Cette rencontre a été pensée à mi-chemin entre l’invitation au jeu leirissien au tangage des mots, où le « langage invite au jeu par élan », et l’exercice infralangagier du « je me souviens… » de Georges Pérec. Nous [1] avons voulu demander à Jacques Hainard, conservateur et directeur du musée d’Ethnographie de Neuchâtel, en Suisse (de 1980 à 2006) de nous raconter ce que les mots lui disent. Cet homme des musées et des objets est peut-être avant tout un homme de mots, de parole/s. Il s’était précédemment prêté deux fois à l’exercice mais en suivant d’autres règles. D’abord auprès de journalistes de la radio suisse (RTS) en 1990, puis lors d’une performance en 2012 à l’initiative du Centre d’Art de Neuchâtel. Dans le premier cas, il était venu avec ses mots, les mots qu’il avait choisis lui-même. Dans le second cas, son inspiration fut, comme pour ses collègues, grandement influencée par l’apport en alcool (local) versé après chaque lettre.
Ici, la scène de notre rencontre se tient à Paris, au musée de l’Homme, entourée de nombreux chercheurs, ethnologues, muséologues… Avec, pour seule ration, trois bouteilles d’eau (que nous ne boirons pas). Le principe que nous avons pensé consiste à partir des lettres de l’alphabet pour lui proposer un mot qui nous renvoie à des moments de sa carrière, à des questions et des idées qui ont construit cet échange improvisé. Certains mots sont « nus », énoncés sans commentaires (nous avons laissé Jacques Hainard seul avec eux). À force de lettres, d’idées, de réflexions, de travail, nous souhaitions, qu’à bout de force, il puisse nous avouer (peut-être à la lettre H ou J…) qui il est. Il fut donc invité à tirer au sort les lettres les unes après les autres. Le hasard guidant ainsi nos échanges, nous conduisant vers une vérité plus profonde ou vers son envers, le mensonge, ou plus simplement à « une fiction réelle » pour reprendre la formule de Jean Rouch (dont la salle où nous nous sommes retrouvés porte le nom).
Octave Debary : Avant de te proposer de tirer une lettre, j’aimerais dire quelques mots, même si ce n’était pas prévu. Je pense que c’est la situation, ta présence qui m’y invite. C’est évidemment un grand plaisir pour nous tous d’être ici autour de toi, un plaisir assez particulier et unique, qui relève de ta personne. Les musées, les rendez-vous académiques, même si nous en avons fait notre métier, s’accompagnent souvent d’un certain ennui. Je dois dire à titre personnel qu’avec toi j’ai vécu exactement l’inverse ! J’ai partagé le rire, le plaisir, les idées, le dérangement… Je me permets de dire cela préalablement parce que je crois que c’est un sentiment partagé par nombre d’entre nous aujourd’hui. Jacques Hainard est une des rares personnes que j’aime autant en général et en particulier dans ce métier. Comme nous vivons des périodes de « coming-out », j’en fais un sur scène, auprès de toi, pour te dire que « chez toi, j’aime tout » ! Si quelqu’un dans le public t’a rendu hommage en évoquant ton rôle de « père de la muséologie » pour les nouvelles générations, je pense qu’en ce qui me concerne, cela ne relève pas d’une recherche de paternité. C’est tout à fait autre chose et je le dis avec sérieux. J’ai l’étrange sentiment, ça fait vingt-cinq ans que je te connais, que c’est « aujourd’hui comme hier ». Cette impression d’un temps qui s’arrête est étrange mais il relève davantage d’un sentiment de temps continu. En plus, tu n’as pas vraiment changé en vingt-cinq ans, tu es toujours aussi beau ! Permets-moi aussi de me souvenir de nos premiers échanges. Je faisais ma thèse de doctorat (il y a bien longtemps), et je voulais absolument que tu sois membre de mon jury de thèse. Évidemment, l’idée de lire 300 pages et de te déplacer à Paris ne t’intéressait pas. Donc j’insistais, j’insistais. Un jour, au téléphone, j’ai plaidé mon affaire, et tu m’as dit : « Il faut que tu continues. Continue de me harceler, harcèle- moi et je viendrai ». Je voulais dire que Jacques Hainard a été un précurseur aussi à ce niveau-là, parce qu’aujourd’hui si la question du harcèlement est tellement débattue et rejetée, lui a plaidé pour une sorte de harcèlement, il y a déjà une génération de cela, et je le félicite ! Je m’arrête là pour en venir à l’abécédaire que nous avons préparé avec Olivier Schinz.
