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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Marc Augé, génie prophétique du paganisme

André Mary

CNRS

2023
Pour citer cet article

Mary, André, 2023. « Marc Augé, génie prophétique du paganisme », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article3063.html

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Avant-propos

Ce texte est repris, avec quelques compléments et un recadrage, du chapitre VI de mon ouvrage Les Anthropologues et la religion (2010) dans lequel j’avais pensé que Marc Augé avait toute sa place. Il était suivi d’un long entretien sur « le questionnement du rite et sa plasticité » (pp. 215-239) auquel le lecteur pourra se reporter.

Évoquer le « Génie prophétique des paganismes » n’est pas un simple jeu de mots cédant à la condensation paradoxale de deux thèmes majeurs de l’anthropologie de Marc Augé : le génie du paganisme et les promesses des prophétismes. Dans ses derniers écrits, il s’était mis en effet à penser et développer la dimension « anticipatrice » et « visionnaire » des paganismes, au regard des défis de notre actualité et de leur contemporanéité.
Ma fidélité à l’œuvre de Marc Augé passe par ses contributions anthropologiques majeures nourries des terrains africanistes, dont la dernière production « classique » (il aimait ce terme), depuis son Théories des pouvoirs et Idéologie (1975), était sans doute Le Dieu Objet (1988). Ses essais postérieurs d’ethno-fiction, ses « petits livres » sur l’étrangeté de notre quotidien ou ses esquisses littéraires morcelées de moments autobiographiques relevaient d’un autre genre. La pulsion exploratrice des formes d’expression (littéraire et filmique) conjugue, dans un lien filial avec Georges Balandier, la relation spéculaire de soi à soi et aux autres, la tentation du re-commencement, et la répétition rituelle inhérente, selon ses mots, à « La possession par l’écriture » (voir mon compte rendu sur La vie en double, Ethnologie, voyage, écriture, dans L’Homme, n°202, 2012 :193-204).

André Mary, 3 septembre 2023

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Marc Augé est connu pour son œuvre anthropologique, ses écrits épistémologiques et ses terrains africanistes (Côte d’Ivoire, Togo, Bénin). Mais il s’est aussi fait connaître du grand public, notamment à partir de La Traversée du Luxembourg, cet « ethno-roman », comme un écrivain. Après la production de monographies importantes et savantes (Le Rivage Alladian 1969, Théories des pouvoirs et idéologie 1975), des synthèses épistémologiques renouvelées sur la discipline anthropologique (Symbole, fonction, histoire 1979), il s’autorise un genre qui va du récit autobiographique, proche de l’ethno-analyse, aux chroniques journalières de l’ethno-fiction (Fictions fin de siècle 2000). Dans la filiation de Georges Balandier, le regard anthropologique sur les imaginaires et les rites des sociétés modernes (ou « sur-modernes ») continue à alimenter de nombreux essais à la manière d’Un ethnologue dans le métro (1986, revisité en 2008). Chemin faisant de nouveaux concepts comme celui de Non-lieux (1992) ou de nouveaux objets de réflexion notamment sur l’image, le rêve et la fiction (La Guerre des rêves 1997), font leur apparition.

Il n’est pas facile sans tomber dans le contresens ou le malentendu de dégager un « système » ou une théorie du symbolique, du rituel, ou du religieux, nourri du « sens des autres » et des retours sur les « mondes contemporains » [1]. L’œuvre a connu comme bien d’autres son moment théorique autour de la notion d’idéo-logique dans les années 1960 et 1970 au cœur des grands débats du marxisme althussérien confronté au défi de l’anthropologie structurale (Terray 1978). Mais Marc Augé n’est pas un auteur à système, son écriture littéraire, pleine d’ironie, et surtout la plasticité d’une pensée indépendante, toute en nuance et subtilité, le tiennent à distance de toute école de pensée. Son intérêt particulier pour le rituel et le religieux, et surtout les logiques symboliques, n’a jamais été séparé des logiques sociales, et de la question des pouvoirs et du politique. Mais parlant du pouvoir et des pouvoirs, il évite le rapport frontal à la question du politique, et par la place qu’il accorde d’emblée à la question du sens et du symbolique il se prête à tous les soupçons de « flirt structuraliste » ou de « dérive wéberienne » de l’avant-garde du monde de l’anthropologie qui se veut « critique » et « politique » (Copans 1983).

Sa pensée progresse en revisitant des thèmes récurrents (le sens des autres, les médiations du rituel, les constructions de l’individu, les pouvoirs de vie et de mort). Ses idées forces sont portées par des références classiques et nourries de son expérience ethnographique, et font leur chemin en ménageant des déplacements indistincts. Nul doute en tout cas que cette œuvre se construit dans le dialogue constant avec les autres anthropologues « contemporains », y compris l’anthropologie historique (Jean Pierre Vernant, Marcel Granet, Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt), et bien sûr avec les grands auteurs qu’ils aiment citer et qui donnent toujours à penser (Durkheim, Mauss, Lévi-Strauss). Le schème trinitaire de cette anthropologie qui a toujours affirmé sa vocation « tripolaire » (Symbole, fonction, histoire) en s’efforçant de penser ensemble, et pas seulement sur le terrain ethnographique, pluralité, altérité et identité (1994 : 84) témoigne d’un souci continu de composition et de complémentarité des approches qui évoque les leçons du paganisme.

Les objets et les terrains qui sont au cœur de ce travail anthropologique ne sont pas spécifiquement religieux, et Marc Augé n’a jamais vraiment écrit sur la religion en tant que telle, sauf justement dans ces contributions pour une Encyclopédie italienne (Enciclopedia Einaudi) qui ont fourni la matière de six sur neuf des chapitres du Génie du paganisme [2].Son premier terrain dans les années 1960 en tant que chercheur se situait au bord de la lagune en pays alladian (Le Rivage alladian, ORSTOM, 1969) et son objet principal était la sorcellerie villageoise qui forme la texture des relations sociales, fournit le langage des pouvoirs, la clef des catégories de la personne et la grille de lecture des évènements. Théories des pouvoirs et Idéologie (1975), sa thèse de doctorat d’État, a pour données ethnographiques principales ce terrain ivoirien. C’est selon ses dires en suivant les villageois, sorciers ou ensorcelés présumés, qui s’en allaient consulter le prophète Atcho à Bingerville qu’il s’est intéressé à la question des prophétismes africains (Prophétisme et thérapeutique 1975). Son entrée dans le petit monde des prophètes guérisseurs du sud de la Côte d’Ivoire s’est poursuivi plus tard (presque vingt ans après) par le travail engagé avec le prophète Odjo (Nkpiti : la rancune et le prophète, 1990). Le terrain du Togo et du Bénin lui avait ouvert entre temps l’accès à de nouveaux objets : les cultes de possession, les rites d’inversion et le fétichisme de l’univers du vodu. Deux ouvrages, Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort, 1977, et surtout un de ses plus beaux livres, dans l’esprit du Génie du paganisme, Le Dieu objet, 1988, donneront toute leur dimension à ce nouveau champ de recherche. Plus tard grâce à la grande aventure de l’anthropologie visuelle entreprise avec l’équipe de J. P. Colleyn, de nouveaux ponts seront esquissés avec l’Amérique latine, ses cultes de possession, sa guerre des rêves et des visions, et les chamanismes amérindiens (La guerre des rêves, Exercice d’Ethno-fiction, 1997).

Il est à noter que ce parcours ethnologique se situe toujours à la marge du champ religieux et politique africain d’aujourd’hui et interroge le religieux des autres dans des niches ou aux frontières : les petits prophètes guérisseurs « en leur pays » ne sont pas vraiment au centre de l’évolution du champ religieux ivoirien et les cultes vodu s’inscrivent aujourd’hui dans des logiques transnationales de patrimonialisation culturelle qui se déploient entre l’Afrique, le Brésil et les États-Unis. On n’imagine pas Marc Augé écrire un « papier » sur la basilique de Yamoussoukro ou sur un grand rassemblement évangélique en l’honneur d’un pasteur pentecôtiste coréen (Yongi Cho) dans le stade Houphouët Boigny en présence du Président Gbagbo. Que dire surtout de l’islam des mosquées de Bouaké ou d’Abidjan ! La même observation s’impose par rapport aux terrains européens : un ethnologue dans le métro, oui, mais à quand un ethnologue aux J. M. J. (Journées mondiales de la jeunesse catholique) , ou en pèlerinage à Compostelle ? Les observations sur le religieux chez soi sont alimentées par les souvenirs d’enfance et restent pour l’essentiel intimes et familiales.

Idéo-logique lignagère et logique païenne

Le paganisme, ou le socle anthropologique (à trois pieds) que représente la « logique païenne » pour l’auteur du Génie du paganisme (Augé 1982) a été pensé au départ comme l’idéo-logique des sociétés lignagères et la question de sa circonscription et de son extension s’impose (Terray 1978 : 136). Il se présente aujourd’hui dans l’ensemble de l’œuvre comme la matrice symbolique et rituelle de toute vie sociale et chacun de ses écrits y revient régulièrement [3]. Sa mise à l’épreuve dans le cadre des prophétismes et syncrétismes africains offre autant de situations-limites de confrontation avec son contraire, le christianisme missionnaire. On peut même faire l’hypothèse que ce sont les prophétismes qui ont fini par imposer l’idée que l’idéo-logique des sociétés lignagères pouvait se lire et être nommée dans les termes d’une logique païenne, celle-ci se construisant dans l’interaction avec le christianisme. La précision est importante car le « génie du paganisme » ne se comprend vraiment, dans la Côte d’Ivoire des années 1980, que sur le fond d’un retour à une logique sociétale globale qui s’est largement défaite, réduite à l’état de bribes et de morceaux, même si elle persiste à la marge dans la ruse et le compromis par rapport à la modernité chrétienne dominante. La « grille prophétique » qu’alimentent les petits prophètes guérisseurs fonctionne en partie comme conservatoire de la logique lignagère transmuée en logique païenne (Nkpiti 1990 :18-19).

