À la recherche du crédit
Pourquoi s’intéresser aux groupes militants, venant de l’éducation populaire et souvent acquis à la cause régionaliste, qui se sont mobilisés pour la conservation, la promotion et la diffusion des musiques et danses populaires et/ou traditionnelles du domaine français ? [1] Entre autres raisons parce que ces collectifs, qui ont tous fini par revêtir la forme juridique de l’association loi de 1901, ont été rapidement repérés et sans doute légèrement redoutés, à l’origine du moins, pour leur capacité de nuisance politique, par les promoteurs de l’institution du patrimoine ethnologique (Gasnault 2018). Et parce qu’ils ont accompli, eux aussi, durant les décennies 70 et 80, ce même passage de la marge à une légitimité minimale qu’ont opéré les inventeurs et praticiens de l’ethnologie de la France, au gré d’un processus d’institutionnalisation mené avec le soutien, tantôt résolu tantôt hésitant, de l’administration culturelle ou plutôt d’administrations culturelles, la direction de la Musique et de la danse (DMD) et celle du Patrimoine (DP), conjuguant, par intermittence, leurs efforts [2]. Du fait de l’implication volontariste de celles et ceux qui avaient fondé et qui animaient ces associations, le dispositif institutionnel et organisationnel qui a émergé a bien été une co-construction, une interconnexion de réseaux.
C’est pourquoi le propos doit s’inscrire – sans s’y laisser enfermer – dans le registre de l’histoire administrative, puisqu’aussi bien il va dérouler le récit de l’adossement improbable d’organisations militantes à l’ordre immuable de l’appareil d’État. Mais comme il s’agit tout autant de reconstituer une forme d’errance initiatique qui a ménagé à des associatifs mal élevés, initialement dépourvus de culture scientifique comme administrative, et, dans leur immense majorité, d’attaches parisiennes, la découverte du processus de fabrication d’une politique publique, forcément depuis Paris, avec ses interlocuteurs fonctionnellement typés et ses procédures codifiées, on empruntera aussi au genre du roman d’apprentissage.
La leçon qu’il fallait ici assimiler concernait l’art et la manière de faire passer un projet socioculturel au crible de la bureaucratie sans qu’il succombe à cette épreuve, au prix d’arrangements, parfois de renoncements, mais aussi en jouant sur les cloisonnements avec lesquels il arrive que l’administration se piège elle-même, au moins fugacement, les deux puis trois directions ministérielles concernées tenant chacune guichet ouvert dans une conjoncture budgétaire plutôt clémente qui n’incitait guère à coordonner l’action publique, au risque de malmener sa cohérence et sa lisibilité. De tâtonnements en ajustements, entre ce que leurs solliciteurs réclamaient mais surtout ce qu’ils comprenaient des règles du jeu et ce qu’elles étaient prêtes – ou non – à lâcher, s’est dessinée une trajectoire, plus ondoyante que rectiligne, qui, sous la surface de l’anecdote, charrie des histoires de clientèles, de réseaux, de professionnalismes, d’incorporations inabouties et de légitimités finalement déniées. Or, dans ce jeu, qu’il serait prématuré de qualifier de petit ou de grand, et pour ces joueurs qui étaient, pour paraphraser Pirandello, non pas exactement des « personnages en quête d’auteur » mais bien des entités en quête de crédit(s), on relève le caractère longtemps erratique des positionnements à l’égard du concept et de la pratique de la recherche, qu’il leur a fallu d’abord dégager de ce qui ressortit de la formation, avant de l’articuler avec la démarche documentaire et patrimoniale. Il n’a pas fallu moins que le double septennat de François Mitterrand pour que s’opère une clarification, diversement rationalisée comme une éviction du champ académique ou comme l’abandon de positions d’abord bruyamment revendiquées. Pour déterminer si ces interprétations ex post sont radicalement divergentes ou partiellement combinables, on refera le parcours au sein duquel trois séquences peuvent être distinguées : l’apprentissage du travailler ensemble, au cours du premier ministère Lang (1981-1986), l’amorce d’une cristallisation dans le contexte paradoxalement porteur de la cohabitation (1986-1988), enfin un lent décrochage de la double attraction, scientifique et artistique, la mouvance « trad’ » s’ancrant de façon chaque jour de façon plus exclusive dans l’orbite de la DMD (1989-2005).
En avant-deux
Le projet de promotion du patrimoine ethnologique, dans sa dimension d’appui à la recherche scientifique, semble avoir reposé, sans s’y résumer, sur une ambiguïté congénitale, fidèle en cela à la tradition administrative de faire coexister les contraires, en postulant qu’ils parviendront au moins à se côtoyer paisiblement et, au mieux, à développer de réelles affinités. Ici, l’administration marieuse ambitionnait à la fois, en promouvant l’« ethnologie du proche » (Simon et Le Gall 2016), de procurer de nouveaux terrains à des chercheurs chevronnés que le contexte post-colonial avait parfois coupés de leurs bases exotiques, de mettre en selle la relève issue des nouvelles formations universitaires, mais aussi de prendre en compte les pratiques amateurs et le volontarisme associatif, quitte à les réguler, à les canaliser, à les discipliner à tous les sens du terme. Cette largeur de vues s’arrêtait cependant assez vite une fois énoncée la pétition de principe : pour la distribution de son budget d’intervention, le Conseil du patrimoine ethnologique (CPE) avait en effet institué une distinction significative, sinon intentionnellement mortifiante, entre crédits de recherche et crédits d’action culturelle [3]. Mais surtout, il avait exclu de son premier appel d’offres les travaux portant sur la musique, ce qui avait d’ailleurs placé Jean-Philippe Lecat, le très giscardien ministre de la Culture, dans une situation embarrassante, compte tenu du contexte fratricide au sein de la majorité présidentielle d’alors, puisqu’il avait dû promettre à Jacques Chirac de « saisir à nouveau en 1981 le Conseil [4] » pour qu’il prenne en considération le projet de collectage en Limousin déposé par l’association « revivaliste » des Musiciens routiniers [5]. La promesse ne put être tenue pour cause d’alternance et le CPE campa assez longtemps sur la ligne consistant à tenir la musique en lisière, de propos tout à fait délibéré puisque Chiva reconnaissait qu’il s’agissait bien d’une « omission volontaire, motivée par une réserve marquée [6] », explicitée comme suit : « Trop peu de gens sont assez formés et le département d’ethnomusicologie du musée national des arts et traditions populaires ne pourrait faire face aux demandes de formation qui ne manqueraient pas d’affluer, pour qu’on puisse sans danger susciter la recherche en ce domaine [7] ».
