Pour en arriver là, le chemin a été lent, entravé [accompagné] à chaque étape par des erreurs (Linton 1941 : 315, mes italiques).
L’anthropologie est apparue en Inde pendant la colonisation britannique [1]. Par la suite, dans les premières années du xxe siècle, elle s’est structurée dans les grandes universités du pays avec des cours d’anthropologie sociale et de sociologie, qui ont donné lieu à une professionnalisation de la discipline [2]. Il s’agit ici de comprendre le processus de transposition d’une « science occidentale » dans le contexte indien, avec ses conséquences politiques, éthiques et cognitives (Uberoi, Deshpande & Sundar 2007 : 10). Cet essai n’est donc pas un compte rendu exhaustif de toutes les figures qui ont constitué l’histoire de l’anthropologie en Inde, mais plutôt une analyse qui « se déploie en croisant savoir, institutions et pratiques dans un contexte géographique spécifique » (Uberoi, Deshpande & Sundar : 8), en prenant en considération les protagonistes indiens qui ont joué un rôle central dans la discipline et les débats saillants qui ont caractérisé son développement. Bien que le lien entre le colonialisme et l’anthropologie en Inde soit incontestable, nous tenterons ici de mettre en évidence, dans un cadre chronologique et une perspective plurielle, le positionnement disciplinaire des différents chercheurs, leurs relations avec les sujets étudiés et leur rôle dans les transformations épistémologiques avant et après l’indépendance. L’une de ces transformations concerne la distinction disciplinaire floue entre l’anthropologie sociale et la sociologie indienne, dont les frontières semblent concordantes lorsqu’elles sont lues dans un contexte occidental mais, comme l’a expliqué André Béteille :
Ce qu’est l’anthropologie pour un Américain sera la sociologie pour un Indien, et ce qu’est la sociologie pour un Américain sera l’anthropologie pour un Indien. Cette distinction sera opératoire aussi longtemps que toutes les sociétés, occidentales et non occidentales, ne seront étudiées que par des chercheurs occidentaux. Mais [cette distinction] n’aura plus de sens lorsque des chercheurs du monde entier commenceront à étudier leur propre société et d’autres sociétés (Béteille 1974 : 11).
Cette distinction disciplinaire incertaine connote également un autre champ de réflexion de l’anthropologie en Inde, à savoir l’importance accordée à l’étude de la société indienne elle-même afin d’explorer ses multiples stratifications sociales et culturelles, ses pluralités religieuses et linguistiques, ainsi que les changements politiques, économiques et éducatifs résumés dans la devise bien connue de « l’unité dans la diversité ». En effet, le savoir anthropologique indien s’est formé dans le cadre de la naissance de l’État-nation indépendant, construisant des épistémologies inclusives de l’étude de soi. Mysore Narasimhachar Srinivas a défini cette orientation comme « l’étude du soi dans l’autre » :
Lorsqu’un anthropologue indien étudie une autre caste ou un autre groupe en Inde, il étudie quelqu’un qui est à la fois l’Autre et quelqu’un avec qui il partage certaines formes culturelles, certaines croyances et valeurs. En d’autres termes, il étudie un Soi dans l’Autre et non un Autre total, puisque tous deux sont membres de la même civilisation, qui est extraordinairement complexe, stratifiée et riche de tendances conflictuelles. Je considère que l’étude de sa propre société est non seulement possible mais essentielle, car il est préférable d’étudier une culture depuis deux points de vue, celui d’un outsider et celui d’un insider. Seul, aucun de ces deux points de vue n’est complet. [...] [Dans la recherche] le choc de subjectivités multiples est, à mon avis, préférable à la perspective d’une seule subjectivité, que ce soit celle de l’outsider ou celle de l’insider (Srinivas 1997 : 22-23).
Une sensibilité qui, comme l’ont souligné plus récemment Gopala Sarana et Dharni P. Sinha, a pu anticiper certaines des exigences les plus contemporaines concernant la valeur réflexive de l’anthropologie nationale :
L’un de nos plus grands inconvénients est le manque d’études des autres cultures par les anthropologues indiens. [...] Cependant, ce qui a été jusqu’à présent notre faiblesse se révélera être une source de force dans un avenir très proche. Nous ne pensons pas qu’il y ait un autre pays au monde où l’auto-étude anthropologique a été menée par des anthropologues autochtones pendant près de sept décennies. D’ici peu, les anthropologues de tous les pays, en particulier des pays en développement, devront commencer à étudier leur propre culture. Nous ne pouvons pas prédire le type de problèmes auxquels ces anthropologues autochtones seront confrontés. Dans la plupart des pays, ce nouvel aspect de l’anthropologie sera source de difficultés croissantes. La seule exception sera donc l’anthropologie en Inde, qui a depuis longtemps dépassé ce stade (Sarana & Sinha 1976 : 217).
L’anthropologie de l’administration coloniale
L’anthropologie en Inde s’est développée parallèlement à la colonisation et à la mise en œuvre des recensements décennaux effectués à partir de la seconde moitié du xixe siècle, dans le double but de contribuer à la connaissance scientifique du pays et de renforcer le pouvoir britannique. Cette tâche est confiée à l’Imperial Civil Service (ICS), dont les membres sont des fonctionnaires au service de la Couronne britannique, exerçant des fonctions administratives, militaires et éducatives. Le besoin croissant de recueil d’informations sur la vie sociale, religieuse et économique des diverses populations indiennes a stimulé le recours à la recherche anthropologique, interprétée dans le cadre d’un « engagement ferme en faveur du positivisme, des méthodes d’observation et de la vérification empirique » (Dhanagare 1993 : 35).
Parmi les principaux anthropologues de l’Inde britannique, Herbert Risley (1851-1911), fonctionnaire du Civil Service pendant 39 ans, fut chargé en 1885 de réaliser une enquête ethnographique dans la vaste province du Bengale, qui comprenait les actuels territoires du Bengale occidental et oriental (Bangladesh), le Bihar, le Jharkhand et une partie de l’Orissa avec une population de près de 70 millions d’habitants. Risley s’entoura d’environ 190 collaborateurs, presque tous indiens, auxquels il fournit des directives précises par le biais de circulaires sur les sujets à explorer : caractéristiques physiques, appartenance à une caste, religion, occupation professionnelle de la population, ainsi que les coutumes et traditions locales. Le résultat en fut la publication, en 1891, des ouvrages The Tribes and Castes of Bengal : Anthropometric data et The Tribes and Castes of Bengal : Ethnographic glossary. Dans la préface de cet ouvrage, Risley expliqua qu’il avait tenté d’appliquer à l’ethnographie indienne les méthodes de recherche consacrées par la science anthropologique européenne moderne. Il accompagna le texte d’une introduction, d’un glossaire ethnographique classé par ordre alphabétique décrivant les différentes tribus et castes, et d’un index détaillé (Risley 1891).
Une partie importante du travail de collecte de données a consisté en l’étude anthropométrique des différentes populations locales, dans la mensuration des caractéristiques corporelles, et en particulier celles liées à la forme du nez, sur laquelle se fonde le calcul du soi-disant « indice nasal ». Les résultats de ces analyses ont conduit Risley à théoriser l’origine raciale des castes, sur la base d’une corrélation présumée entre les caractéristiques somatiques et le statut social. Cette corrélation apparaît également structurée de manière hiérarchique, distinguant un ordre « supérieur », représenté par les Aryens à la peau claire, et un ordre « inférieur » représenté par les Dravidiens à la peau foncée (Fuller 2017 ; Bayly 1997).
William Crooke (1848-1923) et Denzil Ibbetson (1847-1908), également fonctionnaires de l’ICS à la fin de l’époque victorienne, étaient d’un avis différent. Ibbetson supervisa le recensement de 1881 en tant que surintendant pour le Pendjab, publiant en 1881 l’étude ethnographique Report of the Census of the Panjab 1881, sur les castes et les tribus du Pendjab classées principalement sur la base de leur profession (Ibbetson 1883). Crooke, éditeur de l’édition commémorative de The People of India de Risley, fut chargé en 1893 de mener une enquête ethnographique dans les provinces du Nord-Ouest et de l’Oudh (à partir de 1902, les provinces unies d’Agra et d’Oudh, aujourd’hui l’Uttar Pradesh et l’Uttarakhand), qui comptaient 47 millions d’habitants. Il s’entoura lui aussi de nombreux collaborateurs indiens, dont l’érudit Ram Gharib Chaube (1850-1914). Bien que Crooke fût également un partisan de l’anthropométrie, il nota dans Tribes and Castes of the North-Western Provinces and Oudh (Crooke 1896) que l’indice nasal des populations étudiées présentait des différences négligeables et que, par conséquent, le système des castes devait être fondamentalement considéré comme le produit d’une évolution de la division du travail (Fuller 2017).
Parallèlement à l’anthropologie coloniale de gouvernement, certaines institutions non étatiques contribuèrent au développement de la discipline en encourageant des recherches ad hoc et en diffusant leurs résultats. Parmi elles, l’Asiatic Society of Bengal et l’Anthropological Society of Bombay occupent une place de choix. Bien que toutes les sources ne s’accordent pas sur le rôle que l’Asiatic Society of Bengal a pu jouer en tant qu’institution anthropologique en Inde, il est certain qu’elle promut vigoureusement l’étude de l’histoire civile et naturelle, des antiquités, des arts, des sciences et de la littérature de l’Asie. Fondée en 1784 par William Jones (1746-1794), juge à Calcutta et orientaliste, l’Asiatic Society fut le vecteur de relations culturelles visant à promouvoir la connaissance du sanskrit et différents aspects de la culture indienne. À partir de 1832, le principal organe de diffusion de ces connaissances est le Journal of the Asiatic Society of Bengal, dont l’objectif est « la diffusion de tous les sujets que l’historien de l’Antiquité, le linguiste, le voyageur et le naturaliste peuvent glaner dans le vaste champ de leurs travaux dans cette partie du monde, c’est-à-dire l’Asie » (Chaudhuri 1956 : viii ; Kejariwal 1988).
L’Anthropological Society of Bombay fut fondée en 1886 par un groupe d’érudits européens, principalement britanniques, rejoints par la suite par un certain nombre d’érudits indiens, dont Jivanji Jamshedji Modi (1854-1933). L’association avait « pour but de promouvoir la poursuite de la recherche anthropologique en Inde, d’étudier et d’enregistrer les faits relatifs au développement physique, intellectuel et moral de l’homme, et plus particulièrement des différentes races qui habitaient l’Empire des Indes » (Shah 2014 : 355) par la publication du Journal of the Anthropological Society of Bombay (publié régulièrement jusqu’en 1936, puis de manière moins régulière jusqu’en 1973) et la fondation d’une bibliothèque et d’un musée.
Un vecteur important de diffusion des connaissances anthropologiques fut en fait l’institution muséale qui, pour l’historienne Tapati Guha Thakurta, illustrait « l’idée de l’archive impériale » (Thakurta 2004 : 45), c’est-à-dire une construction coloniale visant à rassembler le patrimoine naturel et culturel de l’Inde en un seul lieu, dans le but principal d’éduquer les « indigènes ». À cette fin, dans cette première phase, le musée était principalement dédié à l’exposition d’artefacts archéologiques illustrant l’histoire ancienne de l’Inde, l’exploration du panthéon des principales divinités peuplant son histoire religieuse, et au catalogage de spécimens animaux et végétaux typiques de son histoire naturelle. Ce processus n’a toutefois pas été simplement subi et dirigé de l’extérieur dans la mesure où le personnel indien y apporta des contributions significatives. Le musée fondé en 1814 à Kolkata par l’Asiatic Society of Bengal, avec l’intention première de collecter « tous les artefacts susceptibles d’illustrer les coutumes et l’histoire orientales ou d’élucider les particularités de l’art et de la nature en Orient », est un exemple important de cet effort d’archivage et de diffusion (Basa 2016 : 467), tout comme l’est le Madras Museum, fondé en 1851, où il y avait une petite section ethnographique, ainsi que le Victoria and Albert Museum de Bombay, créé en 1857 (depuis 1975, le Bhau Daji Lad Museum).
Les pionniers indiens
De nombreux protagonistes de cette première phase pionnière de la recherche anthropologique en Inde n’avaient pas de formation spécifique mais provenaient d’autres champs d’études ou avaient bénéficié d’autres expériences professionnelles. Parmi eux, Ananthakrishna Iyer, Rai Bahadur Sarat Chandra Roy et Bhimrao Ramji Ambedkar.