Olivier Schinz : Avant de nous lancer, j’aimerais ajouter une autre petite règle du jeu. En Suisse, nous avons beaucoup de jeux de loto. Lorsque quelqu’un tire des chiffres dans un sac semblable au nôtre, vous devez vérifier sur votre feuille si vous avez les bons numéros. Lorsque ce ne sont jamais les bons qui sortent, quelqu’un dans la salle a le droit de crier : « Coup de sac ! ». La personne en charge du tirage doit alors mélanger les chiffres pour donner une nouvelle chance aux joueurs. Donc si vous trouvez dans la salle que le jeu n’est pas bon ou que nous sommes mauvais, criez : « Coup de sac ! » et Jacques pourra mélanger à nouveau les lettres, pour trouver de meilleurs mots ! Jacques, à toi l’honneur.
Jacques Hainard : C’est un I.
Olivier Schinz : I, pour un mot assez à la mode aujourd’hui : Indigène. Charles Knapp qui était le premier conservateur du musée d’Ethnographie de Neuchâtel imaginait lors de son discours d’inauguration faire camper les troupes d’indigènes venues de telle ou telle région du globe dans le parc du musée. Je sais qu’à certaines périodes de ta vie et de ta carrière tu imaginais réaliser ce vieux rêve étrange de Charles Knapp, ce qui finalement ne s’est jamais fait. Quelle serait la forme que pourrait prendre une telle performance en 2021 et quelle serait sa pertinence ?
Jacques Hainard : Si aujourd’hui je devais faire venir camper les Indigènes, je crois que ce n’est pas compliqué, j’ouvrirais le parc à quelques immigrés qui passent par-là, en leur disant : « Venez-vous reposer dans ce lieu magique, on vous donnera à manger, on prendra soin de vous, et vous pourrez nous faire quelques théories sur votre culture qui aideront les conservateurs et les étudiants de l’Institut d’ethnologie ».
Octave Debary : Ton invitation fait écho à la présence des migrants qui sont venus à l’invitation, ou parfois de manière non invitée, dans les musées d’ethnographie, à la Porte Dorée, et au moment de l’ouverture du quai Branly, venir raconter leur histoire, réclamer une place, un asile.
Jacques Hainard : Charles Knapp, qui fut le premier conservateur du musée d’Ethnographie de Neuchâtel dans les années 1910, aurait écrit ou dit qu’il regrettait quand même que la Suisse n’ait pas de colonies, parce que c’était plus compliqué peut-être d’obtenir des objets ethnographiques, et que les missionnaires étaient peut- être un peu en retrait par rapport à d’autres marchands ou d’autres colons que d’autres États avaient. C’était aussi intéressant de voir quelle était la position de la Suisse au début du siècle passé.
Olivier Schinz : Lettre suivante.
Jacques Hainard : F.
Octave Debary : F, fiction. De l’ethnographe comme auteur, pour reprendre la formule de Clifford Geertz, à l’exercice d’écriture leirissien ou lévistraussien, la tentation littéraire en ethnographie est constitutive d’une discipline qui a fait de l’écriture littéraire une part centrale, mais aussi refoulée, presque maudite. Quelle est pour toi la place de la fiction, la place de cette liberté d’écriture dans l’écriture d’un scénario d’exposition ? Quel rapport fais-tu entre fiction et exposition, en termes d’écriture ?
Jacques Hainard : Ce qui m’avait frappé, me semble-t-il, c’est qu’au début de notre discipline ethnographique, l’observateur s’extrayait, il ne disait pas ce qu’il pensait. C’est vers les années 1970-1980 qu’on a commencé à dire « Je pense ceci, je pense cela », et, véritablement, à regarder les autres en faisant part de sa culture, des théories qu’on avait sur les uns et sur les autres, de nos a priori. Je pense que l’écriture est peut-être moins fictionnelle au moment où l’on s’implique. De ce point de vue, toute exposition, finalement, lorsque vous l’écrivez, puisqu’il faut qu’il y ait un début et une fin, peut-être une fiction. Lorsque l’on a réalisé par exemple l’exposition « Le Trou » (1990), ce fut aussi simple que ça : je me lève le matin, je passe dans la cuisine, je vais à la cave, je prends l’avion qui s’écroule, et pendant la chute, je vois quelques éléments de mon passé, la naissance, la mort, le paradis, c’est tout. Tout le monde s’y retrouvait. On recommençait chaque fois cette histoire, comme lorsque nous avons fait « La grande illusion » (2000), avec ce fameux poème de Rimbaud, Le Déluge : « Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise, Un lièvre s’installa dans les sainfoins… regarda l’arc-en-ciel »…, et tout redémarre. C’est d’une actualité extraordinaire, aussitôt que le virus du Covid- 19 sera maîtrisé, on pourra recommencer. Vous pouvez relire ce poème de Rimbaud et vous verrez que ça colle parfaitement bien avec la situation actuelle, j’espère !