Placer l’« idéo-logique lignagère », au cœur de l’exigence de compréhension structurale des situations ivoiriennes des années 1960-70, relevait d’un souci d’actualité au sens de la « sociologie actuelle » de G. Balandier (1955). L’actualité, « c’est précisément la totalité des déterminations et des expressions d’un champ social à un moment donné » (Augé 1979 :175). Cette exigence de totalité et de systématicité, G. Balandier l’a trouvé, à un moment donné, dans la « situation coloniale » et les révélateurs de ce changement d’échelle par rapport à l’ethnie des ethnologues étaient justement ces objets « nouveaux », polémiques et hors-jeu, que représentaient dans les années 1940-1950 les syncrétismes et les prophétismes.

Les termes de la problématique de l’idéo-logique sont au croisement de plusieurs héritages intellectuels qui ont marqué l’itinéraire de cette génération d’agrégés normaliens. D’abord il y a cette révision du statut de l’idéologie opérée par Althusser qui tend à faire du rapport imaginaire des hommes à leur condition d’existence une dimension constitutive et inaugurale de la vie en société, et non la simple expression des intérêts pratiques et visions du monde des classes dominantes. Il faut rappeler que l’idéologie pour Althusser n’a pas d’histoire, à la différence des idéologies, et que la religion notamment chrétienne et son Dieu personnel occupe une place paradigmatique dans la transformation des individus en sujet (Althusser 1970). Cette veine de pensée n’est pas étrangère à l’apport de la notion d’institution imaginaire de la société de Castoriadis (1975) qui a également fortement marqué la pensée de Marc Augé. Cet imaginaire constituant qui souligne l’arbitraire originaire des significations de la vie d’une société, n’est pas sans rapport, même en tension critique, avec la primauté de la fonction symbolique sur les contraintes du social que Lévi-Strauss met en avant [4].

L’anthropologie structurale, les notions de système symbolique et surtout la redéfinition de la culture comme ensemble de « systèmes symboliques » (langue, parenté, art, mythe, rite) que Lévi-Strauss évoque dans l’Introduction à Sociologie et Anthropologie de Mauss conduisent à repenser le fameux paradigme des instances (infrastructure et superstructure) et l’articulation des niveaux étagés de la vie sociale. Un des effets de la révolution structurale des années 1960, c’est la relativisation de la « détermination en dernière instance » par l’économique ou autres. La parenté (comme le suggère M. Godelier), et pourquoi pas la religion (nous dit M. Augé), fonctionnent à la fois comme superstructure et comme infrastructure. Plus globalement toute structure fonctionne comme organisation et comme représentation, c’est le leitmotiv des premiers écrits de M. Augé sur l’idéo-logique (Augé 1975a : XVIII). La traduction en termes de « logique païenne » veut que les rapports de force soient aussi des rapports de sens et inversement.

L’héritage des concepts linguistiques d’axe paradigmatique et syntagmatique chers au structuralisme pèse fortement sur la relecture de l’articulation entre les types d’organisation et les logiques de représentation, qui préside à la formulation du concept d’idéo-logique :

L’idéo-logique est syntaxique en ce qu’elle définit des règles d’accord ; le choix d’un terme d’une série paradigmatique (parmi ces séries ou ordres de référence on comptera aussi bien les composantes de la personne que les pouvoirs psychiques, les unités sociales ou les procès de production …) commande le choix d’un terme dans une autre série ou, à tout le moins, interdit le choix de certains termes dans d’autres séries. Ainsi se composent certains énoncés théoriques (touchant à l’hérédité, à l’héritage, à la sorcellerie, à la nosologie, à la production et à la distribution …) qui définissent les contraintes de l’ordre individuel et social dans les termes d’un même ordre logique, les modalités de la parole concrète et de l’action efficace. (1975 a : XIX).

La référence au « discours » d’une société sur elle-même, compris non pas comme la somme des énoncés produits par les individus les plus éclairés (les grands initiés), à la manière de l’école griaulienne, mais comme la « structure fondamentale (la logique syntaxique) de tous les discours possibles dans une société donnée sur cette société » (Augé 1975a : XIX), comporte bien des concessions au paradigme sémiotique de l’époque sur le champ virtuel du pensable et de l’énonçable au sein d’une société donnée. Mais il va de soi que les logiques d’interprétation de l’événement (maladie, stérilité, guerre) mobilisées par les acteurs le sont toujours en situation, au cœur des pratiques et des rapports sociaux, en rapport avec un déficit de sens, et une exigence de symbolisation [5]. Marc Augé ne cessera d’appliquer cette analyse « idéo-logique » au champ de la maladie et particulièrement aux enjeux des affaires de sorcellerie, dans l’esprit de cette logique de situation chère à Evans-Pritchard.

L’ambition conceptuelle et théorique qui était au fondement de cette « anthropologie idéo-logique » des sociétés lignagères s’est quelque peu émoussée avec le temps mais elle n’a jamais disparu de l’œuvre de M. Augé. Toutes les analyses qui suivront sur la notion de « dispositif rituel » du fétichisme et la médiation symbolique des dieux objets relèvent de la même veine de pensée articulant le symbolique et le biologique, le corps et le social. La meilleure illustration de cette fidélité réitérée à cette problématique des « instances » et des « régions de l’idéologie », rebaptisées « systèmes symboliques », reste le rituel de re-lecture de l’introduction de Lévi-Strauss à Mauss qui ponctue tous ses ouvrages :

Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres (Lévi-Strauss 1950 : XIX).

Marc Augé a toujours cherché dans ce texte l’esquisse d’un renouvellement du langage marxiste des instances. L’articulation (on dirait aujourd’hui l’interopérabilité) entre les « ordres de référence » de la cosmogonie indigène, les langages du corps et de la parenté, autant que les catégories de la personne et les schèmes du mal, pose problème particulièrement dans les situations de crise et d’impasse du sens. Le texte sur l’efficacité symbolique illustre le rôle de traducteur de codes et d’embrayeur de violence du chaman (comme du prophète guérisseur) et les « synthèses incompatibles » que son idiosyncrasie lui permet de bricoler. Mais le dieu objet du fétichisme et cette opacité qui lie sa réalité substantielle et sa valeur symbolique et sociale lui permettent de remplir les mêmes fonctions d’opérateur intellectuel dans le passage d’un système à un autre (Augé 1988 : 42-53 [6]).

Le paganisme, une anthropologie à l’envers

Vu du rivage alladian, dans les années 1960, les prophétismes n’étaient pas de façon évidente des analyseurs d’un monde en train de se faire. Ces productions de sens pouvaient se comprendre au mieux dans la continuité des ressources de la matrice du paganisme, la seule grille de lecture encore signifiante dont subsistaient quelques lambeaux ; au pire comme l’expression de ses dérives ou de ses impasses, comme des révélateurs en négatif du malin génie du paganisme. La relation duelle avec les démons païens dont le scénario se répète, depuis l’époque missionnaire, y compris dans les prophétismes, oblige à revenir sur les termes en présence et surtout à interroger ces enjeux anthropologiques. Le paganisme n’est pas en effet, ni pour Marc Augé, ni pour les autres, chrétiens ou païens, une « religion », et le Génie du paganisme se défend d’être la réhabilitation savante d’une anti-religion stigmatisée par le christianisme. Le paganisme est sans doute une catégorie du christianisme missionnaire et dans cet héritage, c’est d’abord la religion des autres ou l’autre de la « vraie » religion, ce qui appelle avant tout une politique de discrimination et de discernement. On sait que les chrétiens ont appelé paganisme le polythéisme antique, auquel les gens des campagnes (en latin, pagani), par opposition aux gens des villes, sont censés restés fidèles. Le même terme paganus a ainsi désigné à la fois le « paysan » (l’homme du pays) et l’autre « païen ». Mais cette catégorie de l’altérité s’inscrit dans la continuité du nom que les juifs donnaient à tous ceux qui ne sons pas juifs, les goyim. Les religions païennes, ce sont donc aussi les religions « ethniques » (ethnoï) ou les religions des « nations » (gentes, les gentils). Dans la tradition paulinienne, le « païen » c’est celui qui ne connaît pas le Dieu d’Israël, qui est étranger à la révélation faite à Abraham. Par extension, le paganisme, dans l’histoire du christianisme, c’est la religion naturelle, spontanée, archaïque de l’humanité (fétichisme, animisme, naturalisme), celle qui mélange tout (syncrétisme), et qui ignore surtout la rupture des religions révélées.

