apologétique très répandue dans les régions « congolaises » dès les années 1880 (comme l’illustre une autre photo d’origine vili [Vili] d’un vieux « chef » fiote [Fiot], appellation fang pour les ethnies du Sud Gabon). La reprise d’une photo de Le Roy sur la consultation divinatoire des cornes d’antilope chez les Kikouyou du Kenya (1910 : 249), rebaptisée par lui « La rémission des péchés » (sic), pour illustrer dans Chez les Fang les pratiques du Ngil (Trilles 1912b : 176), fait partie du bon usage éditorial du stock iconographique disponible.

La photo qui accompagne la présentation du Biéri dans Chez les Fang (p. 246) est par contre unique et, si l’on peut dire, « signée », car à la différence de la photo originale connue et reprise par ailleurs (notamment par Augouard), le « barbouillage » en blanc du corps du « féticheur » lui confère ici l’apparence d’un « enfant de chœur » avec son surplis. L’article initial de la série des bulletins des Missions Catholiques se contente d’intégrer un dessin de la statue du biéri posée sur une boîte contenant les crânes humains (Trilles 1898 : 436), sans photos ni cartes postales. Nous ne sommes donc pas en la circonstance dans une simple opération de substitution (d’une image pour une autre, même si en l’occurrence il y a bien substitution d’objets fétiches et de boîtes d’écorce d’origine sangho du Sud Gabon pour illustrer un contexte initiatique fang). Il s’agit d’une opération de « blanchiment » relevant d’une falsification « grossière » (et sacrilège) : un geste symbolique très significatif d’inversion et de perversion du blanchiment traditionnel (par l’argile blanche, le foem) utilisé par les acteurs initiés, transfigurés en ancêtres dans les cérémonies du Bwiti ou de l’Ombwiri. Trilles pratiquait la photographie sur le terrain mais en tirait plutôt des dessins qui se voulaient fidèles. Il sait ce qu’il donne à voir, et poursuit son combat contre les « fétiches du diable » et son affrontement avec les féticheurs, en utilisant leurs codes et leurs propres armes.

3.2 Le sorcier blanc à l’épreuve du féticheur

Les moments d’intrigue les plus « vrais » de Chez les Fangs sont en effet les scènes de défi lancé aux féticheurs et l’affrontement théâtral, sur la place du village, face au public (chrétien et païen) du missionnaire, le « sorcier blanc », jouant son prestige dans la mise à l’épreuve, et le féticheur « satanique » voué comme il se doit à perdre la face. Que l’on en juge dans cet extrait intitulé « Une entrevue mouvementée » :

Au tour de maître Ngil.
Un enfant, espèce de page, apparaît le premier. Sa figure n’est pas masquée, mais il porte un pagne particulier, d’écorces et de filasse, qui l’habille entièrement. Il porte une sonnette à la main et parcourt le village entier en criant : « Fermez les portes, fermez vos fenêtres, éteignez vos feux, taisez-vous, Ngil approche, voilà le Ngil ».
L’enfant revient ensuite à l’extrémité du village, et précède le Ngil de quelques pas. Derrière lui un homme, visage masqué, portant un paquet de longues flèches empoisonnées, des baguettes de bois aiguisées à leur extrémité et imprégnées du suc de l’Onaï [22], poison à base de strychnine, bien connu maintenant en Europe, et dont les effets sont foudroyants. Puis enfin, derrière lui, des flèches dans une main, et portant dans l’autre, au bout d’un court bâton, une tête de mort noircie et couverte de poison, apparaît le fameux Ngil. En ce moment, contre son habitude, il n’est pas masqué, mais sur sa tête se balance une couronne de plumes bleues et rouges, et il est revêtu d’une sorte de vêtement tissé avec la filasse du bananier.
Une minute, et nous voilà en présence.
Du plus loin qu’il me voit, stupéfait probablement de mon audace, il m’intime de cette voix étrange qui fait que les indigènes n’y peuvent reconnaître la voix humaine, il m’intime, dis-je, l’ordre de me retirer au plus vite.
Je ne bouge pas, naturellement, le fixant droit, sans mouvement. Il fait quelques pas, me répète son ordre : je ne bouge pas davantage.
Brusquement alors, il rejette le bras en arrière, brandit une de ses sagaies et me la lance de toutes ses forces : vigoureusement lancée, elle siffle à mes oreilles et va se ficher dans le sol une vingtaine de pas derrière moi. Dépité de m’avoir manqué, il hurle de fureur, brandit une seconde sagaie, la lance encore sur moi, mais je la vois venir sur moi, elle s’arrête dans les plis de mes vêtements. Mais déjà il en a pris une troisième : en même temps froidement j’ai levé mon revolver : un de mes enfants, qui, anxieux, contemple la scène par fente de la case voisine, s’écrie : « Père, ne le tue pas ! Nous serions tous morts. » Un moment d’inattention, la sagaie est déjà partie, du canon de mon revolver je détourne le coup, il était temps, mais à mon tour, et l’arme haute, je marche sur le sorcier, qui lui non plus, ne recule pas d’une semelle.
Et arrivé sur lui : « Ngil, lui dis-je, pourquoi as-tu voulu me tuer ? trois fois tu m’as manqué ; à mon tour.
 Tue-moi, répond le Ngil, ta vie, c’est ma vie, ta mort, c’est ma mort.
 Ngil, lui répondis-je à mon tour, passe donc immédiatement ton chemin. D’ailleurs tu n’as pas le droit de me toucher, je te connais, je connais tes lois, va et passe. »
 Pourquoi me méprises-tu ?
 Je ne te méprise pas, mais tu le vois, tu ne saurais m’effrayer. Je suis bien plus fort que toi. Passe et laisse-moi »
Ngil s’approche alors tout près de moi, et d’un air furieux, roulant des yeux sanglants, égarés : « Puisque tu me connais, dit-il, je vais t’interroger. Nous saurons bien si tu es des nôtres.
 Soit, interroge ».
Et il agite au-dessus de ma tête le crâne humain qu’il porte, il fait tomber sur mes épaules et sur ma tête les cendres empoisonnées, le fameux Nshou ou poison du Ngil : « Qui suis-je, quel est mon nom, quel est mon devoir ?
 Tu es Ngil, et l’on dit que tu découvres les femmes coupables, les voleurs, les assassins : je te connais depuis de longues années, mais je n’ai pas encore vu ta puissance à l’épreuve, je voudrais bien voir » (Trilles 1912b : 175).