Sous couvert de prévention d’un risque quasi-systémique, l’exclusion s’inscrivait dans la tactique, résolue mais qu’il aurait été inconvenant d’afficher, de contournement du musée des Arts et traditions populaires (MATP) qui inspirait pour une part la politique du patrimoine ethnologique. Toutefois la manœuvre avait échoué. Elle avait en effet buté contre un obstacle imprévu, qu’Elizabeth Fleury-Lévy, la responsable de la mission du Patrimoine ethnologique (MPE), caractérisait en ces termes, dès novembre 1981 : « Un inconvénient majeur au bon fonctionnement du conseil est apparu dès la nomination de ses membres. Le jeu des institutions a en fait favorisé le MATP, au détriment de jeunes chercheurs condamnés au silence [8] ». Outre le conservateur en chef du musée, Jean Cuisenier, membre de droit, y siégeaient, en effet, les deux ethnomusicologues qu’on peut qualifier d’historiques du centre d’Ethnologie française (CEF), Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral, non pas ès fonctions mais ès qualités : la première représentait la Société d’ethnologie française, dont elle assurait alors la présidence, et la seconde était la déléguée de la section disciplinaire du comité national de la Recherche scientifique. Pour atténuer cette « sur-représentation » des chercheurs institutionnels qui ne mettait que trop en relief « l’absence d’usagers de l’ethnomusicologie, alors même qu’il y a tout à faire dans ce domaine », É. Fleury-Lévy prônait une « remise en cause de la composition du conseil » consistant à lui agréger neuf nouveaux membres, à choisir notamment « parmi les (…) jeunes chercheurs et responsables d’associations [9] ». Satisfaction lui fut partiellement donnée par un arrêté ministériel publié à la sortie de l’hiver 1982, qui, aux côtés d’un quatuor de « jeunes chercheurs [10] » et d’une figure de l’éducation populaire et de l’action culturelle, Jean Hurstel [11], nommait en la personne d’Éric Montbel un représentant de ce qu’on pourrait appeler l’ethnomusicologie alternative, membre de ces collectifs de musiciens-collecteurs qui renouvelaient l’interprétation des musiques traditionnelles du domaine français.

Repéré dans le cadre d’une présélection puisant dans le même vivier des Musiciens routiniers, É. Montbel avait été choisi, après mûre réflexion [12], non pas au privilège inversé de l’âge (quoiqu’il fût en effet le plus jeune) mais plutôt, semble-t-il, parce que ses fonctions de responsable de la revue Plein Jeu [13], bientôt rebaptisée Modal [14], lui conféraient une respectabilité – ou au moins une visibilité – intellectuelle minimale. Et c’est aussi ce qui lui a valu d’être immédiatement agrégé à un groupe de travail « Recherche-création », dont l’intitulé était en parfaite adéquation avec la démarche artistique et scientifique des Routiniers [15]. En outre et comme pour lui souhaiter la bienvenue par un témoignage inédit de considération à l’égard du travail des chercheurs non statutaires, la commission permanente du CPE s’était prononcée favorablement sur quatre des projets reçus hors appel d’offres, qui intéressaient les musiques populaires à défaut d’être pleinement musicologiques ou ethnomusicologiques [16]. Leur examen ne remettait pas en cause la distinction entre la « vraie » recherche et celle associée à une démarche d’« action culturelle » mais il se fondait explicitement sur des critères d’appréciation, dont la « qualité du travail de collectage et d’inventaire envisagé [17] », sous-entendant la conviction que les porteurs des meilleurs projets parviendraient à se hisser au niveau d’exigence requis. Au reste le caractère initiatique, ou probatoire, de l’épreuve se déduit de l’annonce, officialisée juste après la proclamation des résultats, qu’« un thème ethnomusicologique pourrait être envisagé lors d’un prochain appel d’offres [18] », et ce dans la perspective proclamée de sortir le « domaine d’étude » de sa marginalité.
La promesse, irréfléchie, prématurée ou tactique, fut prestement escamotée mais les vents favorables soufflent toujours lorsque le CPE s’assemble à nouveau en formation plénière, le 3 mai 1983 [19] : la salle retentit alors de propos bienveillants à l’égard des acteurs associatifs ! Il n’est sans doute guère surprenant d’y entendre M. Valière, qui fut co-fondateur de l’UPCP [20] et qui s’exprime davantage en partie qu’en juge, plaider pour que, « dans le domaine de l’ethnomusicologie, le rôle des praticiens ne soit pas négligé » ; on ne saurait davantage s’étonner que Daniel Fabre recommande d’être attentif à la « demande émanant d’acteurs sociaux qui entretiennent avec les universités et les instances de recherche des rapports complexes comportant attraction et rejet ». Mais c’est plus à contre-emploi que M. Andral, qui a, depuis deux ans, remplacé C. Marcel-Dubois à la tête du « département Musique » et de la Phonothèque du MATP-CEF, soutient aussi, en sus de quatre nouveaux projets « ethnomusicologie » sélectionnés par la commission permanente [21], le projet « recherche » sur l’accordéon diatonique en Bretagne soumis par Yves Defrance, co-fondateur de l’association revivaliste La Bouèze [22]. Il est vrai qu’Y. Defrance a été un auditeur assidu du séminaire de C. Marcel-Dubois à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Si une seconde réforme de la composition du Conseil, qui intervient au premier semestre 1984, envoie un signal discordant puisque l’annonce d’une ouverture « aux bénévoles » afin de « démocratise[r] les représentations scientifiques [23] » se concrétise paradoxalement par la non-reconduction de M. Valière et d’É. Montbel [24], Jack Lang, qui a tenu à présider, en décembre 1984, la séance d’installation du nouveau CPE, prononce une allocution dans laquelle, subordonnant la connaissance à la création (« qui dit patrimoine ethnologique, dit transmission et donc appropriation et créativité » [25]), il plaide pour « une véritable déontologie de la diffusion de la recherche ».