Dans les versions quelque peu théologiques du génie du paganisme que nous donne Marc Augé, c’est d’abord le jeu des écarts et des inversions qui prime :

Le paganisme donc c’est tout le contraire du christianisme ; et c’est bien là ce qui fait sa force dérangeante, peut-être sa pérennité. Sur trois points au moins, il se distingue radicalement, dans ses diverses modalités, du christianisme dans ses diverses versions. Il n’est jamais dualiste et n’oppose ni l’esprit au corps ni la foi au savoir. Il ne constitue pas la morale en principe extérieur aux rapports de force et de sens que traduisent les aléas de la vie individuelle et sociale. Il postule une continuité entre ordre biologique et ordre social qui d’une part relativise l’opposition de la vie individuelle à la collectivité dans laquelle elle s’inscrit, d’autre part tend à faire de tout problème individuel ou social un problème de lecture : il postule que les évènements font signe, tous les signes sens. Le salut, la transcendance et le mystère lui sont essentiellement étrangers. Par voie de conséquence, il accueille la nouveauté avec intérêt et esprit de tolérance ; toujours prêt à allonger la liste des dieux, il conçoit l’addition, l’alternance, mais non la synthèse. Telle est certainement la raison la plus profonde et la plus durable de son malentendu avec le prosélytisme chrétien : il n’a pour sa part jamais eu de pratique missionnaire (Augé 1982 : 14).

Ce résumé du catéchisme païen accentue sans doute le caractère de production ethno-philosophique que Marc Augé a pu stigmatiser dans les écrits des théologiens européens ou africains sur les religions africaines depuis l’époque de la philosophie bantou du père Tempels. On connaît les deux théologies en présence, celles de l’immanence et de la transcendance, et surtout la difficulté qu’il y a à surmonter les pièges des oppositions signifiantes qui président à la stigmatisation de l’autre, et au jeu de l’inversion des valeurs. L’auteur du Génie du paganisme n’est pas le dernier à dénoncer l’ethnocentrisme qui caractérise ces opérations de réhabilitation d’une religion du Livre à l’envers :

Toute « réhabilitation », pour utile qu’elle puisse être, court le risque d’idéaliser son objet et, plus encore, de changer subrepticement d’objet : de faire des valeurs redécouvertes dans les sociétés où l’observateur les ignorait la mesure exigeante de la société de l’observateur… (Augé 1979 : 25).

Dans le triangle anthropologique de base du rapport à soi, aux dieux, et au monde, et le système des oppositions distinctives qui s’en dégage, la construction de la personne est sans doute le pivot. L’anthropologie est la clé de la cosmologie et de la théologie. La conception d’une individualité unique et irréductible de la personne humaine dont le christianisme est porteur a pour pendant une définition païenne du soi inséparable de la relation aux autres, les relations de filiation et d’alliance contribuant à composer une identité plurielle au destin éphémère. Le Dieu créateur des chrétiens se définit, en regard, autant par son unicité et sa transcendance que par la relation intime, personnelle et exclusive qu’il entretient avec sa créature. Par contraste, les dieux païens, comme dans le monde grec, ne sont pas des personnes mais des puissances ambivalentes ou des héros fondamentalement ambigus, capricieux et imprévisibles, avec lesquels les hommes entretiennent des relations pragmatiques et fonctionnelles. La vision du monde chrétienne est essentiellement liée à une hiérarchie spirituelle des forces bienfaisantes et malfaisantes et articulée à une histoire éthique du salut rédempteur.

Deux dimensions prennent une importance particulière dans les analyses de Marc Augé modifiant parfois le triangle de base, subdivisant une des trois branches ou les court-circuitant. La conception persécutive du sens du mal lie rapport de force et rapport de sens et engage la relation de soi à soi et aux autres, en faisant l’économie de la culpabilité individualisante. Dans ce monde, la question « qui est l’autre ? » a pour formulation première : « Quel est l’autre qui me veut du mal ? ». Ensuite la lecture de l’évènement (la maladie, la sécheresse, l’épidémie, l’accident) comme signe à interpréter par les procédures de divination est aussi toujours en lien pour chacun avec les autres proches et parfois avec les promesses d’un avenir collectif ou d’une délivrance annoncée par une lecture prophétique. Mais avec le temps, et les reformulations successives du triangle anthropologique (la conscience persécutive du mal, l’épistémé de l’immanence et l’événement signe), c’est finalement le rituel, incarnation de l’ordre symbolique, social et politique, y compris dans les sociétés modernes qui finit par être le paradigme du paganisme, sinon de toute religion.

La vérité est que le paganisme défie toute analyse structurale car il a pour caractéristique fondamentale de n’être pas dualiste, sans ignorer pour autant les écarts qui le définissent : l’ambiguïté (ni vraiment l’un ni l’autre) et l’ambivalence (à la fois l’un et l’autre) incarnées par les dieux et les héros sont au cœur du système. Sa plasticité légendaire va de pair avec un syncrétisme consubstantiel qui pratique le cumul, l’addition ou l’alternance, mais ignore la synthèse, et encore plus le souci du dépassement dialectique (Augé 1982 : 14). C’est cette pratique du mélange incongru qui a toujours fait du paganisme, aux yeux du christianisme, l’autre de la vraie religion, sa perversion. En se référant au terrain des cultes vodou du Togo et du Bénin, qu’il découvre dans les années 1970, Marc Augé ne manque pas néanmoins de souligner le paradoxe qui veut que le syncrétisme païen soit, si l’on peut dire, anti-syncrétiste. Un bon exemple en est donné par l’attitude surprenante en apparence des prêtres vodu du Togo, à la fois tolérants – parce qu’indifférents – au catholicisme et au protestantisme, mais virulents et agressifs vis-à-vis des « syncrétismes chrétiens d’origine blanche ». Le syncrétisme mimétique d’inspiration chrétienne est pour les prêtres du vodou (autant que pour les pères missionnaires) une perversion et un sacrilège, même s’il fait partie aujourd’hui du même champ du vodou. Étrangère au prosélytisme et à l’esprit missionnaire, la « tolérance païenne » a donc parfaitement ses limites : elle a pour envers une profonde « continuité structurale » et en l’occurrence la « persistance d’un refus ».

Le sens de la frontière passe aussi, au sein même du christianisme missionnaire, par bien des compromis qui reconnaissent que l’autre païen est dans la place et qu’on n’a en jamais fini avec lui. Marc Augé reconnaît parfaitement que le christianisme a dans toute son histoire, antique, médiévale, et surtout populaire, une dimension païenne et que cette relation entre contraires est constitutive de son identité. Dans l’histoire du christianisme missionnaire, le paganisme a sans doute été identifié à la religion archaïque des mondes primitifs, paysans ou populaires mais, à l’inverse, à l’époque moderne, « le retour offensif du paganisme » en est venu à désigner pour les défenseurs de l’intégrité chrétienne, toutes les dérives de la modernité (Combès 1938). Dès la fin du xixe siècle, la dénonciation du paganisme se conjugue avec la critique du modernisme et des errements du rationalisme et du matérialisme, et bien sûr du laïcisme, du bolchevisme, de l’hitlérisme, de la franc-maçonnerie.

Présenté par un renversement de perspective moins comme une religion que comme une « anthropologie », le paganisme est aussi pour Marc Augé très actuel :

Parler des dieux, des héros ou des sorciers c’est aussi parler très concrètement de notre rapport au corps, aux autres, au temps, parce que la logique païenne est à la fois plus et moins qu’une religion : constitutive de ce minimum de sens sociologique qui investit nos comportements les plus machinaux, nos rites les plus personnels et les plus ordinaires, notre vie la plus quotidienne – nos intuitions les plus savantes ? » (1982 : 15-16, mes italiques)

L’actualité du paganisme n’est pas liée, on l’aura compris, dans l’esprit de Marc Augé, au succès actuel des néo-paganismes en tout genre (néo-indien, néo-chamanique ou néo-celtique) réveillés entre autres par la mouvance New Age. Néanmoins, il n’exclut pas dans ses écrits récents de repérer, au-delà de l’imaginaire enchanté du rapport au monde des esprits, quelque « dimension païenne » dans tel ou tel trait de ces formes de religiosité dite « sur-moderne ». Citons entre autres, la place accordée à l’interprétation des évènements-signes de la vie personnelle, le syncrétisme des références fragmentaires aux cosmologies chrétiennes ou non chrétiennes, ou encore la consommation clientéliste et très pragmatique des offres cultuelles en matière de guérison ou de pèlerinage (Bessis 2004 : 48). Le bris-collage du menu à la carte que décrivent les sociologues de la religion post-moderne pourrait-il donc se lire aussi en termes de retour du paganisme ? Il est à craindre cependant que ce comparatisme analogique et fragmentaire ne prive le paradigme de ses limites logiques : il gomme un peu vite le caractère systématique du socle anthropologique que représente la « logique païenne » et surtout le défi que représentent pour lui les nouvelles figures de l’individualisme contemporain.

Le génie du paganisme pour Marc Augé n’est donc ni la religion des autres, telle qu’ils la pensent eux-mêmes, ni une anti-religion stigmatisée ou réhabilitée, c’est une anthropologie qui trouve à s’exprimer, entre autres par le biais des choses religieuses (mais pas seulement), dans une certaine forme de rapport au monde, aux autres et à soi. La référence déterminante, on l’a dit, est ici la place centrale (et croissante) accordée au rituel. Le religieux ritualisé, avec son ancrage dans des communautés « naturelles », son attachement à des lieux et des dieux-objets, son « épistémé de l’immanence » (Augé 1997 : 66), et surtout ses dispositifs de médiation symbolique, confine à la reproduction machinale et ordinaire du lien social. Cette sacralité rituelle s’inscrit en tension avec une religiosité personnelle, spirituelle et éthique, que les religions monothéistes et universelles n’ont cessé de privilégier sans pour autant réussir à résorber ou éradiquer l’autre, le contraire, l’ennemi par excellence : le rituel (Augé 1994 : 121).

