Dans les années 1960, le sens même du mot anthropologie, tout comme celui du métier d’anthropologue, a connu un changement de taille au Brésil [1]. Depuis au moins la fin du XIXe siècle, ce savoir était pratiqué surtout par d’anciens étudiants de la Faculté de médecine, certains n’étant pas diplômés, dans les musées d’histoire naturelle. La division consacrée à l’anthropologie côtoyait les sections dédiées à la géologie, à la botanique et à la zoologie [2]. L’histoire de l’humanité était perçue comme un chapitre de l’histoire de la planète et de l’ensemble des êtres vivants. Au sein de ces musées, tous les spécialistes, recrutés en général par concours pour poursuivre des carrières scientifiques, avaient droit au titre de naturaliste, au port de la blouse blanche, comme les médecins dans les hôpitaux, ce qui les distinguait du commun des mortels. Ceux appartenant à la division d’anthropologie étaient initiés aux questionnements, méthodes de travail, concepts et théories explicatives propres à quatre domaines du savoir : l’anthropologie physique, l’archéologie, la linguistique et l’anthropologie culturelle. Chaque domaine donnait lieu à un secteur de la division, favorisant la spécialisation, mais tous les pratiquants récoltaient leurs matériaux à l’occasion d’expéditions, qui pouvaient inclure des naturalistes des autres divisions du musée (géologues et géographes, botanistes, zoologues). Grâce aux expéditions, les naturalistes constituaient des collections, source de leurs publications scientifiques mais aussi des expositions abritées au musée, pour la diffusion de la connaissance. Le paradigme évolutionniste, d’abord ancré dans les théories de Darwin sur la sélection des espèces, traversait les différents domaines du savoir étudiant les êtres vivants.
La création du Programa de Pós-Graduação em antropologia social du Museu Nacional (Programme de « Post-Grade » en Anthropologie Sociale (PPGAS), formation en master et doctorat du Musée national de Rio de Janeiro) (PPGAS/MN) a instauré une rupture avec les pratiques précédentes. Elle commence par le recrutement : d’abord, il concerne désormais les étudiants qui, en licence, avaient étudié les sciences humaines et sociales (SHS), comme la philosophie, l’histoire, la sociologie, l’économie, la psychologie, le droit. Ensuite, s’il y avait encore des médecins, comme par le passé, ils n’étaient plus sélectionnés à titre individuel puis formés à travers l’accompagnement du travail scientifique du « maître », mais admis à la suite d’un concours public, en compagnie des licenciés en SHS. La formation de tous privilégiait la lecture des monographies ethnographiques et des articles scientifiques faisant autorité sur la scène internationale ; les étudiants étaient incités à mettre à l’épreuve les théories les plus récentes élaborées dans un travail de terrain prolongé (fieldwork), empruntant la référence à l’anthropologie sociale britannique depuis Malinowski (1922).
À une époque de forte tension sociale, déclenchée surtout par les mobilisations des étudiants universitaires, suivie par un durcissement des mécanismes de répression du régime militaire, en 1968, l’ouverture d’un cours de master de haut niveau, permettant des enquêtes de terrain, a constitué, pour l’exercice des activités intellectuelles, une sorte de « refuge » de choix, permettant la reconversion de jeunes intéressés par les SHS et/ou persécutés par le régime militaire. D’autant plus que son principal organisateur, Roberto Cardoso de Oliveira, formé par les philosophes de la « mission française » à l’université de São Paulo (USP), voyait d’un œil favorable la proximité de la sociologie, voisinage cultivé par Florestan Fernandes, qui l’a introduit dans cette discipline dans les années 1950, juste avant de former ses premiers disciples sociologues, parmi lesquels figurait le beau-frère de Roberto, le sociologue Fernando Henrique Cardoso [3]. Le rapprochement avec la sociologie, ou même avec la science politique en voie de constitution, s’explique aussi par la nécessité de faire front commun face aux persécutions déclenchées contre ceux qui se réclamaient des sciences sociales. Nous verrons par la suite que la simultanéité des conditions favorables à la création du cours de master en anthropologie (soutien de la Fondation Ford, accès aux enquêtes de terrain, appropriation d’une littérature internationale novatrice) avec l’instauration des formes durables de répression des activités intellectuelles a déclenché un fort investissement des étudiants dans le renouvellement du métier.
La création du PPGAS et la sélection des espèces savantes : de l’histoire naturelle aux sciences sociales
La création du Programme de « Post-Grade » en Anthropologie Sociale (PPGAS) a signifié pour l’anthropologie sociale ce que la création de l’Institut universitaire de Recherche de Rio de Janeiro (IUPERJ) a signifié pour la science politique [4]. Les deux organisations ont compté sur le soutien financier de la Fondation Ford et se sont inscrites dans un nouveau cadre normatif pour le système d’enseignement mis en place par les militaires. Car, si le régime voulait imposer des limites à toute pensée critique, promulguant des lois et des décrets-lois favorisant le licenciement des enseignants et le contrôle de l’accès aux postes de chercheurs ou d’enseignants-chercheurs, il avait aussi pour objectif l’essor d’un troisième cycle de haut niveau, condition jugée indispensable au développement scientifique et technologique, perçu comme essentiel à la croissance économique durable du pays. Les caractéristiques sociales et intellectuelles des fondateurs du premier master en anthropologie sociale, comme l’existence d’une tradition d’enquêtes de terrain au Museu Nacional, avaient permis des projets de collaboration avec l’université de Harvard qui ont précédé la création de cette nouvelle institution de formation. L’étude du croisement des parcours intellectuels des « pères fondateurs » du PPGAS/MN (y compris David Maybury-Lewis, de l’université de Harvard, qui s’est associé à Roberto Cardoso de Oliveira et à Luiz de Castro Faria dans cette entreprise) doit nous permettre de mieux comprendre les conditions et les enjeux de cette innovation institutionnelle. Les capitaux sociaux, économiques, intellectuels et symboliques mobilisés à cet effet sont en partie originaires du champ académique nord-américain, mais ils n’ont pu exercer leurs effets qu’une fois combinés avec ceux accumulés par les enseignants-chercheurs brésiliens. L’aspect multilatéral de l’entreprise est certainement responsable de l’originalité des activités pédagogiques et de la recherche accomplies ultérieurement. Si le PPGAS ne peut pas s’inscrire comme un fils tardif de la « mission française » des années 1930, qui avait fait venir Fernand Braudel, Claude Lévi-Strauss, Pierre Monbeig, et bien d’autres pour créer l’USP, il ne fut pas non plus une réplique tropicale du PhD de Harvard ; encore moins une invention exclusivement autochtone. C’est l’hybridation à l’origine de cette nouvelle institution de formation et de recherche que nous voulons étudier ici. Certainement elle a tenu à l’action des « pères fondateurs », mais l’efficacité de leur alliance ne devient claire que si l’on tient compte de leurs propriétés sociales, de leurs expériences précédentes, de leurs projets scientifiques et professionnels et de la reconnaissance intellectuelle dont ils jouissaient à l’occasion de la mise en place du PPGAS.
Roberto Cardoso de Oliveira : la reconversion du philosophe aux vertus du terrain ethnographique
Roberto Cardoso de Oliveira, qui fut son premier directeur, de 1968 à 1971, est crédité, de façon unanime, du rôle de principal organisateur du PPGAS/MN. Né en 1928 à São Paulo, d’une famille de très haute origine sociale, son parcours semble marqué par la condition d’orphelin qui devint la sienne à l’âge de quatre ans. Son père fut un grand négociant exportateur de café, décédé en pleine crise des années 1930. Sa mère appartenait à une lignée de la noblesse impériale, dont la richesse provenait aussi des plantations de café. Parmi ses ancêtres figurait un intellectuel portugais déporté au Brésil par le Marquis de Pombal, à la fin du XVIIIe siècle, qui fut le professeur de rhétorique de Feijó, personnage de l’élite politique impériale qui a assuré l’intérim jusqu’au couronnement de l’Empereur D. Pedro II. Roberto Cardoso a résidé pendant son enfance dans un quartier central de São Paulo (Higienópolis), où habitaient des familles aisées (comme celle de son futur beau-frère), et a fréquenté les grands établissements d’enseignement secondaire (Collège Carlos Gomes, Lycée Rio Branco) qui assuraient l’accès ultérieur à l’université. Il semble avoir voulu passer le concours de la Faculté de médecine, mais s’est décidé pour des études de philosophie à l’USP, organisées, depuis 1934, par des enseignants français. Ce revirement de son projet intellectuel a rencontré la vive opposition de sa mère [5]. Il a dû financer ses études universitaires grâce à un travail intermittent de journaliste et se maria tôt, avant la fin de sa licence, avec une collègue du cours de philosophie, fréquentant les mêmes cercles nationalistes, voire communistes, que son beau-frère [6].

Dans le cours de philosophie de l’USP, il a suivi les enseignements des membres de la « mission française », Martial Guéroult, Claude Lefort, Roger Bastide et Gaston Granger ; grâce à ce dernier, il s’est décidé à approfondir les études en épistémologie des sciences. Comme Pierre Bourdieu le signale à propos de sa propre formation comme normalien (Bourdieu, 2004), le champ philosophique français était dominé, dans les années 1950, par la phénoménologie de Merleau-Ponty ou de Sartre, avec un deuxième pôle en épistémologie des sciences, porté par les travaux de Bachelard et Canguilhem. C’est cette deuxième orientation qui prédominait chez les enseignants partis à São Paulo. Son collègue José Arthur Gianotti, l’un des principaux philosophes brésiliens de son vivant, s’est consacré d’abord à l’épistémologie des mathématiques ; Roberto Cardoso, quant à lui, choisit d’examiner les fondements philosophiques de l’ethnologie ; il fut le seul étudiant de sa promotion à avoir opté pour une discipline de sciences sociales. Il travailla avec Florestan Fernandes, qui avait soutenu une thèse sur les fonctions sociales de la guerre chez les Amérindiens présents aux débuts de la colonisation portugaise, sous la direction de l’ethnologue allemand Herbert Baldus, alors enseignant à l’École de sociologie et de politique de São Paulo et sera considéré par la suite comme le créateur de l’école pauliste de sociologie. C’est à cette époque que Florestan Fernandes – qui allait succéder à Roger Bastide comme titulaire de la chaire de sociologie de l’USP, quand l’anthropologue français rentrerait en France pour enseigner à l’École Pratique (actuelle EHESS) – reprit plusieurs publications sous forme d’articles pour les réunir dans un de ses livres les plus célèbres, les Fondements empiriques de l’explication sociologique [7]. Roberto Cardoso, dans ce contact initial avec l’ethnologie et la sociologie, a fait usage de ses connaissances philosophiques pour traiter une question qui lui était donc familière : celle des fondements des pratiques savantes les plus courantes.