Le rôle cardinal d’Iyer (1861-1937) dans l’anthropologie indienne naissante a été résumé par le terme « Ananthropologie », forgé par Srinivas (Ram 2007 : 64). Diplômé du Christian College de Madras en 1883, Iyer devint professeur de sciences au Victoria College de Palghat, au Kerala. En 1902, le secrétaire du dîwân, c’est-à-dire du premier ministre de Cochin, Achuta Menon, demanda à Iyer de mener une enquête ethnographique dans l’État de Cochin, dans le cadre du recensement colonial de 1901. Comme c’était l’usage, Iyer devait collecter des données selon un ensemble de catégories prédéfinies, établies à l’origine par Risley. En appliquant ces règles, Iyer adapta le format en fonction de sa propre connaissance de la région, simplifiant la structure des questions et se concentrant sur quelques thèmes spécifiques : origine et tradition de la caste ou de la tribu, logement, rites de mariage, cycle de vie, système héréditaire, magie, sorcellerie et alimentation (Ram 2007 : 64).
S’il ne contestait pas le concept de race, il négligea l’investigation anthropométrique dans ses recherches et, ne se contentant pas des données obtenues par l’administration de questionnaires, il se rendit personnellement dans les villages pour rencontrer et interroger directement les habitants. Grâce à sa connaissance de la langue locale, il put recueillir un grand nombre de données très détaillées. Les résultats de ces premières recherches furent publiés par l’imprimerie du gouvernement d’Ernakulam, entre 1904 et 1906, sous forme de monographies sur les différentes castes et tribus, puis regroupées dans les volumes Cochin Tribes and Castes publiés entre 1908 et 1912.
Après avoir étudié les communautés chrétiennes syriennes de Malabar, Cochin et Travancore, Iyer reprit en 1924 ses recherches ethnographiques dans la principauté de Mysore, achevées en 1936 avec la publication d’un ouvrage en quatre volumes, The Mysore Tribes and Castes. À partir des années 1920, il devint professeur d’anthropologie, d’histoire et de culture de l’Inde ancienne à l’université de Calcutta, rôle qu’il remplit avec beaucoup de dévouement, indiquant à la nouvelle génération de chercheurs, comme il l’écrivit dans la préface de The Mysore Tribes and Castes, les principaux axes d’étude de l’anthropologie en Inde :
Le présent volume se veut plus qu’une simple introduction aux trois volumes descriptifs. Les sciences de l’anthropologie, de l’ethnologie et de l’ethnographie en Inde sont, à l’exception de quelques étudiants universitaires, encore nouvelles pour les lecteurs. À l’étranger, leur importance est pleinement reconnue. Il y a donc de la place pour de nombreux autres ouvrages décrivant la culture des peuples des États indiens. La littérature sur ces sciences en Inde est encore loin d’être suffisante. [...] Il est heureux de constater que les sciences anthropologique et ethnologique ont été introduites dans certaines universités indiennes et dans les concours publics ; mais les étudiants qui passent ces examens ne disposent pas d’ouvrages appropriés traitant des sujets sociaux indiens, à l’exception des épais volumes sur les tribus et les castes [...]. En raison de l’absence d’un ouvrage unique indiquant les grandes lignes de l’ethnologie indienne, l’auteur, grâce à son expérience de l’enseignement aux étudiants à l’université de Calcutta, et dans l’intérêt du lecteur général, a jugé bon de dessiner un tableau plus large et de traiter ce volume comme une ethnologie de l’Inde du Sud avec une référence particulière à Mysore (Iyer 1935 : vi-vii).
Sans être un anthropologue professionnel, Rai Bahadur Sarat Chandra Roy (1871-1942), qualifié de « père de l’anthropologie indienne » par John H. Hutton (Mills 1942), inscrivit sa biographie et son œuvre au carrefour de tendances politique et académique fondamentales pour la discipline. Sa figure centrale subsume les contradictions du savant de la période coloniale : chercheur, promoteur infatigable de l’étude de l’anthropologie et défenseur des droits des peuples tribaux. Diplômé en droit de l’université de Calcutta, il partit en 1898 pour Ranchi, au Bengale, où il enseigna l’anglais à l’école missionnaire évangélique luthérienne de Gossner. Il y passa une bonne partie de sa vie, devenant avocat et interprète officiel dans les litiges gouvernementaux et acquérant ainsi une connaissance approfondie des traditions et des coutumes des populations du Chota Nâgpur au Bengale.
En 1912, il publia une première monographie, The Mundas and Their Country, qui se penche sur l’histoire et l’origine des Munda car, comme il l’écrivit lui-même, leur patrimoine historico-culturel remarquable est largement méconnu :
En Inde, nous avons de vastes domaines de recherche historique qui sont encore inexplorés ou seulement partiellement explorés. L’histoire ancienne des aborigènes de Kolar en Inde est l’un de ces aspects inconnus qui n’ont pas encore été sauvés de l’obscurité de l’oubli. [...] Pourtant, ce sont des peuples dont les lointains ancêtres étaient autrefois les maîtres du sol indien, et qui ont bâti l’histoire de la péninsule indienne par leurs actes et leurs souffrances, leurs joies et leurs peines. L’historien indien considère généralement ces tribus aborigènes et d’autres comme « une horde ignoble » reléguée à l’arrière-plan de l’histoire indienne, de la même manière que la jungle recouvrait autrefois la terre pour préparer le terrain aux meilleures formes de vie (Roy 1912 : 1-2).
Selon Roy, l’imbrication de l’histoire, de l’ethnographie et de la géographie est fondamentale pour reconstituer les formes culturelles des Munda en raison de l’étroite continuité historique entre population, climat et territoire. Après l’arrivée des Aryens vers le vie siècle avant JC, les tribus kolariennes, d’origine dravidienne, auxquelles appartenaient les Munda, migrèrent pour s’installer dans les régions les plus reculées de l’actuel Jharkhand où, dans un contexte d’isolement géographique, elles développèrent leurs propres institutions sociales et culturelles. Le contact avec les rajas hindous, l’État moghol puis les forces coloniales britanniques détruisit progressivement leur ancien système politique, jusqu’à ce le gouvernement du Bengale, au début du xxe siècle, adopta finalement des lois foncières qui tenaient compte du système foncier patrilinéaire traditionnel khuntkatti. Ces lois déclenchèrent toutefois un vif conflit entre les cultivateurs munda et les propriétaires terriens hindous.
Grâce au succès de cette première publication, Roy obtint ensuite une bourse du gouvernement du Bihar, à l’instigation de son gouverneur, Edward Gait, pour mener des recherches sur les Oraon du Chota Nâgpur, population sur laquelle il écrira plus tard deux monographies : The Oraons of Chota Nagpur, publiée en 1915, et Oraon Religion and Customs, parue en 1928. Dans la première, il étudia leur origine historique et leur organisation culturelle, dans la seconde leur système magico-religieux. Dans cette dernière, un changement épistémologique est perceptible à travers la pratique de l’observation participante qui s’exprime par l’inclusion d’extraits d’entretiens, d’observations personnelles et la transcription de légendes et de chants (Dasgupta 2007).
Dans les années 1930, en tant que membre du conseil législatif du Bihar et de l’Orissa, il suggéra que les aborigènes de Chota Nâgpur ne soient pas exclus de la construction de la nation indienne, mais qu’ils soient traités comme une minorité jouissant de droits spéciaux. À ce titre, ils avaient besoin d’une protection contre l’usure et de bénéficier de lois pour maintenir leurs droits sur leurs terres. Roy plaida également en faveur d’une plus grande inclusion des peuples autochtones dans les processus législatifs et la démocratie parlementaire, dans la mesure où la vie tribale ne se déroulait pas dans le vide mais faisait partie intégrante d’un système social plus large. Il rédigea également plusieurs articles pour réfuter l’idée que ces peuples étaient primitifs, allant même jusqu’à changer la terminologie : il ne les définissait plus comme des tribus, mais plutôt comme des aborigènes, fondateurs des villages de Chota Nâgpur et détenteurs de droits ancestraux sur leurs terres (Paidipaty 2010 ; Roy 1946).
Dans la dernière phase de sa production scientifique, la tension syncrétique entre les idées des anciens philosophes indiens et les concepts anthropologiques d’inspiration occidentale devint plus manifeste. Dans l’article « An Indian Outlook on Anthropology » publié en 1938 dans la revue Man in India, qu’il avait lui-même fondée en 1921, Roy écrivit que l’essence de la pensée indienne résidait dans le processus subjectif d’« immersion empathique » avec d’autres cultures, et que cette attitude pouvait être associée de manière féconde à l’ethnographie, ce qui en faisait un outil indispensable à la construction de la nation indienne. Dans un cadre national visant à l’autodétermination, l’anthropologie pourrait soutenir l’unité dans la diversité en soulignant les liens qui existent entre toutes les populations du sous-continent (Guha 2018).
Les méthodes objectives d’enquête sur les données culturelles doivent être soutenues, non seulement par l’imagination historique et la connaissance préalable des faits historiques et géographiques, mais également par un processus subjectif d’incorporation ou de méditation qui annihile le moi (dhyana), et par l’intuition qui naît de l’immersion empathique et de l’auto-identification avec la société étudiée. La diffusion de cette attitude, à travers l’étude anthropologique, peut certainement aider au développement de l’unité-dans-la-diversité-par-l’empathie qui, pour l’esprit indien, semble constituer le but du processus d’évolution de l’humanité et l’espoir dans un monde troublé par la profusion de contacts nouveaux et violents, en particulier entre les civilisations orientales et occidentales. [...] L’approche anthropologique, tout en reconnaissant et en encourageant l’expression multiple de l’Esprit universel dans les différentes communautés et les différents pays, et en n’essayant en aucune façon de le mouler dans un modèle racial ou culturel universel, devrait aider à favoriser une synthèse entre le passé et le présent, l’ancien et le nouveau, l’Orient et l’Occident (Roy 1938 : 150).
Bien qu’il ne figure pas traditionnellement parmi les principaux anthropologues de l’Inde, Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956), leader des Dalits et père de la Constitution indienne, contribua de manière significative à la construction de la discipline. Malgré ses difficultés économiques, il parvint à étudier à l’université Columbia de New York, où il rédigea en 1916 Castes in India : Their Mechanism, Genesis and Development, sur l’origine et le fonctionnement des castes en Inde, dans le cadre du séminaire d’anthropologie d’Alexander Goldenweiser. Ambedkar, faisant siennes les thèses de Franz Boas, rejeta la notion de fixité supposée des identités et des hiérarchies raciales, stigmatisant la pratique de l’intouchabilité comme un problème culturel et non racial. Comme nous l’avons vu plus haut, en Inde et en Europe au début du xxe siècle, l’explication raciale de la caste était communément acceptée et reconnue par des chercheurs tels que Risley et Weber.
Pour Ambedkar, en revanche, les habitants du sous-continent se caractérisaient par un tel mélange ethnique que toute « différence raciale » supposée n’avait pas lieu d’être. Malgré la diversité inhérente à la population indienne, il existait selon lui une identité culturelle commune représentée par l’omniprésence de la caste, une institution qui devait être comprise comme un facteur crucial dans les rapports de production. Pour Ambedkar, le système des castes n’est pas une simple « division du travail », mais une division des classes laborieuses (Guha 2022). Rejetant, en outre, le concept de race, Ambedkar répudie par là-même la notion qui attribue les divisions sociales à de prétendues bases biologiques. Comme il l’écrit lui-même dans Against Castes :
Certains ont creusé une tranchée biologique pour défendre le système des castes. On prétend que le but des castes était de préserver la pureté de la race et du sang. Les ethnologues, cependant, pensent qu’il n’y a pas d’hommes de race pure et que, dans toutes les parties du monde, les races se sont mélangées’ (Ambedkar 1936 [2017] : 184).
En effet, il explique que dans l’Inde ancienne, certains groupes sociaux s’étaient transformés en groupes endogames fermés – les castes – principalement pour s’assurer les privilèges accumulés par la division en classes. Les Brahmana et les Kshatriya, en raison de leur position dominante, furent probablement été les premiers, imités ensuite par les autres classes (Cháirez-Garza 2018). Ainsi qu’il l’expliqua :
L’endogamie, ou groupe social fermé, était une pratique coutumière dans la société hindoue, et comme elle avait pris naissance dans la caste des brahmanes, elle fut inconditionnellement imitée par toutes les autres classes, devenues à leur tour des castes endogames. C’est la « contagion de l’imitation » qui entraîna les autres classes dans un processus de différenciation, les transformant en castes. La propension à l’imitation est profondément ancrée dans l’esprit humain et ne doit pas être considérée comme une explication inadéquate de la formation des différentes castes en Inde (Ambedkar 1916 : 18).
Cette explication, dans laquelle on sent la combinaison d’expériences personnelles de marginalisation et de réflexions issues de ses études socio-économiques, synthétise le développement d’une théorie capable de relier les oppressions de classe à celles de caste et de race. Une tension que l’on retrouve dans les débats plus récents du discours socio-anthropologique en Inde.