Le sens de l’intrigue, la maîtrise de soi de l’homme fort, le respect de l’adversaire, mais aussi la connaissance de l’autre, son identité généalogique (« qui est ton père ? »), autant que le savoir des substances et des armes, sont au rendez-vous de ce récit captivant. Aussi lucide et rusé que son adversaire, le soldat du Christ, le crucifix sur le cœur et le revolver à portée de main, multiplie sans scrupule si nécessaire les supercheries et les pièges dans ce combat contre les agents sataniques du Ngil. Comme l’illustre néanmoins dans une autre scène l’exemple de la magie de la perche suspendue en l’air par le recours à un pouvoir surnaturel (Trilles. :212), il sait faire place dans son récit au doute et à l’interrogation sur la sincérité du féticheur : « les féticheurs sont-ils des convaincus » ? (Trilles : 217 [23]) Les féticheurs croient-ils à la force de leurs fétiches ? Le missionnaire normand, familier des toucheurs et des jeteurs de sort du Bocage, fait aussi preuve dans ce combat contre Satan de complicité païenne autant que de bon sens paysan.

4. Le peuple fang : entre la « racine du monde » et « la race de l’avenir »

Il est significatif que l’essai sur le totémisme se conclue par une dernière évocation du rituel de la fraternisation par le sang (1912a : 626 et suiv.), clé de la « totémisation » selon le Père Le Roy (p. 119 et suiv.) ; et que Chez les Fang (1912b : 276 et suiv.) ait pour épilogue les funérailles du grand chef Nzogo d’Ayeng, initiateur du jeune missionnaire. Ces funérailles consistent en la préparation de son crâne, badigeonné à l’huile du bois de padouk (évoquant le sang sacrificiel) par son fils rappelant l’histoire personnelle et les hauts faits de son père avant qu’il ne rejoigne les autres crânes du clan dans la boîte à Biéri. Le paradigme « christique » de l’échange par le sang et du pacte sacrificiel vaut pour la communauté des vivants et des morts [24].

Dans Chez les Fang, Trilles pratique sans état d’âme, en toute « bonne foi », si l’on peut dire, la manipulation des sources orales, la falsification des collections iconographiques, aussi bien que la littérature de fiction (sur les sacrifices humains et l’anthropophagie des Fang). La conclusion s’impose : malgré ses professions de foi positiviste, ses leçons de compétence langagière à l’encontre des administrateurs (comme Largeau) et même de son supérieur (Le Roy), Trilles est un bricoleur de généalogies et de mythologies qui participe à la consécration de l’ancêtre Nzame comme Dieu créateur et à l’élection de ses « chers Fang », cette belle race « nubienne », tribu perdue dans la forêt, devenue par la grâce des héros missionnaires la fille aînée de l’Église équatoriale pour sa survie. Rappelons les aveux sans complexe de cette « innocente supercherie » de l’ethnologue missionnaire « appliqué » :