Ce fut sa proximité avec Darcy Ribeiro – ethnologue lié aux cercles positivistes qui ont donné naissance au Service de Protection des Indiens, au début du XXe siècle, et possédant lui-même une large expérience du contact avec les groupes amérindiens du Brésil Central – qui a infléchi la carrière de Roberto Cardoso en posant, pour l’élaboration théorique, le primat des enquêtes de terrain, comme c’était déjà l’usage dans l’univers anglo-saxon. En tant que responsable de la « division d’études » du Museu do Índio (Musée de l’Indien), à Rio de Janeiro, Darcy Ribeiro invita Roberto Cardoso à intégrer cette institution pour en assurer l’essor. Roberto Cardoso a déménagé en janvier 1954 à Rio, avec toute sa famille, pour assumer ses nouvelles fonctions. Il a bénéficié de la collaboration d’Eduardo Galvão, seul ethnologue brésilien à l’époque titulaire d’un PhD de l’université de Columbia. Dans cette université, celui-ci avait collaboré avec l’anthropologue Charles Wagley, spécialiste du Brésil où il est revenu mener des enquêtes en 1941, grâce à la politique culturelle de F.-D. Roosevelt visant à se rapprocher, pendant la Seconde Guerre, du seul allié qui lui restait en Amérique du Sud.
Son poste au Musée de l’Indien a permis à Roberto Cardoso de faire ses premières enquêtes de terrain, d’abord parmi les Terena [8]. En parallèle avec ces séjours prolongés chez des groupes tribaux, Roberto Cardoso a donné, dès 1955, des cours dans les locaux du Musée de l’Indien, financés par les agences créées par le réformateur de l’éducation Anisio Teixeira pour promouvoir la modernité du système éducatif brésilien [9], comme la CAPES (Centre de perfectionnement du personnel de niveau supérieur), le CBPE (Centre brésilien de recherches en éducation) et l’INEP (Institut national d’études pédagogiques), destinés à former des ethnologues au courant des débats internationaux de la discipline et susceptibles de soumettre les hypothèses théoriques à l’épreuve du terrain ethnographique.
Il quitta le Musée de l’Indien en 1958, peu après les départs de Darcy Ribeiro et d’Eduardo Galvão, suite à des infléchissements dans la politique indigéniste qu’ils jugeaient inadmissibles. À cette occasion, il fut invité par Luiz de Castro Faria à intégrer le Museu Nacional. Ce nouveau poste lui a permis de donner suite à ses enquêtes ethnographiques sur les groupes amérindiens et de mettre sur pied des formations de troisième cycle.
Dès 1960, avec l’appui et la participation de Luiz de Castro Faria, en tant que membre de la division d’anthropologie du Museu Nacional, Roberto Cardoso a organisé des cours de spécialisation associant formation théorique et travail de terrain obligatoire. L’orientation vers la professionnalisation de nouvelles générations était claire : les futurs étudiants étaient soumis à un examen d’entrée attestant de leur connaissance de la littérature internationale ; on exigeait d’eux un dévouement intégral aux études, grâce à des bourses accordées par les agences fédérales et à un contrôle continu de la littérature assimilée tout au long des séminaires. À cette époque, la définition du domaine de l’anthropologie était stricte : tous les étudiants ont fait un travail de terrain sur les groupes amérindiens pour produire leurs monographies [10]. « Anthropologie : science des sociétés primitives ? » Le point d’interrogation que pose ce titre choisi pour un ouvrage collectif d’anthropologues français (Backès-Clément et al., 1971) ne semblait pas, ici, faire sens, au moins quant au choix des populations étudiées : les groupes amérindiens vivant dans le territoire brésilien semblaient constituer l’objet privilégié de toute démarche anthropologique. Il est intéressant de noter qu’à la même époque, à la suite des travaux de Roger Bastide et de Florestan Fernandes sur le préjugé social contre les Noirs au sein du marché du travail industriel de São Paulo, les recherches sur le sort des descendants des esclaves africains au sud du pays, menées par les disciples de Florestan Fernandes à l’USP, comme Octávio Ianni et Fernando Henrique Cardoso, étaient perçues comme relevant de la « sociologie » [11]. Tant il est vrai que devenir anthropologue, dans les années 1960, semblait presque synonyme de se consacrer à l’étude d’un groupe particulièrement méconnu et perçu comme « non intégré » à la société nationale : les Amérindiens.
Le coup d’État militaire de 1964 ne semble pas avoir atteint les activités du Musée National, comme ce fut le cas pour plusieurs institutions universitaires ou centres de recherches. Nombreux sont les témoignages de la solidarité apportée par Roberto Cardoso à des collègues ou étudiants persécutés (Amorim, 2001) ; mais le Musée ne sera perçu comme un foyer de résistance intellectuelle qu’après 1968, comme nous le développerons plus loin. Néanmoins, les réseaux de connaissances de Roberto Cardoso ont bien été ébranlés, et ses amis écartés des postes ministériels, entraînant l’interruption des cours donnés depuis le début des années 1960. L’exil forcé de son beau-frère, Fernando Henrique Cardoso, comme celui de Darcy Ribeiro, qui l’avait fait venir à Rio, d’une part, ainsi que les persécutions contre Florestan Fernandes, son premier maître dans la discipline, d’autre part, nous donnent la mesure de l’effondrement de son capital social pouvant être valorisé auprès des agences scientifiques ; or, celui-ci lui était nécessaire pour persister sur la voie des innovations pédagogiques. Il engagea alors une collaboration plus étroite avec David Maybury-Lewis, ce qui a permis, d’abord, que ses anciens étudiants – comme Roberto da Matta – puissent poursuivre leurs études doctorales à Harvard ; ce qui lui fournit ensuite une caution décisive, émanant d’un des centres académiques nord-américains les plus réputés, pour obtenir le soutien financier de la Fondation Ford. Tout se passe comme si l’anthropologie de Harvard et la Fondation Ford représentaient des « alliés de substitution » face à la perte du poids social et politique des cercles nationalistes de gauche [12].
Il faut remarquer que Roberto Cardoso, depuis son arrivée à Rio en 1954, ne s’était jamais soucié d’obtenir le titre de docteur, se consacrant intégralement aux publications issues de ses enquêtes de terrain et à ses expériences de formation de professionnels spécialisés. Après 1964, des recommandations approuvées par le Conseil fédéral de l’éducation, imposant les conditions indispensables pour l’approbation des formations doctorales – le « Parecer Sucupira » (l’avis Sucupira, du nom de son rapporteur) –, ont fait comprendre à Roberto Cardoso la nécessité de détenir un doctorat [13]. Il le passa à l’USP, sous la direction de Florestan Fernandes, en 1966, avec une thèse, « Urbanisation et tribalisme : l’intégration des Terena dans une société de classes » (Cardoso R., 1966 [14]), issue de ses enquêtes récentes sur les populations Terena résidant dans des villes en croissance. Il devenait ainsi « habilité » à créer une formation doctorale (la correspondance échangée avec Maybury-Lewis révèle la virulence des critiques d’un des membres du jury, Egon Schaden, professeur à l’USP, ce qui fondait l’avis de l’Anglais selon lequel, s’il voulait devenir membre d’une formation de haut niveau, mieux valait pour lui miser sur la création d’une institution nouvelle qu’attendre l’appel de son université d’origine).
Poursuivons l’examen de ces trajectoires croisées en nous attachant au parcours de David Maybury-Lewis, parcours qui l’amena à collaborer avec Roberto Cardoso dans la création du PPGAS/MN, tout en devenant le directeur du département d’Anthropologie de Harvard.
David Maybury-Lewis : d’Oxford (Grande-Bretagne) à Cambridge (États-Unis), les ethnologies impériales à la loupe

David Maybury-Lewis appartient à la même génération que Roberto Cardoso, puisqu’il est né en 1929, à Hyderabad, dans l’Empire Britannique (aujourd’hui au Pakistan), où son père était ingénieur hydraulique, occupant d’importantes fonctions dans cette région aride. Il a fait ses études secondaires en Angleterre, pendant la Seconde Guerre, et il n’a été engagé dans les troupes britanniques qu’en 1948-1949. Il a fait ses études de français, espagnol et russe à Cambridge (G.-B.), où il obtient son diplôme littéraire en 1952.
Il sillonne alors toute l’Europe pendant un an, puis part au Brésil, entre 1953 et 1955, où il étudie l’ethnologie à São Paulo, sous la direction de Helbert Baldus, tandis qu’il enseigne l’anglais dans l’école du Consulat britannique. Grâce à une bourse de l’université, il séjourne pendant neuf mois parmi les Sherente et les Kraho du Brésil central. Ses enquêtes lui permettent d’obtenir un master, portant sur « l’acculturation des Sherente », ainsi qu’un master soutenu à l’université de Cambridge et un troisième à Oxford, en Grande-Bretagne. Il s’inscrit en doctorat en anthropologie sociale à l’université d’Oxford en 1957, réalisant des enquêtes de terrain parmi les Akwe-Xavante en 1958, et, en 1960, il soutient sa thèse sur « l’Organisation sociale des Akwe-Xavante ».