Professionnalisation
Entre 1910 et 1950, l’anthropologie indienne s’engagea sur la voie d’une professionnalisation progressive grâce à l’institutionnalisation de la discipline dans les principales universités du pays. En 1919, à l’université de Bombay, un cours d’anthropologie fut créé au sein du département de sociologie qui, sous la direction de Patrick Geddes (1854-1932), biologiste et urbaniste, comprenait des cours de géographie humaine et d’urbanisme. Dans cette première phase de l’histoire de l’anthropologie universitaire, l’influence de l’université de Cambridge et de chercheurs tels que John Hutton et William Rivers fut particulièrement prégnante (Sinha 1991). Hutton (1885-1968), membre de la fonction publique de 1908 à 1938, commissaire au recensement indien en 1931, fut professeur d’anthropologie sociale à l’université de Cambridge de 1938 à 1950. Rivers (1864-1922), professeur de psychologie, acquit une solide réputation dans le domaine de l’anthropologie indianiste, avec la publication, en 1906, de sa monographie intitulée The Todas (Rivers 1906). Fin 1901, il passa cinq mois chez les Toda, une population de pasteurs vivant dans le sud-ouest de l’Inde, dans les collines de Nilgiri, qui vivaient du buffle, un animal considéré comme sacré. C’est Rivers lui-même qui encouragea Roy à poursuivre ses études monographiques sur les peuples du Bihar, et c’est sous sa direction que Kshitish Prasad Chattopadhyay (1897-1963) et Govind Sadashiv Ghurye (1893-1983) obtinrent leur doctorat à Cambridge en 1923.
Après le départ à la retraite de Geddes, Ghurye devint directeur du département de sociologie de l’université de Bombay, où la School of Research in Economics and Sociology avait été créée pour étudier les changements sociaux induits par l’industrialisation et l’urbanisation croissantes. Né dans une famille brahmane saraswat, sa sociologie a été influencée, d’une part, par sa formation antérieure à l’étude du sanskrit et, d’autre part, par ses études sur le diffusionnisme à Cambridge. En 1932, fut publié Caste and Race in India, une version révisée de sa thèse de doctorat Ethnic Theory on Caste.
Grâce à une analyse systématique des textes classiques, des récits ethnographiques et des théories évolutionnistes, Ghurye proposa une description historique du système des castes, depuis l’histoire ancienne jusqu’à la modernité. Pour Ghurye, la caste est le produit du contact permanent entre différentes races/ethnies qui, à travers un processus d’assimilation et de conflit, a configuré un système dynamique en constante évolution. Toutefois, certaines caractéristiques idéal-typiques ont permis sa reproduction dans le cadre d’un canon fixe, qui s’articule autour des quatre varnas : brahmane, kshatriya, vaishya et shudra. La caste est ainsi configurée comme une institution fermée, fondée sur la naissance dans une caste particulière et une division interne complexe ordonnée en segments mutuellement exclusifs, les jatis. Ce système est fondé sur la hiérarchie ; il implique des restrictions dans la sphère des interactions sociales dont la distinction entre pur et impur est le pivot, avec un accent particulier sur la commensalité, imprégnant l’ensemble de la sphère des droits et des devoirs. La caste restreint également le choix de la profession, toujours héréditaire et donc attribuée à la naissance. Enfin, elle implique des restrictions strictes en matière de mariage (Upadhya 2007 ; Ghurye 1932).
Ghurye s’opposait en partie à la corrélation entre caste et race défendue par Risley, notant que les données anthropométriques recueillies se limitaient à l’Inde du Nord, où l’invasion des Aryens avait entraîné une certaine homogénéité, principalement en raison d’une application plus rigoureuse de l’endogamie. Adoptant une perspective diffusionniste, Ghurye affirmait que le système des castes s’était répandu en Inde à travers un processus historique d’acculturation, qui ne pouvait être réduit aux différences de traits somatiques auxquelles renvoie le prétendu « caractère racial » de l’appartenance à une caste. Son apparente « fixité » résultait essentiellement d’une construction arbitraire, d’un processus de réification des différences raciales mis en œuvre par les Britanniques par le biais des recensements (Cohn 1988).
En 1921, le département d’anthropologie est créé à l’université de Calcutta. Biraja Sankar Guha (1894-1961), titulaire d’un doctorat de Harvard, le rejoignit en 1926. Il fut le premier directeur indien de l’Anthropological Survey of India, entre 1945 et 1954. Dhirendra Nath Majumdar (1903-1960) et Nirmal Kumar Bose (1901-1972) se formèrent à l’anthropologie à Calcutta. Ces mêmes années, la ville de Lucknow devint un centre névralgique pour l’étude des sciences sociales, sous la direction de Radhakamal Mukherjee (1889-1968). Dhurjati Prasad Mukerji (1894-1961), en 1922, et Majumdar, en 1928, rejoignirent le corps enseignant de l’université. Ce dernier sera plus tard directeur du département d’anthropologie (Vidyarthi 1978).
Chercheur polyvalent, désireux d’explorer divers domaines de la connaissance anthropologique, Majumdar a étudié la tribu Ho à Chota Nagpur pour son doctorat à Cambridge, où il entra en contact avec Roy. Parmi ses publications, deux en particulier résument ses intérêts multiples : Race Elements in Bengal et Social Contours of an Industrial City (Majumdar 1960a ; Majumdar 1960b). La première s’inscrit dans le sillage des travaux de Risley sur l’anthropologie physique, que Majumdar put approfondir à Cambridge avec Geoffrey Morant et Reginald Ruggles Gates, en menant des enquêtes anthropométriques et sérologiques parmi les tribus et castes du Bengale afin d’analyser la stratification sociale. La seconde, en revanche, se place plus fermement dans le domaine de l’anthropologie sociale, en reconstituant l’émergence de Kanpur en tant que ville industrielle et en analysant les différentes phases historiques caractéristiques de son développement. Grâce à une vaste collecte de données par questionnaires, Majumar étudia les conditions de vie dans les usines, l’héritage socioculturel des travailleurs et les effets de l’industrialisation sur la fécondité féminine.
Mukerji fut l’un des pionniers de la sociologie en Inde et contribua au développement de l’anthropologie économique, de l’écologie sociale et des études sur la classe ouvrière au sein de l’université indienne. Il appréhenda la sociologie comme un philosophe social, adoptant le marxisme comme méthode d’analyse pour interpréter l’histoire du sous-continent. Son effort pour combiner dialectiquement la tradition indienne et la modernité le conduisit à explorer historiquement les changements culturels et sociaux de l’Inde. En 1947, au lendemain de l’indépendance et de la Partition, il réédita Modern Indian Culture : A Sociological Study (précédemment publié en 1942), en tentant de comprendre les raisons des divisions, du communautarisme et de la violence (Madan & Sarana 1962).
Selon l’interprétation de Triloki Nath Madan, élève de Mukerji puis éminent sociologue, son mentor considérait que l’Inde avait connu un processus historique complexe d’adaptation mutuelle, qui avait culminé dans la coexistence entre hindous, bouddhistes et musulmans. Ce processus fut profondément modifié par la domination britannique, qui bouleversa les fondements de l’économie sociale indienne par des réformes radicales dans les domaines de l’agriculture, du commerce et de l’éducation. Se démarquant de la vision marxiste du rôle de la colonisation britannique en tant que moteur de la modernisation, Mukerji estimait plutôt que l’histoire de l’Inde doit être « faite » par les Indiens eux-mêmes, en s’efforçant de comprendre activement les processus de transformation qui avaient créé des zones de contact entre la tradition et le changement. Dans ce sens, la tradition n’était pas seulement comprise comme une orientation vers le passé, mais aussi comme une sensibilité aux processus spécifiques de transformation propres à la société indienne. Il s’agit donc d’une tradition vivante, capable d’évoluer dans le temps et de faire le lien entre le passé et le présent. Mukerji pensait que chaque culture possédait son propre mécanisme de changement et que, dans la tradition indienne, celui-ci reposait sur trois principes génératifs qui lui étaient propres : shruti (la tradition védique basée sur l’écoute), smriti (la tradition post-védique basée sur la mémorisation) et anubhava (la tradition basée sur la réalisation de l’individu). Cette dernière, inhérente à la sphère de l’expérience personnelle, constituait à ses yeux le principe le plus révolutionnaire, car elle partait de l’individu pour aller vers l’expérience collective, où elle donnait l’impulsion à de grandes transformations. Les spéculations sociologiques de Mukerji l’amenèrent à remettre en question l’adoption non critique des modèles occidentaux de développement et à considérer la modernisation de la société indienne comme un processus historique capable d’élargir la conscience de soi de ses citoyens. Selon lui, une imitation pure et simple de l’Occident aurait compromis gravement la capacité du peuple indien à choisir l’avenir de la nation (Madan 2007). Dans On Indian History : A Study in Method, il écrivit :
Notre unique préoccupation est d’écrire et de mettre en marche l’histoire de l’Inde. Cette action signifie faire ; elle a un point de départ : cette spécificité appelée Inde ; ou si c’était trop vague, cette spécificité du contact entre l’Inde et l’Angleterre ou l’Occident. Faire, c’est changer, ce qui nécessite (a) une étude scientifique des tendances qui composent cette spécificité, et (b) une compréhension profonde de la Crise [...]. Dans tous ces domaines, la méthode marxienne [...] est probablement plus utile que d’autres méthodes (Mukerji 1945 : 46).
À la fin des années 1930 fut fondé à l’université de Pune le département de sociologie et d’anthropologie, ensuite dirigé par Irawati Karve (1905-1970). Étudiante de Ghurye et doctorante à l’Institut d’anthropologie Kaiser Wilhelm de l’université de Berlin, elle est la première anthropologue indienne dans un monde presque exclusivement masculin. Indologue, philosophe, spécialiste du Mahabharata et du Ramayana, elle fut influencée par le contexte culturel et social du Maharashtra et de l’université de Bombay, ainsi que par la tradition ethnologique coloniale de l’anthropométrie appliquée à la division des castes et des tribus. Toute sa carrière fut marquée par une forte tension vers le travail de terrain. Certains des thèmes qui accompagneront tout son parcours scientifique sont mis en évidence dans son ouvrage de 1953, Kinship Organisation in India, en particulier l’accent mis sur l’anthropologie physique, l’étude de la parenté et la tradition orale. Comme elle l’écrit dans le premier chapitre :
J’ai voyagé de région en région pour recueillir des mesures, des échantillons de sang, des informations sur les pratiques de parenté et la terminologie. J’ai établi des contacts [avec les sujets] par l’intermédiaire d’amis, d’étudiants et de fonctionnaires. [...] J’ai donc voyagé d’un endroit à l’autre sans jamais savoir où la prochaine étape me mènerait ou de qui viendrait le prochain repas [...] Les pauses de travail, les heures de repas, les trajets en bus remplis de gens et les compartiments de train de troisième classe remplis d’hommes et de femmes m’ont donné l’occasion de collecter beaucoup de matériel sur la parenté. Il suffisait d’un rien pour lancer des conversations, et tout le monde racontait son histoire. Bien sûr, je devais aussi parler de moi, de mon mari, de mes enfants et de ma belle-famille, et d’autres personnes m’ont parlé de leur parenté. À cette époque, il n’était pas toujours possible ou souhaitable de prendre des notes. J’ai cependant noté des termes parentaux, des récits personnels, des coutumes familiales, des fragments de chansons et de proverbes (Karve 1953 : 18-19).
Bien que Karve n’appréciât pas d’être qualifiée d’« anthropologue féministe » (Sundar 2007 : 398), Patricia Uberoi, dans les années 1990, souligna son rôle de pionnière dans l’exposé de la perspective féministe sur la famille indienne et dans l’ouverture de la voie des études de genre aux nouvelles générations :
Son analyse des différences entre les systèmes de parenté du nord et du sud de l’Inde s’est concentrée sur la diversité des pratiques matrimoniales considérée du point de vue des femmes. [...] De même, elle a étudié les changements dans la vie familiale moderne – par exemple, la modification des pratiques matrimoniales dravidiennes dans le sens d’une plus grande affinité avec le modèle septentrional – du point de vue de leurs effets possibles sur la vie des femmes (Uberoi 1993 : 40).
Vers l’indépendance
Une part importante de l’anthropologie administrative coloniale était consacrée aux stratégies de pacification tribale et à la gestion des frontières. Pour tenter de délimiter le cadre social des populations tribales, les fonctionnaires britanniques développèrent un vocabulaire dans lequel les termes de tribu et de caste n’étaient pas interchangeables, mais constituaient des catégories sociales distinctes. Ces positions furent soutenues par des théories telles que celle proposée par le lieutenant John Briggs, qui, au cours de plusieurs conférences données à l’Asiatic Society en 1852, soutint que les soi-disant « tribus indiennes » constituaient une race unique, celle des premiers habitants du sous-continent. Leur système social différait du système de castes par plusieurs aspects de la vie culturelle, tels que la plus grande liberté accordée aux femmes, les restrictions alimentaires moindres, la diversité des rites religieux et funéraires, mais aussi l’utilisation de l’écriture (Briggs 1852). Les tribus étaient ainsi présentées comme les communautés indigènes primitives du sous-continent, contraintes de migrer vers des régions plus inaccessibles pour échapper à l’invasion continue de leurs terres. Le terme de tribu, à l’instar de celui de race, acquit ainsi un sens d’immanence, d’aboriginalité.