Octave Debary : Tu fais référence à une discipline ethnographique qui, en particulier aux États- Unis dans les années 1980-90, s’est ouverte à une dimension dialogique, textuelle. Finalement à Neuchâtel, il y a eu concomitance avec cette idée que c’est le conservateur qui prend la parole, qui s’exprime. Ce que Clifford et Marcus ont appelé « des vérités partielles » trouve son équivalent dans des objets qui sont devenus aussi partiels, en tout cas moins évidents dans leur présence ethnographique.
Jacques Hainard : C’est vrai. Le conservateur, le pilote de l’institution, doit avoir le pouvoir de décider, le pouvoir de négocier, avec ses collaborateurs, le discours à construire. Je crois qu’on l’a toujours fait, mais au moment où ce pouvoir est perdu, la discussion ou l’institution est en danger. Le pissoir de Duchamp, signé Richard Mutt, m’a vraiment marqué. Duchamp a dit à un certain moment : « Je décrète que c’est une œuvre d’art ». J’ai beaucoup été impressionné par ça, parce qu’il décrète qu’il a le pouvoir de raconter telle ou telle histoire, d’aller dans telle ou telle direction - avec l’équipe qui le suit, bien entendu. Je crois que c’est fondamental, et je ne quitterai jamais cette doctrine jusqu’à ma mort. Peut-être qu’après ou au-delà, je changerai d’idée !
Olivier Schinz : Derrière cette notion de fiction, il y a bien sûr la notion d’auteur. Ce lieu prestigieux où nous sommes aujourd’hui (le musée de l’Homme), compte un ancêtre prestigieux, Michel Leiris. Je me souviens de cette phrase de lui que tu aimais citer dans tes cours, cette idée que c’est à force de subjectivité qu’on arrive à la question de l’objectivité.
Jacques Hainard : J’y crois, oui. J’ai eu la chance de connaître Leiris ici, dans les années 1980, et je crois que c’est ça. Il faut être très subjectif pour être objectif. J’en profite pour vous raconter une anecdote qui me fait plaisir. Un jour je vois Leiris arriver, j’étais avec Jean Jamin au musée de l’Homme où il avait un bureau. Leiris ne cessait de tenir son pantalon, à peine bonjour, il va dans son bureau et il ressort complètement paniqué en disant : « J’ai cru que ma chaussette avait glissé au fond de ma chaussure, mais j’ai oublié de la mettre. Il faut que je reparte immédiatement à la maison pour mettre mes deux chaussettes. » C’est ainsi que Leiris est reparti en tenant son pantalon, à sauter dans un taxi et repartir aux Grands Augustins mettre ses chaussettes. Ce sont des moments forts de l’histoire ethnographique ! Un homme d’une grande qualité qui m’a reproché de ne m’être jamais occupé d’Alfred Métraux avec qui il avait travaillé en Haïti notamment. Mea culpa.
Octave Debary : Lettre suivante.
Jacques Hainard : Un S.
Octave Debary : S, c’est séduction. Séduction, le mot renvoie au livre de nos collègues québécoises Annette Viel et Céline de Guise, Muséo-réflexion, Muséo- séduction (1992). Quelle part de séduction y a-t-il dans l’écriture muséale ? Je pense à une autre référence, à Bernard Deloche qui a de beaux mots, mais aussi très durs à ce sujet, lorsqu’il souligne qu’une part refoulée de la sexualité est pour lui constitutive du métier de conservateur. Selon toi, y a-t-il antinomie, complémentarité ou victoire de l’un sur l’autre, entre réflexion et séduction ?
Jacques Hainard : Il n’y a pas antinomie, je pense que ça fait partie du jeu, réflexion et séduction. Il faut séduire, au sens où il faut créer une attention particulière chez un public pour qu’il s’arrête et qu’il soit séduit… Lorsqu’il contemple des objets qu’il n’imaginait pas dans tel ou tel contexte... Je pense que la séduction muséographique est forte, elle est essentielle pour construire un bon discours, pour capter l’attention. Ensuite, ce que je crois de plus en plus est que le public va bien au-delà de ce qu’on pensait produire comme propos, comme interrogation. J’aime rappeler et insister sur cette intelligence du public qui peut investir ses savoirs, ses croyances. La seule nécessité, c’est qu’il soit séduit et qu’il vienne dans les musées.
Un W.