Il part ensuite aux États-Unis pour enseigner à l’université de Harvard (1961), puis, en 1964-65, il est admis comme fellow à l’Institut d’études avancées de Princeton. Ainsi, à 35 ans, Maybury-Lewis était passé par les centres anglais et nord-américains les plus prestigieux en anthropologie sociale, et avait acquis le statut de professeur associé à Harvard. Un an après son entrée à Harvard, en 1962, il a mis en route le projet Harvard-Brésil Central pour des études systématiques des groupes Gê. C’est à cette occasion qu’il noua des liens systématiques avec Roberto Cardoso, débouchant sur un accord Musée National/université de Harvard, signé le 10 mai 1963. Ce projet a duré de 1962 à 1966, combiné avec le projet entrepris par Roberto Cardoso, financé par le CNPq [15], sur une « Étude comparative des sociétés indigènes du Brésil ». David Maybury-Lewis dirigea le projet « Gê Brésil Central » visant l’étude systématique des systèmes politiques des groupes amérindiens, l’analyse formelle des mythes, y compris à l’aide de modèles mathématiques étudiés grâce à l’informatique, et l’analyse comparative des organisations sociales. Des huit étudiants en PhD financés par ce projet, trois faisaient partie du groupe formé en 1960-1961 au Museu Nacional par Roberto Cardoso : Roberto da Matta (travaillant sur les Apinayé), Roque de Barros Laraia (sur les Sherente), et Julio César Melatti (sur les Kraho) [16]. L’équipe binationale a bénéficié de plusieurs colloques pour discuter les hypothèses et les modèles explicatifs, et ce travail collectif a sans doute facilité la publication postérieure des monographies. Les thèmes travaillés de manière récurrente par tout le groupe furent les formes de parenté et de mariage, l’organisation par classe d’âge, les confréries et les modalités de fractionnement social [17].
Pour poursuivre ces travaux, Maybury-Lewis et Cardoso ont demandé à la Fondation Ford des moyens financiers. L’analyse de la correspondance entre ces deux anthropologues, entre 1966 et 1967, montre que l’intérêt primordial du Britannique était d’assurer la perpétuation des enquêtes sur le terrain. C’est Cardoso qui prit l’initiative de parler de la création du programme de master, renouant ainsi le fil de ses efforts antérieurs ; Maybury-Lewis semble accepter cette idée comme contrepartie à la poursuite de leur coopération, qui élargissait en outre la portée des réflexions nourries à Harvard. Mais ce qui fut au centre de ses préoccupations, ce fut la mise à l’épreuve des prémisses de l’anthropologie structurale proposée par Claude Lévi-Strauss, en particulier à propos des organisations dualistes. On peut mieux comprendre de cette façon l’infléchissement des orientations théoriques de Roberto da Matta, à l’occasion de son PhD à Harvard, où il a fait une lecture fouillée et systématique des ouvrages de Lévi-Strauss et a rédigé sa thèse de doctorat – Un monde partagé (Um Mundo dividido – A estrutura social dos Índios Apinayé). Fort de la participation aux débats sur la pertinence des acquis du structuralisme à Harvard [18], Roberto da Matta a figuré comme le principal auteur brésilien des années 1970, pour son usage créatif des propositions de Lévi-Strauss. En tant que professeur d’orientation « structuraliste », il démontra comment la contribution du penseur français permettait de dépasser les controverses techniques sur la nomenclature de la parenté et sur le sens du totémisme, du récit des mythes et des pratiques rituelles.

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L’hégémonie des questionnements et des modèles d’analyse proposés par Lévi-Strauss dans le monde anglo-saxon s’est avérée un facteur central de leur reprise au Brésil. C’est l’usage pratique des hypothèses lévi-straussiennes, devant le défi de décrire et d’essayer d’expliquer les modes de vie et le système de représentations de groupes amérindiens qui n’avaient jamais fait l’objet d’études aussi systématiques, qui a marqué la lecture des ouvrages de rupture du savant français. Cette approche s’oppose nettement à la tendance à faire des commentaires de textes à l’aide de confrontation avec d’autres « écoles de pensée » philosophique.
Le cadre de la réception, la composition sociale des nouveaux lecteurs, les pratiques suscitées par la lecture des ouvrages sont des composantes essentielles pour comprendre les sens attribués à l’œuvre étudiée (Chartier, 2005). La « circulation internationale des idées » se matérialise toujours dans des supports précis, susceptibles d’études empiriques.
Luiz de Castro Faria : un naturaliste contraint à la spécialisation en anthropologie sociale ou le refus de l’amnésie sur les controverses sur la nomination de la discipline

L’analyse de l’itinéraire social et intellectuel de Luiz de Castro Faria doit nous permettre de comprendre comment les traditions de recherches en anthropologie, au Museu Nacional, favorisaient certains traits distinctifs du PPGAS, mais suscitaient aussi des résistances, voire des oppositions, à l’égard de la formation collective des apprentis en anthropologie sociale, férus d’enquêtes de terrain.
Né en 1913 au nord de l’état de Rio de Janeiro, à une génération d’intervalle des deux autres « pères fondateurs », d’une famille qui, comme celle de Roberto Cardoso, plongeait ses racines dans la noblesse impériale, Castro Faria conclut de brillantes études secondaires en 1932. Il a bien voulu entrer à la Faculté de Médecine, mais il a obtenu la 45e place dans l’examen d’entrée, et il n’y avait que 40 places, ce que lui a poussé à opter pour des cours de licence en bibliothéconomie (entretien mené par Angela Alonso et Gizlene Neder en avril 1997, édité dans la revue Tempo, p. 176), choix un peu étonnant pour un jeune homme de son origine sociale ayant achevé les études secondaires au lycée des Bénédictins, le plus prestigieux de tout Rio. Il fut admis en 1936 comme praticante (exerçant une profession à titre gratuit) de la division d’anthropologie du Museu Nacional puis promu « assistant volontaire » en 1937 [19]. Pour acquérir une telle formation « sur le tas », à l’époque, il fallait appartenir à une famille relativement aisée, car aucune forme de bourse n’existait. Pendant sept ans ses fonctions au Museu Nacional n’assuraient pas son existence matérielle impliquant un investissement personnel de nature presque « missionnaire ».
C’est à ce moment de sa vie que Castro Faria fut, en 1938, le compagnon de route de Lévi-Strauss (Faria, 2001), à l’occasion de l’expédition de la Serra do Norte, immortalisée dans Tristes Tropiques. D’après les archives, la directrice du Museu Nacional voulait assurer la présence d’un jeune en formation dans une expédition organisée par un participant de haut niveau de la « mission française » à São Paulo. Cette expérience commune de collaboration scientifique, et de coexistence pour remplir les formalités administratives à l’égard de l’État fédéral, semble éphémère et ne s’est pas prolongée [20]. Ils se sont rencontrés une nouvelle fois en 1953, à Paris, lors d’un stage de Castro Faria au Musée de l’Homme, à l’invitation de Paul Rivet ; mais aucun projet commun n’a été mis sur pied. L’expédition de la Serra do Norte, connue aussi comme « expédition Lévi-Strauss », a constitué sa première expérience de terrain ; ses dépenses furent financées par le Secrétariat à la Culture de São Paulo, dirigé par Mario de Andrade, un des écrivains et intellectuels modernistes les plus importants du Brésil [21]. Sa participation fut décidée à la suite de longues négociations entre Claude Lévi-Strauss, patronné par Paul Rivet, et la directrice du Musée National, Heloisa Alberto Torres [22].

Celle-ci, anthropologue elle aussi, poursuivait, en nommant Castro Faria comme membre de la mission, un double objectif : répondre à l’exigence du Conseil de fiscalisation des expéditions scientifiques et artistiques, créé en 1933, qui voulait qu’un Brésilien en soit partie prenante ; et profiter de l’occasion pour former un apprenti scientifique qui pourrait ultérieurement être recruté par l’institution. Seul un organisme fédéral pouvait être garant de l’expédition, et même l’État le plus puissant de la fédération – São Paulo – ne pouvait pas mener des expéditions hors de son territoire. Il faut remarquer qu’à la même expédition ont participé Dinah Lévi-Strauss, elle aussi intéressée par l’organisation sociale et la cosmologie des groupes amérindiens et un médecin et anthropologue physique, le Dr. Jean Vellard, qui cherchait à étudier les effets anesthésiques du curare fabriqué par les Amérindiens d’Amazonie. L’amplitude des intérêts scientifiques à ce moment-là de Castro Faria peut être mesurée par sa participation aux expériences d’application de curare à un chien, organisée par le Dr. Vellard et consignée par Castro Faria dans ses carnets (Faria, 2001).

Luiz de Castro Faria n’a intégré le Museu Nacional comme professionnel qu’en 1944, par le biais d’un concours public où il a soutenu une thèse sur l’habitat au Brésil, faisant usage du matériel récolté en 1938 au cours de l’expédition de la Serra do Norte et de plusieurs autres réalisées entre-temps. En 1948, il intégra l’université fédérale Fluminense, à Niterói, pour donner des cours d’anthropologie à des étudiants de licence en sciences sociales. Formé d’après un recrutement individualisé, soumis au bon vouloir des titulaires des postes, ne jouissant pas de revenus réguliers ni de perspectives d’avenir assurées, réduit de fait à la condition d’autodidacte, Luiz de Castro Faria a livré un témoignage très intéressant sur l’insuffisance des enseignements de licence pour former des professionnels en anthropologie et sur la rupture qu’apportera la formation procurée par le PPGAS/MN, dont il attribue le mérite à Cardoso (Faria, 1993).
