Marc Augé, né en 1935, est mort le 24 juillet 2023 à 11h30 à l’hôpital Balland à Paris [1].
Roland Barthes avait dit un jour qu’il faudrait pouvoir retracer l’écriture d’un texte d’ethnographe, faire son ergographie. Si d’une certaine manière, par son ampleur et ses thèmes, l’ensemble de l’œuvre de Marc Augé peut s’envisager comme un seul texte, en faire l’ergographie serait une tâche colossale, qui donnerait la mesure d’une contribution majeure à l’anthropologie et aux sciences sociales en général. Sous la bannière de l’anthropologie des mondes contemporains et dans une étroite fréquentation d’auteurs comme Rousseau, Freud, Mauss, Bataille, Althusser, Lévi-Strauss, Balandier, Marc Augé, en l’espace de quarante ans, a abordé une grande diversité de thèmes : le pouvoir, la répression, les droits de l’homme, les interdits, les relations de dépendance personnelles, la sorcellerie, la parenté, la filiation, la génétique, l’idéologie, le rite, les rituels d’inversion, la maladie, la mort, l’espace, le temps, le corps, le fétiche, la parole, le récit, la fiction, l’image, le rêve, l’imaginaire, le patrimoine, l’architecture, la ville…
Sa seconde plume, celle de l’essayiste, l’a amené à évoquer des sujets-titres de la culture populaire : Disneyland, les médias, la plage, le football, le rugby, le cyclisme, Lady Diana, le tourisme, le design. Enfin, il a franchi la barrière littéraire comme on franchit la barre maritime de Côte-d’Ivoire, en écrivant La Traversée du Luxembourg (1985), La Mère d’Arthur (2005), Casablanca (2007), La Sacrée semaine (2018), Rendez-vous (2021).
C’est au milieu des années 1960 et grâce à une première enquête de terrain d’une minutie exemplaire que Marc Augé devient le compagnon de route d’un milieu « africaniste » qui privilégiait les dynamismes et les changements sociaux et, dans le sillage de la décolonisation, était en train de placer le matérialisme historique comme modèle d’intelligibilité des sociétés africaines. Toutefois, il s’y singularisa très vite par la manière quelque peu dissonante dont il en fit des objets anthropologiques de premier ordre. C’est au tout début de la décennie 1960 qu’entraîné par son ami Pierre Bonnafé, le jeune agrégé de lettres de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris, a emprunté la piste de l’ethnologie. Pierre Bonnafé, Marc Augé et Emmanuel Terray, un agrégé de philosophie, suivirent en effet les séminaires de Georges Balandier, une grande figure de l’Université, scrutateur des dynamismes et des mouvements d’émancipation du Tiers-Monde.
Il revient à Claude Lévi-Strauss d’avoir rompu avec l’ « archaïsme » et affirmé la fusion de l’ethnologie au sein d’une anthropologie visant une connaissance globale de l’homme (Anthropologie structurale, 1958), mais Georges Balandier, s’inspirant à la fois de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre et des travaux menés en Afrique australe par l’école anthropologique de Manchester, avait pris dans les années 1950 ses distances avec un structuralisme qui s’intéressait peu aux contradictions et aux conflits qui sont au cœur des sociétés humaines. Entre 1955 et 1957, Balandier avait ouvert une brèche dans laquelle allait bientôt s’engager de nombreux chercheurs, notamment ceux qui s’inspiraient du matérialisme historique. C’est dans ce contexte que Marc Augé fit son entrée en anthropologie en obtenant, en 1964, grâce à Balandier, alors qu’il enseignait dans le secondaire, un détachement pour l’ORSTOM, l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer. Il fut accueilli en Côte d’Ivoire par Jean-Louis Boutillier et il y retrouva Emmanuel Terray, qui enseignait à l’Université d’Abidjan. Augé entama ses recherches sur les Alladian, une petite société située entre mer et lagune, non loin d’Abidjan, mais assez difficile d’accès. En 1967, il soutint sa thèse de IIIe cycle, qui allait donner lieu à la publication du Rivage alladian (Augé 1969). Sur le plan intellectuel à l’époque, le « structuralo-marxisme » dominait le monde universitaire, grâce à la grande figure de Louis Althusser. La bataille faisait rage entre le marxisme classique et ses nouvelles versions structuralistes. Marc Augé, qui avait lu Althusser, avait le sentiment de comprendre les enjeux théoriques qui posaient en termes nouveaux l’opposition philosophique entre matérialisme et idéalisme. Emmanuel Terray, de son côté, testait les hypothèses du matérialisme historique en s’efforçant d’éviter une rhétorique dogmatique. Le défi de l’époque consistait à essayer de penser à la fois la structure et le mouvement d’une part ; l’infrastructure et la superstructure de l’autre. Une double opposition qui se compliquait encore dès lors qu’on essayait de savoir si le mouvement se faisait par l’infrastructure ou par la superstructure. Mais la conclusion de toutes ces tentatives soulignait surtout l’extrême difficulté de construire des modèles. À première vue, l’histoire des Alladian était assez facile à étudier en termes de modes de production. Les modifications introduites par l’intensification du commerce avec l’Europe, notamment l’influence directe du marché international sur le commerce des esclaves, étaient assez lisibles. C’était une société de marchands, fondée sur une filiation bilinéaire et qui avait prospéré grâce à la main d’œuvre du Nord du pays. Les enquêtes de terrain révélaient qu’une telle société n’était ni égalitaire, ni particulièrement tendre. D’un autre côté, la lagune était, selon les mots de Marc Augé, « une sorte de laboratoire structuraliste » que l’on pouvait étudier comme un groupe de transformations, ce qu’il a commencé à faire. Elle rassemblait un grand nombre de groupes, de langues et de structures sociales différentes, qui pouvaient s’interpréter comme des variantes les unes des autres, aussi bien du point de vue des lignages que des classes d’âge et des rapports entre classes d’âge et lignages. Ce sont les Alladian qui imposèrent, en fait, leurs propres préoccupations à « leur » anthropologue, car ils dépensaient beaucoup de temps et d’énergie dans les accusations réciproques, les soupçons, les interrogations de cadavres et les rituels : « Ils m’ont obligé, dit Marc Augé avec humour, à rester dans la superstructure ». Dans une perspective marxiste, commencer par la superstructure n’avait d’ailleurs rien de contradictoire, car si une détermination s’exerce, rien n’empêche de l’envisager à partir du niveau où elle peut se lire. Après Le Rivage alladian, Augé aborda le phénomène de la sorcellerie, jusqu’alors peu traité par l’africanisme français. Son apport original fut d’en faire l’analyse dans plusieurs sociétés lignagères de Côte-d’Ivoire, sans opposer le matériel à l’idéel, c’est-à-dire sans opposer les rapports sociaux institués au monde des représentations. D’une part, pour en dégager les logiques ou les règles de grammaire communes ; d’autre part, et en renouvelant ainsi la notion de culture tout en s’inspirant de Freud, pour réfléchir leur somme sous celle d’idéologique, définie comme l’instance même d’un pouvoir originaire et arbitraire, à partir duquel s’ordonnent pour une société donnée le possible et le pensable, c’est-à-dire s’orchestre pour tous et pour chacun l’imposition du sens. Sans doute la grande chance de Marc Augé a-t-elle été d’avoir pu effectuer un long séjour sur le terrain dans une liberté absolue. Cette confrontation lui aura évité tout à la fois de devenir un théoricien abstrait et de durcir inutilement les positions doctrinales. Au-delà des querelles de personnes, l’opposition entre structuralistes « purs et durs » et partisans d’une sociologie dynamiste lui aura toujours paru assez factice. En effet, si la diachronie de Claude Lévi-Strauss ressemble fort à une succession de synchronies, l’analyse d’une formation sociale comme combinaison de modes de production qui peut se modifier, ressortit bien, elle aussi, au structuralisme. Par ailleurs, la longue complicité intellectuelle avec Françoise Héritier compta également pour beaucoup dans la sensibilité de Marc Augé à la recherche des invariants de la condition humaine. En fait, Augé, qui se voulait malgré tout dynamiste, éprouvait le sentiment qu’il n’y avait pas de réelle incompatibilité entre les partis pris théoriques, pas plus qu’il n’y eût dû en avoir entre les personnes. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’une des meilleures critiques de Sociologie des Brazzavilles noires, de Georges Balandier, fut signée par Claude Lévi-Strauss (1956). Une autre grande figure de l’ethnologie ne peut être passée sous silence : celle de Marcel Griaule, disparu prématurément en 1956, mais dont l’influence sur l’ethnologie française restait forte. Dans son enseignement, Georges Balandier avait vacciné ses étudiants contre cette ethnologie « symboliste », tout entière appuyée sur une mythologie reconstruite par les ethnologues. Cette vision de l’Afrique de l’Ouest dépolitisée, essentialiste, aveugle à l’islam, ignorante des déterminations externes qui s’exercent sur la société étudiée comme des enjeux circonstanciels des rituels, avait peu de chances de retenir son attention. En outre, Dieu d’eau (Griaule, 1948), un grand succès de la littérature ethnographique, n’était pas d’une forme littéraire qui eût pu le séduire. Même si sur le plan personnel, Marc Augé éprouva toujours du respect pour les successeurs de Griaule – surtout pour Germaine Dieterlen, une grande dame de l’ethnologie, sur le plan théorique, il n’accorda jamais grand crédit à la « maïeutique » pratiquée par Griaule avec Ogotemmeli. Il fit la connaissance de Michel Cartry, Germaine Dieterlen, Jean Rouch et d’autres, dès son premier séjour sur le terrain en Côte-d’Ivoire. La fréquentation des villageois de la zone lagunaire, l’avait mené chez Albert Atcho, un prophète-guérisseur harriste [2] de grand renom, et il avait travaillé dans la région sur une période assez longue. Dans le cadre d’un programme de recherche pluridisciplinaire, d’autres chercheurs, comme Colette Piault, Ariane Deluz et András Zempléni, qui étaient passés plus rapidement, avaient, à la suggestion de Jean Rouch, engagé un dactylographe pour consigner les « confessions diaboliques » des patients d’Atcho. C’est là que, pour Marc Augé, s’est inversée l’impression qu’il ressentait par rapport à ses prédécesseurs. Jusqu’alors, ces derniers l’impressionnaient car ils étaient forts de leur expérience ethnographique, alors que lui, de formation littéraire classique, venait d’intégrer le milieu. Chez Atcho, l’expérience lui parut s’inverser, car c’est lui qui était davantage du côté du terrain et, en outre, il partait du village et non de Bregbo, la communauté hospitalière d’Atcho ; ce qui modifiait fortement le point de vue. Il lui arriva plus d’une fois d’accompagner chez Atcho des vieillards qui n’en menaient pas large et qui étaient plus ou moins contraints, par le dispositif inquisitorial du prophète, à avouer des crimes de sorcellerie. Cela ne signifie pas que l’analyse ethnopsychiatrique, telle que la proposait, par exemple, András Zempléni, fut dénuée de pertinence – il peut y avoir plusieurs points de vue sur le même objet –, mais le côté répressif du dispositif « prophétique » ne pouvait être éludé. Fort de ce point de vue moins idyllique, dirons-nous, que celui de l’équipe Rouch-Dieterlen, Marc Augé allait, dès 1972, proposer une analyse structurale des représentations de l’anthropophagie sorcellaire, notamment dans les confessions à Atcho. En 1970, Marc Augé fut nommé sous-directeur d’Études à l’École des hautes études en sciences sociales. L’année suivante fut organisé le mémorable colloque international consacré à « La notion de personne en Afrique noire », sous la présidence de Germaine Dieterlen. En raison de sa