Olivier Schinz : J’aurais presque envie de demander un joker mais on ne va pas demander tout de suite. W, comme Walter, Walter Benjamin, c’est pour évoquer un souvenir de tes cours qui étaient souvent assez extraordinaires ! Je me souviens d’un jour où tu es venu avec un texte. D’ailleurs tes cours n’étaient pas du tout préparés, tu travaillais beaucoup par association d’idées et par intuition. Je pense que la part de l’intuition est importante chez toi. Un jour donc, tu es arrivé, tu es venu avec un texte photocopié de Walter Benjamin que tu avais lu les jours précédents et souligné au stabilo jaune. Tu as commencé à présenter ce texte et tu as dit : « Je n’ai rien compris, mais je crois qu’il y a du génie là-dedans ! » Je voulais en venir à l’idée que tu construis beaucoup ta réflexion par « butinage ». Tu es un peu comme une abeille, tu vas chercher à gauche, à droite, en lisant des textes, en associant des mots, des idées, pour en venir à la construction d’une pensée complexe.
Jacques Hainard : Je pense que c’est vrai. J’aime bien fonctionner comme cela, et oui, passer d’une chose à l’autre, ça me fascine et me permet de construire des propos, de chercher de nouvelles idées ou d’avoir des réflexions. J’aime bien aussi observer les gens ! Quand je mange seul dans un restaurant, j’adore regarder les gens manger, je suis fasciné par la manière dont ils se tiennent, la rapidité… Et parfois on voit des familles entières qui mangent ensemble en regardant leur téléphone, qui ne disent pas un mot. Ces scènes extraordinaires vous donnent des idées pour réfléchir au fonctionnement de la société, aux relations sociales… Par exemple, les mots. J’ai découvert celui de « sérendipité », il n’y a pas si longtemps, et je ne savais pas ce que c’était vraiment, j’avais oublié. Vous savez tous ce que c’est la sérendipité ?
Octave Debary : La remarque d’Olivier concernant Benjamin nous renvoie aussi à l’ethnographie, parce que dès lors que l’on ne le comprend pas, le monde devient fascinant. Précisément, l’ethnologue ne peut pas tout comprendre, et on écrit avec cette part d’étrangeté. C’est aussi là que peut commencer d’une certaine manière l’ethnographie. À propos de ta curiosité ethnographique touchant au quotidien, je me souviens d’une anecdote qui nous ramène à Neuchâtel. Tu étais fasciné par le fait que les gens lavaient leur bateau sur le port. Tu ne comprenais pas ce temps consacré aux bateaux. En même temps, cette attention était justement pour toi tout un monde incompréhensible. C’est là aussi où l’ethnographie commence en réponse à ce besoin de comprendre, d’essayer de comprendre quelque chose, même pour raconter notre incompréhension.
Jacques Hainard : Je m’étonne de détails, de choses incroyables. C’est vrai. Lettre Y.
Olivier Schinz : 10 points, Y. Au scrabble, ça vaut dix points.
Jacques Hainard : Ça vaut dix points, oui.
Olivier Schinz : On ne peut pas dire grand-chose d’autre, c’est notre lettre inutile.
Jacques Hainard : Avec un K. Dix points aussi ?
Olivier Schinz : K comme kitch. Ceux qui te connaissent ou simplement ceux qui t’écoutent ou te lisent savent ton intérêt, je dirais presque ta fascination, pour cette forme d’esthétique tout à la fois populaire, surchargée, souvent de mauvais goût, médiocre.
Jacques Hainard : Oui, c’est vrai je suis fasciné mais je pense qu’il faut être clair à ce sujet. Chacun a sa vision du kitch. Il y a peut-être une ligne générale mais le kitch varie selon les personnes, selon les cultures, selon les apprentissages que l’on fait. Aujourd’hui ce qui me fascine et je ne sais pas si c’est kitch, ce sont tous ces jeunes gens qui portent des pantalons avec des trous. Est-ce que c’est kitch ou pas kitch ? Enfin, ça m’étonne toujours de voir ces accoutrements, qui sont sans doute très prisés par une certaine jeunesse, mais même des gens d’un certain âge s’y mettent aussi. Ce ne sera pas mon cas, mais je dois dire qu’on peut discuter.
Alors, Z. On est à la fin de l’alphabet, c’est la fin dans le monde.
Olivier Schinz : Z comme Zaïre. Tu y as vécu deux années avant de rejoindre la direction du musée d’Ethnographie de Neuchâtel, une période de ta vie que peu d’entre nous connaissent. Alors, Z est certes la dernière lettre de l’alphabet mais c’est aussi un point de départ dans ta carrière. Que retiens-tu de ce moment ?