Il faut remarquer que Luiz de Castro Faria a occupé des hauts postes de gestion universitaire avant la création du PPGAS ou bien à ses débuts. Sa participation à ce programme n’a pas impliqué des nouvelles fonctions administratives, et progressivement il se consacrera à des cours de master et doctorats et participation à la recherche, notamment sur les auteurs et les œuvres paradigmatiques de la « pensée sociale brésilienne ». Sa reconversion en praticien dévoué à « l’anthropologie sociale » peut être datée avec précision. Entre 1964 et 1967, il devient directeur du Museu Nacional et jouit d’un certain prestige institutionnel à l’université fédérale de Rio de Janeiro, comme participant actif des débats sur la réforme universitaire, depuis les années 1960, comme vice-Président du nouvel Institut de sciences sociales en 1961-1963, puis son Président en 1963, étant nommé recteur adjoint de l’UFRJ entre octobre de 1972 et septembre 1973. Il a été également un membre actif du Conseil universitaire de l’université du Brésil, en tant que représentant de la Congrégation du Musée National, pendant la période 1961-1964. Son prestige en tant qu’autorité universitaire est manifeste, mais encore plus remarquable est son dévouement à la recherche et à l’enseignement de la recherche pendant la phase finale de sa carrière.
Pour démontrer la difficulté du dialogue avec les jeunes enseignants du PPGAS, Marilia Alvim, responsable du secteur d’anthropologie physique, rappelait souvent, au cours des réunions du département d’anthropologie auxquelles j’assistais, dans les années 1970-1980, que « Luiz de Castro Faria était notre dernier Franz Boas » ; autrement dit, qu’il était le seul à avoir été formé et à avoir pratiqué sur le terrain les quatre spécialités du métier d’anthropologue : l’archéologie, l’anthropologie physique, la linguistique et l’anthropologie culturelle. Ce rappel soulignait qu’il était à l’époque le seul trait d’union entre les membres du PPGAS et tous les autres secteurs du département d’Anthropologie, le pont entre l’ancienne « division d’anthropologie » et le jeune PPGAS. La tenue vestimentaire, avec l’abandon de la blouse blanche par les tout nouveaux « anthropologues sociaux », était un indice supplémentaire des distinctions au sein de l’ancien département.
Afin de prendre toute la mesure du caractère emblématique de sa carrière pour caractériser un tournant du métier d’anthropologue, il faut rappeler qu’à l’occasion de la création de l’Association Brésilienne d’Anthropologie (ABA), Castro Faria a figuré comme référence centrale du congrès siégeant au Musée National, en novembre 1953. Membre de la Commission d’organisation de la réunion, il fut élu son premier président entre 1954 et 1956. Son nom a été encore la référence centrale dans le Congrès de Recife, en 1978, pour écarter un mandarin proche du régime militaire qui monopolisait les destins de l’association, restaurant le caractère démocratique de l’association, qui perdure jusqu’à aujourd’hui [23]. Si, à cette occasion, il a pu regrouper autour de sa candidature à la présidence de l’ABA une si forte diversité de jeunes chercheurs, c’est aussi que sa participation aux activités de recherche et d’enseignement du PPGAS le créditait de l’aura d’un érudit très au fait du passé de cette branche du savoir et des évolutions récentes des débats de la discipline. Son attention presque exclusive, après 1968, au domaine de l’anthropologie sociale, l’objet par excellence de ses séminaires de recherche, constitue la preuve la plus évidente de la mutation du métier d’anthropologue au Brésil. Son malaise initial, teinté de fascination, devant les ruptures épistémologiques proposées par les œuvres de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu, auteurs lus et incorporés dans son style de travail quand il intégrait déjà le PPGAS, peut sans doute être interprété comme un ressort qui a transformé ses inquiétudes en programmes d’investigation systématique sur les classements intellectuels et les modes de sélection et de consécration de paradigmes savants au Brésil [24].
En 1988, à l’occasion des commémorations des vingt ans d’existence du PPGAS/MN, prononçant une des quatre conférences à côté des deux autres « pères fondateurs » et de Roberto da Matta, Castro Faria a, de façon polémique, intitulé la sienne sous forme de question –« une anthropologie sociale tupiniquim ? »– manifestant publiquement sa distance face au changement de dénomination de la discipline, lié à son reclassement dans l’échelle des connaissances.
Pendant plusieurs années le choix tomba sur l’anthropologie culturelle (…). Nous estimions opérer avec des hiérarchies –ethnographie, ethnologie, anthropologie culturelle, anthropologie sociale– dans cet ordre, du bas vers le haut. L’anthropologie sociale est située au sommet, mais ceci, à l’évidence, n’est pas une donnée naturelle. « Est située », ici, signifie la reconnaissance accordée à une hiérarchie produite. On doit comprendre qu’elle a été située. On doit admettre qu’il s’agit d’un néologisme (Faria, 1992a : 70).
Pendant la même conférence, il avait déjà posé la question des enjeux et de l’auteur du néologisme : « qui, où, à quel moment a utilisé cette ressource [usage des néologismes] pour se constituer en centre de son discours ? » (Faria, 1992a : 61). Le changement historique des usages et modes de pensée, sous couvercle de nom de la discipline, était nettement désigné.
Ce franc-parler devant ses pairs, en juin 1988, illustre l’un des aspects du lien unissant Castro Faria et Roberto Cardoso : le 5 décembre 1989, ce dernier recevait le titre de Docteur honoris causa de l’UFRJ, et l’orateur de cette cérémonie, le même Luiz de Castro Faria, intitula son intervention « Le dévouement à l’anthropologie – les quatre saisons d’une voie triomphale » (Faria, 1992b). Si, en France, c’est le nom Claude Lévi-Strauss qui est associé à la dénomination d’« anthropologie sociale » d’une discipline pratiquée précédemment sous le label d’« ethnologie », au Brésil, c’est Roberto Cardoso qui occupe la position homologue. Mais il ne peut pas laisser inaperçue la valeur opposée du reclassement opéré par la légitimation de l’expression « anthropologie sociale ». Dans la trajectoire intellectuelle des deux Brésiliens, la consécration de l’expression « anthropologie sociale » valide toutes les étapes du parcours de Roberto Cardoso, y compris la formation philosophique de départ, tandis qu’objectivement elle signalait la dévaluation brutale d’environ trois quarts des expériences professionnelles engagées par Luiz de Castro Faria (correspondantes aux domaines de l’archéologie, de l’anthropologie physique et de la linguistique). Il faut noter que l’édition de l’ensemble de ses programmes de cours par Antônio Carlos de Souza Lima démontre qu’il y a eu une tentative en 1977 d’organiser un cours sur les « cinq dimensions de l’anthropologie » à travers la participation des collègues spécialisés en linguistique, anthropologie biologique, archéologie, anthropologie des « sociétés simples » et des « sociétés complexes » (cf. Faria, 2006, pp. 201-2008). Mais cette tentative de restauration des anciens classements institutionnels n’a pas prospéré à l’intérieur du PPGAS. Luiz de Castro Faria est resté au PPGAS/MN jusqu’à la fin de ses jours, toujours en activité ; ce simple fait a exigé une importante reconversion de ses investissements intellectuels, dont témoignent les nombreuses publications des années 2000. Ironie du destin, ses écrits des années 2000 font figure d’analyses structurales assez uniques des classements normatifs de la « tribu des anthropologues ».
Issus d’univers sociaux, intellectuels et géographiques assez différenciés, la coopération entre les « pères fondateurs » a en outre supposé un quatrième partenaire, qui a modifié radicalement la donne : la Fondation Ford. Celle-ci a donné la possibilité de financer les enquêtes de terrain pour les professeurs et pour les étudiants, de recruter des enseignants-chercheurs pour des postes à plein temps, d’avoir accès à une bibliothèque dotée des ouvrages internationaux les plus récents et de collections complètes des revues spécialisées…
Les guerres de palais de l’Empire vues de la périphérie
Yves Dezalay et Bryan Garth (2002) considèrent l’action de la Fondation Ford en Amérique Latine (Brésil, Argentine, Chili et Mexique) comme un moyen, pour une contre-élite nord-américaine, de nouer des alliances avec les élites intellectuelles des pays dominés afin de renverser, au centre et à la périphérie, les tenants du pouvoir. Les transformations du champ du pouvoir mondial sont ainsi conçues comme issues d’alliances sur la base d’homologies de positions au sein des champs de pouvoir nationaux, sans qu’il y ait forcément un accord préalable sur de mêmes bases idéologiques. Cette sociologie du pouvoir transnational privilégie la matérialité des réseaux et de leurs pratiques, sans s’attarder au préalable sur les idéaux qu’ils affichent ; l’identité d’objectifs proclamés ne semble pas une base adéquate à la compréhension de la force ou de la fragilité de toute alliance. Ceci ne signifie nullement un manque d’intérêt pour la rhétorique des acteurs, puisque l’étude, aux États-Unis, a débuté par une recherche sur l’origine du courant Law and Development et s’est poursuivie par l’analyse des efforts pour exporter ses idéaux, ce qui a pu être compris comme une quête d’alliés dans d’autres champs nationaux susceptibles de les incarner.
La rhétorique de la promotion des droits de l’homme, voire de la restauration de l’État de droit (rule of law) ou des libertés démocratiques dans l’espace publique, contribuait à la critique des régimes militaires implantés avec le soutien actif, voire la promotion directe, des « faucons » nord-américains pariant sur des stratégies strictement militaires face à la guerre froide. Cette défense des droits de l’homme ou de la restauration des droits civiques donne, hors des États-Unis, une illustration de la face sombre des dictatures militaires latino-américaines, et offre un « bol d’air » aux communautés intellectuelles soumises à l’asphyxie ; cependant, l’analyse sociologique des activistes nord-américains, voulant donner consistance à une politique alternative, révèle la continuité de la visée hégémonique des États-Unis comme grande puissance. D’après Dezalay et Garth, la Fondation Ford œuvrait pour le renouveau des sciences sociales dans ces pays et s’inscrivait dans le droit fil du combat contre les internationales communistes et les différentes variantes du marxisme, pour assurer l’hégémonie des savoirs d’État, voire des systèmes de pensée ayant cours dans l’espace public nord-américain. Dans une conjoncture aussi complexe que celle des années 1960, les courants libéraux nord-américains ne cherchaient pas tant des alliés ayant des points de vue idéologiques identiques, que des alliés favorisant l’instauration de leur hégémonie politique et intellectuelle.