Du côté de la Mission, on ne se départit pas de l’attitude bienveillante manifestée, on l’a vu, dès 1981, et qui a commencé à se traduire en actes avec deux initiatives, prises fin 1982, et l’une comme l’autre particulièrement bien ajustées aux attentes des musiciens-ethnographes : la création de bourses (ou « allocations ») d’étude et la programmation de stages [26]. Dans les deux cas, la mise en œuvre est confiée à la chargée de mission « Formation » de la MPE, Claude Rouot [27] qui va s’impliquer avec fougue dans ce rôle d’intermédiation entre la mouvance « trad’ » et l’ethnologie institutionnelle.
La question de la formation reste en effet centrale pour les promoteurs de la cause du patrimoine ethnologique, comme l’avait souligné le rapport Benzaïd en pointant l’ampleur du déficit et l’urgence du rattrapage. Mais, sur le terrain de l’ethnomusicologie, elle est minée, ou du moins complexe dès lors que deux « écoles » concurrentes s’en disputent la maîtrise.
La première, de loin la plus ancienne, s’est longtemps incarnée dans la figure de C. Marcel-Dubois, fondatrice (en 1961-1962) et animatrice d’un séminaire relevant des enseignements de l’EHESS mais toujours assuré dans les locaux du « musée-laboratoire », au palais de Chaillot puis au « nouveau siège » du bois de Boulogne. La relève qu’après 1981, M. Pichonnet-Andral et Jacques Cheyronnaud assurent, d’abord conjointement, s’accompagne de la prise de conscience qu’il faut répondre à la « demande de formation des associations », tant sur le plan conceptuel que méthodologique [28]. C’est pourquoi aux séances de travaux pratiques dispensées au musée s’ajoutent, à partir de l’année universitaire 1983-1984, les cours assurés au titre d’une unité d’enseignement ouverte à l’université de Nanterre, et où la présence d’auditeurs libres est admise.
La seconde « école » a pour foyer le séminaire du musée de l’Homme (MH) dont le département d’ethnomusicologie, où Gilbert Rouget a succédé à André Schaeffner, cohabite sans échanger dans aucun domaine avec son homologue du MATP, sous prétexte de la répartition cloisonnée qui caractérise leurs terrains respectifs d’enquête. Or elle est en passe d’accroître fortement son audience dès lors que l’un de ses plus brillants représentants, Bernard Lortat-Jacob [29], s’est vu charger, au printemps 1982, par le directeur de la Musique, le charismatique Maurice Fleuret (Veil et Duchemin, 2000), de concevoir et de déployer une politique ministérielle des musiques traditionnelles. Aussitôt admis au CPE comme représentant de sa direction, Lortat-Jacob joue plutôt, dans le domaine de la recherche, la carte de la complémentarité avec la MPE [30]. Mais il a pris une longueur d’avance dans celui de la formation, d’une part avec la création, sur crédits DMD, de bourses [31] dont les bénéficiaires sont incités à suivre le nouveau séminaire d’ethnomusicologie institué au MH, et, d’autre part, avec la fondation de la société française d’Ethnomusicologie [32] à laquelle il fait attribuer des subventions pour l’organisation de stages d’initiation assurés par ses membres. En deux sessions (1984 et 1985), une centaine de stagiaires « professeurs de conservatoire, instrumentistes et chercheurs en formation [33] » sont ainsi accueillis dans le cadre majestueux du couvent royal de St-Maximin La Sainte-Baume (Var). Cet effectif impressionnant rassemble des musiciens issus des circuits les moins académiques qui soient, qu’il faut préparer aux épreuves des examens et concours régulant l’accès au professorat dans les conservatoires et les écoles de musique, prérequis pour l’ouverture de classes d’instruments traditionnels dans ces établissements. Ce serait donc le principe de subsidiarité et non un zèle intempestif, moins encore un empiétement indélicat sur les compétences de la MPE, qui justifierait une initiative non destinée aux apprentis-chercheurs.
Il n’empêche ! Pour la chargée de mission de la MPE, la voie est étroite : aussi C. Rouot s’y engage-t-elle par étapes. La première consiste à instruire les demandes d’allocation de formation qui permettent à des provinciaux peu argentés de suivre les cours de Nanterre et, en fonction de leurs affinités intellectuelles, l’un ou l’autre des séminaires, au MATP ou au MH : entre 1983 et 1987, en bénéficient seize musiciens-ethnographes désireux d’opérer un retour réflexif sur leur expérience du collectage [34].
Dans un second temps, elle apporte un soutien inconditionnel au « projet de grande ampleur présenté par la Fédération des musiciens routiniers [35] », qui prévoyait « l’organisation de 1100 journées de formation sur les régions Centre et Auvergne [36] ». I. Chiva, tout en redoutant la confusion entre « l’aide à une pratique culturelle et l’aide à l’étude d’une pratique culturelle », convient que celle-ci « peut déboucher sur la recherche » et il encourage É. Montbel à « faire un synopsis des stages proposés [37] ».