célèbre conférence de 1938 sur la « notion de personne », c’est à Marcel Mauss (Sociologie et anthropologie, 1950) que les anthropologues se réfèrent quand ils l’utilisent, mais, observe Marc Augé, ils empruntent en fait davantage à Lévy-Bruhl qu’à Mauss, car ce dernier, dans l’essai précité, adopte une démarche diachronique, en montrant le développement de la notion de personne dans l’histoire des civilisations occidentales. La plupart des ethnologues, en revanche, se réfèrent à une théorie statique de la personne, qui en fait même un trait majeur de l’identité ethnique. Marc Augé ouvrait une perspective nouvelle en montrant comment les politiques coloniales et une série de mouvements religieux se sont attaqués aux représentations de la personne liées à l’héritage et à l’entourage. Pourtant, par la suite, nombre de publications continuèrent à envisager la notion de personne comme une donnée constante d’une identité ethnique figée (voir Augé Génie du paganisme, 1982). Quoi qu’il en soit, Marc Augé tenta bientôt d’apporter une contribution théorique personnelle plus importante. Sans doute ne l’écrirait-il pas ainsi, mais ce qui l’intéressait le plus chez Lévi-Strauss, c’était finalement la période préstructuraliste, riche de virtualités multiples, celle de l’introduction à l’œuvre de Marcel Mauss (1950). Une des idées fortes de ce texte majeur, c’est que l’individu n’est jamais complètement libre en ce sens qu’il est nécessairement « aliéné », au sens intellectuel du terme, à la symbolique sociale. Un autre point d’importance concernait précisément le statut du symbolique et de l’idéologie. Le spectacle de la réalité lagunaire avait amené Marc Augé à trouver la verticalité métaphorique infrastructure-superstructure héritée du marxisme peu éclairante. Un certain nombre de réalités présentées par les auteurs empiriques et/ou marxistes comme relevant de l’infrastructure lui paraissaient relever tout autant des représentations. La soutenance de sa thèse de doctorat d’État, intitulée dans son édition finale Théorie des pouvoirs et idéologie. Étude de cas en Côte-d’Ivoire, réalisée en 1973, fut donc l’occasion de prendre ses marques. C’était une thèse très fouillée, fondée sur une ethnographie scrupuleuse, et qui, en même temps discutait des thèmes majeurs de l’anthropologie des années 1970. Il est piquant de constater que jamais elle ne peut prêter le flanc aux critiques adressées par les auteurs « postmodernes » de la fin des années 1980 à l’anthropologie en général. Jamais les sociétés lagunaires n’y sont rejetées dans un passé éternel, jamais elle n’est « monologique », une large place étant faite aux « informateurs » rencontrés sur le terrain, des chapitres entiers expliquant les conditions de production des données et l’effort de réflexivité s’exerçant constamment. Sur tous ces points, Marc Augé se révélait très en avance sur son temps. S’il se démarquait d’une anthropologie « idéaliste », il remarquait que du côté des « matérialistes », des problèmes délicats se posaient également, notamment les oppositions entre pratique et représentation, politique et religion, personne et société. Il avait entrepris d’esquisser une sorte de bilan critique des faits de croyances et de représentation qui déboucha sur la publication du recueil au titre, encore une fois très en avance sur son temps, de La Construction du monde (1974). S’y affirmait avec force l’idée que tout ordre social est simultanément organisation concrète et représentation. Les grandes lignes de l’organisation économique, sociale ou politique sont l’objet de représentations au même titre que l’organisation religieuse ; plus exactement organisation et représentation sont toujours données ensemble, car une organisation n’existe pas avant d’être représentée. (Augé 1975 : XIX). L’idéologique tel que le définit Marc Augé, c’est en somme la syntaxe du discours théorique de la société sur elle-même.