Certains administrateurs coloniaux comme William George Archer (1907-1979) et John H. Hutton pensaient que ces tribus, précisément parce qu’elles étaient « primitives », étaient incapables de faire face aux complexités de la modernité, c’est-à-dire à un système social basé sur des contrats, des systèmes électoraux et des tribunaux. Pour éviter leur disparition, des lois telles que le Scheduled Districts Act de 1874 ont été promulguées pour protéger les « zones tribales ». De larges pans du territoire indien furent ainsi placés sous la protection spéciale de fonctionnaires britanniques, chargés d’administrer la justice, les frontières et les conflits internes. À partir de 1920, un front contre la politique tribale britannique commença à se cristalliser au sein du mouvement anticolonial indien. Le principal reproche fait par ses partisans à l’administration britannique est d’avoir séparé et isolé les tribus sur le plan culturel et politique, afin de les éloigner du nationalisme indien en plein essor (Guha 1998). Partant, des chercheurs comme Bose, Chattopadhyay, Majumdar et Ghurye ont considéré la question tribale essentiellement comme un problème politique, intimement lié à la question de l’aspiration à l’autonomie nationale. Ils insufflèrent à l’anthropologie indienne un développement orienté par le projet d’une science nationale, qui servirait la construction d’un État indépendant.
C’est dans un tel contexte de transition que se déroula la controverse entre Verrier Elwin (1902-1964) et Ghurye. Arrivé en Inde comme missionnaire, Elwin rejoint le Christa Seva Sangh à Pune, un mouvement de renouveau spirituel chrétien très proche des positions gandhiennes. Plus tard, cependant, il abandonne la soutane pour se consacrer à l’ethnographie, menant des recherches sur les Baiga, les Muna et les Agaria du Madhya Pradesh, et consacrant le reste de sa vie à la défense de leurs droits. En 1939, Elwin publia une monographie ethnographique The Baiga (Elwin 1939) et, en 1941, le pamphlet Loss of Nerve (Elwin 1941), dans lequel il défendait la nécessité de mesures gouvernementales pour protéger les peuples tribaux de l’exploitation à laquelle la civilisation moderne les exposait. S’appuyant sur ses vingt années de travail sur le terrain au sein des communautés tribales, au cours desquelles il avait été témoin de la détérioration progressive de leur mode de vie traditionnel en raison d’interférences extérieures constantes, il proposa la création de parcs nationaux dédiés à leur protection. Les dirigeants indépendantistes indiens qualifièrent ces parcs de « zoos anthropologiques », créés à l’usage des anthropologues professionnels.
Ghurye attaqua les positions d’Elwin en publiant en 1943 un essai intitulé The Aborigines -‘so-called’-and their Future (republié après l’indépendance sous le titre The Scheduled Tribes) (Ghurye 1959), soutenant que la situation isolée des peuples tribaux était principalement due à la politique de ghettoïsation menée par l’administration coloniale. Les sociétés primitives apparaissaient anachroniques et n’étaient pas en ligne avec l’idée de modernisation du pays ; leur réintégration au sain du corps social indien s’avérait donc nécessaire.
En 1939, le Dr Elwin discutait dans sa monographie de l’avenir des Baiga. Il pensait qu’ils pouvaient encore être sauvés du sort des peuples aborigènes d’autres régions de l’Inde, sort qui leur avait été infligé par un « processus trop rapide et irrrégulé d’“élévation” et de civilisation ». [...] Diagnostiquant ainsi la maladie, il suggéra également le remède. « La première nécessité est l’établissement d’une sorte de Parc national, dans lequel pourraient trouver refuge non seulement les Baiga, mais aussi les milliers de simples Gond de leur voisinage. » [...] Il souhaitait que la zone soit placée sous le contrôle direct d’un « commissaire des tribus », qui, selon toute vraisemblance, devait être un « expert » s’interposant entre « eux et la Loi » (Ghurye 1959 : 144).
Afin de réfuter la notion même de primitif/tribu appliquée aux communautés les plus isolées, un réexamen critique complet des termes utilisés jusqu’alors s’imposait. Ghurye se pencha sur l’abondant corpus d’écrits administratifs coloniaux, arguant que la distinction entre caste et tribu était sous-tendue par un malentendu crucial. La prétendue originalité des tribus était historiquement inexacte car, racialement et culturellement, elles ressemblaient au reste de la population indienne. La définition même de tribal ou d’aborigène créait une séparation artificielle, qui ne correspondait pas à la capacité historique de la société hindoue à intégrer en son sein les différentes franges de la population. Selon Ghurye, il existait une continuité entre la caste et la tribu. Si le retard social de ces dernières était un fait, il trouvait sa cause dans leur isolement induit, qui les avait empêchées d’accéder à l’éducation et à la modernité. Ghurye appelait donc de ses vœux une politique d’intégration et de prise en compte des minorités culturelles, sous l’égide d’une seule et même nation indienne (Singh 1996 ; Sinha, 2005a, 2005b).
La politique de protection des soi-disant aborigènes par le biais de l’expédient constitutionnel d’une zone d’exclusion ou d’une zone d’exclusion partielle a suscité une protestation chez les Indiens avec une conscience politique et elle a fortement déplu à nombre d’entre eux. Pour les membres de la classe [dirigeante] soucieuse de politique et à laquelles incomberait la responsabilité du gouvernement, elle fut ressentie comme un signe de défiance à leur endroit. Peut-être même que des motifs plus profonds, de nature sinistre, leur furent prêtés [...] Cette mesure fut interprétée comme une autre manifestation du désir de maintenir l’Inde divisée en son sein. Quelles que soient les raisons qui agitaient les nationalistes, ils furent profondément irrités par cette politique. La situation provoquée par le désir du Parlement britannique de faire quelque chose, à la onzième heure, pour les soi-disant aborigènes, plus ou moins négligés pendant longtemps, créait une autre source d’irritation, qui n’était pas destinée à servir les intérêts du peuple que l’on cherchait à protéger (Ghurye 1959 : 130-131).
Ce débat académique et politico-administratif s’inscrivit dans la phase terminale de la domination coloniale britannique et ouvrit une nouvelle période pour l’anthropologie en Inde. La diversité culturelle s’inscrivait désormais dans le cadre unitaire de l’État, qui avait besoin d’une nouvelle reconstruction historique, culturelle et sociale sous le signe du syncrétisme. L’héritage épistémologique de Ghurye réside dans ce paradigme, développé et articulé par certains de ses disciples, tels que Srinivas et Akshay Ramanlal Desai (1915-1994).
Le village et la nation
Après l’indépendance en 1947, la popularité de la sociologie et de l’anthropologie sociale crût considérablement, ces disciplines étant considérées comme des outils efficaces pour répondre à la demande croissante d’informations sur la diversité des conditions socio-économiques du nouvel État. La création de la National Planning Commission, le recensement décennal de la population, le développement d’institutions démographiques et anthropologico-sociales telles que le Central Social Welfare Board, l’Office of the Commissioner for Scheduled Castes and Tribes, le Tribes Research Institute, l’Indian Council of Science Research, l’Anthropological Survey of India, l’important rôle de promotion sociale de la Fondation Ford en Inde et l’introduction du Community Development Programme dans chaque État exigèrent de nouvelles compétences et un engagement croissant de la part des chercheurs en sciences sociales (Vidyarthi 1978). Comme l’indiqua Nirmal Kumar Bose, en 1972, dans Anthropology and Some Indian Problems :
L’anthropologue ne se contente pas de jouer le rôle d’un observateur dans une partie d’échecs. Son engagement est plus grand et plus profond, il tire une leçon de l’observation des faits indiens, afin d’utiliser ses connaissances pour atteindre l’idéal d’égalité que notre nation s’est fixé comme but. S’il accepte cet idéal, alors, par la méthode analytique, la méthode comparative et une attitude empathique, il peut faire des suggestions utiles au gouvernement ou aux dirigeants de la société qui cherchent à apporter la justice là où l’injustice prévaut aujourd’hui. Et c’est là que l’anthropologie appliquée trouve son rôle le plus significatif et, en même temps, assume une lourde responsabilité (Bose 1972 : 5-6).
La multiplication des structures de recherche correspond également à un changement de l’horizon théorique de l’anthropologie sociale indienne. En particulier, les années 1950 et 1960 voient l’étude du village devenir le centre de la réflexion anthropologique, sociologique, économique et politique. Dans la dialectique nationale, le village est l’un des points d’intersection de la pensée de trois éminentes personnalités : le Mahatma Gandhi le décrit comme le dépositaire des valeurs de la civilisation indienne par excellence, l’unité sociale fondamentale dont la constance est un préalable indispensable à l’autogouvernement et à l’autonomie ; Jawaharlal Nehru, quant à lui, l’identifie comme l’emblème de l’arriération, tandis que pour Ambedkar, le village est avant tout le lieu-symbole de l’oppression de caste des Dalits (Chatterjee 1995 ; Jodhka 2002).
D’un point de vue géopolitique, le village occupa une position centrale dans le débat idéologique qui émergea de l’ordre politique consécutif à la fin de la Seconde Guerre mondiale, caractérisé par la guerre froide et le début de la décolonisation. Après la conférence de Bandung en 1955, l’ordre du jour politique des pays dits du Tiers-Monde fut ponctué par les plans de développement de la société rurale, qui semblait impuissante face aux défis posés par une population imposante et un secteur agricole caractérisé par une faible productivité. Les nouveaux États devaient donc comprendre leurs structures sociales afin de les transformer dans une perspective de modernisation progressive. L’essor de la production agricole généré par la « révolution verte » a ainsi donné lieu à des recherches pluridisciplinaires axées sur la paysannerie et les effets du progrès.
D’un point de vue anthropologique, l’étude du village constitua une nouvelle phase dans l’histoire des sciences sociales en Inde, marquant une certaine distance par rapport à l’association antérieure de ces disciplines avec les études sur les « tribus primitives ». Contrairement à la conception de ces dernières comme des communautés denses, plus ou moins homogènes, l’étude du village permettait désormais aux sciences sociales de travailler sur la ramification de la structure des relations, en se concentrant notamment sur les rapports de castes. La structure du système de castes, en effet, ne pouvait être circonscrite dans les limites territoriales d’un seul village. L’étude des castes était donc destinée à s’étendre d’un village donné à un groupe de villages sélectionnés, puis à une région spécifique, jusqu’à former un panorama national.
La recherche de terrain malinowskienne s’en trouva consolidée, marquée par la field view, c’est-à-dire l’utilisation d’une méthode scientifique capable de décrire et interpréter le village comme un microcosme, reflétant le caractère fondamentalement pluriel de l’Inde (Jodhka 1998). Dans le même temps, une nouvelle génération de chercheurs apparaissait, activement impliquée dans la construction de la nation sur la base du postulat d’une unité structurelle de l’Inde. Les fondements théoriques de ce changement paradigmatique furent multiples, à commencer par l’influence des travaux de Robert Redfield qui, dans les années 1930, publia Tepoztlán, a Mexican Village, puis Little Community, en 1955, et Peasant Society and Culture, en 1956. L’ouvrage de William Henricks Wiser, The Hindu Jajmani System, de 1936, eut un impact important sur l’analyse des relations entre et internes aux castes dans les contextes ruraux (Wiser 1936). En analysant le système d’obligations professionnelles (jajmani), Wiser avait appliqué l’appareil conceptuel de la réciprocité à l’interdépendance entre différents groupes, inscrivant la lecture des relations entre castes sous le signe d’un échange équitable de services mutuels. Dans le sillage de ces études, furent publiés en 1955 Village India : Studies in the Little Community, dirigé par McKim Marriott et directement supervisé par Redfield ; India’s Villages, dirigéé par Srinivas et, enfin, Indian Village, de S.C. Dube.