Enfin, forte de l’assurance acquise, C. Rouot passe à la co-construction de formations qui ressemblent à s’y méprendre à des journées d’étude.
Le prototype en est fourni par un stage sur les « sources pour l’ethnologie de la France », qui se déroule à Poitiers et à Niort en janvier 1985 et dont M. Valière a conçu le programme [38], en lien avec ses anciens camarades de l’UPCP, fort désireux de faire découvrir la « Maison des Ruralies », sorte d’écomusée dont la gestion leur a été confiée (Gasnault 2018 : 73) et qui intègre une médiathèque « régionale » chargée de rassembler, de cataloguer et de rendre accessibles les archives issues de leurs collectages. Parmi les intervenants figure Donatien Laurent, alors directeur du Centre de recherche bretonne et celtique [39], venu parler du croisement des sources orales et écrites dans les recherches sur la chanson ; des présentations de la « magnétothèque régionale » bretonne Dastum, de la Phonothèque nationale et de l’AFAS [40] sont également assurées.

Les retours des participants sont à la fois si positifs et si bien relayés que l’idée s’impose sans peine de renouveler l’expérience, avec une moindre délégation de la maîtrise d’œuvre. À la séance du CPE tenue à la fin du printemps 1986, il est donc annoncé qu’un stage entièrement dédié à l’ethnomusicologie se déroulera en Bretagne au début de l’automne [41]. La localisation dérive du concours apporté par Dastum, émanation de cette mouvance associative à la fois bénéficiaire et partenaire de la démarche, qui va contribuer à l’organisation matérielle mais qui peut surtout se prévaloir d’une compétence technique incarnée par sa phonothécaire, Véronique Perennou, que C. Rouot connaît bien.
La gavotte de Saint-Malo
Il faut s’arrêter un peu longuement sur ce stage [42] intitulé « Musiques traditionnelles et pratiques scientifiques », qui constitue incidemment une des premières actions de formation placées à l’enseigne de l’Institut du Patrimoine [43], et dont le ministère soulignait fin 1988 qu’il avait « fait date [44] », sans doute parce qu’il avait à la fois répondu aux attentes de connaissances et de reconnaissance du milieu, mais l’avait aussi confronté à la fragilité des représentations qui l’avaient naguère structuré. Ce cocktail improbable de satisfaction et de désarroi a manifestement contribué à en perpétuer le souvenir – qui est celui d’une conflagration – chez plusieurs de ses participants [45]. Mais avant même son ouverture, la MPE pressentait l’importance de ces « trois journées de réflexion consacrées à l’analyse des rapports Musique et Sociétés, au traitement institutionnel, scientifique et technique des données [issues d’]un important travail de collecte et à leur diffusion [46] », ne serait-ce que parce qu’elles clôturaient une trilogie ouverte avec le stage de Poitiers et poursuivie avec celui tenu au prieuré de Salagon (Alpes de Haute-Provence) en mars 1986 sur « Littérature orale et ethnologie », des « dossiers » devant reprendre pour chacun les interventions qu’ils avaient suscités.
Repoussé de quelques mois par rapport à ce qui avait été annoncé, peut-être pour peaufiner sa préparation, le stage se déroule du 12 au 14 janvier 1987 à Saint-Malo, sur un domaine, propriété du département d’Ille-et-Vilaine, qui domine le barrage de la Rance, le parc de la Briantais. Le programme et la liste des intervenants témoignent d’une volonté de rassemblement quasi œcuménique [47], et, incidemment, de la prouesse que constitue le fait d’y être parvenu. Voix au chapitre est en effet donnée aux représentants des trois ordres structurant l’imaginaire du revivalisme, ainsi appelés à ce qui est bien, étymologiquement, un concert, polyphonique et, est-il souhaité, consonant : l’administratif (milites ?), le scientifique (sacerdotes ?) et l’associatif (laboratores ?). Au titre du premier ordre, on recense cinq intervenants ; ils sont neuf pour le deuxième et huit pour le troisième. Du moins sur le papier et au prix de quelques distorsions car, parmi ceux censés parler au nom du ministère de la Culture, administration centrale et services déconcentrés confondus, on relève un enseignant-chercheur détaché [48] et un ancien permanent associatif [49] ; la fongibilité catégorielle s’observe aussi du côté du « tiers-état », du moins à moyen terme puisque deux de ses orateurs quitteront ultérieurement ses rangs pour devenir des chercheurs statutaires [50]. Il faut encore noter que parmi ceux qu’on a rangés dans le deuxième « ordre », une majorité gravite dans la sphère des « musées-laboratoires », à Paris [51] mais aussi à Grenoble et Bruxelles [52]. Enfin, ces journées de formation et d’étude de Saint-Malo sont bien entendu appropriées comme un brevet d’anoblissement par les intervenants bretons ressortissant de la mouvance associative. Patrick Malrieu, co-fondateur et président de Dastum, qui, au tournant des années 1970-1980, s’était heurté au refus des responsables du MATP-CEF de le laisser accéder aux enregistrements effectués sur les terrains bretons, prend ici une douce revanche et ne se prive pas, dans son allocution liminaire, de manifester combien il la savoure [53]. C’est aussi pourquoi il désigne systématiquement par le terme de colloque ce qui n’était pour la MPE qu’un stage parmi tant d’autres [54]. Mais en exhaussant une action de formation au rang de rencontre scientifique, il augmente aussi, intentionnellement, la portée de cette coopération ponctuelle entre son équipe et le ministère, qu’il interprète comme la reconnaissance par l’État de l’importance du travail des associations culturelles dans le domaine du patrimoine ethnologique, avec probablement l’espoir qu’elle l’engage de façon irréversible.