Les prophètes ivoiriens : des prophètes guérisseurs en leur pays

Dans la filiation de Georges Balandier plus que de Roger Bastide, Marc Augé a toujours privilégié l’intérêt pour les prophétismes plus que pour les syncrétismes. Ces derniers restent une appellation courante qui autorisent à parler de syncrétismes chrétiens ou païens, de syncrétismes riches ou pauvres, ou de degré de syncrétisme, mais le syncrétisme n’est décidément pas pour lui un objet bon à penser en tant que tel. Ce qui est en question dans cette œuvre, c’est la plasticité de la logique païenne, ses formes d’accommodation ou de compromis, et ses transferts ou ses impasses, au cœur des défis de sens et de symbolisation des évènements et des situations. Et, sur ce plan, ce sont bien les prophètes, expérimentateurs ou bricoleurs en idéologique, qui, par le « travail syncrétique » (Dozon, Mary) qu’ils opèrent sur les schèmes du mal ou les catégories de la personne, sont sur le front. Si Marc Augé parlent néanmoins plus globalement et généralement des « prophétismes », africains ou ivoiriens, c’est que cette catégorie politico-religieuse idéal-typique occupe dans ses écrits une place qui dépasse le personnage prophétique et constitue un véritable « dispositif rituel » en concurrence avec le paganisme.

Dans l’introduction d’un ouvrage collectif consacré aux prophétismes de l’Afrique de l’Est, Revealing Prophets (1995), Douglas H. Johnson et David M. Anderson se font les porte-parole d’une approche historique renouvelée, biographique et contextuelle, de l’émergence des figures prophétiques. À distance des lectures néo-webériennes en termes de mouvements sociaux et de situations de crise, les notions d’idiomes prophétiques ou de traditions prophétiques invitent ainsi à considérer la manière dont des modèles charismatiques spécifiques se construisent en rapport avec les attentes d’une communauté ethnique ou nationale et se transmettent de générations en générations. En Afrique de l’Ouest, nul doute que la Côte d’Ivoire, compte tenu de la richesse de ses personnages et des liens de filiation et d’identification qui existent entre eux, se prête particulièrement à ce type de lecture.

Dans la communauté scientifique française, le prophétisme ivoirien s’est particulièrement fait connaître par le biais de l’étude collective consacrée à une de ses figures les plus spectaculaires, le prophète guérisseur Atcho, enquête monographique à l’initiative de Jean Rouch et publiée par Colette Piault en 1975, Prophétisme et thérapeutique, Albert Atcho et la communauté de Bregbo. D’autres études monographiques sur telle ou telle figure ou communauté prophétique ont précédé ou accompagné ces publications (celles d’Harris-Mémel-Fôte sur le prophète Josué Edjro, de J. Girard et de Denise Paulme sur la prophétesse Marie Lalou et l’Église Deima, ou encore récemment de Claude-Hélène Perrot et de Valerio Petrarca (2008) sur le Prophète Koudou Jeannot et le culte de Gbahié). Les spécialistes du sujet connaissent depuis longtemps les écrits et les notes de René Bureau sur le prophète Harris et le phénomène harriste de Côte d’Ivoire qui ont donné lieu entre autres à l’ouvrage Le prophète de la lagune (Bureau 1996). L’ouvrage de Jean-Pierre Dozon, La cause des prophètes (1995) suivi de La leçon des prophètes de Marc Augé, offre enfin une étude d’ensemble, à la fois historique, sociologique et anthropologique, du prophétisme ivoirien et de ses multiples figures.

Les écrits des chercheurs français consacrés à ce champ d’étude des prophétismes sont à mettre au regard de la production abondante et ininterrompue des chercheurs étatsuniens et anglais sur le sujet. L’ouvrage très riche et très complet de l’historien David A. Shank, consacré à la formation de la pensée religieuse du prophète Harris (Prophet Harris, The « Black Elijah » of West Africa, 1994) vise – dans une filiation très anglo-saxonne – à prolonger l’étude biographique de Gordon M. Haliburton datant des années 1960 (The Prophet Harris. A study of an African prophet and his mass-movement in the Ivory Coast and the Gold Coast, 1913-1915, 1971). L’enquête anthropologique de Sheila Walker, The religious revolution in the Ivory Coast. The prophet Harris and his Church (1983), est l’une des rares études, avec celle de René Bureau (1996), qui est consacrée à l’Église harriste des années 1970 (même si celle-ci comporte plusieurs branches). On peut donc observer, par comparaison, que l’élection des prophétismes par l’anthropologie française s’accompagne à la fois d’une certaine distance sinon indifférence par rapport à l’histoire missionnaire d’Harris, la mythologie politique et l’histoire légendaire de la tradition harriste tenant lieu de référence signifiante, et du privilège incontestable accordé aux petits prophètes guérisseurs par rapport à l’institution ecclésiale et aux églises harristes, cette dimension étant laissée aux « professionnels de la religion ».

L’histoire des religions autant que les lectures socio-politiques s’accordent à faire du prophétisme une sous-catégorie du messianisme, le prophète étant appréhendé avant tout à partir du discours de la prophétie et de sa thématique millénariste ou messianique. Le recentrage de l’analyse sur la fonction prophétique et sur l’idéologie professionnelle qui l’accompagne, permet de relativiser cette relation exclusive instaurée entre messianisme et prophétisme. Les petits prophètes africains actuels de la Côte d’Ivoire, surtout ceux de la seconde génération c’est-à-dire ceux qui ont succédé à la mythologie prophétique d’Harris, sont soit des prophètes-guérisseurs, soit des prophètes fondateurs de culte [7]. Ils sont tous porteurs de biens de salut et de guérison mais leur prédication n’est pas nécessairement dominée par une thématique messianique. Dans le discours prophétique ivoirien, la problématique messianique ou millénariste ne constitue qu’un des éléments de la prédication, le plus important étant l’abandon des pratiques de sorcellerie et des cultes rendus aux fétiches et la fidélité au Dieu de la bible. Les promesses du Millénium sont inséparables de bénéfices immédiats (santé, richesse), d’un souci pragmatique du présent et des urgences du quotidien. La justification du titre de « prophètes », souvent revendiqué en tant que tel, se trouve en fait dans leur commune référence à cette idéologie professionnelle d’une révélation directe et d’une mission personnelle confiée par la divinité, idéologie par laquelle ils prétendent asseoir leur position de pouvoir dans le champ thérapeutique et religieux. Le charisme prophétique est souvent en Afrique très proche d’un charisme d’institution et le récit de la vocation prophétique identique à un rite d’institution.

Mais les glissements ou les oscillations entre les diverses formes d’expression de la vocation prophétique (prophète-messager, prophète-guérisseur, prophète-fondateur de culte) fournissent une des clefs des variantes de position que recouvre la catégorie générale de « prophétisme ». Le prophète-messager est en partie sommé de dire le sens de la situation globale et d’annoncer les voies du salut collectif en faisant le lien avec les problèmes individuels. Le prophète-guérisseur est plutôt sollicité pour répondre aux demandes de salut et de guérison individuelles. Le prophète-fondateur de cultes offre une voie de salut essentiellement fondée sur l’expérience communautaire et l’activité rituelle. Les prophètes païens que fréquentent Marc Augé ont des vocations plus ou moins accentuées, mais ils ne séparent jamais ces diverses fonctions. Ces orientations divergentes de l’engagement prophétique sont solidaires de l’adaptation aux demandes préférentielles de la clientèle et de l’importance de l’audience obtenue (locale, ethnique ou nationale). L’itinéraire biographique d’un même prophète peut également emprunter successivement ou simultanément ces dif­férentes fonctions en rapport avec les aléas de la vie individuelle et les variations de la demande et de l’audience. Marc Augé analyse avec beaucoup de nuances les hésitations d’un prophète comme Atcho, pris entre la pression des malheurs individuels qui le pousse vers une fonction de « convertisseur des âmes individuelles » et la répétition des situations qui appellent un discours messianique éventuellement subversif (Augé 1975 : 300-301).

La figure exemplaire du prophète guérisseur atteste du lien étroit qui subsiste entre la question du salut et celle de la guérison et donc de l’indistinction entre le champ de la cure des corps et le champ de la cure des âmes pour reprendre le vocabulaire wéberien. Pour répondre à la demande, tout en l’infléchissant et en affirmant sa marque distinctive par rapport aux simples guérisseurs, le prophète se doit de recourir à des stratégies de contorsion qui vont de la dénégation de l’intérêt matériel et mercantile, de l’affirmation ostentatoire du désintéressement et de la gratuité des soins, aux profits symboliques du don différé ou de la guérison par surcroît (c’est la foi qui guérit). Il sape ainsi les fondements du prestige social du guérisseur, en cassant en quelque sorte le marché et en lui prenant sa clientèle attitrée.