Shyama Charan Dube (1922-1996) incarne ce changement épistémologique crucial dans l’anthropologie indienne par la multiplicité des positions parfois contradictoires qu’il a assumées au cours de sa carrière : universitaire et administrateur ; témoin du passage des études tribales aux études villageoises, avec les tensions nationalistes qui en découlèrent dans les sciences sociales ; modernisateur et critique du développement ; écrivain en anglais et en hindi (Dube 1960 ; Dube 1996). Ayant grandi dans le Chhattisgarh, il étudia à l’université de Nagpur et obtint son doctorat en anthropologie dans les années 1940 avec une thèse sur la tribu Kamar, une population de l’État du Chhattisgarh, composée à l’origine de chasseurs-cueilleurs puis, par la suite, majoritairement de cultivateurs. Après avoir enseigné à l’université de Lucknow, il prit un poste à l’université d’Osmania à Hyderabad dans les années 1950, où il entreprit l’étude du village de Shamirpet dans la région de Telangana. Le projet, qui a duré un an, réunit une équipe de chercheurs de différentes disciplines, notamment les sciences agrononomiques, éducatives, vétérinaires, médicales et socioculturelles (Dube 2007).
Sur la base d’un recensement préliminaire, les recherches anthropologiques de Dube se concentrèrent sur l’étude d’un échantillon de plus de cent familles de castes, religions, niveaux d’éducation et revenus variés, sur la collecte de onze biographies et de nombreux épisodes et récits de vie communautaire (incluant des données sur l’alimentation, les techniques agricoles et les soins apportés aux animaux). L’objectif de cette enquête était de décrire la structure sociale, économique, rituelle et familiale du village. Le projet aboutit à la publication, en 1955, de Indian Village, un ouvrage dans lequel Dube combinait une vaste documentation sur la communauté rurale avec une analyse fonctionnelle de ses transformations historiques. L’ouvrage connut un grand retentissement parmi les chercheurs anglo-saxons, à l’instar de Morris Opler et Edmund Leach qui y virent l’emblème d’une nouvelle Inde, jeune et indépendante, aspirant à l’édification du changement grâce à la collaboration de chercheurs en sciences sociales engagés dans des projets pluridisciplinaires qui s’inscrivaient dans les processus de développement national. Opler invita Dube à collaborer au Cornell India Project, un projet axé sur le changement social dans les villages du nord de l’Inde. En 1954-1955, avec un grand nombre d’universitaires indiens, dont sa femme – l’anthropologue Leela Dube –, il étudia le village de Rajput, qui comptait un peu plus de 5000 habitants, et le village de Tyagi, qui en comptait environ 750. En 1958, parut ainsi l’ouvrage India’s Changing Villages : Human Factors in Community Development dans lequel la dynamique culturelle du village semblait liée aux efforts de construction de la nation par le biais du développement des communautés rurales. Cet ouvrage est devenu l’un des piliers des programmes de politique publique des nations émergentes, plaçant les actions et les enjeux de la modernisation au centre de leurs réflexions.
Bien que sa contribution au débat anthropologique dépassât largement les limites de ce cadre, Mysore Narasimhachar Srinivas (1916-1999) est une autre figure de proue des études villageoises. Après avoir obtenu son diplôme de sociologie à Bombay avec Ghurye, il poursuivit ses études à Oxford, où il travailla avec Alfred Reginald Radcliffe-Brown et Edward Evan Evans-Pritchard. Cette période eut un impact important sur sa vision de l’anthropologie, sur la place centrale qu’il attribuait à l’observation participante et sur les questions qu’il considérait importantes à étudier. À Oxford, à l’initiative d’Evans-Pritchard, il entreprit l’étude ethnographique du village de Rampura, dans l’État du Karnataka, près de la ville de Mysore, où il naquit dans une famille de brahmanes de langue tamoule. Il y passa onze mois en 1948 et y retourna à plusieurs reprises pour de courtes périodes entre 1948 et 1964 (Srinivas 1997). La publication de The Remembered Village intervint bien des années plus tard, en 1976, combinant une analyse structurale du village avec ses propres souvenirs personnels. Srinivas a rétrospectivement interprété son choix d’étudier Rampura comme un désir de se rapprocher d’un contexte partiellement connu, car sa famille possédait des rizières à une courte distance du village, mais loin de son statut de citoyen. En outre, ce village était petit et présentait une stratification complexe de castes.
Après une présentation du lieu et de ses principaux interlocuteurs/informateurs, Srinivas décrivit le rythme cadencé des pratiques agricoles, telles que les semailles, l’utilisation de l’eau et la relation avec les animaux, ainsi que la structure des relations sociales, qui s’articulent autour des diverses relations familiales et de caste. En présentant les interdépendances complexes d’un petit monde, il mit en évidence à la fois la codification minutieuse et la hiérarchie du système de castes, sa fluidité contrôlée. La caste n’est pas décrite comme une structure fixe, mais plutôt comme un ensemble dynamique de ressources basées sur des interactions quotidiennes et rituelles, qui sont déployées de différentes manières et à des fins différentes. Il utilisa à cet effet le concept de sanskritisation, esquissé à l’origine au milieu des années 1950, devenu une référence théorique solide pour l’anthropologie indianiste. Il montra l’émulation des pratiques rituelles des castes supérieures par les castes inférieures, dans le but pour ces dernières de négocier une mobilité ascendante.
Lorsqu’un individu d’une jati particulière (l’unité endogamique du système de castes), ou une section d’une jati locale, accédait au pouvoir politique ou devenait riche, l’individu et le groupe commençaient à imiter les coutumes, les rituels et le mode de vie des castes supérieures. Ce processus était ensuite scellé par l’invention d’un mythe, ou purana, revendiquant les origines nobles de la caste, changeant son nom et ajoutant un suffixe caractéristique du varna doublement né [la division hiérarchique de la société védique était caractérisée par la présence de quatre ordres : Brahmana (prêtres), Kshatriya (guerriers), Vaishya (marchands) et Shudra (serviteurs)]. C’est la forme classique de la sanskritisation. Un phénomène qui existe depuis le tout début de l’histoire indienne [...] (Srinivas 1997 : 16).
The Remembered Village a immédiatement représenté un point de référence important pour les sciences sociales indiennes, en raison de l’importance accordée à l’application des théories structuro-fonctionnalistes, à la pratique de l’observation participante et à la tension vers une ethnographie de sauvetage. Il y avait également une certaine réflexivité, exprimée dans l’explicitation par Srinivas de sa propre position en tant que brahmane au sein de la communauté et des effets que cela avait sur son travail de recherche. En se présentant lui-même et en présentant les réactions de ses interlocuteurs dans ses rapports de terrain, Srinivas introduisit un caractère subjectif dans ses écrits, ce qui donna parfois lieu à une sorte d’autocritique.
Je ne réalise que trop clairement que ma vision de la société villageoise était celle d’une personne appartenant à une caste élevée [...] Bien que je connaisse bien plusieurs musulmans et harijans, je ne connaissais pas ces deux sections de la société villageoise aussi intimement que je l’aurais souhaité. J’aurais acquis une nouvelle perspective sur le village si j’avais passé plus de temps dans leurs quartiers. [...] Je dois également énumérer d’autres échecs (Srinivas 1976 : 219 et 56).
En 1966, il publia Social Change in Modern India, dans lequel il aborde le phénomène de la sanskritisation sous l’angle de la mobilité sociale et de ses implications. Parmi celles-ci, l’occidentalisation (westernisation), héritage des changements introduits lors de la colonisation britannique et poursuivis dans l’Inde indépendante. Ce concept multidimensionnel impliquait, en particulier pour les castes supérieures, l’adoption d’un style de vie occidental, conséquence d’une scolarisation accrue, de la sécularisation et de l’urbanisation (Srinivas 1966) :
L’occidentalisation est un concept à facettes multiples, qui acquiert des nuances différentes selon les groupes sociaux. [...] Dans l’Inde moderne, la mobilité implique non seulement la sanskritisation, mais aussi l’occidentalisation. Dans différentes régions du pays, les castes supérieures ont adopté les modes de vie occidentaux, et tandis que les castes supérieures s’occidentalisaient, les castes dites inférieures se sanskritisaient. Mais cela ne doit pas conduire à l’interprétation erronée que les castes supérieures se débarrassent de leur culture traditionnelle ou que les castes inférieures ne s’occidentalisent pas. Les deux phénomènes se produisaient dans chaque catégorie, mais comme l’éducation occidentale et le travail d’employé de bureau se répandaient plus largement parmi les castes supérieures, l’occidentalisation était plus importante au sein de ces communautés (Srinivas 1997 : 17).
Srinivas conjuga son engagement dans la réflexion théorique avec l’enseignement, d’abord à l’université de Baroda, et plus tard à l’université de Delhi, affirmant dans ses cours à la fois l’importance qu’il attachait à la méthode ethnographique et une certaine réticence à orienter les sciences sociales dans une direction utilitaire. Avec ces présupposés, il forma la prochaine génération de chercheurs indiens en sciences sociales, dont faisaient partie B. S. Baviskar (1930-2013), Arvind M. Shah (1931-2020) et André Béteille (1934- ).
La frontière anthropologique
Dans les mêmes années où les études sur les villages gagnaient du terrain, la riche tradition des études ethnographiques sur les peuples tribaux se développa également, aspirant à combiner la réflexion universitaire avec l’affirmation des politiques de modernisation de la nation. Dans ce contexte, la zone frontalière désignée sous le nom de North East Frontier Agency (aujourd’hui Arunachal Pradesh), qui constituait à l’époque coloniale une zone tampon cruciale entre les territoires britanniques en Inde et la zone d’influence britannique au Tibet, acquit une importance particulière. Dès les années 1950, ce territoire fit l’objet de délicates négociations sur la délimitation de la frontière sino-indienne et fut réorganisé par le Premier ministre Nehru, qui créa la North East Frontier Area ou NEFA, sous la tutelle administrative du gouverneur de l’Assam et avec l’aide de Verrier Elwin, en vertu de sa fonction officielle de conseiller aux affaires tribales (Guha 1999 ; Guha 2007). Ce fut en effet l’anthropologue écossais, naturalisé indien, qui exposa les orientations anthropologiques et politiques qui inspirèrent la création de la NEFA avec la publication, en 1957, de A Philosophy for NEFA, dans lequel, reprenant le débat avec Ghurye, il défendait ses propositions antérieures, telles que l’interdiction de l’évangélisation et du commerce dans la région pour préserver les cultures tribales. Il ajouta cependant que cet isolement serait temporaire et qu’il conviendra par la suite d’accompagner l’intégration des tribus dans la nation indienne. Elwin expliqua ce changement de cap en termes explicites :
Nous sommes d’accord pour dire que les populations vivant dans les zones identifiées par l’acronyme NEFA ne peuvent être laissées à leur isolement séculaire. Nous convenons également qu’aucun vide politique ne peut être laissé le long de la frontière ; que nous devons mettre un terme à la violence des guerres intertribales, à la chasse aux têtes et aux pratiques moralement répugnantes telles que l’esclavage, l’enlèvement d’enfants, les sacrifices cruels d’animaux et l’opiomanie, car rien de tout cela n’est fondamental pour la culture tribale. Nous voulons que les gens soient bien nourris, en bonne santé et qu’ils jouissent d’une vie plus longue, qu’ils aient de meilleures maisons, des rendements plus élevés dans les champs et une meilleure technologie pour les manufactures locales. Nous aimerions qu’ils puissent se déplacer librement dans leurs propres collines et qu’ils aient un accès facile à la grande Inde, dont ils connaissent actuellement peu de choses [...] Par-dessus tout, nous espérons que nos efforts déboucheront sur un esprit d’amour et de loyauté envers l’Inde, sans qu’ils aient le moindre soupçon que le gouvernement a pénétré dans les zones tribales pour les coloniser ou les exploiter (Elwin 1959 : 53).
Cette position, partagée par Nehru, s’inscrivait dans une tentative plus large de gérer les conflits croissants le long de la frontière, représentés par le mouvement insurrectionnel des tribus naga et les tensions telluriques avec la Chine, aggravées en 1959 par la fuite du Dalaï Lama en Inde. Mais en même temps, cette orientation dessinait un nouveau champ d’expérimentation pour les politiques d’intégration tribale, visant à renforcer, dans le cadre d’un développement contrôlé, le droit à une croissance en harmonie avec « son propre génie » (Nehru 1959 : iii). La lente exposition à la modernité devait donc se faire par l’intermédiaire d’un grand nombre de fonctionnaires appartenant à l’institution des Indian Frontier Administrative Services. Ces fonctionnaires, sélectionnés directement par Elwin, devaient vivre autant que possible avec les populations tribales, partager leur mode de vie, leurs coutumes et même leurs privations matérielles. La condition préalable à l’exercice de leurs fonctions était la participation à un cours de formation dans lequel des sujets tels que l’anthropologie sociale, la politique tribale et la psychologie sociale étaient enseignés. Le cours était préparatoire au développement de la sensibilité culturelle, qui élargissait à la fois les connaissances des fonctionnaires sur la région et leur appréciation des coutumes, des danses, de l’architecture et des chants locaux. Dans ce contexte, l’anthropologie était considérée comme une « philanthropologie », une science au service des êtres humains, visant à favoriser de bonnes relations entre l’État central et sa périphérie, en jouant un rôle de médiateur en cas de litiges ou de blocages (Elwin 1959).