Jacques Hainard : Je suis arrivé au Congo Kinshasa, j’avais pris un poste d’enseignant. Un matin, je me suis réveillé et j’ai entendu à la radio que nous étions au Zaïre. Mobutu avait décidé de changer le nom du pays, de supprimer les prénoms chrétiens, d’interdire la cravate et toute une série de signes de la civilisation occidentale. J’ai vécu pendant cette période ce qu’on peut appeler « l’arbitraire en action », « l’immédiatement ». C’était quelque chose de fascinant. Joseph Désiré Mobutu se prénommait Kuku Ngbendu wa Za Banga, parce qu’il disait qu’il avait véritablement retrouvé les racines véritables de son pays. Ce fut un moment extrêmement fort et curieux, et je dois dire que j’ai beaucoup appris dans ce pays. J’ai beaucoup appris sur ce que pouvaient être la colonisation, les luttes tribales. J’ai découvert aussi un racisme forcené entre les ethnies africaines. Un jour, je donnais cours et j’ai vu une partie de l’auditoire se lever et me tourner le dos, je n’ai pas compris pourquoi. Après discussion, j’ai compris que je parlais trop des Lubas par rapport à d’autres ethnies qui étaient dans la salle. Ils me reprochaient cette inégalité de traitement, ce qui m’a ravi parce que je me sentais un peu semblable !
Olivier Schinz : C’est assez rare de t’entendre parler de ton expérience au Zaïre, ce qui d’une certaine manière est étrange pour un anthropologue qui souvent aime bien raconter le décentrement, l’expérience fondamentale du terrain, la découverte de l’altérité. Ce n’est pas au Zaïre que tu as découvert l’altérité, que tu t’es formé le plus en anthropologie ?
Jacques Hainard : Je ne pense pas que ça ait été là-bas plus qu’ailleurs. Je crois que j’aime regarder n’importe où ce qui m’entoure et prendre des distances, ça me paraît évident. Et ce, que ce soit au Zaïre ou dans la banlieue d’une ville ou même dans mon village natal. L’exotisme est partout.
Jacques Hainard : Je suis avec X. On va faire un coup de sac !
Octave Debary : X, c’est peut-être la lettre ou le mot nu par excellence, c’est aussi le titre d’une exposition du MEN. Tu peux en dire quelques mots ?
Jacques Hainard : Non, pas vraiment ! Non. Ce n’est pas celle qui m’a marqué le plus.
Olivier Schinz : Il y a des dossiers classés X !
Jacques Hainard : L.
Olivier Schinz : L, on retrouve un mot que l’on a beaucoup entendu aujourd’hui, L comme liberté. Je me souviens de séances de réflexion qu’on avait, de conception d’expositions pendant lesquelles tu exhortais toutes les personnes présentes à être libres, à ne pas se mettre de frontière, de censure. Tu nous demandais de penser librement les objets discutés. La liberté serait une quête à mener avant tout contre soi-même, contre ses propres réflexes conservateurs, contre son propre enfermement.
Jacques Hainard : Je crois qu’il faut dire ce que l’on pense. Mais lorsque l’on conçoit une exposition, il y a quand même un moment où ça cesse. Vous êtes obligés de fixer un point final à la réflexion. Sans ça on serait toujours en train de préparer la même exposition depuis dix ou quinze ans, il n’y a pas de raison de s’arrêter ! Je me rappelle avoir engagé quelques consultants, et dans le contrat, il était dit qu’ils seraient écoutés, utilisés jusqu’à un certain moment et qu’après ils seraient renvoyés. Ils n’ont pas compris tout de suite. Lorsque cela arrive et que les débats sont terminés, on passe à la mise en scène et vous êtes renvoyés ! Ils avaient de la peine à le comprendre, ils étaient fâchés et après, ils ont trouvé que le jeu valait la peine d’être joué. Ils revenaient les années suivantes pour faire des propositions pour d’autres scénarios d’exposition… Il faut donc de la liberté, on doit tout dire, en tout cas dans notre domaine qui est celui de l’anthropologie, de l’ethnologie, de l’ethnographie. Mais ensuite, il y a des résultats à obtenir, il faut mettre fin à la discussion. Plus tard, on pourra repartir sur un autre sujet de discussion, pour d’autres aventures scénographiques et d’expositions.
La lettre M.
Olivier Schinz : Pour M, c’est un mot presque nu, avec très peu de commentaires. Le mot est « mort ». Est-ce que tu la regardes en face ?
Jacques Hainard : La mort ? Oui bien sûr ça m’ennuie de mourir parce que je trouve tellement intéressant de voir ce qu’il se passe dans notre société. J’approche quand même des 80 ans et je me dis que ça pourrait arriver, mais ça m’ennuie de mourir parce que, par intérêt, j’aimerais quand même voir comment le monde va se développer, l’informatique, les robots qui arrivent… Je suis fasciné, j’aimerais bien être servi par des robots de temps en temps, voir cette société qui progresse technologiquement de manière invraisemblable. J’ai une collègue qui a été opérée d’une hanche. Ils lui ont coupé le nerf de la jambe gauche. Les médecins neuchâtelois lui ont dit : « Madame, on ne peut rien faire. » Sa jambe allait dans tous les sens. On l’a mise dans une clinique, et simplement par des exercices basés sur les neurosciences, on lui a fait remettre son pied droit. Je l’ai vue avant de venir à Paris, elle commence à faire quelques pas sans ses cannes. Ça me fascine. Elle aussi, parce qu’elle ne sait pas très bien comment tout cela peut être possible, mais ça marche. Alors, c’est pour ça que je ne veux pas mourir, j’aimerais voir plus de choses comme ça.