Par rapport aux églises dominantes, catholiques ou protestantes, la prétention des prophètes fondateurs ou entrepreneurs de cultes vise à contourner le pouvoir sacerdotal sur son propre terrain ou encore à transmuer une situation de fait, ou vécue comme telle, d’exclusion en une revendication d’un espace autonome et identitaire qui à la limite pourrait s’accommoder d’une position de marge ou même de relais à la périphérie des églises. Quel que soit le créneau que cherche à occuper le prophète africain par rapport à l’offre de service des églises importées – passeur ou médiateur du message de salut de la foi monothéiste, entrepreneur indépendant jouant sur l’affirmation de la différence ou au contraire sur une sorte d’indifférence ’oecuméniste’ par rapport aux engagements religieux profonds de ses clients –, il ne s’engage que rarement dans un rapport direct de contestation du pouvoir religieux dominant. Le personnage d’Odjo incarne particulièrement le cumul pragmatique et indifférencié des appartenances confessionnelles, y compris de l’islam dans sa liturgie.

La situation de domination symbolique exclut tout rapport frontal exprimant un refus culturel ou une rupture franche par rapport au Pouvoir blanc ou à ses avatars récents ; elle impose un rapport oblique et le recours aux formes diverses de la ruse symbolique. Marc Augé en parlant de « déviation ritualiste » (1982 : 16) n’est pas loin de penser que les formations de compromis qu’élaborent les syncrétismes, loin de représenter un état d’équilibre et une synthèse achevée entre deux cultures, cachent une position de repli, de dérobade ou d’évitement par rapport à l’affrontement direct [8]. Tous les procédés de la ruse symbolique sont présents au cœur des prophétismes syncrétiques : la manipulation mimétique des emblèmes du Pouvoir blanc ; le détournement et même le retournement du message biblique contre l’institution ecclésiale ; la double entente et le double jeu sur les codes symboliques. La notion de « ruse symbolique » (Augé 1982 : 284) rend compte de certains effets de la situation de domination culturelle sur la forme des luttes symboliques mais elle se prête à des lectures souvent contradictoires. Elle permet de mettre l’accent soit sur les dispositifs symboliques qui font appel à la ruse au sein d’une culture donnée, soit sur les dispositions stratégiques de sujets calculateurs et opportunistes libérés de toutes contraintes culturelles. On voit mal, dans ce dernier cas, ce qui autorise à qualifier la ruse de « symbolique ». L’accent mis sur le caractère indirect, tactique, de ces stratagèmes, n’élimine pas les ambiguïtés réelles de la relation à l’autre, ce mélange de rejet et de fascination qui travaillent les esprits. La relation à la puissance Autre est et reste ambivalente et réversible ; elle associe la lucidité sur les rapports de force en présence, l’intériorisation de la supériorité de l’Autre et par conséquent l’auto-stigmatisation de sa propre faiblesse et même de sa malédiction, et un refus du refus mêlant le ressentiment agressif et l’ironie.

On a beaucoup dit que les prophètes noirs étaient des lecteurs de la Bible et qu’ils ont trouvé dans l’histoire judaïque des modèles d’identification, mais il ne faut pas oublier cependant que la Bible ou le bréviaire sont avant tout perçus ou présentés comme le lieu d’un secret que le code de l’écriture ne suffit pas à dévoiler et dont la captation constitue un enjeu essentiel, celle-ci commandant la possibilité de disposer d’un pouvoir équivalent. Un prophète ivoirien comme Papa Nouveau interdisait à ces disciples d’ouvrir la Bible.

L’entre-deux prophétique et ses rituels

Pour Augé, ces petits prophètes participent tous bel et bien de l’idéologie prophétique dont ils retiennent la dimension essentielle : le prophète ne tient son pouvoir que de lui seul et de Dieu (1994 : 148). De ce point de vue, le prophète est bien l’agent du monothéisme, l’adversaire du paganisme, la figure même de l’individu qui s’adresse à des individus. C’est de l’idéologie de l’élection divine qui fait de lui un individu que découlent toutes les autres dimensions de la vocation prophétique :

  1. le lien qu’il introduit entre les problèmes individuels et les problèmes collectifs ;
  2. l’effet d’annonce d’une échéance temporelle précipitée dont témoigne sa vie personnelle ;
  3. l’institution d’un hors-lieu de vie communautaire coupé des territorialités villageoises ou urbaines (la Nouvelle Jérusalem).

Mais le prophète se construit également dans l’affrontement avec son double, le sorcier, l’autre figure extrême de l’individu, et disons de l’individualisme dans la société lignagère, la négation ou l’envers de l’idéologie païenne. Le cercle du prophète et du sorcier a toujours été au cœur de la scène ivoirienne et contribue à alimenter l’ambiguïté et l’ambivalence du personnage prophétique.

La relation de reprise mimétique par rapport aux cultes païens et d’inversion / perversion par rapport à la religion catholique qu’incarnent les prophétismes ivoiriens bouscule les évidences de la tradition autant que celles de la modernité religieuse. Les avatars du rituel prophétique et de sa logique du « re-commencement » suggèrent quelque parallèle avec la logique de l’entre-deux développée par Marc Augé (1997 : 114) [9].

Marc Augé a beaucoup travaillé à faire reconnaître dans la temporalité rituelle une véritable manipulation du temps qui, à sa façon :

  1. crée l’événement autant qu’il le commémore, à la manière des anniversaires ;
  2. introduit une attente qui n’est pas celle de la simple répétition compulsive et régressive mais qui est solidaire d’un enjeu (de vie et de mort) ;
  3. instaure une rupture, la possibilité d’un re-commencement et donne l’espoir d’un nouveau départ.

La référence exclusive au temps archétypal et répétitif qui domine les analyses éliadiennes des grands rites initiatiques (éternel retour, regressus ad uterum) se trouve rectifiée par la prise en compte du temps de l’attente d’un commencement, vécu à chaque fois comme inaugural et unique pour les acteurs, associé au temps de l’échéance qui parfois se confond avec le temps de l’accomplissement du rite. Si le rite ne faisait que répéter ou célébrer une répétition inscrite dans les choses, dans un ordre cosmique immuable voulu par les ancêtres ou les héros mythiques, on ne verrait plus où se situe l’efficacité qu’on en attend. Entre le sens de l’échéance temporelle, lié à un enjeu situé et circonstancié, et le sens de l’histoire inédite, l’annonce des temps nouveaux, se joue l’émergence d’une conscience historique.

Ces analyses de la temporalité rituelle s’appliquent en premier au rituel prophétique lui-même, au scénario de la révélation et de l’effet d’annonce du message que chaque prophète est censé recevoir et par lequel il répète et re-commence le geste inaugural des prophètes fondateurs. Le rituel prophétique, particulièrement repérable dans les itinéraires de vocation des prophètes et l’histoire des mouvements dit prophétiques, se déroule dans un entre-deux situé entre deux moments forts :

  1. le moment ponctuel de la révélation individuelle de la mission prophétique qui fait irruption, à une date historique précise, dans un parcours biographique personnel, et qui vous tombe dessus (sans prévenir et sans votre volonté), selon la rhétorique des récits de vocation ;
  2. le moment « virtuel » de l’échéance collective imminente de l’avènement à venir des temps nouveaux, de l’ère nouvelle : « dans sept ans, vous serez tous des Blancs ». Tout le sens de la responsabilité prophétique se joue dans cet entre-deux où se croisent le destin individuel et le devenir collectif :
  • a) la lecture inspirée des événements-signes, dont les aléas de la vie du prophète sont la première manifestation ;
  • b) la gestion des conditions sociales de l’accomplissement des promesses et de l’attente différée.

Bastide notait que le messianisme, tout en constituant une première appréhension de l’histoire, n’est pas à ce point éloigné du schème cyclique : il substitue seulement un cycle long aux cycles courts des sociétés traditionnelles en opérant un déplacement du sens de l’échéance. La lecture de l’évènement et de la situation qu’il propose est toujours solidaire d’une histoire qui boucle sur elle-même, qui rabat le futur sur un présent immédiat ou imminent. Comme le note Marc Augé, avec l’identification du messie au chef d’État, dans certaines conjonctures africaines, l’appel à rompre avec le passé ancestral se transforme en une conversion au présent. À peine commencée, l’histoire est terminée puisque les Temps nouveaux sont déjà là.

Cette situation d’entre deux se retrouve non seulement dans le rapport à la temporalité mais aussi dans le rapport aux lieux. Balandier trouve des éléments d’explication de la différence de réponse à la situation coloniale qu’incarnent le syncrétisme des Fang et le prophétisme des Bakongo dans le degré d’enracinement dans la terre de ces ethnies. Pour Balandier, c’est paradoxalement la force et la profondeur de cet enracinement qui constitue une des conditions propices à l’éclosion des messianismes. Pour une société qui s’est structurée autour d’une chefferie garante de l’appropriation d’un territoire et de ses frontières, l’expérience coloniale de la dépossession encourage l’attente du Messie, celui qui restituera la Terre des Ancêtres ou encore de l’Homme de la Terre Promise. Comme le dit un prophète zoulou cité par Lanternari : « D’abord nous avions la terre et vous, vous aviez la Bible. Aujourd’hui, vous avez pris la terre à nous, il reste la Bible » (Lanternari 1962 : 325). La situation des Fang par contre, dont l’organisation sociale est traditionnellement régie par un processus permanent de segmentation, engendrant la mobilité et même l’esprit conquérant, s’apparenterait plutôt à celle des noirs déracinés et dépaysés qui pratiquent volontiers l’emprunt culturel et le recours aux innovations syncrétiques.