En 1962, le projet politique de la NEFA subit un revers majeur lorsque l’armée chinoise attaqua simultanément deux centres névralgiques de la frontière sino-indienne, en réponse à la forward policy (politique de l’avant) indienne, mise en œuvre par New Delhi en réaction à la construction par la Chine d’une route militaire dans le territoire contesté de l’Aksai Chin. Les troupes chinoises gagnèrent du terrain au Ladakh et dans l’Arunachal Pradesh. Les milices indiennes, non préparées à combattre dans des zones montagneuses impraticables et dotées d’un équipement inadéquat, durent se replier à l’intérieur des terres, puis fuir la capitale de la NEFA, Shillong. Malgré des pertes militaires indiennes considérables, en novembre de la même année, c’est le gouvernement chinois lui-même qui déclara un cessez-le-feu, rétablissant la ligne de contrôle initiale le long de la frontière. L’objectif politique du côté chinois avait en fait été atteint : persuader le gouvernement indien que la Chine n’était pas disposée à modifier unilatéralement la frontière (Elleman 2001). À la suite de ce conflit, le débat politique de l’époque critiqua sévèrement la vision idéaliste de la NEFA promue par Elwin et Nehru, tenus pour responsables de la fragilité de la frontière, vulnérable aux attaques extérieures en raison de l’absence de développement des infrastructures de transport et de communication, ainsi que du déploiement insuffisant de milices capables d’assurer la défense de la nation (Guha 2007). L’attaque chinoise marqua ainsi une rupture dans la politique de promotion de l’autonomie tribale dans le Nord-Est, mettant fin au projet expérimental d’Elwin et à sa vision de l’anthropologie comme outil de gouvernance.
C’est dans ce contexte que l’anthropologue Bose donna, en 1966 à Calcutta, une conférence sur les peuples habitant l’Assam, Manipur, Tripura, Nagaland et la NEFA, dans laquelle il s’opposait au projet de préservation culturelle et de séparation politique d’Elwin, parce qu’il reposait selon lui sur un concept statique de la culture (Bose 1967b). Sur la base de l’expérience acquise au cours de ses longues années de recherche sous la direction de Roy à Chota Nâgpur, Bose affirmait que la culture tribale n’était jamais demeurée immobile mais, qu’au contraire, elle était continuellement sujette à des changements historiques. Cette position avait déjà été exposée dans Structure of Hindu Society, d’abord publié en bengali, puis réédité en anglais, dans lequel il expliquait le processus historique d’absorption des tribus dans le système de castes, appelé « méthode hindoue d’absorption des tribus ». Pour Bose, la caste était donc une force stabilisatrice qui avait structuré l’histoire de l’Inde par un processus dynamique d’incorporation des minorités. La structure de castes, expression sophistiquée de la division du travail entre des groupes mutuellement dépendants, offrait ainsi à tous les corps sociaux une sécurité économique dans le cadre de relations de coopération non compétitives (Bose 1969 ; Bose 1949).
En tant que professeur d’anthropologie à Calcutta, directeur de l’Anthropological Survey of India de 1959 à 1964, militant du mouvement gandhien, homme politique et rédacteur en chef de la revue Man in India, Bose était également sensible aux inégalités et injustices auxquelles les populations tribales étaient soumises (Bose 2007). Mais celles-ci devaient être abordées dans le cadre plus large d’une action collective nationale, qui englobait également le sort d’autres groupes opprimés tels que les Dalits, les minorités et la classe ouvrière. Pour Bose, la question tribale devait être reformulée dans le sillage du processus démocratique, en guidant le développement du pays à partir de l’affirmation des droits civils inscrits dans la Constitution. C’est Ghurye lui-même qui avait démantelé sémantiquement la distinction entre caste et tribu, jetant ainsi les bases de la politique tribale post-indépendance, caractérisée par le système des quotas de représentation politique garantis aux scheduled tribes. L’égalité des chances économiques et la diversité culturelle pouvaient donc constituer la base d’un nouveau paradigme national pour la recherche anthropologique (Bose 1967a). Dans cette prise de position de Bose, on sent l’inspiration gandhienne qui voyait dans la science, y compris l’anthropologie, un vecteur d’émancipation. Mais il y avait aussi une certaine sous-estimation des rapports de force inégaux, des coercitions et des tensions qui animaient la société indienne dans ces années-là, et qui constituèrent en fait le creuset dans lequel se façonnèrent les mouvements sociaux contre-culturels des années 1970, ainsi que le terreau pour le développement d’une historiographie « par le bas » dans les années 1980. Sur le plan politique, ces tensions se traduisirent par des soulèvements de groupes inspirés par la doctrine maoïste, comme les Naxalites (du nom du village de Naxalbari, près de Siliguri, dans le nord du Bengale), qui sévirent à partir de 1967 au Bengale, dans l’Andhra Pradesh, l’Orissa et le Bihar, marquant une nouvelle étape dans la lutte des communautés opprimées.
Interprétations de l’indianité
Dans les années 1950 et 1960, l’étude du village était devenue le champ théorique de référence pour résoudre les nœuds remontant à l’héritage anthropologique du xixe siècle. Le désir de contribuer à la construction d’une identité nationale forte l’avait élu comme le lieu privilégié sur lequel projeter des récits qui voyaient dans le village l’incarnation de la civilisation indienne, le contexte dans lequel il était possible de saisir ses caractéristiques essentielles présumées, telles que l’harmonie sociale, la démocratie primitive et l’égalitarisme. Dans ces mêmes années, cependant, certaines critiques de cette approche commencèrent à émerger, notamment celle de Louis Dumont et David Pocock qui, dans leur article « Village Studies », publié en 1957 dans Contributions to Indian Sociology, contestaient la valeur heuristique du village comme unité de base pour comprendre la société indienne, ainsi que l’applicabilité même du concept de « communauté » à la réalité rurale, compte tenu de l’enracinement et de l’omniprésence de la division en castes (Dumont & Pocock 1957).
La publication en anglais, dans les années 1970, de Homo Hierarchicus de Dumont (1911-1998) a marqué l’apogée et le déclin théorique des études villageoises, car l’ouvrage influent de Dumont identifiait clairement la hiérarchie comme le principal principe structurant de la société indienne (Fuller & Spencer 1990). La caste était donc bien plus qu’une forme particulière de structure sociale : c’était plutôt un état d’esprit, qui façonnait profondément la sphère des valeurs et des idées. S’inspirant d’Émile Durkheim et de Claude Lévi-Strauss, ces sphères configurent, dans l’analyse de Dumont, des catégories de pensée fondamentales qui, une fois codifiées en pratiques relationnelles, s’intègrent dans des systèmes cognitifs. Cette thèse, fondée sur l’exégèse de textes védiques déclinant le modèle social quadruple du varna selon la dialectique oppositionnelle pur/impur, a permis d’analyser les données ethnographiques sur le mariage, la commensalité et le pouvoir comme autant de manifestations d’une structure idéologique marquée non pas tant par l’inégalité que par la hiérarchie (Dumont 1966 ; Berger 2012).
Homo Hierarchicus catalysa le développement de l’anthropologie sociale et des études sociologiques en Inde, déclenchant un débat impressionnant qui se déploya dans plusieurs directions. En 1957, Dumont et Pocock fondèrent la revue Contributions to Indian Sociology, qui sera ensuite dirigée par Madan (1933- ) à partir de 1967, accordant ainsi une large place aux transformations en cours dans les sciences sociales indiennes. Dans l’article « Pour une sociologie de l’Inde », publié en 1957, Dumont affirme que la sociologie de l’Inde est le résultat de la convergence de la sociologie et de l’indologie, et que cette dernière indique sans équivoque la caste comme unité structurelle des institutions de la société indienne. Cette dernière était donc fondée sur la classification hiérarchique complexe d’un large éventail de conditions sociales encodées dans une polarité supérieure et inférieure (Dumont 1957). « For a Sociology of India » est ensuite devenu une rubrique permanente de la revue, ouvrant un espace dans lequel les anthropologues et sociologues indiens et internationaux pouvaient discuter des questions méthodologiques, théoriques et de réflexion sur la discipline (Jain 1985).
L’une des questions les plus débattues était l’appel à l’indigénisation des sciences sociales, afin de les libérer des influences hégémoniques occidentales. Le processus de décolonisation et la consolidation des institutions de l’État nouvellement indépendant avaient pour condition préalable non seulement le développement de l’industrialisation et d’une économie nationale autonome, mais aussi une réorganisation des sciences sociales visant à offrir des théories conformes aux aspirations nationales, indépendantes et souveraines. Sous la définition générique de l’indigénisation, une pluralité de voix a ainsi été rassemblée : des chercheurs qui, bien que ne se reconnaissant pas dans un programme théorique et épistémologique unifié, partageaient néanmoins l’aspiration à construire une tradition scientifique autonome, décolonisée du regard exotique et essentialisant de l’Occident. Ce projet encourageait l’exploration de systèmes de pensée autonomes par l’utilisation de langues indigènes et la recherche de nouvelles pratiques enracinées dans les ressources locales (Atal 1981 ; Alatas 2006). À cette époque, les anthropologues indiens étaient bien conscients que les thèmes qui sous-tendaient leur discipline, tels que la caste, la stratification sociale, la parenté, les rites religieux, le folklore, la tribu, le village, étaient le résultat d’un enchevêtrement avec le projet orientaliste (Patel 2002).
À cet égard, dès les années 1950, Bose, dans son article intitulé « Current Research Projects in Indian Anthropology », écrivait :
Il semble qu’il n’y ait aucun problème que les anthropologues indiens n’aient fait leur. Les anthropologues de notre pays ont, dans l’ensemble, suivi les traces des anthropologues des pays les plus influents de l’Occident. Nous essayons généralement de répéter sur le sol indien ce qu’ils font (Bose 1952 : 133).
Cependant, la recherche d’une anthropologie indigène s’avéra plus problématique que prévu, car l’indianité n’est pas une entité ontologique mais plutôt un processus encore en devenir. Comment articuler la spécificité indienne par rapport à l’histoire commune avec l’Occident ? Comment l’anthropologie, fille du projet colonial, pouvait-elle devenir l’interprète de cette spécificité ? Bien que le langage des sciences sociales indigènes ait cherché à se décentrer de l’universalisme occidental, il a fini par mener la réflexion épistémologique dans le cadre de l’État-nation d’inspiration coloniale. La problématisation de l’indianité a généré d’autres problèmes en chaîne, à savoir quels étaient ses éléments constitutifs et comment elle pouvait être traduite en un projet unifié, puisque l’hétérogénéité de la vie sociale indienne, qui avait toujours été une contre-proposition à la vision coloniale monolithique, apparaissait désormais comme un obstacle (Sinha 2005).
Afin de comprendre la complexité et la nature contradictoire de ce processus, Sujata Patel (1953- ) a proposé le dispositif discursif de la modernité coloniale, c’est-à-dire la manière dont « le colonialisme a formé des idées, des idéologies et des systèmes de connaissances ’indigènes’ pour réfracter et rendre invisibles les contours ’modernes’ de l’expérience quotidienne des colonisés » (Patel 2021 : 10). Paradoxalement, comme le souligna la sociologue, le projet d’anthropologie indigène reproduisait le langage du colonialisme, faisant de l’épistèmé de la modernité coloniale un élément indissociable de la pratique de l’anthropologie et de la sociologie en Inde. Dans les années 1980, le terme « indigénisation » tomba finalement en désuétude, mais il reste emblématique de l’opposition idéologique à l’eurocentrisme et de la difficulté à élaborer historiquement le lien avec l’Occident. De ce point de vue, le réexamen de l’entrelacement de l’anthropologie, du colonialisme et du nationalisme constitua la base des études sur la subalternité et le féminisme en Inde qui caractérisèrent le dernier quart du xxe siècle.
Féminisme et genre
La période allant de la fin des années 1970 au début des années 1990 marqua un tournant décisif dans la redéfinition des sciences sociales en Inde. Celles-ci, embrassant les exigences d’ouverture émanant de la société, furent confrontées à de nouveaux défis méthodologiques et théoriques. La croissance des mouvements sociaux soulevait des questions fondamentales sur la nature de l’État et de la société, tandis que les politiques de discrimination positive permettaient à une nouvelle génération d’étudiants issus de milieux défavorisés d’accéder à l’enseignement supérieur. Leur présence dans les institutions universitaires, ainsi que l’impact sur ces institutions des mouvements féministes, des communautés tribales et des Dalits, construisait une nouvelle grammaire des droits, avec laquelle l’anthropologie indienne commença à aborder les questions de discrimination, d’exclusion et de subordination dans les différentes sphères de la vie communautaire de la nation.