Le B !
Olivier Schinz : B. On parlait d’origines, de lieux, de formations : B comme les Bayards. Les Bayards, c’est ton village d’origine, grâce auquel tu t’inventes parfois des racines paysannes, ou peut-être pas, une commune d’un peu moins de 400 habitants, située à 1 000 mètres d’altitude et traversée par la route de l’Absinthe, un détail qui a son importance. Tu aimes rappeler cet enracinement, cultiver ces racines qui te font te lever tôt pour travailler. Est- ce qu’on va au musée comme on va aux champs ? Dans tous les cas, même si la résonance du MEN est internationale, l’importance du travail local, ta connaissance du terrain local a toujours été centrale.
Jacques Hainard : Oui, je suis un fils de paysan, un vrai paysan. Mon père engraissait des veaux de boucherie. C’était une époque où l’on ne donnait que du lait aux veaux. S’il y avait une ligne de rosée dans la viande, elle était déclassée, vous voyez un peu le genre ! Le travail était difficile à l’époque. J’ai vécu cette paysannerie de cheval, quasiment de la faux et des travaux manuels. Je ne voulais pas être paysan, c’était trop compliqué. Henri Mendras a dit que le tracteur et le congélateur ont transformé l’agriculture. Je crois que c’est juste. Peut-être que si j’avais connu ça avant, je ne sais pas… C’est compliqué et c’est la raison pour laquelle on a décidé d’aller à l’école. Mon père a été assez ouvert pour nous envoyer faire des études, mon frère, ma sœur et moi, pour ne pas sombrer dans l’agriculture. Cette vie locale est fondamentale et reste pour moi une référence. Quand tout va mal, quand j’étais en Afrique ou quand j’étais à l’étranger et que tout allait mal, je repensais à ces lieux. Comme une petite madeleine à la Proust qui vous remet d’aplomb. Je pense que c’est une chance que d’aucuns ou d’aucunes peuvent avoir : avoir des références. Des références avec lesquelles on a bien sûr des problèmes (je ne voulais pas être paysan), mais je participais de temps en temps au travail, et c’est la raison pour laquelle ce lieu, ce petit lieu, est fondamental. Je l’ai dit une ou deux fois dans ma vie, on m’a demandé d’où j’étais, d’où je venais, je disais : « Je suis un paysan des Bayards », ça a bien marché, c’était plutôt porteur !
Octave Debary : Il s’agit d’un jeu d’échelle. Si les institutions que tu as dirigées, le MEN, le MEG, ont eu et ont une résonance internationale, ceux qui t’ont vu travailler (en particulier à Neuchâtel), savent que tu cultives très bien la proximité locale. Tu possèdes un art de faire extraordinaire avec les gens au niveau local alors même que tu t’adressais aussi à des gens dans ces musées au niveau international. À Neuchâtel, tu ne fais pas dix mètres sans être arrêté, tu connais tout le monde ! Tu as su lier des niveaux d’échelle souvent très éloignés.
Jacques Hainard : C’est vrai. Mais je crois que ce qui compte repose simplement sur la manière de se comporter avec les gens. Par exemple, ce matin dans un café à deux pas d’ici, j’ai eu une longue discussion théorique avec le serveur à propos du public qui venait par ces temps. On s’est dit au revoir comme si on se connaissait depuis longtemps… Oui, ça marche bien, j’aime bien cela mais je ne me force pas. C’est une éducation, peut-être.
Encore une lettre ?
Alors, ça, c’est nul, il n’y a rien.
Octave Debary : C’est le blanc !
Jacques Hainard : Une autre. Le T.