L’examen de la liste des participants n’est pas moins riche d’enseignements. Frappe d’abord le nombre des inscrits, qui sont trente-neuf [55]. Seconde surprise : la répartition trinitaire qui s’est imposée pour les intervenants vaut également pour les auditeurs, même si les contingents sont proportionnellement moins homogènes : on ne dénombre pas plus de trois chercheurs ou enseignants-chercheurs [56], même s’il serait tentant de leur adjoindre trois doctorants qui ont plus tard rallié le CNRS ou l’université [57], mais encore neuf représentants de l’administration, pour la plupart en poste à la MPE ou « ethnologues régionaux » affectés en DRAC [58], l’appoint étant fourni par deux conseillers techniques et pédagogiques Jeunesse et Sports [59]. Hormis deux ou trois inscrits difficiles à cerner, tous les autres stagiaires sont musiciens et/ou militants associatifs [60] ; plus de la moitié d’entre eux résident en Bretagne et participent au mouvement culturel breton [61].
La plupart des interventions qu’entendent les stagiaires [62] et qu’ils sont invités à discuter sont des retours d’expériences ou plutôt de terrains, menés majoritairement en France par leurs pairs, lesquels sont rompus à la pratique du collectage plus qu’ils ne sont familiers de la littérature anthropologique. Toutefois une initiation à une approche comparatiste leur est fournie par les exposés incontestablement ethnomusicologiques de trois chercheurs statutaires, Monique Brandily, B. Lortat-Jacob et H. Zemp, centrés sur les aires culturelles dont ils sont les spécialistes (Tibesti, Atlas marocain, Sardaigne, Suisse alémanique) ; en outre certaines approches du domaine français sont assurées par d’autres chercheurs [63] qui démontrent par l’exemple que le matériau collecté peut trouver des emplois distincts de l’enrichissement du répertoire des musiciens et des chanteurs pour le concert ou pour le bal.

Les communications de Gérard Lenclud [64] et de J. Cheyronnaud, placées en ouverture et en coda du stage, sans doute sciemment [65], empruntent de tout autres voies : évacuant le registre monographique comme l’approche pédagogique, elles se veulent déstabilisatrices, démystifiantes, déconstructivistes, et elles produisent bien l’effet de sidération recherché, même si les séquelles sont nécessairement hétérogènes : du ressort de l’illumination pour certains, quand d’autres ont plutôt été confortés dans l’idée – ou le préjugé – que les « pratiques scientifiques » auxquelles le stage était supposé les initier restaient décidément un jeu byzantin hors de leur portée.
Conclu dans une certaine précipitation pour permettre aux participants de regagner leurs pénates avant qu’une offensive du général Hiver ne rende les conditions de circulation trop difficiles [66], le stage était censé connaître, on l’a vu, un prolongement éditorial dont le niveau d’ambition a toutefois été relevé. En effet, à la publication des « actes », terme qui tendrait à prouver que le président de Dastum avait rallié ses partenaires à la requalification du « stage » en « colloque », J. Cheyronnaud, dont cette séquence met en évidence qu’il s’est imposé comme l’interlocuteur privilégié de la MPE, recommande d’ajouter un ouvrage qui ne serait ni un précis ni un manuel d’ethnomusicologie, concept disciplinaire qu’au reste il récuse, mais un « outil élémentaire de formation à l’intention du public associatif [67] » : il s’agirait d’un ouvrage collectif, co-écrit principalement avec d’autres intervenants de Saint-Malo [68], et « provisoirement » intitulé « Musiques traditionnelles » [69], Éléments d’étude.
Mission et Conseil valident apparemment le principe de la double publication, même si elle n’a pas été budgétairement anticipée et si les partenaires plausibles pour une co-édition, tant publique (DMD) que privés (Dastum et FAMT-Modal), n’avaient rien provisionné. En particulier la Mission ne ménage pas ses efforts pour obtenir au moins de la grande majorité des intervenants à St-Malo la version écrite de leurs communications [70], ce à quoi elle parvient fin 1988 [71]. Mais à cette date déjà la mécanique s’est enrayée, du moins pour la parution des actes de Saint-Malo : pour ranimer la flamme, J. Cheyronnaud et C. Rouot proposent d’organiser une table ronde qui débattrait d’un texte « rend[an]t compte des enjeux du stage et des perspectives d’action qu’il a ouvertes en faveur des musiques traditionnelles [72] ». Mais, alors qu’É. Fleury-Lévy est partie prendre de nouvelles fonctions, le directeur du Patrimoine juge préférable d’« en reste[r] là dans l’attente de la nomination d’un nouveau chef de la Mission pour la redéfinition d’une politique de la MPE à l’égard de l’ethnomusicologie en général et des ouvrages pédagogiques d’ethnomusicologie en particulier [73] », ce qui entraîne le report sine die de la table ronde.
Très discrètement, l’histoire se prolonge pour le « manuel » puisque c’est seulement en janvier 1992 qu’est transmis à la Mission le dactylogramme d’un recueil finalement intitulé « Pour l’étude des musiques traditionnelles », qui rassemble les contributions de sept auteurs, chercheurs « statutaires » pour la plupart [74]. L’expertise à laquelle il est soumis vire pourtant à l’exécution : la seule note de lecture conservée, mais sans doute aussi la seule établie, après avoir pointé l’hétérogénéité et le « disparate » de l’ensemble, les dissonances, les « redites aussi fastidieuses qu’inutiles » et jusqu’aux « propositions erronées », conclut à l’inopportunité « de sa publication en l’état » [75]. Condamnation radicale, entérinée sans excès d’état d’âme par le chef de la MPE qui, presque six ans après le « stage », notifie donc aux auteurs sa décision de ne pas publier et la justifie par les trop grandes différences dans les « niveaux d’approche » et leur incompatibilité avec les « visées méthodologiques » initiales [76], ce dont convient avec équanimité le coordonnateur [77]. Rendez-vous définitivement manqué pour la « scientification » des musiques de tradition orale du domaine français ? Si l’accès à l’allée d’honneur est bien hors de question, il ne s’agit pas pour autant d’expulser du champ moins des indésirables que des peu désirées, pas plus que leurs thuriféraires si modestement capés.