Lors donc que j’arrivais dans un village inconnu, après les salutations d’usage, je m’empressais de demander au chef son mébara [la récitation de la liste des ancêtres, à défaut des tatouages distinctifs] car un esprit réincarné [un blanc] avait évidemment le droit d’interroger le premier, un simple mortel. Comme j’avais déjà en ma possession un grand nombre de généalogies, dès que j’avais entendu ses premières générations, surtout connaissant sa tribu, je retombais bien vite dans son cycle. Quand, à mon tour, je devais réciter mon mébara, il se trouvait invariablement qu’à son grand étonnement, et par une innocente supercherie, non seulement nous nous retrouvions les mêmes ancêtres, mais encore j’étais toujours d’une famille plus proche apparentée que lui-même à la souche primitive ! Même lorsque j’arrivais à cette souche primitive, je remontais encore bien plus haut que mon interlocuteur dans la liste des ancêtres, grâce aux généalogies patriarcales de la Bible ; et ainsi, tout doucement, m’appuyant à la fois sur ma mémoire et mes notes, nous arrivions à Adam, fils de Dieu, où il était bien nécessaire de s’arrêter ! (Trilles 1912a : 5)

« Mé ne Mone Nzame, je suis le fils de Nzame », dit le missionnaire chrétien à barbe blanche au vieux Ndoume (1912b : 145). Après tout, les Éthiopiens convertis ne s’y prirent pas autrement en laissant entendre aux tribus d’Israël que leur Dieu était celui de leur Pères, Abraham, Jacob, ….

Trilles est par contre étonnamment discret sur la présence des Békü dans Chez les Fang, alors même que les Pygmées l’ont souvent accueilli dans leur campement lors de ces tournées en forêt. C’est bien Trilles qui est le compagnon de Monseigneur Le Roy dans les campements du Sud Gabon, chez des Ajon-go du FernanVaz, des Négrilles « purs métissés » (à l’image du fameux Mba Solé, danseur et informateur de Le Roy). C’est encore lui qui rencontre avec le Père Tanguy des Pygmées Aka (au nom égyptien ?) dans leur périple au Nord Gabon en pays Fang. C’est pourtant dans une simple note qu’il est précisé : « le mot Békü, en langue fang, désigne les Pygmées d’Afrique, les fameux Nains dont on a tant parlé. Aujourd’hui subjugués et réduits en demi-esclavage, les Pygmées du centre africain ont en effet longtemps lutté avec les Fang, envahisseurs de leurs forêts » (Trilles 1912b : 98). On comprend que le rappel de ce rôle de « maître esclavagiste » n’est pas à l’honneur de cette « race de l’avenir ».

Il faut dire que ces « petits hommes » de la forêt, pourvoyeurs de viande pour leurs maîtres Fang, incarnent surtout dans l’anthropologie du milieu missionnaire gravitant autour de la revue Anthropos, l’homme originel (l’Ur Mensch de Wilhelm Schmidt) [25]. Toute la clef de la démonstration suppose que l’on soit assuré de trouver dans ces « petits hommes » quelques survivants de la pure humanité primitive : « la racine du monde », les « anciens de la terre ». Or le Pygmée, par miracle, comme le soutient Le Roy dès 1904, ignore le fétichisme aussi bien que le totémisme, ignore la magie noire et la sorcellerie, et prie une divinité suprême (qui emprunte les noms divins – respectivement Anyambie et Nzame  des voisins Nkomi ou Fang) en la remerciant de ses bienfaits par des offrandes et libations, sans même verser le moindre sang sacrificiel, ce qui ne va pas de soi, même pour un bon catholique. « Nos négrilles » de la forêt équatoriale sont ainsi promus en témoins « exceptionnels » de la révélation divine primitive, et par un renversement étonnant, ce sont les Fang, la « race de l’avenir », leurs maîtres d’aujourd’hui, qui sont censés introduire leurs mœurs dégradées et la corruption dans ce monde innocent d’avant la Chute. L’apologétique missionnaire, là encore, est paradoxalement en phase avec la tradition indigène locale : les relations de maître à esclave ou de patron à client qui existent de longue date entre les noirs bantu et les négrilles n’ont jamais empêché les premiers de combiner mépris et fascination envers les seconds. Sans parler des récits des Pygmées eux-mêmes, tous les mythes d’origine du Bwiti des Fang s’accordent à reconnaître que tout vient à l’origine des Pygmées, qui ont aussi transmis aux hommes noirs tous leurs secrets (en matière de religion et d’art), et en premier le « secret de la vie et de la mort » révélé par la transmission de l’iboga, la plante sacrée hallucinogène au fondement du culte du Melan et du Bwiti.