Le rapport Towards Equality de 1974, remis au gouvernement indien par le Committee on the Status of Women in India (CWSI), mit en lumière la profonde marginalisation des femmes dans les domaines de la santé, de l’emploi et de la participation politique. Grâce à sa publication, et à la demande expresse de l’Indian Council of Social Science Research (ICSSR), des projets de recherche et des programmes d’étude sur le statut des femmes furent encouragés dans les universités. La SNDT Women’s University de Bombay fut l’une des premières institutions à prendre en compte ces recommandations, en fondant en 1974 l’un des premiers centres de recherche entièrement consacré à ces questions (Desai & Patel 1989). En 1981 naquit l’Indian Association of Women’s Studies (IAWS), une plateforme ouverte aux chercheurs, universitaires et activistes afin de mettre en œuvre, partager et diffuser recherches et publications. Par la suite, des centres de recherche indépendants tels que l’Institute of Social Studies Trust (ISST) et le Centre for Women’s Development Studies (CWDS) furent créés à Delhi au tournant des années 1980 pour promouvoir la recherche « par le bas » dans le but de favoriser le bien-être des communautés vulnérables dans une perspective d’égalité entre les hommes et les femmes. Ces projets scientifiques avaient pour orientation commune de développer un système de savoirs pluridisciplinaires capable de comprendre, expliquer et théoriser historiquement les expériences des femmes dans différents endroits du monde. Il y avait donc une complémentarité entre la recherche, l’enseignement et l’action politique dans la mesure où les résultats de la recherche étaient placés dans le cadre de l’activisme social.
Les études sur les femmes, puis sur le genre, introduisirent ainsi une révision critique des interprétations données aux structures familiales, de caste et religieuses de la société indienne. Le débat sur la distribution inégale du pouvoir et du savoir, ainsi que les questions méthodologiques sur l’importance de la subjectivité dans la recherche sur le terrain élargirent les frontières de l’anthropologie sociale et de la sociologie, ouvrant une comparaison internationale entre les chercheurs et les activistes provenant de contextes post-coloniaux différents, et en particulier du Sud global. L’articulation entre la discussion sur le genre et la remise en question des rôles qui lui sont attribués dans la société libérèrent progressivement les sciences sociales indiennes de leur position insulaire, héritière de l’héritage colonial et de la nécessité de délimiter le caractère « unitaire » des structures sociales et culturelles indiennes (Patel 2016).
En utilisant les concepts de genre et de patriarcat comme des prismes afin de mettre en lumière les orientations dominantes de la société indienne, les études sur les femmes mirent au centre des débats l’influence du colonialisme sur le nationalisme et la construction politique de l’Inde indépendante, en révisant la dialectique entre modernité et tradition. L’État colonial, en introduisant de nouvelles formes d’inégalités entre les groupes et entre les sexes, avait légitimé sa structure de pouvoir et les hiérarchies qui en résultaient par des récits inscrits dans la rhétorique de la « tradition ». Cette rhétorique informait également la modernisation de l’appareil législatif et devint plus tard l’apanage de l’arsenal idéologique de l’élite nationaliste indienne. En effet, après l’indépendance, les politiques publiques ont paradoxalement réaffirmé les instruments de coercition contre les minorités et les femmes, justifiant ainsi les asymétries et les inégalités institutionnelles et familiales (Agarwal 1988). Kumkum Sangari (1951-) et Sudesh Vaid (1940-2001) se sont clairement exprimées à cet égard :
La tradition et la modernité ont toutes deux été, en Inde, porteuses d’idéologies patriarcales. [...] La tradition et la modernité sont toutes deux des constructions éminemment coloniales. [...] Nous pensons qu’il est temps de démanteler complètement cette opposition [...] Le changement est un processus continu [...] nous devons voir comment les femmes et le genre féminin sont impliqués et affectés par le changement social, et comment le changement a été présenté comme une forme de continuité. En d’autres termes, les idéologies qui présentent les femmes comme les vestales de la tradition contestent souvent, derrière ce déguisement, les changements en cours. Le statut des femmes fait souvent partie d’une continuité culturelle affirmée ou souhaitée, mais non réelle (Sangari & Vaid 1989 : 17).
Leela Dube (1923-2012), après Karve, et avec des chercheuses telles que Neera Desai (1925-2009) et Viina Mazumdar (1927-2013), joua un rôle crucial dans l’élaboration de l’anthropologie du genre en Inde, en participant à la délimitation d’un champ d’étude émergent en conjonction avec les mouvements sociaux des femmes. Étudiante à l’université de Nagpur, elle s’intéressa dans les années 1940 aux femmes Gond dans le sud du Chhattisgarth. De 1957 à 1975, elle fut maîtresse de conférences en anthropologie à l’université de Sagar. En 1974, elle eut un rôle crucial dans la rédaction du rapport Towards Equality et, de 1976 à 1993, elle présida la Commission sur les femmes de l’Union internationale des sciences anthropologiques et ethnologiques, amenant les études de genre au centre de la scène universitaires en Inde (Patel 2012).
Dans le sillage des débats publics portés par les mouvements féministes sur le droit personnel (Personal Laws), le Code civil uniforme (Uniform Civil Code), la dot et la violence domestique, Dube, ou Leeladee, comme on l’appelait affectueusement, étudia attentivement les relations complexes entre le genre et la parenté dans une perspective féministe explicite, en soulignant l’impact de la culture patriarcale sur le rôle des femmes dans la société indienne. Dans son article « The Construction of Gender : Hindu Girls in Patrilineal India », Dube énumérait quelques-unes des questions clés sur lesquelles portaient ses réflexions anthropologiques :
Dans la société indienne, le processus de croissance des femmes dans un contexte patrilinéaire et patri-virilocal n’a pas fait l’objet d’une attention suffisante de la part des chercheurs en sciences sociales. Les nombreuses subtilités et complexités de ce processus de croissance ont été perdues. Que signifie être une fille ? À quel âge une fille prend-elle conscience des contraintes qui pèsent sur elle, de la valeur différente accordée aux enfants de sexe masculin et féminin et des conséquences qui en découlent ? Quand et comment apprend-elle le contenu des rôles qui lui reviennent ? Quels sont les mécanismes par lesquels les femmes acquièrent les idées et les valeurs culturelles qui façonnent l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et, par conséquent, leur avenir ? Comment acquièrent-elles une certaine sensibilité aux contradictions des valeurs et des normes qui leur sont appliquées, aux limites qu’elles doivent constamment affronter et à l’adoption de stratégies particulières pour les surmonter ? En d’autres termes, comment les femmes sont-elles produites en tant que sujets genrés ? (Dube 1988 :11).
Dube reconnut que ses intérêts scientifiques étaient façonnés par son milieu familial et que son positionnement en tant que chercheuse ne pouvait être séparé de celui d’une femme élevée dans une famille brahmane du Maharashtra. Cette tendance marquée à l’autoréflexivité peut être comptée parmi les contributions de la perspective féministe des années 1970, qui, avec le slogan bien connu « le personnel est politique », a reconnu l’autobiographie comme un moyen concret de comprendre les dynamiques de la société (Dube 2000). Le recueil d’essais Anthropological Explorations in Gender : Intersecting Fields résume son parcours intellectuel de plusieurs décennies, elle y utilisait le prisme du genre comme clé pour explorer les différentes formes de subordination féminine (Dube 2001). S’appuyant sur un large éventail de sources, allant de l’ethnographie à la biographie, du folklore à la religion, l’ouvrage examine les questions relatives à la construction du genre dans le contexte hindou ; la diversité des structures de parenté en Inde et en Asie du Sud-Est ; le rôle des femmes dans la reproduction de la structure de castes ; et les rituels et langages complexes qui structurent les processus de reconnaissance publique et personnelle du genre féminin dès l’enfance (Dube, Leacock & Ardener 1986).
Subalternité et historiographie
Au tournant des années 1970 et 1980, le collectif de chercheurs réunis autour de l’historien Ranajit Guha (1923-), de la revue Subaltern Studies et du Centre for Studies in Social Sciences de Calcutta, lança une réflexion critique sur l’historiographie officielle du sous-continent indien. En analysant les soulèvements paysans des xviiie et xixe siècles, Guha mit en lumière le caractère eurocentrique des récits historiques, d’abord l’apanage des colonisateurs britanniques, puis celui des élites nationalistes. Avec plusieurs chercheurs tels que Shahid Amin (1936-), Partha Chatterjee (1947-), Dipesh Chakravarty (1948-), Bernard Cohn (1928-2003), David Hardiman (1947-), Gyanendra Pandey (1949-), Edward Said (1935-2003) et Gayatri Spivak (1942-), il mit en évidence les stratégies (souvent implicites) de représentation des subalternes et l’absence de reconnaissance de leur rôle dans la formation de la nation indépendante (Ludden 2002).
Le terme « subalterne », comme indiqué dans la préface de 1982 de Subaltern Studies I. Writings on South Asian History and Society, est tiré de l’œuvre du philosophe et homme politique marxiste italien Antonio Gramsci, qui, dans la traduction du Concise Oxford Dictionary, signifie « de rang inférieur » (Guha 1982a : vii). À l’époque, une sélection limitée des écrits de Gramsci en anglais était disponible, la traduction complète devant avoir lieu dans les années suivantes. Chez Gramsci, le concept de subalternité était à la base de l’énonciation d’un projet politique révolutionnaire, tandis que dans la lecture des universitaires indiens, il devenait le point de départ d’un programme de recherche historique centré sur l’analyse des groupes subordonnés par la classe, la caste, l’âge ou le sexe, la domination des classes hégémoniques britanniques et des groupes de pouvoir indigènes qui avaient choisi de s’allier avec les colonisateurs. La vision défendue par Guha et le collectif Subaltern Studies plaçait la dichotomie entre dominants et dominés au centre de la perspective historique. Les premiers étaient à la fois des « étrangers » (fonctionnaires, industriels, marchands, missionnaires) et des « indigènes » (bureaucrates, représentants de la bourgeoisie marchande et industrielle, propriétaires terriens). Les seconds, définis par soustraction, étaient « la différence démographique entre l’ensemble de la population indienne et tous ceux qui avaient été décrits comme des “élites” » (Guha 1982b : 8).
La subalternité, retravaillée et adaptée au contexte indien, devint ainsi un élément de la reconstruction historique de l’indépendance dont la succession d’événements étaient marquée par deux interprétations différentes : la première était l’expression de ceux qui y voyaient avant tout une réaction à l’impérialisme britannique, tandis que la seconde était l’apanage de ceux qui l’interprétaient comme le résultat de l’initiative d’un petit nombre de leaders, Gandhi, Nehru et Jinna, qui avaient mené la révolte. Dans ces deux interprétations, Guha a noté le préjugé commun selon lequel « la création de la nation indienne et le développement de la conscience – le nationalisme – qui a façonné ce processus, étaient exclusivement ou principalement le fait des élites » (ibid. : 1). Le rôle constitutif de la masse des subalternes indiens, composée de la paysannerie et du prolétariat urbain, qui a déployé des formes et des modes de résistance et d’insurrection distincts de ceux de la bourgeoisie indienne, avait été négligé. La mobilisation des classes subalternes s’était en effet construite, selon Guha, de manière horizontale, en s’appuyant sur l’organisation traditionnelle de la parenté et de la territorialité, ou sur des formes d’association de classe, selon le degré de proximité des acteurs (ibid.).
C’est dans ce contexte d’absence ou d’échec de l’historiographie indienne que le collectif des Subaltern Studies s’assigna comme tâche de « réécrire l’histoire de l’Inde coloniale à partir du point de vue distinct et différent des masses, en utilisant des sources non conventionnelles ou négligées dans la mémoire populaire, dans les discours oraux, dans les documents administratifs coloniaux non examinés auparavant » (Guha & Spivak 1988 : VI). L’autonomie populaire devait être reconnue dans le cadre de ses propres références culturelles, religieuses et politiques. Dans l’essai The Prose of Counter-Insurgency (1983), Guha, en mettant en évidence les stratégies discursives des insurrections paysannes, proposa une contre-lecture de l’historiographie coloniale. En utilisant des techniques tirées de la sémiotique et de la linguistique structurale de Roland Barthes, Émile Benveniste et Roman Jacobson, il distinga trois genres discursifs, appelés primaire, secondaire et tertiaire, placés dans des relations chronologiquement différentes par rapport aux sources historiques. Ces trois discours se caractérisaient non pas tant par leur complémentarité que par le fait qu’ils partageaient un substrat commun, à savoir l’identification d’une cause exogène capable d’expliquer les rébellions paysannes (Guha 1983).