Valse-hésitation à Tatihou
Fidèle à son modus operandi (ou à son ethos ?), l’administration répugne à rompre, autant qu’elle excelle dans la graduation du désengagement, en veillant bien à s’arrêter au seuil de l’irréversible. De fait, sur le théâtre d’opérations dont il est ici question, la force qu’incarne la MPE ne s’évanouit pas du jour au lendemain. Le dialogue avec les associations de collecteurs perd en intensité mais plusieurs projets de recherche élaborés par des musiciens ou des responsables associatifs de la mouvance des musiques traditionnelles sont retenus et financés après 1987 et jusqu’en 2000 : ils aboutissent à la remise d’une quinzaine d’études ethnomusicologiques portant sur sept régions qui, hormis la Bretagne et les Pays de la Loire, sont celles du quart sud-ouest de la France métropolitaine où se situe en effet le centre de gravité du mouvement « trad’ [78] ».
Si le contact n’est donc jamais rompu, le soutien à la mouvance, qui, à aucun moment, n’a été conçu comme stratégique, apparaît de plus en plus accessoire. Et c’est au fond très tôt que sont dressées des évaluations tout sauf enthousiastes pour un investissement dont le retour sur investissement est jugé par trop décevant. Elles figurent dans deux des rapports établis à la demande d’I. Chiva, dans les mois qui suivent le stage de Saint-Malo, pour nourrir le bilan de son action à la tête du CPE, alors qu’il s’apprête à en quitter la présidence. Or leurs auteurs ne sauraient être suspectés de préventions et moins encore de partis pris défavorables.
Il s’agit d’abord de M. Valière. Militant de l’éducation populaire, longtemps investi de responsabilités associatives, il porte pourtant sur la « structuration du milieu [79] » un regard très désabusé : « Trop d’associations, assène-t-il, ne s’intéressent à l’ethnologie qu’en référence au “ patrimoine ethnologique ” qu’elles abordent avec une démarche folklorisante, régionaliste ou de revendication identitaire ». Vient ensuite le rapport de B. Lortat-Jacob, redevenu chercheur CNRS à temps plein, dont le propos porte exclusivement sur la problématique de l’ethnomusicologie : si les prémisses de son analyse soulignent les circonstances atténuantes qu’il impute aux « carences institutionnelles, [à une] conception jacobine du savoir [et aux] positions individualistes des chercheurs en poste [80] », il pointe ensuite avec une égale sévérité la « qualité irrégulière » des recherches que la Mission a subventionnées, du fait de leur enfermement dans « des perspectives monographiques étroites [81] » ; quant à son plaidoyer final pour l’« implantation de phonothèques de recherche en région », il revient à cautionner in petto une division du travail entre professionnels, chercheurs statutaires seuls investis de la compétence requise, et amateurs dont les moins inaptes lui semblent ces phonothécaires en charge des archives sonores recueillies (et souvent aussi créées) par les associations [82].
Ce double constat des limites décidément indépassables de l’amateurisme, qui le maintiendraient de façon rédhibitoire en deçà de la démarche scientifique, n’a pu qu’encourager à la prise de distance la MPE et un Conseil recomposé sous la présidence de Marc Augé. Parallèlement, il n’a guère ému celles et ceux dont les aptitudes – et la curiosité – anthropologiques étaient si médiocrement évaluées, sans doute parce qu’à la même période, spécialement durant le triennio 1989-1991, ils ont trouvé plus qu’une compensation dans la reconnaissance des musiques traditionnelles, comme esthétique et comme proposition artistique, qui s’est alors manifestée et qui s’est en particulier traduite par des avancées institutionnelles naguère jugées hors d’atteinte.
L’événement déclencheur a été la participation d’un millier de musiciens jouant des instruments « traditionnels » à la parade, réglée par le graphiste et publicitaire Jean-Paul Goude, qui a défilé sur les Champs-Elysées le soir du 14 juillet 1989, marquant l’apothéose de la célébration du bicentenaire de la Révolution française. Cette marche des Milles (Gasnault, 2016), raillée par Philippe Muray comme le comble de la « festivocratie » (Muray, 1989), a eu l’heur de ravir J. Lang et la foucade ministérielle a duré assez pour amener une augmentation sensible des subventions ainsi que le déploiement d’un réseau de « centres de musiques traditionnelles en région » (CMT) dûment conventionnés avec les DRAC, toutes mesures supervisées par la DMD et coordonnées par la FAMT. Incidemment et sans doute pas de façon totalement inconsciente, ces CMT recyclaient la formule du « centre de culture régionale » conceptualisée par É. Fleury-Lévy pour fédérer à l’échelle des territoires l’action des associations en matière de documentation et de recherche ethnographiques. Au reste, les missions que leur assignaient les conventions d’objectifs comprenaient, à côté de la transmission et de la valorisation des pratiques, la centralisation, la publication et la valorisation des archives sonores résultant des collectages.