Il faut attendre 20 ans l’autre grand œuvre sur Les Pygmées de la forêt équatoriale (1932) pour que Trilles, ayant retrouvé sa Normandie natale, rende pleinement justice à ces petits noirs, enfants de Dieu, en prenant une fois de plus le relais de Schmidt mais cette fois en contradiction affichée avec Le Roy. Le vrai problème avec les Bantu, c’est qu’ils considèrent le Dieu suprême et lointain Mebeghe dont ils ont le sentiment, comme indifférent aux hommes, et qu’il ne peut en aucun cas être un interlocuteur fiable ni, surtout, être sollicité par la prière et les offrandes. Le Roy aime citer, pour illustrer cette attitude, un extrait de conte recueilli par Trilles en milieu fang : « Dieu c’est Dieu, l’Homme c’est l’Homme. Chacun sa maison. Chacun chez soi. » Ce compartimentage cosmique se retrouvera aussi dans la réponse à l’offre missionnaire : Manières de blancs, Manières de noirs. La conséquence de cette posture « théologique » est que, pour tout ce qui touche à leurs affaires et leurs intérêts quotidiens, les noirs Bantu misent sur le culte des fétiches, des ancêtres ou des génies, plus ou moins impersonnels. Tout ce que « les ethnologues » ont rangé sous les termes de naturisme, fétichisme, animisme, polythéisme ou même totémisme, n’est pas sans pertinence empirique, mais le processus qui conduit à fétichiser des objets, à personnifier des êtres naturels (soleil, lune), à déifier des êtres humains, est pour l’ethnologue catholique la conséquence d’une perte de sens du divin et de l’idée pure de Dieu.

Les convictions avancées sur la « théologie des négrilles » par Le Roy en 1905 s’appuient sur des témoignages extrêmement ténus. Ainsi le Dieu des Békü a le même nom que le Nzame de leurs maîtres fang ; le Nzambi des A-jongo du Fernan Vaz est clairement selon leurs dires l’Anyambié de leurs voisins Nkomi. Le témoignage individuel sur la récompense des bons et le châtiment des méchants après la mort (les bonnes âmes s’enfouissant sous terre, et les méchants étant jetés par Dieu dans le feu d’en Haut) chez les A-jongo, « populations de négrilles métissés qui prétendent avoir conservé leurs traditions primitives », est rapporté par Le Roy, sans le moindre discernement (comme s’en étonnera Mauss lui-même). Dans le même temps, le témoignage d’un Mba-Solé, du groupe des Békü, sur la condamnation des méchants dans l’Ototolane, est clairement interprété comme soumis à l’influence des Fang (totolane, c’est en effet l’enfer ou le purgatoire des catéchismes fang). Trilles, revenant lui-même en 1932 sur des sources et des informateurs qu’il a rencontrés avec Le Roy, enfonce le clou en déclarant à propos de ce « Pygmée de race pure vivant chez les Fang », cher à son supérieur : « Les traditions et les récits qu’il donne ne ressortent en aucune manière du fond négrille, ils sont nettement et uniquement bantu » (Trilles 1932 : 71).

Sur le plan du culte, la grande fête annuelle des prémices, l’offrande des noix de nkula, si bien racontée par Le Roy selon Trilles (« le témoignage de la haute religiosité des Négrilles, témoin millénaire du sacrifice offert par l’homme aux premiers âges du monde, témoignage touchant des humbles enfants de la terre, au Père qui est aux cieux » (Trilles 1932 : 92)), correspond en réalité à des rites très classiques d’offrande pratiqués lors de la récolte du miel ou des noix de nkula en forêt (le noyer indigène). C’est une « fête des prémices » comportant comme partout l’obligation de réserver en premier leur part aux dieux ou aux ancêtres (Trilles 1932 : 94-95). Le comble, c’est que Trilles – qui déclare ne jamais avoir assisté lui-même à cette cérémonie de cueillette de nkula en forêt (même s’il s’en est fait confirmer tous les détails …) – signale que le récit de cette grande fête saisonnière présentée par Monseigneur Le Roy comme une « procession », est en fait un récit de seconde et même de troisième main transmis au Père Trilles par l’abbé André Raponda Walker (1871-1968), premier prêtre gabonais et ethnographe d’origine Mpongwé alors élève du séminaire, et repris par Le Roy (Trilles 1932 : 98-99). Le refrain n’a d’ailleurs rien de négrille puisqu’il est en langue mpongwé, et le lyrisme de sa traduction en français fait directement écho aux cantiques des processions catholiques des fêtes de la moisson : « En avant, en avant pour cueillir le présent du Seigneur ».

Trilles fut, comme on le voit, à bonne école pour broder sur les fantasmagories, et sur la piété des petits hommes de la forêt et recourir aux procédés iconographiques de l’habillage chrétien de rites indigènes. Mais, avec le temps, le masque chrétien peut se retourner contre le visage et finit par le marquer de son empreinte en contribuant malgré lui à une refonte en profondeur des identités ethniques africaines. La rencontre entre le catholicisme colonial et la culture fang dont Trilles, parmi d’autres, fut un des acteurs, s’apparente en ce sens à celle que John David Yeadon Peel décrit dans Making the Yoruba (Peel 2000) : les Yoruba sont devenus yoruba dans l’affirmation de leur identité ethnolinguistique mais aussi dans leur conscience historique de peuple élu de Dieu, dans le même mouvement par lequel les premiers lettrés (catéchistes ou interprètes) se sont convertis au christianisme et ont reconnu dans la trame biblique du peuple hébreu leur propre histoire.