L’histoire du champ prophétique ivoirien conduit Marc Augé à inscrire la thématique du « retour à la terre », et de l’enracinement dans un terroir, au sein même du parcours prophétique et à la comprendre comme un moment de ce parcours (1987b). Plus globalement, Marc Augé repère une fois de plus deux figures du champ de l’action prophétique : d’un côté, le prophète itinérant, à vocation nationale ou transnationale, pratiquant le nomadisme, jouissant du prestige de celui qui vient d’ailleurs – ce passeur de frontières engage le combat contre les dieux du terroir, les sorciers locaux et les fétiches villageois, figure dont le prototype est évidemment Harris ; de l’autre, les prophètes « paysans », « en leurs pays », fixés dans leur village, dans leur terre, sur le modèle du chef de lignage, des entrepreneurs indépendants de cultes de fécondité ou des artisans de cultes syncrétiques à vocation thérapeutique.

Si les premiers misent sur la conversion massive au discours messianique des religions missionnaires (christianisme ou Islam), les seconds mobilisent largement les traditions thérapeutiques et religieuses locales, et font alliance avec des « génies » personnels. Or, sur le terrain africain (on pense aussi aux prophètes de l’Afrique de l’Est ou de l’Afrique Australe), les deux types d’inscription spatiale ou temporelle du personnage prophétique cohabitent souvent ou s’enchaînent, parfois chez le même personnage (ainsi que l’illustre la figure du prophète Koudou Jeannot). Bien plus, comme le note Marc Augé,

ce mouvement de « retour à la terre », de réinscription dans un territoire, me paraît inhérent à tous les prophétismes et être la cause principale de l’ambiguïté du personnage prophétique ... Il est inhérent aux prophétismes qui ont toujours essayé de fixer en un lieu un modèle de la Cité idéale, de la Ville Sainte ou de la Nouvelle Jérusalem (1987b : 17).

L’accomplissement du rêve de la communauté imaginée, installée et fixée dans un lieu d’élection peut passer comme une forme d’achèvement du mouvement prophétique, comme la réalisation anticipée des promesses du Millénium. Mais cet achèvement est aussi le commencement de la fin.

D’un prophète à l’autre

Les relectures successives du sens des prophétismes dans l’œuvre de Marc Augé jouent sur un continuum situé en définitive entre deux figures opposées qui ne cessent de se télescoper ou de s’entrecroiser.

La première figure, qu’incarnerait plutôt Odjo, et à sa façon Atcho, recourt à une « grille prophétique » de lecture de l’événement qui mise sur la force toujours prégnante d’une logique lignagère quelque peu dévoyée : « des éléments épars de modernité sont absorbés par le seul univers de sens qui tienne un peu le coup face au caractère discontinu, baroque et souvent injuste du monde officiel » (Augé et Colleyn 1990 : 19, mes italiques). Mis à part des échos fragmentaires issus de la prédication missionnaire, la grille biblique est globalement étrangère à ce monde, à l’image d’un Papa Nouveau qui interdisait à ses disciples d’ouvrir la Bible pour autant parfaitement exposée. Les problèmes de l’individu (maladie, stérilité, chômage, échec scolaire) trouvent leur solution dans les lignes de force de la structure familiale, lieu par excellence de l’élucidation des affaires de sorcellerie. Le prophète guérisseur n’hésite pas d’ailleurs à convoquer les familles pour faciliter les aveux et encourager le pardon. Les dispositifs de confession sont censés lever les contradictions du « moi divisé » entre les aspirations individuelles et la force des liens familiaux. La retraite prolongée dans l’enclos du prophète se déroule sous le signe d’une re-communautarisation qui opère un déplacement par rapport à la dépendance familiale : le malade devient infirmier avant le retour attendu à la vie active.

La figure du « véritable prophète », envoyé de Dieu, qu’incarne Harris s’inspire par contre de l’idéologie de l’élection et de la révélation divine propre à la trame biblique. Élu personnellement par un Dieu unique qui lui révèle sa mission, il ne peut qu’être un agent d’individualisation invitant à la rupture avec la logique lignagère. Témoin dans sa vie des contradictions engendrées par l’accélération de l’histoire, il inscrit les problèmes de chacun dans une vision globale du devenir de la race noire promue au rang de peuple élu de Dieu par sa médiation. L’annonce de l’imminence des Temps nouveaux, où les Noirs seront enfin tous des Blancs, va de pair avec la gestion de l’attente différée dans quelque hors lieu de vie communautaire (une Jérusalem céleste) coupé des territorialités ethniques et villageoises.

Entre ces deux pôles du continuum prophétique, se dessine une figure de l’entre-deux qui pourrait relever de ce qu’Augé appelle l’entre-deux mythique (1997 : 114). Dans sa version diachronique, cette figure se construit dans le mouvement qui conduit le passeur de frontières, porteur d’une vision et chargé d’une mission divine pour toutes les nations, aux petits prophètes en leur pays, repliés sur leur enclos villageois et les ressources de leur environnement familial. Figure régressive, elle apparaît comme une retombée ou un épuisement de la veine prophétique, à l’image de la geste d’Harris qui finit lui-même dans l’impasse par négocier quelque compromis avec les diverses Églises qui réclament sa caution. Mais le mouvement en retour d’appropriation de la figure d’Harris par les petits prophètes, les versions légendaires de ses engagements dans les rapports de force des mondes qu’ils traversent, les adaptations locales de son « message » aux nations, peuvent aussi se lire comme un enrichissement (et même une invention) de la mythologie harriste. Cette figure fragmentaire et double traduit les ambivalences et les ambiguïtés qui ont conduit ses disciples à percevoir l’Homme de Dieu comme un « homme fort ».

Bien plus, le rituel prophétique auquel participe depuis un siècle les prophètes ivoiriens obéit comme tout rituel à une logique du re-commencement, et chaque itinéraire prophétique participe à la fois de la répétition du même scénario et du bricolage de nouvelles cosmologies ou de nouveaux dispositifs rituels. Les figures intermédiaires entre les prophètes les plus païens et les plus « chrétiens » n’ont cessé de se démultiplier dans un même espace d’entre-deux mythique balisé par le jeu des aller-retour entre la force du Dieu unique et les ressources des ancêtre lignagers, le message aux nations et la ré-ethnicisation du territoire, l’appel au tribunal de la conscience et le recours au schéma persécutif.

Le schéma diachronique qui mène, pour résumer, de Harris à Odjo, dans l’attente de quelque retour au paradigme perdu d’Harris et à sa vocation anticipatrice et libératrice, n’exclut donc pas une lecture plus synchronique (et plus symétrique, sinon syncrétique). La figure du prophète de l’entre-deux tire toute sa force (et non sa faiblesse) de l’ambivalence du personnage (à la fois chrétien et païen) et de l’ambiguïté de son entreprise (ni chrétienne ni païenne) à distance de tout souci de synthèse ou de dépassement. Les « véritables prophètes de notre contemporanéité », dont le paradigme serait alors plutôt le prophète Atcho (Augé 1982 : 247), ne sont-ils pas ceux qui font écho aux contradictions qui travaillent les individus et qui inventent des dispositifs rituels de médiation qui fonctionnement « en double », sur la logique de la double entente, le bon usage de l’ambivalence et la richesse des ambiguïtés ? Harris ne rejoint ce paradigme de l’entre-deux que dans la mesure où le génie de son anticipation prophétique est inséparable de la folie de sa « régression » païenne et de son anamnèse, celle qui fait suite à l’expérience de la transe-visitation et à l’engagement de l’homme fort usant de sa canne comme signe et instrument de puissance dans la lutte contre les fétiches, apportant la guérison miraculeuse par un baptême exorciste, attestant par sa polygamie des promesses de fécondité.

Le paganisme est toujours là, c’est le socle anthropologique. Les ambiguïtés et ambivalences des prophétismes sont plus que jamais soulignées, y compris dans leurs versions les plus récentes, mais le changement de perspective est significatif : le prophète n’est plus condamné à être un simple avatar du paganisme, il devient un « anticipateur » de la mondialisation, un « expérimentateur » idéologique, un « bricoleur de sens ».

La fascination enchantée que peut exercer cet entre-deux hybride laisse place néanmoins, dans les relectures qu’en fait Marc Augé, surtout avec le recul historique et le passage de génération, à un diagnostic d’impasse : l’entre-deux prophétique se révèle en définitive un cul de sac. Le mimétisme par rapport au monde des Blancs n’a plus les vertus de la ruse symbolique et des rituels d’inversion / perversion. La répétition du rituel l’emporte sur les promesses du re-commencement. Les voies hésitantes de l’imagination prophétique s’enferment dans une relation duelle Blanc/Noir qui n’arrive pas à se dialectiser, le mouvement circulaire de retour à l’entre soi de l’origine efface l’acte inaugural du franchissement des frontières. Les synthèses imaginaires du Diable et du bon Dieu, de la confession et de l’accusation, ne remplissent plus en un mot la fonction symbolique des dispositifs rituels.

De la persécution à l’auto-accusation ?