Un des grands affrontements à la fois interne à l’anthropologie et entre les chercheurs professionnels d’une part et les vulgarisateurs d’autre part concerne la question de l’exotisme, de la nostalgie, de ce que l’on a appelé (sans doute improprement) le « rousseauisme ». Une grande partie du succès public et des malentendus de l’ethnologie vient du fait qu’elle semble présenter des contre-modèles face aux maux et nuisances dont souffre la société « moderne ». Claude-Lévi-Strauss a lui-même fourni quelques arguments en ce sens, en plaidant pour la diversité culturelle, en faisant l’apologie des sociétés « primitives » et en portant des critiques sévères contre la société industrielle. La position de l’auteur de Tristes Tropiques, ne peut toutefois, se définir d’un trait de plume. Sur un plan, il se démarque des culturalistes héritiers de Herder et de Boas en proposant la plus ambitieuse démarche transversale de toute l’histoire de l’anthropologie moderne : découvrir les invariants de la pensée humaine, repérer les « enceintes mentales de l’humanité ». Mais de l’autre, il s’oppose au « croisement » entre les cultures et au rouleau compresseur occidental, fait d’un amalgame de christianisme et de cartésianisme, qui place l’homme au-dessus de la nature (Lévi-Strauss, 1983 : 35). Dans les années 1970, cette posture était en vogue chez les étudiants en anthropologie. Elle rassemblait des courants forts divers, comme les « structuralistes », les « griauliens » et les « anarchistes » à la Pierre Clastres et à la Robert Jaulin. À l’époque, seuls les anthropologues « dynamistes » dans la mouvance de Georges Balandier (y compris les marxistes), y échappaient. Marc Augé n’a jamais entretenu la moindre équivoque à ce sujet. Paradigme de référence parmi d’autres, la sorcellerie était particulièrement révélatrice de la manière dont l’idéologique assurait la reproduction de rapports sociaux inégalitaires, mais, surtout, canalisait les velléités d’évasion individuelle et les événements susceptibles de troubler l’ordre des choses. C’est pourquoi fut-elle au cœur de ce qu’il appela un « totalitarisme sans état ». Une formule qui allait pour le moins à contre-courant de toute cette vision « rousseauiste » de sociétés qui, parce qu’elles ne disposaient pas de pouvoir politique séparé, de souverain ou de principe de souveraineté au-dessus de la multitude, étaient conçues par beaucoup comme plus transparentes à elles-mêmes et plus épanouissantes pour les humains. Marc Augé avait trop bien observé la sévérité des scénarios de mésentente dans une société lignagère et les procès de sorcellerie pour croire en l’harmonie communautaire des sociétés « traditionnelles ». Ceux qui le connaissaient savaient combien il pouvait se moquer des ethnologues qui ne tolèrent pas la moindre contrainte dans leur propre société, mais se soumettent avec délectation aux brimades de l’initiation. Marc Augé évite d’exprimer ses investissements passionnels quant à l’expérience de terrain et la distance à l’autre. Si l’ethnologie est un objet de désir, ce n’est pas sur le mode de l’idéalisation d’un « monde sans », un monde qui aurait été jusqu’à aujourd’hui sauvé des affres de l’industrie, de la bureaucratie, de la société de consommation et de l’éclatement des valeurs. Le monde villageois, en Afrique ou ailleurs (comme dans la Mayenne de Jeanne Favret-Saada 1977), lui parut souvent intrusif et d’une surveillance mutuelle excessive. Dans Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort (1977), Marc Augé reprocha à un certain nombre de philosophes en vogue, comme Gilles Deleuze ou Jean Baudrillard, de postuler chez les « sauvages » une différence radicale qui leur permettait de trouver des contre-modèles aux maux de nos propres sociétés. Il dénonça l’utilisation faite par les « méta-anthropologues » de matériaux ethnologiques tronqués pour les besoins de la cause. Un séminaire dirigé à l’EHESS en 1974 par Claude Meillassoux déboucha sur la publication en 1979 d’un recueil réuni par Jean-Loup Amselle sous le titre Le Sauvage à la mode. Marc Augé et son ami Jean Bazin y prenaient leur part, ce dernier