5. Épilogue : la mise à l’index de l’affabulateur

Chez les Fang a été pratiquement ignoré par les anthropologues contemporains des Fang, de Georges Balandier (1920-2016) à James W. Fernandez (1930- ), en passant par Pierre Alexandre ou Philippe Laburthe-Tolra (1929-2016). Il s’agit d’un ouvrage passé à la trappe, entre le recueil de « Proverbes, légendes et contes fang » de 1905 et l’essai sur le totémisme fang de 1912. On est bien dans le registre des œuvres oubliées ou effacées, mais les questions que soulève le genre ou le style de l’ouvrage pour la tradition ethnologique, autant que les réactions de sa Congrégation, suggèrent plutôt une sorte de « mise à l’index » plus globale, à partir de 1912, des écrits du Père Trilles.

Dans leur synthèse sur le groupe dit Pahouin, P. Alexandre et Jacques Binet (1916-2009) citent bien le magnum opus de Trilles sur le totémisme fang où se mêlent, disent-ils, des « observations fines et exactes et des conclusions parfois hasardeuses et des lacunes inattendues » (1958 : 146). Même si le Père Trilles reste « la grande autorité sur les Fang », la priorité est donnée aux informations « plus exactes » de l’encyclopédie de leur collègue administrateur Largeau (1911). Philippe Laburthe-Tolra, ethnologue des Bëti du Sud Cameroun, familier des Missions, reprend en tant que traducteur de Tessmann, les propos de ce dernier sur l’état des lieux des recherches sur les Pahouins du Sud à la fin des années 1890. Dans l’introduction à Die Pangwe (1913 : XVI), Trilles est évoqué comme « l’auteur de loin le plus fécond mais aussi le plus ennuyeux », sans parler de ces innombrables « exagérations » qui n’ont d’autres excuses que les tromperies de ces « petits pensionnaires de la mission » (Laburthe-Tolra 1991 : 171). Tessmann cite en fait principalement les contributions « Chez les Fang », publiées par Les Missions catholiques, sur les mythes d’origine des Fang et sur le culte du Ngil qu’il a lui-même observé chez les Jaunde du Cameroun.

Malgré son engagement sans faille dans l’entreprise d’Anthropos, et le fait que son nom se retrouve en bonne compagnie dans le cercle international des spécialistes du totémisme lors du symposium Das Problem des Totemismus de 1913 (à côté de Van Gennep qui n’est pas très heureux néanmoins de cette cohabitation éditoriale avec les ethnologues catholiques, (Mary 2018 : 71), Trilles n’a jamais été considéré comme un ethnologue crédible, et encore moins comme un grand ethnographe méconnu. Dans la même génération des missionnaires ethnographes ou sur les mêmes terres, pas de destin comparable à celui de Robert Nassau ou même de Martin Gusinde (1886-1969) qui a travaillé aussi sur les Pygmées avec Paul Schebesta [26], et sous la direction de Schmidt. En un mot, pour les ethnologues, Trilles, c’est « le petit soldat » de Le Roy et de Schmidt, de l’ethnologie catholique, comme le confirmera encore son autre grande somme sur les Pygmées (1932). Cette dernière avait été commandée et soutenue par W. Schmidt qui avait besoin du complément attendu du manuscrit de Trilles, au moment où le Père Schebesta publiait ses travaux sur les Pygmées de l’Ituri.

Paradoxalement, c’est cette publication de 1932 qui a pratiquement conduit à la « mise à l’index » de Trilles au sein même de sa propre congrégation. Il est significatif en effet que le Père Maurice Briault (1874-1953) [27], dans son ouvrage de synthèse de 1929, Polythéisme et fétichisme, préfacé par Le Roy, ne cite jamais les travaux du Père Trilles, absent de la bibliographie. Bien plus, dans Sur les pistes de l’A.E.F. (1948 : 67), le même Briault évoque le cercle des spécialistes des Pygmées consultés par Monseigneur Le Roy en 1905, dont Trilles ne fait pas partie, le citant sans le citer et le présentant comme l’auteur d’un ouvrage de 1930 qui a été totalement invalidé par le R.P. Charles Sacleux (1856-1943) pour sa thèse sur l’existence d’un « idiome particulier aux petits hommes de la forêt » … qui serait proche des langues nilotiques ou éthiopiennes, et pourrait s’apparenter à la langue primitive d’une humanité originelle.

Le contraste entre la reconnaissance scientifique réitérée des travaux de Trilles, après plus de 20 ans de collaboration, exprimée par l’éminent directeur du Musée du Latran qui le place au rang d’honneur des spécialistes des Pygmées, à côté de Schebesta (Trilles 1932 : XIV), et sa mise à l’index par les « éminents écrivains » de sa congrégation, Le Roy et Briault, a de quoi susciter l’interrogation. Sur le fond, Trilles est le premier à relativiser, au regard de la mixité des campements bantous, la quête du Pygmée pur, l’hypothèse d’une langue « originelle » et les preuves d’une piété religieuse authentique. Mais ce sont surtout les impertinences accumulées vis-à-vis du « livre pittoresque » de son supérieur (1905), dont les références sont déclarées obsolètes, et ses prétentions « exagérées » en matière d’expérience du terrain et de maîtrise des langues bantoues, et encore plus ses révélations « entre les lignes » sur les secrets d’écriture de la « tribu » spiritaine, qui ont été sanctionnées par l’entremise du Père Briault, secrétaire particulier de Monseigneur Le Roy [28].