C’est au cœur même du « dispositif rituel restreint » qu’émerge l’analyse la plus systématique des impasses de cet entre-deux prophétique. L’institution thérapeutique de Bregbo et son rituel de la « confession diabolique » illustrent les promesses non tenues de cet imaginaire prophétique. La lecture de Marc Augé se construit dès l’époque du terrain alladian, grâce aux ressources de l’ethnologie locale et familiale qu’il pratique en accompagnant les « sorciers » présumés que les villageois conduisent au tribunal de Bingerville, chez Atcho, pour confirmation, ou les malades qui se pensent « ensorcelés » en quête d’un diagnostic sur ceux qui leur veulent du mal dans leur entourage immédiat. Les « confessions diaboliques » sont pourtant l’illustration par excellence d’un bricolage inventif qui a fasciné toute une génération d’anthropologues. On peut même parler (pour reprendre le langage structuraliste de l’idéologique) de bricolage « syntagmatique » à propos de la « confession-ordalie » (Augé 1975 : 266-67), synthèse précipitée des chaînes de syntagmes des registres de la confession et de l’ordalie, de l’aveu de culpabilité et de l’accusation de l’autre persécuteur. Mais l’analyse anthropologique des dispositifs prophétiques s’applique à démonter l’ambiguïté et d’une certaine façon à la lever jusqu’à produire le désenchantement et la perplexité, et même de sérieuses réserves.

La confession ordalique des sorciers présumés relève de l’aveu provoqué et arraché par la médiation du prophète répondant à l’accusation des autres, la famille de la victime. Elle n’est jamais séparée de l’accusation en retour des complices de l’agir en diable. Les « confessions diaboliques », qui semblent faire plus de place à la spontanéité de l’aveu, pourraient représenter une vraie « conversion », mais ces confessions sont le fait de sorciers-victimes ayant trouvé plus forts qu’eux et conduits à avouer leur échec pour résoudre leur problème. Le dispositif rituel de ces confessions publiques et spectaculaires comporte donc des retournements significatifs de la logique sorcellaire sur elle-même, prise à son propre piège, mais on ne voit jamais pointer le message chrétien selon lequel les sorciers sont d’abord ceux qui croient à la sorcellerie, à commencer par les contre-sorciers.

La conclusion est sans appel : la conscience du mal n’est pas transformée, la prégnance du schème persécutif reste entière, y compris au cœur de la confession, au point de prendre la forme d’une « auto-accusation » qui peut se révéler morbide et mortifère si elle n’embraye pas sur les voies de la repentance et du pardon [10]. Le travail du prophète Atcho est explicitement rapproché ici du prêtre ascétique de Nietzsche qui s’évertue à retourner l’accusation de l’ensorcelé contre l’envoyeur, invité à trouver en lui-même et dans ses mauvaises pensées la source de son malheur. On peut s’interroger, comme le fait Augé, sur le présupposé évolutionniste, plus œdipien que wéberien, qui fait de la culpabilisation de l’individu la voie obligée de l’individualisation de la personne. L’analyse « clinique » d’Andràs Zempléni, très proche des analyses de l’Œdipe africain du couple Ortigues, porte une attention plus généreuse aux voies du dédoublement du moi et aux opportunités d’une transition du registre de la persécution à celui de la culpabilité dans le procès d’individualisation et de responsabilisation des sujets.

Dans le « tribunal de la conscience » qu’instaure la culpabilité, le moi reste divisé intérieurement et soumis à des désirs contradictoires, mais la solution « chrétienne » consistant à inviter les sujets à renoncer à l’exutoire de l’accusation, à trouver en eux-mêmes l’énergie nécessaire pour assumer à titre personnel leurs pulsions agressives, en un mot à se prendre en charge, a du mal à se faire entendre. Le scénario du « je est un autre », l’oscillation entre l’autre maléfique qui me persécute (mon diable) et la part mauvaise de soi qui vous culpabilise, n’aboutit pas à une autre conclusion. Le paradoxe d’un dispositif de confession qui fonctionne à l’accusation réussit à brouiller les pistes en faisant « l’économie de la culpabilité ». La grille diabolique forme même comme « un rempart contre l’intériorisation de la culpabilité » (Zempleni 1975 : 209) et le procès de l’individualisation se fait attendre.

L’autre croyant : plasticité païenne et altérité chrétienne

Toute anthropologie, aime à dire Marc Augé, est toujours « une anthropologie de l’anthropologie des autres » puisque toute société repose sur une théorie indigène de l’homme qui peut témoigner d’une grande réflexivité. L’anthropologie des religions ne peut être qu’une anthropologie des anthropologies religieuses, et nul doute que le paganisme comme le christianisme peuvent se lire comme deux anthropologies distinctes (1982 : 101-102) et opposées. Mais le problème qui se pose pour une anthropologie qui se voudrait « symétrique » est celui de la dissymétrie manifeste qui existe dans le rapport de l’anthropologue à ces deux anthropologies : l’une étant si l’on peut dire plus « anthropologique » que l’autre, ou tout simplement « plus humaine », comme le suggère Marc Augé lorsqu’il évoque le paganisme catholique, la sacralité de ses cultes de saints et son goût des statues, au regard de la religiosité éthique des protestantismes (1982 : 66).

La dissymétrie des rapports aux choses religieuses que pratique cette anthropologie des religions est réellement problématique pour l’anthropologie tout court. L’épaisseur anthropologique et sociale du paganisme est telle que l’idée d’une matrice anthropologique « chrétienne » (sans parler de l’islam), se présente sur le terrain des sociétés occidentales ou africaines, comme un concept limite, une anthropologie « négative », au sens de la « théologie négative ». Par un renversement sans surprise, on pourrait dire que le christianisme, c’est le contraire du paganisme, sans qu’on puisse vraiment en dire plus sur le plan anthropologique. À moins que l’anthropologie du christianisme ne laisse place à la théologie : « ce qui n’est pas païen, c’est la spéculation sur le devenir, sur la personne au delà de la mort, ou sur la notion de péché … » (Bessis 2004 : 48).

L’anthropologie des sociétés chrétiennes ne prend-elle finalement sens qu’au regard d’une anthropologie du rituel et de sa matrice païenne ? C’est bien ce que soutient Marc Augé. Ce qui sauve le christianisme, si l’on peut dire, ce n’est pas sa foi, c’est sa « pratique religieuse machinale », sa tolérance à l’incroyance qui est sur le fond la vérité du croyant ordinaire (1982 : 59-60). La dissymétrie entre le socle anthropologique qui fonde le mode de vie au quotidien et la transcendance théologique des idées résiste à toutes les ruptures historiques et aux illusions de la conversion personnelle. C’est bien dans un dialogue avec la sociologie contemporaine du croire que l’anthropologue du paganisme nous dit le fond de sa pensée : « la religion qui s’autonomise dans la modernité chrétienne n’a rien à voir avec ce qu’on désigne comme “religion” lorsqu’on fait référence globalement à l’ensemble des sociétés païennes » (1986 : 120). L’affirmation prend acte du « tournant » historique que constitue l’émergence des religions universalistes, mais la conclusion va plus loin : « l’apparition et le développement d’une telle religion [universaliste] se surajoutent à l’existant et ne l’annulent pas. Le rapport ritualisé au monde continue notamment dans la sphère politique … » (mes italiques).

L’enchantement du Génie du paganisme va finalement de pair avec l’éloge d’une « sacralité rituelle » qui ne relève pas seulement de l’émotion esthétique que peuvent susciter les sorties de masques ou les danses de possession. Cette sacralité « laïque » a des accents durkheimiens :

Faut-il considérer, avec Durkheim, que la religion a davantage pour fonction de maintenir le cours normal de la vie que d’expliquer l’inattendu, autrement dit privilégier la réduction de la religion au rituel, et, au-delà, à une conception païenne de la religion qui nous a paru pouvoir préfigurer une conception laïque de la sacralité sans dieux ni Dieu ? La question est incontestablement actuelle (1982 : 322).

Les déclarations sur la foi ou sur l’incroyance qui émaillent l’œuvre de Marc Augé sont aussi révélatrices et vont bien dans le même sens de l’énigme d’une anthropologie de la foi. On admettra que la question de la foi, entendue au sens d’un engagement personnel dans une relation intime et éthique à un Dieu unique qui décide du salut de l’individu, est étrangère aux religions païennes. Il est moins évident, surtout du point de vue « des vrais chrétiens », d’admettre comme le dit Marc Augé que : « C’est encore être chrétien que n’être plus croyant » (1982 : 57), mais on comprend bien que l’alternative de la croyance et de l’incroyance, celle du doute ou de la « faiblesse de croire » (de Certeau), inscrivent les sujets qui sont travaillés par ces oscillations dans une culture chrétienne. La suite du raisonnement, et la posture épistémologique évoquée, peut poser question :

Si la notion de foi a une tout autre signification dans l’univers chrétien que dans l’univers païen, si même elle n’a de sens que dans le premier, il n’en reste pas moins que, dans la pratique, la religion supporte l’incroyance bien tempérée et qu’une sociologie de la pratique religieuse pourrait, et sans doute devrait, faire abstraction du problème de la réalité de la foi (1982 : 57, mes italiques).