Octave Debary : T, nous te proposons théâtralité. Tout à l’heure, tu évoquais Michel Leiris, mais c’est aussi l’attrait de Métraux en particulier pour des phénomènes de possession du vaudou haïtien qui nous renvoie à ce terme. L’anthropologie a souvent été fascinée par le pouvoir de devenir un autre que soi, comparable à ce que Leiris appelait un « vestiaire de personnalités », « un théâtre vécu ». Alors, il s’agit peut-être de dire qu’en anthropologie comme dans la vie on ne peut pas faire sans mise en scène. Une des particularités de l’expérience ethnographique serait de cultiver justement cette expérience de l’altérité, de la déroute. Je me souviens du titre d’un colloque qui avait eu lieu à Neuchâtel dans les années 1980, intitulé : « Le musée comme jeu de masques ». Je pense aussi à ce que Nicolas Adell a dit à propos de Michel Leiris : « Parti pour s’éprouver dans l’altérité et pour revenir soi-même autre, Leiris n’est finalement pas parvenu à se défaire de ce qu’il est ». Qu’en est-il pour toi ? Qu’en est-il de la question de la mise en scène, de ces voyages que proposent les musées d’ethnographie ? Est-ce qu’on revient toujours à soi-même, heureusement ou malheureusement ?
Jacques Hainard : On revient toujours à soi, c’est vrai, même s’il y a de la théâtralité. Je ne sais plus qui a évoqué mes cravates, c’est ma théâtralité, une anecdote qui parle.
Octave Debary : Mais elles te vont bien.
Jacques Hainard : J’ai toujours remarqué qu’avec une cravate, vous avez plus d’attention, d’autorité et d’écoute que sans cravate. C’est peut-être en train de changer aujourd’hui, mais c’est mon expérience pour parler de manière très anecdotique. Pour être bon, il faut revenir à soi et se corriger, bien sûr, de temps à autre.
Octave Debary : C’est ce que tu évoquais concernant l’importance de la subjectivité au travail ?
Jacques Hainard : Oui, vraiment. La lettre R.
Octave Debary : R, comme rupture, au singulier, au pluriel, parfois comme revendication ou comme posture. La rupture est à la fois un franchissement et une écriture de soi, elle renvoie à la muséographique comme un travail d’auteur. Comment te rapportes-tu à ce qui devient une longue histoire de la rupture, voire des ruptures, au musée d’Ethnographie de Neuchâtel en particulier ?
Jacques Hainard : Je dirais que c’est une aventure curieuse qui a démarré à la suite d’un petit texte de deux pages où j’évoquais mon agacement de voir des expositions où l’on retrouve un pot, plus un pot, plus un pot, plus un pot… Et, en-dessous, des légendes où l’on écrit « pot ». » J’avais dit qu’on devait cesser de faire systématiquement des expositions de ce style et qu’il fallait créer une rupture pour raconter d’autres histoires. Ensuite le terme a fait école. Il y a quelques années, j’ai pris un mandat à Genève pour m’occuper du musée d’art et d’histoire. Et récemment, des professeurs d’université ont signé une lettre pour demander la démission du nouveau directeur de ce musée en rappelant qu’il fût mon élève et que je l’avais quasiment déformé en tant que représentant de la muséologie de la rupture ! Ils ont expliqué que l’on n’avait strictement rien compris à ce que c’était qu’un musée, un patrimoine historique, etc. J’étais très fier ! Presque quarante ans après le lancement de cette idée, elle ressurgit aujourd’hui et pose encore problème. Je pense que c’est un bon concept et qu’il faut que chacun l’emploie selon ses stratégies et ses savoirs pour construire des expositions, en tous les cas, pour faire de bonnes scénographies.
La lettre A.
Olivier Schinz : A, le mot « aléa ». L’aléatoire ne te correspond pas beaucoup. Tu es quelqu’un de rigoureux, d’assez rationnel, d’assez contrôlé. Souvent, lorsque l’on t’entend parler de toi, de ton parcours, de tes réalisations, on a le sentiment de quelque chose de très construit, de manière presque méthodique, rigoureuse. Pourtant nous ne maîtrisons pas grand-chose de nos vies. Est-ce que tu pourrais essayer de relire un épisode marquant de ta vie et chercher à comprendre si une fois le hasard, le destin ou l’aléatoire t’a conduit sur un chemin que tu n’attendais pas ?
Jacques Hainard : Oui. J’ai peut-être fait des études d’ethnographie par imitation. J’avais un collègue plus âgé que moi que j’avais connu au lycée. Il s’appelait Jean-Claude Muller, un anthropologue qui avait fait des travaux au Nigeria. Comme au lycée, je trouvais qu’il était brillant, je me disais toujours : « Je vais faire comme Muller, partir… ». Je ne savais même pas très bien où il était allé et c’est peut-être cette espèce d’imitation irraisonnée que j’ai appliquée et qui m’a fait entrer à l’université dans le département où on enseignait l’ethnographie et l’ethnologie, à l’époque Jean Gabus. Il m’a demandé de revenir d’Afrique pour prendre un poste à l’université. Je n’avais pas envie de revenir, mais je l’ai fait. Je pense que c’est ce qui m’a permis par la suite de devenir directeur du musée. C’est peut-être ça, mon aléatoire.