Le Père Briault, revenu d’Afrique en 1908, promu secrétaire particulier du Supérieur Général de la Congrégation, Monseigneur Le Roy, va régner sur les Annales des Pères du Saint-Esprit pendant près de 40 ans à partir de 1913. Cinnamon (2006b : 415) cite des « Notes sur le Père Trilles. Cas du Père Trilles et de son ouvrage sur les Pygmées » de Briault qui reprennent tout le contentieux du « cas Trilles », ses affabulations et ses exagérations, et son discrédit scientifique largement relayé dans la congrégation, via les biographies officielles. À la lecture de la note conséquente et révélatrice de Joseph Bouchaud consacrée à la nécrologie de Briault, on peut prendre toute la mesure des destins croisés de ces « frères ennemis », deux « Normands » (fils de militaire et fils de cultivateur) au tempérament impulsif et à l’imagination débridée (selon les rapports de leur hiérarchie), partis pour l’Afrique chez les « sauvages anthropophages », dans les mêmes périodes d’implantation missionnaire du début du XXe siècle, et les mêmes contrées pahouines, passant par Fribourg pour leur formation savante (géographique et ethnologique), et aspirant l’un et l’autre à être reconnu comme « écrivain » comme leur modèle (et ils le furent incontestablement au vu des hommages académiques et littéraires reçus), mais pris in fine dans les mailles de la cour assidue et « de l’esprit endiablé » du Monseigneur Le Roy qui, selon les termes attribués par Bouchaud à Briault, « lâchait bien facilement ses amis pour faire plaisir à ses ennemis » [29].

On comprend que, dans le champ de l’ethnologie catholique comme ailleurs, les conflits de pouvoir entre les Grands, « éminents auteurs », se répercutent en rivalités et jalousies entre petits soldats et serviteurs comme Trilles et Briault. Les initiatives « romaines » du Père Schmidt, et la complicité de Trilles rappelé à l’ordre, toujours prêt à servir, ne peuvent faire de ce dernier une victime de la Science. Il a rejoint le destin commun de nombreux missionnaires ethnographes, qui sont reconnus par la communauté savante en même temps qu’ils sont désavoués et sanctionnés par leur congrégation pour leurs engagements dans le tournant décisif des années 1930 [30]. À l’image du Père Francis Aupiais [31] (1877-1945), ils sont rattrapés par les contradictions d’une ethnologie catholique qui se veut « moderne » mais qui est prise en tenaille entre le souci du sérieux méthodologique, de la preuve empirique, et l’intention apologétique au service de la religion « universelle » (Mary 2010). Le Père Trilles, d’abord à « bonne école » de son supérieur et compagnon de route Monseigneur Le Roy, puis promu auxiliaire du grand savant Wilhelm Schmidt, se révèle « en toute bonne foi », par ses engagements dans la « Propagation de la foi » et ses œuvres savantes, une personnalité « critique » et « polémique » exemplaire.

Trilles reviendra après la guerre (1945) sur L’âme du Pygmée d’Afrique en reprenant l’essentiel de ses observations sur la vie religieuse des Négrilles de la forêt équatoriale. Toujours très informé des publications récentes des spécialistes étrangers sur ce sujet qui lui tient à cœur, il se réjouit de l’accueil flatteur que le monde savant a réservé à ses travaux (et du prix que l’Académie française lui a attribué). Il souligne particulièrement les convergences attestées avec les observations de première main de ce savant « consciencieux » qu’est le R.P. Paul Schebesta (dont les travaux sont accessibles désormais au public français (Schebesta 1940)), même si entre les Bayaga (ou Aka) du sud Cameroun et les Bambuti (Mbuti) de l’Ituri les écarts sont significatifs. Dans ce concert de louanges aux grands savants « à l’âme missionnaire » qui ont fait entrer les Pygmées dans l’histoire, l’hommage « aux deux beaux et savants livres », La religion des Primitifs, et Les Pygmées, de « l’éminent auteur » et Supérieur Monseigneur Le Roy reste un passage obligé.

La jalousie intellectuelle de son compatriote Briault [32]n’empêche pas Trilles d’être lauréat de l’Académie française en 1934, de recevoir la légion d’honneur, la médaille coloniale et d’être nommé officier d’Académie. Attaché à l’œuvre pour la Propagation de la foi pour l’Enfance, il multiplie les prises de parole et se retrouve conférencier aux Orphelins apprentis d’Auteuil. En 1939, âgé de 73 ans, il se retire chez un neveu à la Flèche, où il trouve de quoi alimenter sa passion de lectures savantes grâce à la bibliothèque du Prytanée militaire. Il meurt dix ans plus tard, le 3 janvier 1949, en son pays.