Dans cette dynamique, la DMD, principale dispensatrice des subventions garantissant le fonctionnement de la FAMT comme celui de la SFE, laissait peu d’espace à la MPE pour mener une politique de l’ethnomusicologie prodiguant au domaine français une considération égale à celle dévolue aux musiques extra-européennes, qui constituaient les terrains d’élection des chercheurs attachés au MH. La Mission ne s’est pas en tout cas saisie des perches que J. Cheyronnaud lui tendait encore, en 1990, en lui proposant de s’appuyer sur son intermédiation pour aider l’ethnographie associative à se dégager « [d’]orientations prioritairement en rapport avec l’approvisionnement et la thésaurisation documentaires (…) qui tendraient à faire de la collecte et de l’analyse musicale un en soi [83] ». Le responsable du département Musique du MATP pouvait en effet se prévaloir d’une réelle audience au sein de la FAMT, dont plus d’un administrateur avait été son étudiant et, du même fait, avait pu naguère bénéficier d’une allocation de formation accordée par la direction du Patrimoine. Sont pourtant demeurées lettre morte ses appels à la co-construction de programmes de recherche « instruisant la question d’une ethnologie de la musique dans nos propres sociétés », loin « des perspectives musicologiques (ou ethnomusicologiques) classiques [84] ». En définitive, c’est exclusivement dans le cadre institutionnel des unités mixtes de recherche CNRS-EHESS que J. Cheyronnaud a poursuivi après 1990 le « développement des problématiques remettant en cause la validité heuristique des grandes oppositions dualistes (oral/écrit, savant/populaire, etc.) appliquées au domaine musical [85] ».
De leur côté, Conseil et Mission s’inscrivent, un lustre durant, aux abonnés absents. C’est seulement à l’automne 1995 qu’on voit poindre un regain d’intérêt pour la coopération scientifique avec les associations de musiques et de danses traditionnelles dans le domaine du patrimoine ethnologique. Se tient alors sur l’île de Tatihou (Manche) un séminaire réunissant les responsables de la MPE et les ethnologues affectés dans les DRAC. Réunion importante puisqu’il semble que c’est en ce lieu et à ce moment qu’a été conçu le label d’ethnopôle [86] quand bien même on peut considérer que seule l’appellation est inédite et qu’elle ne fait qu’habiller la dernière tentative de recycler à nouveaux frais l’idée d’un réseau de centres de cultures régionales. En tout cas la discussion conduit M. Valière à faire remarquer que, parmi les « équipements associés à l’histoire de la Mission (…), en Poitou-Charentes, c’est la Maison des cultures de pays de Parthenay, centre de recherche et de documentation sur l’oralité, qui est la plus à même d’être labellisée [87] » et il insiste sur deux atouts : « un lieu structuré en tête de réseau avec un ethnologue en poste [88], la plus grosse maison d’édition de la région [89] ». Mais il n’emporte pas la décision car la richesse des fonds documentaires détenus par les associations peut aussi bien être perçue comme une charge insoutenable, du fait du coût encore prohibitif de la numérisation des archives sonores. « Ethnopôliser » l’UPCP ou aider Dastum à informatiser son catalogue de chants enregistrés, même s’il s’agit d’un « authentique travail de recherche », risque de créer un appel d’air entraînant la multiplication des demandes des associations. Face à ce qui « peut devenir un gouffre financier », il est rappelé que « l’avis du Conseil est réservé ».
Une fois encore cependant, la porte entrouverte n’est pas complètement refermée, le séminaire se prononçant en faveur de la « constitution d’un comité de pilotage pour une étude sur le traitement des archives orales [90] ». Loin d’être un renvoi en commission valant enterrement de l’affaire, le processus déclenche, un peu plus d’un an après, la commande d’une étude de faisabilité sur un « projet de constitution d’un réseau de valorisation des archives orales », passée à l’association C.O.R.D.A.E./La Talvera [91]. Peu importe ensuite que l’appropriation par la MPE des préconisations énoncées dans le rapport remis en septembre 1998 [92] manque de consistance car le traitement des attentes, dans leurs dimensions techniques et financières, est repris par de nouveaux acteurs, au sein du ministère dans le cadre du « plan national de numérisation » (Dalbera, 2015), mais aussi à la Bibliothèque nationale de France avec le développement du réseau des pôles associés dans lequel la FAMDT [93] parvient à s’insérer en 1999 : de la sorte, globalement, la réponse de l’appareil administratif a été et reste perçue comme convenablement proportionnée.

Parvenu au 21e siècle, les échanges entre la MPE – ou plutôt ses avatars – et les composantes les mieux assises de cette Fédération continuent d’abord de relever d’un régime de basse intensité. Mais, depuis une décennie, on enregistre les signaux d’une activité conjointe plus soutenue, ce qui paraît pouvoir être corrélé avec l’adoption par la France de la convention sur le patrimoine culturel immatériel (PCI), compte tenu de la place que ce texte attribue aux pratiques musicales comme aux efforts de préservation dont elles peuvent avoir besoin de bénéficier. Si le dispositif normatif et plus encore ses présupposés anthropologiques suscitent de fortes réserves chez les artistes de la scène « trad’ », qui pointent le risque d’un néo-folklorisme susceptibles d’entraver le processus créateur, elles ne retiennent nullement plusieurs associations de contribuer à l’établissement des fiches de l’« Inventaire national » du PCI et même de s’engager bien au-delà : ainsi Dastum a-t-il été, le fer de lance de la « communauté » qui a porté la candidature de la France à l’inscription du fest-noz sur la liste représentative de l’Unesco [94]. Et s’il ne faut pas chercher un lien mécanique de cause à effet, cette implication sur plusieurs fronts a conféré au réseau associatif un indice renforcé de visibilité, dont on peut faire l’hypothèse qu’il a rendu plus aisément concevable l’apposition du label d’ethnopôle à d’autres associations dont l’action pour le patrimoine musical populaire combine mise à disposition des ressources, valorisation et recherche.