livrant d’ailleurs à une critique aiguë du livre de Pierre Clastres, La Société contre l’État (1974). Si l’on considère que la définition de la notion de culture n’échappe pas à la tension entre deux pôles – d’une part, l’héritage des Lumières, fondé sur l’unicité de l’humanité et le développement de la raison ; d’autre part l’héritage du romantisme, fondé sur le relativisme, chaque culture ne pouvant s’évaluer que selon ses critères propres –, Marc Augé se situe certainement plus près du premier pôle que du second. Cependant, s’il ne fut certainement pas seul à vouloir dissiper les illusions de l’abondance ou de la félicité primitive, s’il trouva tout spécialement parmi les auteurs d’obédience marxiste de sérieux alliés, il ne s’installa pas moins auprès d’eux dans une position singulière. Contrairement à ces derniers qui avaient placé l’histoire, les contradictions et les conflits au premier plan, c’est sous la bannière du modèle linguistique issu de Ferdinand de Saussure avec ses paradigmes, ses syntagmes et leurs enchaînements essentiellement synchroniques qu’il conçut le pouvoir de l’idéologique : pouvoir dont il dit très explicitement, paraphrasant Lacan, qu’il « est structuré comme un langage ». Il y avait donc dans son entreprise comme une sorte de contribution au programme annoncé par Roland Barthes d’une « sémiologie généralisée » dans laquelle pouvait se fondre le gros des sciences sociales. Et, quoiqu’il ne cessât d’affirmer que les objets empiriques de l’anthropologie sont nécessairement des objets historiques, Augé, comme Lévi-Strauss et, bien avant lui, Durkheim, n’alla jamais jusqu’à considérer qu’elle pouvait être assimilée à l’histoire, même quand celle-ci, à l’exemple de la revue des Annales, se voulait être un carrefour des sciences sociales. Il s’est agi pour lui, dans le sillage des « formes élémentaires de la vie religieuse » et des « structures élémentaires de la parenté » où la constitution des faits sociaux et de la culture ne procède pas d’abord d’un flux temporel lesté d’événements, mais résulte avant tout d’opérations symboliques en nombre fini, de rendre plus particulièrement intelligible la façon dont ces opérations, entendues à la fois comme mises en relation et comme mises en sens, peuvent universellement s’analyser comme des logiques du pouvoir. Très vite pour Marc Augé, l’anthropologie n’était plus vouée à l’étude exclusive des sociétés non-occidentales. Outrepassant ici encore les oppositions qui faisaient florès entre sociétés froides et sociétés chaudes ou entre sociétés holistes ou sociétés individualistes, les concepts qu’il avait produits dans le cadre de son ethnologie de sociétés lignagères de Côte-d’Ivoire, notamment celui d’idéologique, lui parurent transposables à nos propres mondes sociaux. Discutant d’ouvrages d’auteurs comme Herbert Marcuse ou Jean Baudrillard, et spécialement de ce dernier, La Société de consommation (1970), il entreprit de montrer que la syntaxe capitaliste ou libérale n’est pas si éloignée de la syntaxe lignagère, notamment en relevant que son système de prescriptions/proscriptions n’y vaut que parce qu’il s’adresse très inégalitairement aux citoyens-consommateurs et qu’il tend vers le totalitarisme, malgré tout ce grâce à quoi il participe par ailleurs d’un système démocratique et individualisant. Faisant en quelque sorte le chemin inverse de celui de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe (1972), mais toujours fidèle à Freud, Marc Augé confirmait en quelque sorte qu’il y avait bien toujours un « malaise dans la civilisation » et qu’il ne fallait pas trop se leurrer sur les capacités de libération collective et surtout individuelle, même si, précise-t-il, grâce en bonne partie à la science, elles se sont accrues par des processus constants d’émancipation de l’ordre naturel en lesquels se résument les progrès les plus décisifs de l’humanité. On pourrait donc dire que les premiers grands textes de Marc Augé, qu’ils portent sur ses terrains africains ou sur nos mondes occidentaux, se sont démarqués d’une anthropologie qui accordait une trop grande place ou une vertu particulière au