Le concept de champ du pouvoir s’applique aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle transnationale (Bourdieu, 1989 ; Dezalay & Garth, 2002) et permet d’étudier les recompositions des alliances et des clivages au niveau international sans avoir à supposer que même les agents dominants contrôlent matériellement et intellectuellement les jeux de pouvoir où ils sont inscrits. En même temps, cet ancrage théorique ne réduit pas le poids social de chaque acteur, comme si tous étaient également négligeables à l’échelle internationale, où il n’y aurait que des collectivités qui sont les États-nations ou leurs embryons. Le jeu des alliances et clivages dans les processus désignés par la notion de mondialisation relève de l’homologie entre agents issus et situés dans des scènes nationales distinctes, jamais d’une identité commune fondée sur les conditions sociales ou sur des points de vue partagés sur l’univers social et politique. Par conséquent, tout rapprochement entre des acteurs aussi diversifiés que les savants latino-américains et la Fondation Ford (Pollak : 1979 ; 1993) doit être compris comme une configuration spécifique, où les stratégies de chacun peuvent ne pas être claires pour les autres [25]. Toute alliance est un pari dans un espace de concurrence qui est inégalement opaque pour les différents agents, mais jamais transparent, même pour le plus puissant d’entre eux.
Qui va utiliser qui ?
La correspondance entre Roberto Cardoso et David Maybury-Lewis, qui était conservée dans les archives du PPGAS/MN et qui a pris feu comme l’édifice (mais dont le double existe peut-être dans les archives de Harvard), est très riche d’enseignements à ce propos, puisqu’elle permet de retracer pas à pas les négociations aboutissant à la création de cette nouvelle formation doctorale. De sa lecture, se dégagent clairement les intérêts des deux anthropologues, anglais et brésilien, à donner suite à la coopération entre le Département d’anthropologie de l’université de Harvard et son homologue du Musée National : l’idée de la création de la formation doctorale au Brésil part de Roberto Cardoso, tandis que l’acceptation de Maybury-Lewis vise à donner suite aux programmes de recherche mis en place sur les groupes Gê du Brésil Central, voire à les élargir. Elle était perçue comme d’autant plus intéressante par Maybury-Lewis qu’elle assurait des débouchés professionnels à trois étudiants qu’il avait déjà reçus, à Harvard, entre 1960 et 1962, pour un PhD : Roberto da Matta, alors à Harvard sous sa direction, sera choisi ultérieurement comme successeur de Cardoso à la tête du PPGAS ; Roque Laraia et Júlio César Mellati joueront un rôle central dans la future création d’une formation de « post-grade » en anthropologie sociale à l’université de Brasília (le transfert de Cardoso à l’université de Brasilia sera analysé dans la dernière partie de l’article) [26]. Dans une longue lettre adressée à Cardoso, en date du 30 novembre 1966, complétée par de nouveaux développements le 2 décembre, après qu’ils se soient parlé au téléphone, Maybury-Lewis rapporte sa conversation avec Peter Bell au Peabody Museum, à Cambridge, et instruit son partenaire sur la procédure à adopter face au représentant de la Fondation Ford au Brésil, M. Stacey Widdicombe : « One thing I forget to mention in my letter was that Bell suggested you should go now to Widdicombe and talk over the whole project. It is Ford Foundation policy that the major impetus should come from the country concerned and not be an outside initiative ».
La division du travail entre la partie brésilienne, maître du jeu en ce qui concerne l’enseignement, et l’hégémonie conservée par Harvard sur le destin de la recherche, apparaît nettement dans le résumé final de ce qui était convenu avec Peter Bell, et qui devait être repris par le négociateur du pays censé avoir le « major impetus » :
That the proposed project be divided in two parts, one concerned primarily with research and one concerned primarily with training and development of the social sciences in Brazil. I have always been interested in both aspects but feel that the second should be firmly directed from Brazil (i.e. by you). I suggested that the research should continue to be directed jointly by Rio and Harvard (i.e. by you and me) as there were many practical and administrative advantages in having the research based in both countries and a genuinely co-operative venture.
La suite de la correspondance (Cardoso a répondu le 31 décembre 1966) et des actions destinées à créer le PPGAS montrent que cette courte synthèse donne bien la mesure des intérêts de la contribution de chaque partenaire à leur entreprise commune. Mais le début de la lettre restaure l’incertitude des acteurs face à l’avenir, car il faudrait bien mieux connaître le sens profond des stratégies de la Fondation Ford pour écarter la crainte d’être manipulés :
Frankly and between ourselves my impression of the conversation was “mais ou menos” (sic). It seems to be a question of who is going to use whom. The Ford Foundation appeared to be eager to put money into Brazil. On the other hand, I got the impression that they were not particularly interested in our research but would be prepared to give the money to it if in so doing they could accomplish their own purposes. I would not mind this at all if I had a clear idea of what their own purposes were, but this, as you know, is not easy to acquire
L’analyse structurale de la parenté, des rites et des mythes des groupes Gê du Brésil Central était l’objectif primordial de l’anthropologue de Harvard, mais il gardait le sentiment de ne pas avoir réussi à partager son enthousiasme avec le représentant de la Fondation Ford. Par contre, ce qui était sûr, c’est que cette agence voulait s’implanter à Rio de Janeiro, en tant que mécène dans le domaine des sciences sociales, et qu’un réseau binational, voire multinational déjà existant, menant des enquêtes scientifiquement prestigieuses, devenait incontournable. L’anthropologie sociale ne figurait peut-être pas dans les priorités de l’agence américaine – comme ce fut le cas pour l’économie (Loureiro, 1997) et les sciences politiques (Canedo, 2009) –, mais pouvait être annexée à la liste des références scientifiques reconnues sur le plan international :
They clearly wish to build up the social sciences in Brazil. I think they would probably have prepared not to have had to deal with social anthropologists but are faced, to a certain extent, with no other choice since we appear to be the most lively research group in this particularly field. Therefore, I suppose they would be prepared to give money to social anthropology.
Mais, au cours de sa lettre, Maybury-Lewis fait état des réserves de la Fondation Ford à la coopération du PPGAS/MN avec le beau-frère de Roberto Cardoso, Fernando Henrique Cardoso, dont la renommée augmentait à la suite de son départ à Santiago du Chili et des premières publications sur la théorie de la dépendance ; les réserves concernaient probablement tout le groupe constitué autour de Florestan Fernandes, bien connu de David aussi, après son passage à São Paulo pour son master. Ainsi, il devenait clair que la Fondation Ford voulait stimuler une compétition scientifique visant à réorienter les développements des sciences sociales brésiliennes et contrer le paradigme marxiste, quand bien même les travaux de ce groupe de São Paulo s’écartaient de toute orthodoxie communiste. En tout état de cause, la Fondation Ford finira par financer le CEBRAP (Centro Brasileiro de Análise e Planificação) à São Paulo, centre de recherches dirigé par Fernando Henrique Cardoso, avec qui les enseignants-chercheurs du PPGAS/MN ont eu des échanges scientifiques réguliers, ce qui montre, encore une fois, comment les alliances et les clivages se recomposaient au jour le jour. Le comportement quotidien de chaque acteur servait de signe de l’évolution des rapports de force. La correspondance des « pères fondateurs » du PPGAS est explicite sur la tentative d’écarter les « disciples de la mission française de São Paulo » des nouveaux groupes d’enseignants et de chercheurs de haut niveau. Le doute reproduit plus haut –qui va utiliser qui ? – apparaît comme crucial :
Moreover I am not absolutely certain in my own mind that the Ford Foundation is willing to give money with no strings attached. I was amazed when I mentioned to Peter Bell that we hope to cooperate with some of the sociologists in São Paulo and he replied that perhaps their work was not as good as it might be because of its Marxist orientation. Now, you know my own view on this and you know that I for example thought that Fernando Enrique’s book A metamorfose do Escravo (sic) was spoiled by his Marxist–style polemics. Nevertheless it should be clear to anybody who has the slightest knowledge of Brazilian sociology that the important work being done in this field stems from Florestan Fernandes and the people whom he has gathered around him. It is ridiculous to think that we are somehow going to procure empirical sociologists with no views on anything to bring back the “true facts” on Brazil.