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[1Cet article est la version française remaniée de « Totemic Relics and Ancestral Fetishes. Henri Trilles’s Chez les Fang, or fifteen years in the French Congo (1912)”, in Frederico Delgado Rosa & Han Vermeulen (ed.), Ethnographers before Malinowski. Pioneers of anthropological fieldwork, 1870-1922, New York, Oxford, Berghahn Books, 2022, p. 274-306. Je remercie Frederico Delgado Rosa pour nos longs échanges « dialogiques » sur une première version de l’article, qui ont enrichi ma réflexion, mes formulations et références, et justifient de longues citations de textes introuvables qui témoignent de la qualité des observations in situ et d’un questionnement de l’interprétation des croyances qui contraste avec le lyrisme guerrier de la foi catholique.

[2Né le 19 janvier 1854 à Saint-Senier-de-Beuvron (Manche), Alexandre Le Roy fréquente le monde agricole et la campagne normande, avant de rejoindre le grand séminaire de Coutances (1872-1874). Cet émissaire de l’ethnologie catholique (allié au Père Wilhelm Schmidt), l’homme du Kilimanjaro et du Zanguebar, sera nommé au retour du « pays des esclaves », en 1892 (au moment où Trilles arrive au Gabon), vicaire apostolique du Gabon, à Libreville. Supérieur des Pères du Saint-Esprit pendant plus de 30 ans, il finira par occuper la chaire d’histoire des religions à la Sorbonne et fera des missionnaires, à l’invitation du Père Schmidt, les agents privilégiés de la science ethnologique (Ducol 1930).

[3Toute proportion gardée, on pense aux profils des missionnaires « évangéliques » évoqués par les Comaroff dans la rencontre avec les Tswana d’Afrique du Sud, qui étaient des paysans très pragmatiques, éloignés des théologiens lettrés (Comaroff 1991 : 80). Le premier apprentissage transmis par Trilles aux Pahouins de la forêt, parallèlement à la traduction du catéchisme en fang, concerne la « taille d’une pirogue » creusée dans un tronc d’arbre pour naviguer sur l’Ogooué.

[4L’escapade de Trilles sur le Mont Kameroun lors de la Mission Lesieur (1900), alors que son compagnon Tanguy est tombé malade, rappelle la montée légendaire de Le Roy, en solitaire, au Kilimandjaro

[5Introduction (Trilles 1932 : XIV).

[6Nassau 1914, My Ogowe, Being a Narrative of Daily Incidents during Sixteen Years in Equatorial West Africa, New York, The Neale Publishing Company.

[7« La race bantoue est ainsi nommée, parce que toutes les tribus qui en font partie, issues d’une même souche, désignent « un homme » par « tou ou N-tou », au pluriel : Ba-ntou, des hommes. Ce mot varie suivant les langues des diverses tribus, mais se rattache toujours à la même racine. Les Fang appellent « un homme » mur, au pluriel Bur.- c’est la même racine. D’une façon générale, Ba indique toujours le pluriel : I-vili, un Ivili, Bavili, des Bavilis » (Note de Trilles).

[8La maison Desclée De Brouwer & Cie a publié la première partie de cet ouvrage sous le titre : Voyage au Congo Nord.

[9Sur les nombreuses expéditions, ministérielles ou privées, liées à la dispute sur la délimitation de la frontière franco-espagnole du Gabon, voir Mangongo-Nzambi André (1969).

[10Voir ses cours sur La religion des primitifs).

[11Nous retiendrons ce raccourci de titre pour la suite.

[12Cet ouvrage comporte deux imprimaturs datés d’avril 1931 et février 1932, l’introduction de Schmidt est signée depuis Oxford, en octobre 1932.

[13Dans la préface aux Chez les Fang (p. 9), c’est d’ailleurs un « livre sur le fétichisme » qui est évoqué comme monographie alternative possible à ce récit de voyage.

[14Voir le compte rendu de R.H.(Robert Hertz) sur Nassau dans l’Année Sociologique, IX, 1904-1905 : 191-194.

[15Le père Maurice Briault (voir la note 27) retiendra aussi le terme fétichisme dans son essai de synthèse Polythéisme et fétichisme (1929).

[16Nous faisons référence ici aux travaux de Jean-Émile Mbot (1975).

[17Voir Henri Trilles, Contes et légendes fang du Gabon (1905), édité en 2002 par Henry Tourneux à partir des Proverbes, légendes et contes fang, extrait du Bulletin de la Société neuchâteloise de Géographie, t. XVI, p. 59-295, la transcription de ces récits étant privée des introductions et commentaires de Trilles.

[18Tessmann 1991 [1913]. Voir Mary 2023.

[19Sur le lien entre les figures des contes du Léopard et de la tortue, et les associations rituelles, voir Mbot 1974 : 669.