temps, comme si les changements, les ruptures, les crises, etc. devaient être sa principale, voire sa seule préoccupation. Sans contester encore une fois l’évidence que les faits sociaux sont des faits historiques, ces textes pointent la forte illusion qu’il y avait à croire ou à faire croire que les événements, les situations ou les phénomènes inédits sont forcément porteurs de discontinuités radicales alors que la plupart du temps ils constituent la matière auprès de laquelle les ordres symboliques, les idéologiques se nourrissent, quitte à s’en faciliter l’assimilation par quelques accommodements. Mais, c’est pourquoi aussi, assez loin d’une anthropologie historiciste (marxiste) pour laquelle l’expérience humaine du monde est avant tout façonnée par une temporalité linéaire où l’ancien doit nécessairement laisser place au nouveau et où germent des futurs prometteurs, l’anthropologie de Marc Augé s’est ancrée dans l’espace et dans les lieux, c’est-à-dire là ou hommes et sociétés évoluent d’une manière beaucoup plus concrète et tangible que dans la succession évanescente des temps. Pour lui, mettre au jour l’idéologique de telle ou telle société, conduit immanquablement à en saisir les manifestations spatiales ou, mieux encore, à montrer que son déroulement procède au premier chef de processus de symbolisation de l’espace. Autrement dit, faire de l’anthropologie, c’est d’abord se livrer à une étude des lieux, notamment de ce qui délimite les seuils et les frontières entre le profane et le sacré, le familier et l’étrange, la nature et la surnature, la terre domestiquée et le monde sauvage. Comme chez Julien Gracq ou chez Michel Butor, il ne saurait y avoir de compréhension des affaires humaines sans les rapporter à des sites et à des parcours, sans prendre la mesure de ce qui est déposé depuis des générations dans des paysages et qui façonne les mémoires individuelles et collectives, des manières d’habiter et de se confronter aux voisins proches ou aux étrangers plus lointains. Mais faire de l’anthropologie une anthropologie d’abord et avant tout des lieux, des espaces de références, c’est également lui permettre de se livrer, comme on dit aujourd’hui, à des « jeux d’échelles ». Fait remarquable, Marc Augé semble avoir évité les allochronies qui, d’après Johannes Fabian, ont négativement marqué l’histoire de l’anthropologie, les chercheurs, dans leurs écrits scientifiques, faisant comme si les sociétés exotiques qu’ils étudiaient ne leur étaient pas contemporaines (Augé Pour une anthropologie des mondes contemporains, 1994b). Sans qu’il eût besoin de mettre excessivement en scène son expérience personnelle d’ethnologue, tout de ses propres écrits africanistes témoigne de la présence de lieux d’enquête qui se raccordent constamment les uns aux autres. Par exemple, les cultes vodun étudiés au Togo (Le Dieu objet, 1988), et toujours singulièrement vivaces malgré la christianisation du pays, furent pour lui de bons contrepoints à des cultes ivoiriens comparables, mais qui avaient pratiquement disparu des univers religieux des sociétés alladian, ébrié ou avikam. Comme ces mêmes écrits, qui ont justement voulu ne pas être qu’africanistes, font découvrir les lieux plus particuliers de Marc Augé ou, plutôt, ses déplacements physiques et intellectuels entre ici et là-bas qui l’ont amené à décrypter Le Génie du paganisme (1985), à définir les « formes élémentaires de l’événement », ou à donner à comprendre l’universelle nécessité de l’activité rituelle au travers de laquelle, précisément, des groupes humains expriment, toujours par des traitements spécifiques de l’espace, leur Sens des autres (1994). En vérité, ce sont certains de ces lieux plus particuliers, qu’on pourrait presque dire intimes s’ils n’étaient également partagés par tant d’autres et ne constituaient donc des lieux publics, qui vont lui servir de guides, de points d’ancrage dans une entreprise devenue plus expressément une anthropologie du proche, de l’ici, laquelle sera d’abord tout à la fois une ethno et une auto-analyse. Le jardin du Luxembourg (1985), le métro parisien (1986), les gares de chemin de