Ces erreurs paraissant significatives, nous avons conservé la graphie erronée du nom de Fernando Henrique Cardoso, tout comme le titre erroné de sa thèse de doctorat et du livre publié par la suite. La référence exacte est Capitalisme et esclavage au Brésil méridional (1962), qui s’ouvre par une introduction consacrée à la méthode dialectique dans les sciences sociales. Le titre Métamorphoses de l’esclave, publié aussi en 1962, dans la même collection que celui de Fernando Henrique Cardoso, est celui de la thèse de doctorat de Octávio Ianni, consacrée tout autant aux héritages de l’esclavage dans le sud du Brésil et relevant du marxisme. Dans une édition de 1974, Fernando Henrique Cardoso réaffirme sa condition de « disciple de la mission française » des années 1930-1940 et de théoricien de la dialectique marxiste :
La génération qui m’a précédé, de Florestan Fernandes, Antônio Cândido, Gioconda Mussolini, Mário Wagner Vieira da Cunha, Lourival Gomes Machado et bien d’autres, avait renouvelé la vie universitaire, sous l’influence directe des professeurs étrangers et d’hommes comme Fernando de Azevedo (un des organisateurs de l’USP). La poursuite sans relâche d’un « standard de travail scientifique », la discipline de l’enquête historique et de terrain, les nombreuses années de contact avec des professeurs comme Roger Bastide, Fernand Braudel, Pierre Monbeig, Claude Lévi-Strauss, Emílio Willems et bien d’autres avaient créé un modèle pour la carrière universitaire et pour la production intellectuelle. La présence de quelques-uns des professeurs étrangers plus l’ardeur de ceux formés par eux et de ceux qui, par leurs propres efforts, ont fait des efforts pour substituer la tradition essayiste brésilienne par la sociologie, nous ont transmis un sens des responsabilités intellectuelles qui imposait un travail ardu pour faire les mémoires de master et de thèses de doctorat (…). La préface (…) est un document de l’effort théorique et du lourd fardeau représenté par l’affirmation de la dialectique marxiste (…). Florestan Fernandes, tourmenté par l’obsession de développer une sociologie non réductible au constat positif de l’ordre dominant, avait ouvert la possibilité de justifier la dialectique comme une des trois méthodes fondamentales : la fonctionnaliste, la weberienne et la dialectique. La plupart des participants du séminaire de Marx (auparavant spécifiés comme « un groupe d’assistants de l’université de São Paulo et d’étudiants plus mûrs sur le plan intellectuel ») attribuaient à la dialectique un statut théorique plus large acceptant l’utilisation d’autres méthodes de forme subordonnée (Cardoso F.-H., 1962/1974 : 11-12).
Au début des années 1970, Cardoso nuance l’âpreté de sa polémique engagée dans sa thèse de 1962 contre le structuralisme proposé par Claude Lévi-Strauss :
J’ai commis aussi quelques injustices, spécialement dans le cas de Lévi-Strauss en référence au mode employé par les structuralistes pour les analyses du sens (de contenu). Il faut dire, comme excuse, que lorsque j’ai rédigé la Préface, les seules publications disponibles étaient Anthropologie structurale, Les structures élémentaires de la parenté et les Tristes Tropiques (Cardoso F.-H., 1962/1974 : 19).
Les livres de Fernando Henrique Cardoso et d’Octávio Ianni ont certainement constitué des contributions décisives à l’affirmation du marxisme comme paradigme dominant des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970. La Fondation Ford avait ciblé au départ le groupe de jeunes prétendants qui allait devenir le pôle dominant des sciences sociales brésiliennes à la fin des années 1960. Le seul nom pouvant leur faire de l’ombre, mais de fait un allié objectif, était celui de Celso Furtado.
Ainsi David Maybury-Lewis formule-t-il de manière éloquente l’absurdité qu’il y aurait, pour l’équipe de Harvard, à redoubler la censure des militaires vis-à-vis de la sociologie de l’USP : ce n’était pas elle qui risquait de faire table rase des acquis des « disciples de la mission française de São Paulo » et encore moins de tous les débats préexistants dans la sociologie brésilienne. Cette attitude contraste avec la pratique, fréquente parmi les savants des centres intellectuels dominants sur la scène internationale, consistant à tenter de discréditer en bloc la production savante précédente, trahissant le désir de se doter à bon compte d’un marché protégé. Les libéraux nord-américains semblent avoir utilisé le mécénat comme arme dans le débat d’idées. Abordant sans détour tous les sujets épineux, la correspondance restitue les défis et les pièges contenus dans cette association avec la Fondation Ford, offrant un excellent révélateur de la stratégie du don analysée par Marcel Mauss (1950), en montrant comment l’« offre généreuse » de fonds pour l’avancée de la science s’inscrit dans des stratégies d’accumulation de pouvoir transnational.
La lucidité dans les négociations avec les bailleurs de fonds assure des marges de liberté de la recherche qui sera entreprise par la suite. La confiance dans le partenaire, de l’autre côté de l’océan, est exprimée en même temps que l’appel à ses talents de négociateur habile pour décrypter les stratégies de l’agence internationale et ne prendre d’autres engagements que ceux qui assurent la poursuite de leur entreprise commune :
All of this has been pessimistic so far, so I want to end on a more cheerful note. I did not by any means have a negative impression of Bell or of the Ford Foundation. Furthermore it seems to me to be very likely that they will give us money. The problem at this moment is simply whether we will be prepared to accept their conditions and I do hope that you will have an opportunity to explore this matter with your customary subtlety when you next talk to Stacey Widdicombe.
La création du PPGAS/MN a supposé par conséquent la mobilisation de toute l’autorité scientifique et institutionnelle cumulée par les « pères fondateurs », de leurs expériences précédentes et de leurs connaissances des mondes académiques brésilien et international, pour rendre possible la continuité des enquêtes sur les groupes Gê et la mise en place d’une formation doctorale qui pouvait dialoguer avec les acquis des précédentes. Ce nouvel organisme pouvait se prévaloir d’un enseignement de haut niveau, avec des enquêtes de terrain financées par les autorités éducatives. Ce n’est pas un hasard si l’accès au PPGAS était perçu par les jeunes étudiants comme une « entrée au paradis », puisque les études doctorales et le terrain financés offraient des conditions extrêmement rares pour toutes les générations précédentes. La formation au Musée National s’approchait des standards internationaux expérimentés par David Maybury-Lewis en Angleterre, au Brésil et aux États-Unis, et elle contrastait fortement avec les parcours de Luiz de Castro Faria et, d’une certaine façon, avec celui de Roberto Cardoso de Oliveira. Des conditions matérielles autrement favorables permettaient d’élargir l’expérience des années 1960, qui avaient déjà permis le recrutement sur de nouvelles bases de Roberto da Matta, Roque de Barros Laraia, Júlio César Melatti, Alcida Ramos, Maria Andrea Loyola, Maria Stella Amorim et bien d’autres encore. Ces dotations financières permettaient également d’étendre le domaine d’investigation scientifique jugé pertinent pour l’anthropologie sociale, notamment pour combler le vide provoqué par la virulente répression exercée à l’encontre de la sociologie, de l’histoire, de la philosophie ou même de l’économie.

Deuxième rangée, de gauche à droite : Maria José Carneiro (UFRRJ), Glaucia Oliveira da Silva (UFF), Laura Graziela Figueiredo Fernandes Gomes (UFF), Delma Pessanha Neves (UFF), Simoni Lahud Guedes (UFF).
Assis : Marco Antonio da Silva Mello (UFRJ et UFF).
Toutes les conditions semblaient réunies pour que la réception des acquis de l’anthropologie structurale devienne un enjeu scientifique de premier ordre dans le Brésil des années 1970. Pour les nouvelles générations d’étudiants, les défis intellectuels s’ajoutaient aux défis professionnels ; l’engagement profond dans la réinvention du métier semblait une des rares issues à un espace public désormais borné par la censure et occultant ses violences quotidiennes.
L’enfer au paradis
Une fois le financement de la Fondation Ford acquis, il est très instructif de suivre les modes de recrutement des enseignants-chercheurs. Déjà dans les lettres échangées, on voyait s’esquisser et se mettre en place la stratégie visant à diversifier les origines des enseignants recrutés, avec le souci explicite de contrebalancer l’hégémonie de l’anthropologie nord-américaine. Ainsi furent incorporés Francisca Isabel Vieira Keller, formée à l’USP et auteure d’une thèse sur les immigrés japonais ; Otávio Guilherme Alves Velho, le premier à soutenir son mémoire de master au PPGAS, en 1970, et qui soutiendra sa thèse de doctorat à l’université de Manchester, en Grande Bretagne, sous la direction de Peter Worsley ; Moacir Gracindo Soares Palmeira, auteur d’une thèse soutenue à l’université de Paris en 1971 sur le débat féodalisme/capitalisme pour caractériser les rapports sociaux à la campagne, traité à la lumière du concept de champ intellectuel forgé par Pierre Bourdieu ; Lygia Maria Sigaud, dont le mémoire de master au PPGAS et une thèse de doctorat présentée à l’USP portaient sur la façon dont la main-d’œuvre des plantations sucrières, composée des descendants d’esclaves, se représentait les transformations sociales provoquées par la mise en application des droits sociaux ; furent également recrutés Neuma Aguiar et Roger Walker, deux sociologues formés aux États-Unis, ainsi que Paulo Marcos Amorim, ethnologue formé au PPGAS, alors le plus proche des problématiques développées par Roberto Cardoso, et dont les enquêtes portaient sur le groupe de pêcheurs Potiguara de la baie de la Traição au Nordeste. Par ailleurs, le lien établi par Cardoso avec Manuel Diegues Jr., directeur du Centre latino-américain de sciences sociales, a facilité la collaboration avec la PPGAS du sociologue argentin Jorge Graciarena et de l’anthropologue mexicain Guillermo Bonfil Batalla. Ce rappel non exhaustif des enseignants présents au moment de la création du PPGAS (1966-68) est très révélateur de l’élargissement des thématiques jugées pertinentes pour la formation à la recherche, qui s’écartent d’une façon décisive de l’association entre « anthropologie sociale » et l’organisation sociale ou la cosmologie des groupes amérindiens du Brésil Central ou d’Amazonie. Otávio Velho, par exemple, dans la préface de sa thèse de doctorat (1973), et du livre en portugais qu’il en a tiré (Velho, 1974), remercie Roberto Cardoso de l’avoir orienté vers l’étude de la frontière agricole en Amazonie et crédite David Maybury-Lewis de la suggestion du comparatisme avec d’autres cas historiques (États-Unis, URSS). La Fondation Ford est aussi remerciée pour avoir financé ses deux séjours à Manchester, comme celui de Maria Andrea Loyola pour son doctorat en France, tous deux ayant bénéficié de bourses vers l’Europe leur permettant d’échapper aux persécutions militaires. Même Luiz de Castro Faria a servi de témoin de la défense Otávio Velho au moment où, à l’UFRJ, il fut l’objet d’enquêtes policières qui visaient plusieurs intellectuels accusés de menées subversives. Dans un univers soumis à un tel climat, où la solidarité entre les « maîtres » et les « apprentis » se joue sur tous les plans de la vie quotidienne à la fois, on comprend mieux la profession de foi dans les destins prometteurs du PPGAS/MN :
La participation au PPGAS a été depuis le départ extrêmement précieuse pour moi. Comme je l’ai explicité dans le manuscrit de ma thèse, le Programme est devenu une oasis au Brésil ces dernières années, pour l’étude, la recherche et le débat en sciences sociales, dont l’importance ne serait mesurée pleinement que dans le futur (Velho, 1974 : 7).