[20Tessmann y trouve « la plus sympathique des formes cultuelles » rencontrées, ce qui n’est pas sans malentendu au regard des épreuves ordaliques particulièrement cruelles imposées aux initiés ou supposés sorciers (1991 [1913] : 268). Pour une version ethnographique actualisée du Ngi ou Ngil, voir Laburthe-Tolra (1985, chap. XII) qui souligne les liens de complémentarité et de concurrence entre le Melan, le culte aux ancêtres, et le Ngi, anti sorcellerie, chez les Bëti.

[21Nos travaux sur le Bwiti des Fang ont fait l’expérience de cette segmentarité des sociétés initiatiques et du cumul des initiations toujours très actuelles (Mary 1999).

[22« Strychnos Onaï [sic], de la famille des Apocynées – Les Noirs prennent le suc extrait par incision des racines et de la tige mère. Ce suc est mêlé à la sève d’un ficus qui lui donne le liant nécessaire. On y ajoute une pâte composée de fourmis écrasées et exposées au soleil. Le produit ainsi obtenu est conservé soigneusement à l’abri de la lumière et de l’humidité. On s’en sert le plus souvent, soit pour la guerre, soit pour la chasse aux singes et aux oiseaux. Dans ces cas, la flèche lancée sans bruit atteint l’animal qui tombe à terre au bout de quelques secondes sans effrayer ses compagnons, frappés ainsi successivement l’un après l’autre. » (Note de Trilles)

[23Le Roy posait déjà la même question en répondant : « Je le crois. Et chose curieuse, ce sont des “convaincus” lors même qu’ils savent, à n’en pas douter, que telle de leurs opérations n’est que pure fantasmagorie […] En d’autres termes, il y a des résultats, et c’est pourquoi les sorciers croient en leur art … » (Le Roy 1910 : 285).

[24On peut retrouver ce « pacte de sang » dans la lecture chrétienne que le Père Aupiais et son disciple Paul Hazoumé retiennent de l’initiation au vodu du Dahomey (Hazoumé, Le Pacte de Sang, 1937).

[25Sur le débat scientifico-théologique et mythologique concernant les Pygmées, « enfants de Dieu », voir Mary 2010. Aujourd’hui, leurs descendants, plus ou moins métissés, se sont constitués en associations pour la revendication de leurs droits « originels » et la « réparation » du préjudice subi par leur exploitation ancestrale.

[26Dates inconnues.

[27Maurice Briault est né à Percy, dans la Manche, en 1874. Il est de six ans le cadet de Trilles et provient d’un milieu rural. Très affecté par son apostolat et son passage en pays Yaoundé et chez les Pahouins, ses propos sur les capacités intellectuelles, les aptitudes spirituelles et artistiques des Africains, sont très pessimistes et cautionnent le racisme ordinaire du monde colonial (J. Rich 2006 : 77). Même s’il s’affiche comme un universitaire géographe (à la suite de son séjour didactique à Fribourg), sa sensibilité est clairement littéraire et artistique. Il se méfie de l’esprit de systématisation et de généralisation, et préfère écrire par « anecdotes », indiquant les lieux et les scènes d’où il parle (Briault 1928). D’après le Père J. Bouchaud, lui-même ancien missionnaire au Cameroun, professeur de missiologie, et directeur des Annales Apostoliques puis Spiritaines jusqu’en 1959, Briault a toujours eu un problème relationnel, avec ses pairs missionnaires autant qu’avec les « indigènes », païens ou chrétiens. Sans parler du climat équatorial qui ne lui réussissait pas … Il multiplie les demandes de changements de postes entre le Cameroun, le Congo, et le Gabon. Finalement Le Roy lui trouvera le poste de secrétaire aux Annales, plus adapté à son tempérament instable et inquiet. Sa fidélité au Maître de la Science des Missions, Monseigneur Le Roy, lui assure un rôle stratégique qui va le conduire à régner sur les Annales pendant près de 40 ans. Briault n’a jamais manqué pour autant d’ambition comme en témoigne sa candidature concurrente de celle du Père Aupiais à l’Académie des Sciences coloniales, sur le siège laissé vacant par le décès de Monseigneur Le Roy en 1938. Contrairement à lui, Aupais se déclarait « négrophile » (Balard 1999 : 285).

[28Cf. la nécrologie de Briault par Joseph Bouchaud in Bulletin de la province de France, janvier 1954, n°66 : 193 et sv.

[29La note n’est pas paginée.

[30On notera la présence du Père Schmidt « sur le front », lors de la première projection des films d’Aupiais le 24 octobre 1930, à Boulogne (Balard 2007 : 88).

[31Voir Balard 2007.

[32Maurice Briault, « Notes sur le Père Trilles. Cas du Père Trilles et de son ouvrage sur les Pygmées » (in Archives spiritaines de Chevilly –Larue), citées par Bouchaud (non daté) et reprises par Cinnamon 2006 : 405, note 5.