fer, puis, plus largement, Paris (Augé / Mounicq 1992, 1995) seront ces hauts lieux auxquels il s’efforcera d’appliquer le même décryptage ethnologique qu’en Afrique, à cette différence près qu’il s’y prendra lui-même comme indigène ou comme informateur privilégié et que ce mouvement de dédoublement se traduira aussi bien en remémorations ou en irruptions enchantées de « temps retrouvés ». Ainsi, des lointains africains à ce monde tout proche et autoréférentiel parisien, continuité et cohérence ont caractérisé l’œuvre de Marc Augé. De là-bas à ici, ce sont systèmes de signes, procès de symbolisation, dispositifs rituels, dialectique de l’identité et de l’altérité qu’il entreprit de mettre en exergue, mais en faisant valoir que leurs modes opératoires les plus lisibles sont constitutifs d’une pluralité d’espaces et investissent des lieux sur la base desquels peuvent notamment s’organiser les mémoires individuelles et collectives. C’est parce que son anthropologie n’a cessé de se focaliser sur l’activité symbolique ici et là-bas et sur la manière dont elle s’investit dans l’espace et produit des lieux singuliers qu’elle a pu s’infléchir en un travail systématique et critique à l’endroit d’une modernité passée à ses risques et périls en sur-régime. À cet égard, il est tout à fait remarquable que l’anthropologie des mondes contemporains (1994), qui allait par-delà le principe des aires culturelles, creuser le sillon d’une anthropologie générale, s’amorce déjà fermement par la publication des Non-lieux (1992). Ces non-lieux tels que les supermarchés, les autoroutes, les chaînes d’hôtels ou les aéroports internationaux, sont tout spécialement caractéristiques d’un mouvement de contemporanéité tout à fait inédit qui constitue la planète entière en monde de références communes. Ici encore, c’est l’espace qui lui sert d’aiguillon. Et, au premier chef, l’espace dans sa plus grande focale où, par le fait de la multiplication des réseaux de transport et de communication, de la surabondance et de la dissémination tous azimuts d’informations et d’images, la planète s’est désormais constituée en une totalité à laquelle l’ensemble des terriens peuvent se référer et ont conscience d’appartenir (L’avenir des terriens, 2017). Ce que Marc Augé avait déjà esquissé dans ses premiers écrits à propos de la société de consommation et de ses tendances totalitaires est en quelque sorte complété par l’idée que cette planétarisation se concrétise partout par la prolifération de non-lieux, de villes-monde où se reproduisent massivement les mêmes phénomènes de globalisation et de ségrégation. Dans La Guerre des rêves (1997) et dans de nombreux articles, notre auteur se livre à une analyse critique de l’excès d’images qui caractérise la planétarisation actuelle. Le développement des médias et des univers virtuels, que d’aucuns présentent comme une nouvelle et prometteuse agora, lui paraît au contraire porteur de sombres anomies. Si le véritable objet de l’anthropologie consiste à étudier la manière dont l’identité individuelle ou collective se construit à travers la symbolisation des relations avec autrui, se pose aujourd’hui la question de savoir si l’excès d’images ne porte pas atteinte à la nécessaire constitution d’un imaginaire collectif. Car la situation actuelle a quelque chose d’inédit : après bien d’autres, les mythes de la modernité se sont effondrés, repoussés eux aussi au pôle de la fiction, mais rien ne vient les remplacer, sinon une indistinction entre réel et fiction et une surabondance d’images déliées, bien peu propice à édifier ou à entretenir des univers de significations partagées. Cette méfiance pour ce que l’on pourrait appeler « les images de flux », ne reflète pas pourtant, de la part de Marc Augé, une quelconque iconophobie. C’est sous sa houlette que nous avons nous mêmes eu la chance de travailler à un grand chantier d’anthropologie visuelle, en réalisant ensemble, dans les années 1980 et 1990 une série de films documentaires en Afrique et en Amérique du Sud (Vivre avec les Dieux, 2018).

Références bibliographiques
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