Les espoirs soulevés auprès des nouvelles générations suscitaient des engagements personnels qui dépassaient les simples considérations de carrières professionnelles enfin ouvertes. Il faut souligner que le projet de recherches conçu et présenté après 1966, toujours codirigé par David Maybury-Lewis et par Roberto Cardoso, portait le titre significatif d’« Études comparatives du développement régional », privilégiant surtout les transformations du monde rural, ou le commerce et l’artisanat des petites et moyennes villes du Nordeste et du Nord Amazonien. Les programmes des séminaires conservés dans les archives montrent l’association de l’étude des classiques de la sociologie brésilienne (Gilberto Freyre, Florestan Fernandes, etc.) avec des débats autour des « sociétés paysannes », où les théories de Robert Redfield étaient confrontées au renouveau des connaissances sur la Russie et l’Europe Centrale [27]. C’étaient Roberto Cardoso et David Maybury-Lewis qui dirigeaient les séminaires où cette littérature était étudiée d’une façon conséquente. Luiz de Castro Faria, à son tour, étudiait dans ses séminaires les toutes récentes controverses en « anthropologie économique », particulièrement le débat entre formalistes et substantivistes dans l’univers anglo-saxon, à la suite du célèbre livre de Karl Polanyi (1957), et leur emprise en France, à travers Maurice Godelier (1966) (Faria, 2006 : 77-86).
On peut remarquer que le début des enseignements du PPGAS, en août 1968, a précédé de cinq mois l’imposition de l’Acte Institutionnel no 5 par lequel les militaires au pouvoir annulaient toutes les possibilités juridiques visant à empêcher les emprisonnements arbitraires, à faire cesser les tortures systématiques et à éviter que les professeurs et étudiants admis par concours soient mis à la porte par simple publication d’une liste émanant de la haute hiérarchie militaire. Les sciences sociales, notamment à São Paulo, Rio de Janeiro et Brasilia, furent durement touchées. Roberto Cardoso affirma, à cette époque, que la formation doctorale en anthropologie sociale pouvait constituer un refuge pour les nouvelles générations « bloquées » dans le déroulement de leur trajectoire intellectuelle sous réserve de dialoguer pour de bon avec le passé national et international de la discipline. L’anthropologie sociale fut désormais, sans l’ombre d’un doute, un terrain de reconversion pour de jeunes universitaires, avec la contrainte de réinventer les conditions d’existence de leur nouveau métier.
Il est fondamental de restituer la double contrainte (double bind) pesant sur les générations d’étudiants. Les conditions matérielles des doctorants étaient sans équivalent dans le passé. Mais gare à ces « nouveaux héritiers » s’ils dormaient sur leurs lauriers : les conditions des échanges universitaires et des débats intellectuels se détérioraient chaque jour davantage (persécution des maisons d’édition, fermeture des collections, des revues scientifiques, surveillance des cours et colloques, exigence d’une « attestation idéologique » pour les concours de recrutement universitaire, etc.). Les défis étaient multiples et de taille : penser ces dilemmes comme impliquant une forme de « résistance intellectuelle » à l’arbitraire a permis à nombre d’étudiants d’accepter des conditions très pénibles d’enquêtes de terrain. Adopter au jour le jour les exigences du travail ethnographique bien fait, dialoguer avec différents courants théoriques « internationaux », étaient des moyens de pouvoir éditer les acquis de la recherche et de surmonter les barrières institutionnalisées. Cette configuration paradoxale liant des conditions matérielles exceptionnellement favorables à une répression tous azimuts fournit une piste pour comprendre que les programmes de recherche les plus novateurs soient apparus dans la phase la plus noire du régime militaire (voir Garcia & Garcia Parpet, 2023 et également Leite Lopes, 2023, qui reproduit un texte des services secrets des années 1970 sur les jeunes chercheurs du Museu). Pour les étudiants et les chercheurs en anthropologie, l’ascétisme de la recherche a remplacé l’ancienne disponibilité sans borne pour les manifestations publiques.
Le témoignage de Roberto Cardoso en 1988, l’année où le Brésil se dotait d’une Constitution démocratique, rappelle sa volonté de drainer vers l’anthropologie sociale des individus disposant de titres et compétences en sociologie, en histoire, en droit, en économie, qui les ont investis dans la réinvention du métier d’anthropologue, plus que jamais prisé par sa facette d’« anthropologie sociale » :
Il convient de noter, par rapport au public étudiant, que les intérêts intellectuels de la grande majorité étaient concentrés sur l’étude de la société nationale brésilienne, mais seuls quelques-uns s’intéressaient aux groupes indigènes. L’afflux de ces étudiants vers l’anthropologie et le Musée National – discipline et institution traditionnellement confondues avec des recherches en ethnologie indigène – mérite réflexion : cela nous a toujours frappés que cette demande tienne beaucoup à l’espace vacant de la sociologie, enseignée à l’époque à Rio de Janeiro seulement dans les facultés de philosophie, atteintes fortement par la répression de l’État autoritaire (Cardoso de Oliveira R., 1992 : 53).
Tout se passait comme si l’ensemble des conditions, favorables comme défavorables, de la libre recherche en anthropologie contraignait la totalité des agents concernés à réinventer les modes d’existence de leur métier et à fonder la pertinence de leur travail intellectuel, aussi bien les anciens « maîtres » que les nouveaux « apprentis ». Le dialogue avec le monde international présentait un intérêt encore plus fort, face au nationalisme culturel prôné par les militaires.
Les missions scientifiques comme enjeux de pouvoir et d’universalisation des savoirs
Dans un autre travail (Garcia Jr. & Garcia Parpet, 2023), nous avons étudié dans le détail la menace de disparition du PPGAS/MN quand le financement de la Fondation Ford fut brutalement limité, en 1972, ce qui impliqua une forte mobilisation des enseignants-chercheurs et des étudiants pour sauver cette institution, grâce à des nouveaux projets de recherche, et toute une série de réorientations promues par Roberto da Matta, nouveau directeur [28]. Ces démonstrations renforcent le sens des analyses précédentes. En effet, ce n’est qu’en 1974 que les enseignants-chercheurs recrutés avec les subventions accordées par la Fondation Ford ont été intégrés à l’UFRJ, diminuant le statut précaire de la formation de master, désormais fortement appuyée par la FINEP (Financement d’études et de projets), dirigée par l’économiste José Pelúcio Ferreira, issu des cercles nationalistes et reprenant le flambeau autrefois porté par les « esprits d’État », comme Anísio Teixeira, Celso Furtado ou José Leite Lopes. Désormais, les institutions universitaires et les agences de financement brésiliennes reconnaissaient la validité de la « greffe cosmopolite ».
L’incorporation de trois nouveaux enseignants-chercheurs a encore contribué à diversifier les axes de recherche pertinents pour l’anthropologie sociale. Giralda Seyferth, initialement recrutée au Musée National pour le secteur d’anthropologie physique, s’est dédiée à l’étude du rapport entre la question raciale et l’immigration européenne au XIXe siècle (les contingents allemands à l’origine d’une nouvelle paysannerie au sud du Brésil). Gilberto Cardoso Alves Velho, d’abord professeur à l’Institut de Philosophie et de Sciences Sociales (IFICS), examinant les styles de vie des couches aisées ou moyennes de Rio de Janeiro, a ouvert la voie à l’affirmation de l’« anthropologie urbaine » [29]. Anthony Seeger, ethno-musicologue, un proche de Roberto da Matta à Harvard University, est arrivé des États-Unis pour renforcer le pôle des études amérindiennes.
Enfin, des recrutements sur concours dès 1977 ont permis l’entrée des premiers doctorants du PPGAS comme enseignants-chercheurs : José Sergio Leite Lopes (différenciation parmi les ouvriers industriels, culture ouvrière), João Pacheco de Oliveira (études amérindiennes, friction inter-ethnique), Eduardo Viveiros de Castro (études amérindiennes, cosmologie et parenté), Luiz Fernando Dias Duarte (univers cognitif de pêcheurs, le psychisme dans les classes populaires et couches moyennes), et Afrânio Garcia Jr. (paysannerie et migrations, reconversion des élites agraires et univers intellectuel). Ces recrutements ont donné des contours stables à la pluralité des problématiques, à la diversification des méthodes d’investigation et de traitement de données de terrain, à la coexistence de perspectives théoriques différenciées. L’institutionnalisation du jugement de l’excellence des formations doctorales par la CAPES, agence du ministère de l’Éducation nationale, dès la fin des années 1970 (attribuant un rôle clé à la figure de Roberto Cardoso, déjà extérieur à tout lien administratif avec le PPGAS/MN), n’a fait que légitimer sa qualité d’institution pionnière et novatrice [30]. Dans son témoignage de 1988, il a fait ressortir le renouveau de la recherche en anthropologie, associée à la formation doctorale du Musée National qu’il avait jadis conçue :
Sans plus partager la vie du PPGAS depuis août 1972, quand j’ai quitté formellement le Musée National, j’ai toujours accompagné les activités du Programme et, à maintes reprises, j’ai fait partie des jurys de master et de doctorat. En plus, l’expérience acquise au long des 14 années de travail au Musée m’a été extrêmement précieuse pour organiser un programme similaire à Brasilia (…). Ce qui m’a le plus frappé, par contre, comme indice de consolidation complète du PPGAS, a été l’intégration d’une partie significative des meilleurs diplômés issus de son corps d’étudiants. Il serait redondant de rappeler qu’une formation doctorale n’est consolidée que dans la mesure où elle produit des professionnels compétents et d’excellentes thèses et mémoires de master. Le PPGAS a rempli pleinement ces deux exigences et il s’est renouvelé en absorbant quelques-uns de ses diplômés les plus compétents. Certains furent mes étudiants comme Otávio Velho, Lygia Sigaud, Gilberto Velho, Giralda Seyferth, José Sergio Leite Lopes, Afrânio Garcia et João Pacheco (le dernier à l’université de Brasilia) ; d’autres, comme Luiz Fernando Dias Duarte et Eduardo Viveiros de Castro ne l’ont pas été mais, à distance, j’ai pu accompagner leurs carrières de réussite comme enseignants du PPGAS et auteurs de contributions de valeur à l’anthropologie (Cardoso de Oliveira, 1992 : 54-56).