Sans doute l’ethnopôlisation de l’Institut occitan (InOc Aquitaine), avec pour « domaines [d’intervention] l’ethnomusicologie de la France [et celle] des territoires [95] », comme celle de l’Institut culturel basque, observatoire du « rapport Patrimoine-Création dans les domaines de la danse, du chant, de la musique et de la langue [96] », ne sont-elles qu’à moitié probantes puisque pas plus l’association béarnaise que la basque n’ont à ce jour adhéré à la FAMDT [97]. Mais cette réserve est hors de propos s’agissant du Centre des musiques traditionnelles Rhône-Alpes qui siège depuis sa création (1991) à son conseil d’administration et dont les recherches-actions sur l’interculturalité ont commencé à l’initiative de ses deux premiers co-directeurs [98], lesquels furent, l’un et l’autre, des allocataires de formation puis de recherche de la MPE. Il semble du reste qu’on ne s’arrêtera pas en si bon chemin, puisque de nouvelles candidatures sont en préparation.
Dérobée
Il est temps de stopper la chronique et de la remettre en perspective, en considérant, après les appareils, les trajectoires, hétérogènes mais comparables, de cette grosse centaine de musiciens et/ou militants associatifs de la mouvance « trad’ » qui, entre 1980 et 2000, sont allés sur le terrain à la rencontre des derniers musiciens routiniers pour pratiquer le collectage en immersion, et qui ont ensuite tenté d’appareiller sur les eaux de la recherche, le CPE jouant le rôle du pilote, la Mission celle du bosco. Car c’est bien la singularité de cette minorité agissante d’artistes : à l’heure de la culture de masse, de la musique pop et de la déferlante nord-américaine, attentifs à l’objurgation du folk-singer Pete Seeger de ne pas se laisser « coca-coloniser [99] », sans se revendiquer comme « ethnologues » mais soucieux de ne pas être des « musiciens sans mémoire », ils ont expressément inscrit leur démarche « dans la relation féconde entre documentation-archivage et pratique musicale, voire création [100] ». La conviction qui les animait semble avoir été qu’avec des partis pris interprétatifs aussi ethnologiquement informés que ceux de leurs camarades « baroqueux » l’étaient historiquement [101], ils renforceraient la charge émotionnelle des musiques traditionnelles, qu’ils élargiraient ainsi leur audience et qu’ils obtiendraient leur réévaluation par un bond prodigieux sur l’échelle de la distinction.
Si le pari, avec le recul chronologique dont on dispose aujourd’hui, peut être considéré comme manqué, le bilan, sur le plan des itinéraires personnels, apparaît moins déficitaire que contrasté. En chargeant un peu le trait, on distingue trois types de trajectoires.
Pour quelques-uns, très peu nombreux, le contact avec des chercheurs qui avaient d’abord été leurs formateurs les a conduits à changer de tribu [102], avec une prise de distance parfois radicale à l’égard du clan d’origine.
Un deuxième groupe, majoritaire, rassemble des musiciens désireux à l’inverse de le rester, d’autant plus exclusivement, peut-être, que leurs incursions dans le monde de la recherche ne leur avaient pas permis d’y atteindre le niveau de considération espérée. La plupart semble avoir compensé en investissant la posture du créateur, sans d’ailleurs faire l’impasse sur les années de collectage : bien au contraire, la découverte du terrain a été sacralisée en rite de passage, moins parce qu’il aurait constitué le socle du répertoire que parce qu’il avait prodigué une initiation stylistique et constitué plus encore une expérience humaine refondatrice. Aussi insiste-t-on, dans ce groupe, sur l’intensité de la relation humaine construite avec des informateurs érigés en gourous, ou, pour reprendre la formule malicieuse de la chanteuse Marthe Vassallo, en « maître(s) indien(s) [103] ».
Elle-même incarne, presque seule à sa génération mais avec son aîné É. Montbel et quelques autres, la troisième voie qui serait celle d’une synthèse : la carrière artistique domine l’agenda, autant qu’elle prodigue l’essentiel de la notoriété, mais elle vient aussi étayer, par un jeu subtil de légitimations croisées, un travail de recherche qui, loin des praticables, à la périphérie des laboratoires, donne naissance à des publications musicologiques accueillies sans condescendance par les cercles académiques [104]. C’est au moins à cet accommodement que le croisement des catégories (patrimoine, administration, recherche) et/ou l’intersection des disciplines (ethnologie, musique) que semblent avoir conduit, pour l’heure du moins, fausses ou intermittentes, les connivences d’un « moment ».
Références bibliographiques
Dalbera, Jean-Pierre. 2015. Le plan de numérisation du ministère de la culture, 1996-2003, exposé à la MSH d’Angers, 25 mars 2015 (en ligne), https://fr.slideshare.net/Dalbera/le-plan-de-numrisation-du-ministre-de-la-culture.
Gasnault, François. 2016. La marche des mille ou l’apothéose involontaire des musiques traditionnelles, Ministère de la Culture, collection « Les carnets du LAHIC multimédia », 2016 ; (en ligne), http://garae.fr/Carnet%20LAHIC%2010%20COMPRESSE.pdf.
Gasnault, François. 2018. « L’avènement du patrimoine ethnologique (1975-1984) : domestiquer, disqualifier l’ethnographie associative », Vingtième Siècle, revue d’histoire, 137, « spécial Patrimoine, une histoire politique », p. 63-75.
Muray, Philippe. 1989. « Le Bicentenaire est terminé », Art Press, 141.
Pébrier, Sylvie. 2017. « Faire tomber les barrières, entretien avec Arlette Farge et Jean-François Vrod », Culture et Recherche 136, « Recherches en scène », p. 10-12.
Simon, Jean-François et Laurent Le Gall (dir.). 2016. Jalons pour une ethnologie du proche, Savoirs, institutions, pratiques, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, collection « Collectif », Brest.
Veil, Anne et Noémi Duchemin. 2002. Maurice Fleuret : une politique démocratique de la musique, Comité d’histoire du ministère de la culture, Paris.