Un E.
Olivier Schinz : E comme ethnographie. On sait ton attachement quasiment viscéral à ce terme pourtant passablement poussiéreux. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Son écho à l’idée de terrain comme racine de la discipline, une racine indépassable d’une certaine manière, et pour le coup, si l’anthropologie ne peut se faire sans terrain et sans ethnographie, les anthropologues finalement arrêtent assez tôt de faire du terrain. D’ailleurs, la muséographie au MEN, comme ailleurs, s’est souvent faite sans terrain. Je ne parle pas évidemment ici des collectes. Alors, pourquoi garder ce terme d’ethnographie ?
Jacques Hainard : Je ne suis pas d’accord avec Boris Wastiau, le directeur du MEG et que je connais, lorsqu’il annonce qu’il veut supprimer le nom de musée d’Ethnographie à Genève. Il faut que l’on puisse encore discuter ensemble. L’ethnographie n’est pas aussi vieillotte qu’il veut bien le dire. Claude Lévi- Strauss avait construit un triangle où, à chaque sommet, il y avait ethnographie, ethnologie et anthropologie. Cela me convient bien. Ethnographie, ça veut dire quoi ? Écrire sur l’ethnos, écrire sur la société. Je fais de l’ethnographie quand je vais au bistrot à Paris. Je décris chaque bistrot avec ses clients, ses habitudes, et ensuite je fais de l’ethnologie, je fais une sorte de théorie en logos sur l’ethnos, ça me convient bien ! La théorie sur les restaurants et les bistrots, j’essaie ensuite d’en faire une espèce d’anthropologie de la consommation. Personnellement, je ne sens pas, mais peut-être ai-je tort, le côté colonial de ces termes. Ils ne sont pas plus péjorés qu’histoire ou géographie, finalement. Ce serait la thèse que je développerais si je devais plaider pour qu’on n’enlève pas le mot d’ethnographie qui n’a pas de relents coloniaux selon moi. On fait de l’ethnographie de tout aujourd’hui, sur tout. On va discuter avec Boris, il va nous faire une théorie, sûrement très contradictoire, j’en suis sûr, vu le talent qu’il a.
Une dernière lettre, le O ! Je pourrais vous livrer une anecdote à ce sujet. Hier soir, je suis rentré en taxi avec un chauffeur noir très drôle qui me chantait :
« Oh Macron, Oh Macron » pour faire un gag sur le nouveau variant [Omicron, durant la pandémie] qui nous frappe. Il était mort de rire, et pendant dix minutes je suis rentré en chantant « Oh Macron », avec les rires du chauffeur, un homme très agréable d’ailleurs.
Olivier Schinz : O comme « orage ». Il pleut parfois à Neuchâtel, évidemment, mais il y eu parfois aussi des orages, certains violents, à l’intérieur même du musée d’Ethnographie de Neuchâtel. Un autre Jacques, Jacques Brel, fait rimer orage et amour-passion, tandis que les vieux amants de sa chanson se demandent :
« Mais n’est-ce pas le pire piège que vivre en paix pour des amants. » Est-ce que tu es en paix aujourd’hui avec les musées ? Ou des tempêtes éclatent-elles encore parfois contre certaines manières de penser et de faire le musée ?
Jacques Hainard : J’aime les musées, oui. Ce que je supporte mal, c’est tout ce qu’on essaie d’y faire dedans. On fait des expos de je ne sais pas quoi, de meubles, on peut y vendre des chaussures, on essaie de détourner constamment les espaces pour faire d’autres manifestations. Alors, bien sûr, ce sont des lieux privilégiés mais j’assume mon côté rétrograde. J’aimerais que le musée retrouve sa fonction essentielle, celle de faire des discours avec des objets qu’il possède ou qu’il acquiert. J’ai visité hier et avant-hier les fondations Pinault et Arnault. Il y a des objets splendides, mais c’est problématique. À l’espace Vuitton, il y a plutôt des gens âgés, et chez Pinault, il y a plutôt des jeunes parce que c’est plus sympa, le bistrot est magnifique, la vue est splendide et le contenu est un peu différent. Mais se taper pendant des heures des objets sans propos autre que la collection de X ou Y, c’est compliqué. Il faudrait réfléchir autrement. Les musées, c’est bien, il faut les défendre et les protéger et ne pas les aliéner à l’argent.
Olivier Schinz : Merci Jacques !
Octave Debary : Oui, merci !
Jacques Hainard : Merci de votre attention, merci de votre amitié. Je dois dire que j’ai passé un moment étonnant toute cette journée à entendre parler de ce que j’ai fait. Ce n’est pas rien ! Je vous en remercie et je vous souhaite à toutes et à tous le meilleur et la joie de vivre !