Au deuxième rang, debout : João Pacheco de Oliveira, Yonne de Freitas Leite, Marilia Facó Soares, Giralda Seyferth.
Assis : Roberto Da Matta (Université de Notre Dame), Luiz Fernando Dias Duarte, José Sergio Leite Lopes, Otávio Guilherme Velho.
Photo prise dans la cour intérieure du bâtiment du Musée national, cerca 1995
Il conclut son témoignage sur ses activités pédagogiques au sein du PPGAS par une reconnaissance de sa dette envers son successeur, Roberto da Matta, qui dut affronter le défi de l’institutionnalisation définitive de cette formation doctorale : « Je crois faire justice en reconnaissant que le rôle de Roberto da Matta – à côté de la bonne anthropologie qu’il a toujours enseignée – a été celui de se consacrer d’une façon décisive à la consolidation du PPGAS, appuyé naturellement par ses collègues » (Cardoso de Oliveira R., 1992 : 56).
L’Odyssée des pères fondateurs
En quittant le Musée National en 1972, à la suite d’un désaccord avec le directeur à propos des critères retenus pour les promotions qui bloquaient sa carrière d’enseignant (Cardoso de Oliveira R., 1992 : 55), Roberto Cardoso a réalisé un séjour d’une année à l’université de Harvard, grâce à une bourse accordée par la Fondation Ford [31]. Au retour, répondant à l’appel de Roque de Barros Laraia, il a organisé la formation doctorale en anthropologie sociale de l’université de Brasilia, en 1972, devenant par la suite le directeur du Département de sciences sociales (1973-1975) et, ultérieurement le Directeur de l’Institut de sciences humaines de l’université de Brasilia (1980-1985). Il a contribué ainsi à affirmer la place de l’anthropologie sociale au sein de l’université fédérale de la capitale du pays. Son périple ne s’est pas arrêté là, puisqu’il a contribué encore de façon décisive à l’organisation du doctorat à l’UNICAMP, dès la fin 1984 (Debert, 2006 ; Correa & Laraia, 1992 ; Amorim, 2001). Ainsi, il fut directement impliqué dans trois des quatre formations reconnues par la CAPES comme paradigmes de l’excellence, l’exception étant l’université dont il était issu : l’USP. Ce « disciple attitré de la mission française » des années 1930-1940, dans l’obtention de ses diplômes, a toujours marqué sa fidélité à son institution d’origine, comme l’ont fait également son beau-frère, Fernando Henrique Cardoso, et sa belle-sœur, l’anthropologue Ruth Leite Cardoso, ou encore le philosophe José Arthur Gianotti. Pour autant, et bien que son travail soit marqué par le lien direct avec Florestan Fernandes, notamment sur le plan des problématiques choisies, il n’a jamais été perçu comme membre de « l’école pauliste de sociologie ». Sa proximité avec Florestan Fernandes était telle que le livre célèbre de ce dernier – O negro no mundo dos brancos – a paraphrasé le titre de la thèse de doctorat de R. Cardoso, avec son autorisation explicite (Amorim, 2001). Son parcours d’envergure nationale, sans être assimilé à une seule grande ville universitaire, a également contribué à son image de personnage décisif de l’institutionnalisation de l’anthropologie sociale comme métier de la recherche au Brésil. Force est de constater que nous sommes à des lieues des effets mécaniques de la « mission française », même vis-à-vis des institutions universitaires de l’état de São Paulo.
Nous ne développerons pas ici l’analyse de la carrière des enseignants de l’USP [32]. De toute façon, l’installation finale de Roberto Cardoso à l’UNICAMP, et non à l’USP, contribue à souligner la diversification de l’enseignement de haut niveau à l’intérieur même de l’état de São Paulo ; son parcours comme entrepreneur schumpéterien des doctorats en anthropologie sociale fait voir la rapidité et l’intensité de l’expansion de ce champ disciplinaire. Il faut encore observer qu’outre le passage par la direction d’associations scientifiques, il créa la publication d’un Anuário Antropológico, qu’il dirigea de 1976 à 1985 ; ainsi, il a promu directement la mise en place des instruments de transmission des savoir-faire et de communication de la recherche de pointe à l’échelle proprement nationale. Rétrospectivement, la création du PPGAS/MN a pu apparaître moins comme le résultat de la mobilisation de tous ses acquis précédents pour affronter les défis scientifiques en pleine dictature militaire, nouant des alliances avec des savants positionnés dans les hauts lieux du monde académique nord-américain, que comme preuve de sa vocation pour innover en matière institutionnelle (Amorim, 2001 : 15-36).
Continuons à suivre son partenaire international, David Maybury-Lewis. Après quelques mois passés à Rio, en 1967, en compagnie de Roberto Cardoso, afin de donner forme au projet du PPGAS/MN, il devient consultant de la Fondation Ford et, surtout, un dirigeant central du Département d’Anthropologie de l’université de Harvard. Il consolide son image de savant soucieux du sort des populations étudiées par les anthropologues, notamment en créant l’une des premières ONG de défense des cultures amérindiennes ou « primitives » : Cultural Survival (Davis, 2008). La collaboration nouée en 1962 avec le Brésilien s’est prolongée tout au long du périple institutionnel de Roberto Cardoso – alliance durable doublée d’une amitié qui a duré jusqu’à leur mort, survenue pour eux deux en 2008 (Cardoso de Oliveira R., 2008).
Il est à noter que les liens entre l’université de Harvard et le Programme de doctorat de l’université de Brasilia sont encore plus explicites qu’avec le PPGAS/MN puisque, parmi les enseignants-chercheurs de Brasilia, le nombre de titulaires d’un PhD de Harvard est bien plus nombreux qu’à Rio ou même qu’à São Paulo [33]. Parmi eux figure Luiz Roberto Cardoso, fils aîné du pionnier du PPGAS/MN, qui a significativement présenté son master au Musée, sur des agriculteurs du Mato Grosso, et soutenu son PhD à Harvard, sur les différends juridiques et la réparation morale dans un tribunal des États-Unis [34]. Mariza Peirano, dès son PhD à Harvard et tout au long de son parcours scientifique à l’université de Brasilia et de sa collaboration avec les collègues du Musée National a problématisé avec vigueur le lien intellectuel entre anthropologues brésiliens et nord-américains (Peirano, 1981 ; 1992 ; 2008). Roque de Barros Laraia et Julio Cezar Mellati ont conclu leur doctorat dans l’USP.
En conclusion, c’est bien quand on la conçoit comme une cristallisation d’un maillon d’un réseau international qui s’est diversifié, qui a connu une formidable expansion, aussi bien à l’échelle brésilienne qu’internationale, et avec autant d’implications sur le plan des connaissances scientifiques aussi bien que sur le champ des pouvoirs transnationaux, que la genèse sociale et intellectuelle du PPGAS/MN semble le mieux éclairée. Ceci est aussi un indice de la diversification du champ de l’anthropologie contemporaine, servant de révélateur de ses modes d’existence mondialisés [35] et des modalités d’enracinement national de ce savoir.
La fragilité des institutions nationales, la puissance des hypothèses universelles
La restitution des conditions sociales pour énoncer et stabiliser un nouveau paradigme scientifique est un complément indispensable à l’intelligibilité du lien entre critique interne des théories préexistantes et pratiques permettant d’œuvrer au dépassement des limites précédentes (Heilbron, 2006). L’étude des caractéristiques sociales et intellectuelles des intervenants dans les controverses scientifiques, de leurs alliances et de leurs clivages, de leur action concertée, constitue sans doute un bon révélateur de la façon dont les relations de pouvoir transnational inscrivent leur empreinte sur l’évolution des modes de pensée ou des systèmes cognitifs (Love, 1996 ; Karady, 2008). Si toute recherche scientifique vise à établir des hypothèses à validité universelle, il paraît complètement vain de limiter le champ de vision de la circulation des idées à des rapports nationaux ou binationaux, si intenses fussent-ils dans le passé.
On peut se demander à ce propos si la « Mission Française » des années 1930 n’était tributaire que de l’universalisme de la science ou si elle faisait, comme la coopération promue plus tard par la Fondation Ford, la part belle à des visées hégémoniques à l’échelle mondiale. N’était-elle pas inscrite au sein des jeux de concurrence internationaux pour l’excellence dans le domaine scientifique, comme toute mission civilisatrice ? L’étude des controverses scientifiques suppose l’examen des conditions sociales de leur déroulement et des propriétés sociales de leurs acteurs, comme les innovations institutionnelles, notamment dans le domaine de formation de nouvelles générations, sont souvent liées à des débats d’idées et d’énonciation de nouveaux paradigmes scientifiques. L’évolution dans l’histoire des idées est traversée de toutes parts par le renouvellement de l’espace des institutions et des agents qui les mettent à l’épreuve et les transmettent, et celui-ci a souvent pour enjeu central la compétition pour l’hégémonie dans l’élaboration des paradigmes scientifiques.
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