Que le présupposé de la réalité de l’objet de la foi ne doive pas être le point de départ d’une sociologie ou d’une anthropologie de la foi, cela devrait aller de soi et le principe s’applique ici à l’existence de Dieu comme à celle des sorciers. Mais que le problème de l’expérience de la foi pour ceux qui y croient ne soit pas un vrai problème anthropologique, c’est là une autre question. En parcourant des auteurs modernes, comme Nietzsche et Bataille, Marc Augé rencontre bien ce défi d’une anthropologie moderne de l’individu qui confine à l’impensable ou à l’innommable notamment à l’épreuve de la foi : « La déception essentielle à l’expérience religieuse, à l’expérience de l’intimité dont nous parle Bataille, naît du caractère impossible et, en toute rigueur, impensable, de toute appréhension de l’individualité pure » (1982 : 99).

En identifiant le problème de la foi comme un problème individuel, intime et personnel, autrement dit en créditant le discours croyant des termes dans lesquels il entend lui-même s’identifier aux yeux des autres, l’anthropologue s’enferme de fait dans une impasse de la pensée et de l’imagination qu’il ne cessera de revisiter dans toute son œuvre. Dans une confession personnelle d’incroyance qui témoigne d’une indifférence « totale, animale et définitive » vis-à-vis de l’enjeu du croire au sens chrétien, il n’hésite pas à déclarer que l’altérité la plus incompréhensible pour lui, chez l’autre proche, c’est d’être « croyant » :

Le plus pénible [précise-t-il, en évoquant les échanges avec des amitiés d’enfance] tenait au fait que je comprenais aussi peu le processus lui-même que son objet. M’étaient particulièrement incompréhensibles ceux qui m’expliquaient qu’avec le dogme il fallait en prendre et en laisser, que l’essentiel était la foi personnelle, raisonnée, intime, que sais-je ? Car pour le reste, j’ai toujours été plutôt sensible aux fastes de l’Église, au charme des cantiques et au souvenir de mes vacances bretonnes. Je pourrais comprendre qu’on aille à l’église pour le plaisir. Mais les croyants, c’est probable, pensent à autre chose » (1986 : 22-23).

On retrouve là le même malaise et la même incompréhension vis-à-vis de la foi personnelle et éclairée que celle qu’exprimait Hertz, avec pour envers une disposition de foi esthétique qui peut se contenter de l’enthousiasme du « simple spectacle d’une cérémonie païenne » (1982 : 102), mais qui peut aussi se traduire par un engagement moral à défaut d’un mysticisme de la chose publique.

Sélection bibliographique des oeuvres de Marc Augé

Augé, Marc. 1969. Le Rivage alladian. Organisation et évolution des villages alladian, Paris, ORSTOM.

Augé, Marc. 1973. « Sorciers noirs et Diables blancs. La notion de personne, les croyances à la sorcellerie et leur évolution dans les sociétés lagunaires de basse Côte d’Ivoire (Alladian et Ebrié) », Acte du Colloque international sur La notion de personne en Afrique Noire 1971, Paris, Éditions du CNRS.

Augé, Marc. 1974. « Dieux et rituels ou rituels sans dieux ? », in John Middleton, Anthropologie religieuse, textes fondamentaux, Paris, Larousse Université.

Augé, Marc. 1975a. Théorie des pouvoirs et idéologie. Étude de cas en Côte-d’Ivoire, Paris, Hermann.

Augé, Marc. 1975b. « Logique lignagère et logique de Bregbo », in Colette Piault (dir.), Prophétisme et thérapeutique. Albert Atcho et la communauté de Bregbo, Paris, Hermann : 219-232.

Augé, Marc. 1977. Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort. Introduction à une anthropologie de la répression, Paris, Flammarion.

Augé, Marc. 1979. Symbole, fonction, histoire  : les interrogations de l’anthropologie, Paris, Hachette.

Augé, Marc. 1982. Génie du paganisme, Paris, Gallimard.

Augé, Marc. 1985. La Traversée du Luxembourg, Paris, Hachette Littératures.

Augé, Marc. 1986. Un ethnologue dans le métro, Paris, Hachette.

Augé, Marc. 1987a. « Qui est l’autre ? Un itinéraire anthropologique », L’Homme, n°103 : 7-26.

Augé, Marc. 1987b, « Espace, savoir, pouvoir : les “prophètes” ivoiriens », Gradhiva, n°3 : 11-18.

Augé, Marc. 1988. Le Dieu objet, Paris, Flammarion.

Augé, Marc. 1990. Nkpiti, La rancune et le Prophète, (avec Jean-Paul Colleyn), Paris, EHESS.

Augé, Marc. 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil.

Augé, Marc. 1994. Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier.

Augé, Marc. 1995. La Cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine (Jean-Pierre Dozon) suivi de La leçon des prophètes (Marc Augé), Paris, Le Seuil-EHESS.

Augé, Marc. 1997. La Guerre des rêves, Exercices d’ethno-fiction, Paris, Seuil.

Augé, Marc. 2000. Fictions fin de siècle, Fayard.

Autres références bibliographiques

Althusser, Louis, 1976. « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », La Pensée, 1970, n°151, in Althusser Louis (dir.), Positions, Paris, Éditions Sociales : 67-125.

Anderson M. David. & Johnson H. Douglas (eds.), 1995. Revealing prophets, Prophecy in Eastern African History, Londres, James Currey.

Balandier, Georges, 1955. Sociologie actuelle de l’Afrique Noire, Paris, Presses universitairse de France.

Bureau, René, 1996. Le Prophète de la Lagune, Karthala.

Bessis, Raphaël, 2004. Dialogue avec Marc Augé, autour d’une anthropologie de la mondialisation, Paris, L’Harmattan.

Castoriadis, Cornelius, 1975. L’institution imaginaire de la société, Seuil,.

Combès, Gustave, Le retour offensif du paganisme, P. Lethielleux, Paris, 1938.

Copans, Jean, 1983. « De l’idéo-logique au paganisme, ou Le malin génie et son maître », Cahiers d’études africaines, 92 : 471-483.

Haliburton, Mackey Gordon, 1971. The prophet Harris. A study of an African Prophet and his Mass-movement in the Ivory Coast and the Gold Coast, 1913-1915, Londres, Longman.

Lanternari, Vittorio, Les mouvements religieux des peuples opprimés, Paris, Maspero, 1962.

Lévi-Strauss, Claude, 1950. « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Presses universitaires de France.

L’Homme, 2008. N° spécial, « L’Anthropologue et le contemporain. Autour de Marc Augé » (dirigé par Jean-Pierre Dozon & Jean-Paul Colleyn), , n°185-186.

Piault, Colette (dir.), 1975. Prophétisme et thérapeutique. Albert Atcho et la communauté de Bregbo, Paris, Hermann.

Terray, Emmanuel, 1978. « L’idéologique et la contradiction. À propos des travaux de Marc Augé », L’Homme, XVIII (3-4) : 123-138.

Alker, Sheila, 1994. The religious revolution in the Ivory Coast. The Prophet Harris and his church, Chapel Hill, University of North Carolina Press.

Shank, David, 1994. Prophet Harris. The “black Elijah” of West Africa, Leiden, Brill.

Zempleni, Andràs, 1975. « De la persécution à la culpabilité », in Piault, Prophétisme et Thérapeutique. Albert Atcho et la communauté de Bregbo, Paris, Hermann : 53-219.




[1On pourra se reporter au numéro spécial de la revue L’Homme, 2008, et notamment à l’introduction de Jean-Paul Colleyn et Jean-Pierre Dozon. Dans ses derniers écrits, Marc Augé a beaucoup pratiqué les relectures biographiques rétrospectives de son propre parcours intellectuel. Citons entre autres son article de 1987 : «  Qui est l’autre  ? Un itinéraire anthropologique  » (cf. bibliographie finale).

[2Dans la même veine, signalons sa présentation de la traduction française du recueil de textes d’anthropologie religieuse de John Middleton (Augé 1974).

[3Pour une reprise du «  concept de paganisme  » suscité par la question du rêve et de la possession, voir Augé 1997 : 62-65.

[4Marc Augé signale lui-même la convergence de dates entre la 3e édition augmentée de l’introduction à Mauss de Lévi-Strauss (1966), la sortie de Pour Marx d’Althusser (1965), et la publication de l’Institution imaginaire de la société de Castoriadis, qui rassemble des textes parus entre 1964 et 1965 dans Socialisme ou barbarie (Augé 1987a : 9).

[5Voir l’exposé très synthétique et didactique de la notion d’idéo-logique (et du programme d’une anthropologie idéo-logique) qu’il reprend dans Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort (1977 : 74-95).

[6Ce texte du Dieu objet offre l’un des exposés les plus systématiques de l’auteur sur sa théorie du symbolique, comme matière et médiation.

[7C’est le cas de la prophétesse Marie Lalou, fondatrice de la religion Deïma de Côte d’Ivoire, étudiée par Denise Paulme (1962) et J. Girard (1974), du prophète Odjo dont Augé (1990) dresse le portrait, ou bien encore du prophète Koudou Jeannot, fondateur du culte de Gbayé (Dozon 1995).

[8Georges Balandier (1971 : 281) parle à propos du Bwiti fang de «  processus de dérobade  » ou de «  formalisme tactique  ».

[9Sur cette «  logique de l’entre-deux  », voir également Mary 1993.

[10Il est important de signaler que cette analyse des confessions en diable sur les impasses de l’auto-accusation est présente dès la contribution au colloque du CNRS sur la notion de personne en 1971 (Augé 1973 : 525).