Le premier genre rassemble des textes qui décrivent les événements à chaud. Par exemple, les lettres que les fonctionnaires britanniques ont écrites sur les rébellions dont ils furent les témoins directs ou qui se sont produites dans leur voisinage immédiat. Dans ces textes, il y a une forte identification entre l’auteur et le régime colonial, dont l’intervention directe à des fins défensives s’imposait. Le second, qui comprend des textes écrits des années après les événements, ne vise pas à réprimer les rébellions, mais à en rechercher les causes. La reconstruction historique, qui s’attribue une prétendue impartialité, laisse systématiquement de côté la voix des insurgés, qui apparaissent dans le récit colonial comme des figures problématiques, avec lesquelles l’administration doit composer pour poursuivre sa domination. Enfin, le troisième genre comprend les textes de l’historiographie de l’indépendance. Bien que celle-ci prenne parti pour les insurgés, elle ne parvient toujours pas à capter pleinement leurs voix, en raison des cadres idéologiques marxistes et laïques adoptés. La conscience du passé des insurgés a été remplacée par la conscience du présent de l’historien (Guha 1988 : 77), un échec visible par exemple dans l’incapacité à comprendre le rôle de la religiosité dans l’insurrection, généralement lue simplement comme une « superstition fanatique » (ibid. : 78).
La prise de conscience de l’omission, de la mystification et de l’évitement constants de la voix du subalterne déclencha un débat sur la possibilité de le reconstruire en tant que sujet historique. La critique de la méthode contrapuntique (Said 1994 : 66-67) et indicielle de Guha pour lire les sources d’archives reposait sur l’émergence impossible de la voix des subalternes, car au centre de la documentation collectée dans les archives coloniales se trouvait sans équivoque le « je » narrateur impérial. Face à l’échec de Guha, Gayatri Chakravorty Spivak proposa une (im)possible reformulation de la notion de subalterne (Spivak 1988). Philosophe et critique littéraire indienne, Spivak est diplômée en littérature anglaise à Calcutta et a poursuivi ses études aux États-Unis où, après son doctorat, elle enseigna à l’université Columbia de New York. La traduction de l’œuvre de Jacques Derrida, De la Grammatologie, publiée en anglais en 1976, lui valut une renommée internationale.
Dans son essai de 1988 intitulé Can The Subaltern Speak ?, réédité et enrichi par les réactions stimulées par le vaste débat qui s’ensuivit, l’universitaire trouva dans la figure de la femme subalterne autochtone l’incarnation de l’impossibilité absolue de parler et d’être entendue. Sa forclusion est le précipité d’une absence et d’une aphonie historiographiques insurpassables. Spivak reconstruisit historiquement cette invisibilité au sein des relations de pouvoir dictées par la division internationale du travail qui, à partir de l’impérialisme et du colonialisme, ont fait d’elle le sujet par excellence de l’exploitation. Toute tentative de lui donner une voix s’est révélée être une instrumentalisation car dans ses représentations – distinguées en « parler pour » (vertreten) et « représenter » (darstellen) –, il y a toujours un manque, celui du sujet agissant dans le moment de sa propre représentation.
Pour donner corps à son propos, Spivak déconstruisit l’introduction de la loi de 1829 sur l’abolition du sacrifice des veuves sur le bûcher funéraire de leur mari (sati) par les Britanniques. L’interdiction de ce rite, contrairement à la notion communément admise d’un cas narratif typique où « les hommes blancs sauvent les femmes à la peau brune des hommes à la peau brune », a marqué un changement d’identité crucial de la présence britannique en Inde : de mercantile et commerciale, elle serait devenue impériale et administrative. La redéfinition de la légalité dans ce domaine particulier déplaça la frontière de l’intervention coloniale du domaine public au domaine privé. En épousant la cause de la protection des femmes, l’impérialisme colonial mystifia son propre rôle, en l’identifiant à la mission civilisatrice patriarcale. Pour illustrer ce processus, Spivak décrivit la figure de la jeune activiste Bhuvaneswari Bhaduri. En 1926, à l’âge de 17 ans environ, elle fut retrouvée pendue dans l’appartement de son père à Calcutta. Au moment de sa mort, elle avait ses règles, ce qui indique que sa décision de se suicider n’était pas due à une grossesse illicite. Les premières hypothèses attribuèrent la cause de sa mort à une sorte de mélancolie, due à l’impossibilité de devenir une épouse. Mais après une dizaine d’années, grâce à une lettre que Bhuvaneswari avait elle-même envoyée à sa sœur, la raison de son acte fut révélée. Membre d’un groupe indépendantiste indien, elle avait décidé de mettre fin à ses jours après avoir échoué dans l’assassinat d’un homme politique. Spivak interpréta son suicide :
tout autant [comme] une réécriture subalterne sans emphase, une fin en soi, du texte social du suicide de la sati, que [comme] un récit hégémonique de la flamboyante, combative et populaire Durga. Les possibilités prometteuses de dissidence qui émergent du récit hégémonique de la mère combattante sont bien documentées et popularisées par les discours des leaders masculins et des participants au mouvement d’indépendance. [Par opposition au] subalterne en tant que sujet féminin [qui] ne peut être entendu ou lu (Spivak 1988 : 308).
Le geste de Bhuvaneswari, figure par excellence de la disparition, amena Spivak à affirmer que « les subalternes ne peuvent pas parler. Il n’y a aucune vertu à rédiger des listes de courses dans lesquelles les femmes sont représentées par bonté d’âme. La façon dont les femmes sont représentées n’a pas changé. C’est pourquoi les intellectuelles ont un devoir à accomplir » (Spivak 1988 : 308 ; Loomba, 1998/2000 : 228).
Les intellectuels du collectif ont également lancé un défi à l’historiographie plus récente car « l’histoire de l’Inde continue dans le présent » (Guha & Spivak 1988 : viii). Bien qu’elle ait atteint sa maturité intellectuelle après l’indépendance, cette génération de chercheuses et chercheurs est pleinement consciente de la continuité que l’impérialisme économique et intellectuel prend sous des formes toujours nouvelles dans les pays qui ont été colonisés par l’Occident. Parmi les conséquences de cette épistémè, on peut citer les politiques nativistes de l’Inde qui, depuis les années 1960, utilisent le slogan « l’Inde aux Indiens » pour propager des pratiques identitaires et exacerber le nationalisme hindou, en en faisant la stratégie idéologique à la racine d’une politique fondée sur l’Hindutva. Cette politique vise explicitement « ceux qui reconnaissent l’Inde comme une patrie sacrée », excluant les musulmans et les chrétiens du corps social indien (hindou). En 1992, cependant, la destruction de la mosquée d’Ayodhya, construite sur les ruines d’un temple hindou, et l’affirmation politique du fondamentalisme hindou ont conduit certains chercheurs à s’interroger sur la nécessité de comprendre en termes historiques la violence qui s’est déchaînée et la détérioration progressive des relations entre hindous et musulmans. À cette occasion, Sumit Sarkar (1939- ) adressa de vives critiques au collectif des Subaltern Studies, s’en démarquant et dénonçant sa faillite épistémologique (Sarkar 1997).
Depuis les années 1990, le collectif a connu de nouvelles impulsions provenant des problématiques postcoloniales ; l’influence du marxisme britannique et européen a progressivement cédé la place à celle du poststructuralisme étatsunien. Grâce à la contribution d’intellectuels de la diaspora indienne, parmi lesquels se distingue le philosophe et critique théorique Homi K. Bhabha (1949- ), les représentants de ce courant de recherche anthropologique ont mis en évidence les processus historiques qui, avec la fin de l’hégémonie de la pensée coloniale, ont dessiné les traits distinctifs de la contemporanéité, ainsi que la restitution logique de leur propre subjectivité aux peuples colonisés. Leurs voix ont raconté des expériences de transnationalisme, de décentrement, de dislocation et de fragmentation typiques des cultures diasporiques. De nouvelles questions ont surgi dans ces espaces hybrides, appelant des théories qui pouvaient combiner les paradigmes dominants, exprimant une aspiration à explorer le syncrétisme, le chaos et le dépaysement culturel de la contemporanéité. Partha Chatterjee, dans un article de 2012 sur l’histoire du collectif, a amorcé une réflexion sur l’héritage des Subaltern Studies. Malgré la capacité du groupe à se réinterpréter et se renouveler au fil du temps, Chatterjee en suggère le dépassement dans la mesure où « les Subaltern Studies étant le produit de leur époque, une autre époque appelle d’autres programmes » (Chatterjee 2012 : 49).
Le stigmate sans fin
Au début des années 2000, en partie à la suite d’un réexamen plus large de l’histoire des Dalits en Inde (Rawat 2006), un vaste débat scientifique entre militants, hommes politiques et universitaires s’enclencha après l’introduction de la question de la discrimination par la caste à l’ordre du jour de la troisième Conférence mondiale des Nations unies contre le racisme (World Conference Against Racism, Racial Discrimination, Xenophobia and Related Intolerance, WCAR), organisée à Durban, en Afrique du Sud, du 31 août au 7 septembre 2001. Ce débat fut alimenté par la National Campaign on Dalit Human Rights (NCDHR), une coalition de militants pour les droits des Dalits et d’universitaires, l’Indian Institute of Dalit Studies et plusieurs organisations non gouvernementales, avec le soutien d’une partie de l’opinion publique indienne. Selon différentes organisations non gouvernementales, la possibilité de déposer un recours aux Nations unies, en particulier auprès du Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD), fut entérinée par la ratification par le gouvernement indien de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ICERD) de 1965 (Thorat & Umakant 2004).
L’affirmation « Caste is race plus » a ouvert la voie à une conception différente de la différence, axée sur l’universalité des dynamiques de discrimination plutôt que sur une philologie de la hiérarchie sociale d’un point de vue religieux. À cette fin, les concepts de caste et de race ont connu une reformulation, évitant même le recours aux catégories analytiques liées à la caste proposées par les études postcoloniales et les Subaltern Studies. Ces dernières étaient refusées car, bien que fortement critiques à l’égard de l’ensemble de la dynamique historico-culturelle de l’impérialisme, elles étaient, dans une certaine mesure, consubstantielles à l’ensemble des disciplines qui établissaient les principales catégories de référence du discours orientaliste, tendant à ne pas dépasser les limites d’une critique rigoureuse du colonialisme (Natrajan & Greenough 2009 : 34-38). S’appuyant sur l’expérience historique de la discrimination de caste et sur son arrière-plan idéologique complexe, les partisans du débat sur la caste et la race ont tenté d’émanciper ce débat du cadre religieux étroit dans lequel s’inscrit la discrimination de caste, pour en faire la plateforme d’un activisme politique et culturel capable de transcender le scénario indien. La discussion s’est articulée autour de deux questions principales : la caste est-elle une race ? Peut-on comparer la discrimination de caste à la discrimination raciale ?
Dans le monde de l’activisme social, Ambrose Pinto (1951-2018), directeur de l’Indian Social Institute à New Delhi, a affirmé que les Dalits, les Ambedkariens et de nombreux universitaires en Inde n’ont jamais assimilé les concepts de caste et de race d’un point de vue strictement sémantique, mais ont placé la question de la discrimination fondée sur l’ascendance et la profession au centre de leur réflexion. Ambedkar lui-même a clairement réfuté la corrélation entre caste et race. Dans son article de 2001 intitulé Caste is a Variety of Race, Pinto, en détournant l’idée de race d’une conception purement biologique, a ajouté sa propre réflexion à celle d’Ambedkar :
Qu’il s’agisse de la caste ou de la race, le statut est entièrement attribué, et c’est ce que l’on a de par sa naissance. La ségrégation existe dans les deux systèmes. [...] Qu’il s’agisse de caste ou de race, les personnes reléguées au plus bas de l’échelle sociale sont non seulement discriminées dès la naissance, mais aussi contraintes d’effectuer les travaux les plus subalternes. L’endogamie est une autre caractéristique des deux statuts. [...] Comment les opposants au lien entre caste et race expliquent-ils cela ? Bien que la couleur de la peau ou les différences physiques ne jouent pas un rôle important dans la distinction de l’appartenance à une caste, comme c’est le cas pour la race, l’ascendance et la profession jouent un rôle important. L’apartheid existe dans les deux cas (Pinto 2001).
Une pluralité de positions a émergé dans le monde politique, et en particulier dans le monde universitaire, avec une dialectique étroite entre les chercheurs qui se sont opposés à l’idée de la discrimination de caste comme forme de discrimination raciale et, implicitement, à l’idée de la caste comme forme de race. Parmi eux, Dipankar Gupta (1949- ), anthropologue et sociologue de l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi, dans son article « Race and Caste : Divergent Logics of Mobilization » – publié pour la première fois en 2000, enrichi et réédité sous le titre « Caste, Race, Politics » – a soutenu que « la caste ne devrait pas être considérée comme une autre variante de la race » et que, par conséquent, « le castéisme [n’était pas] pas du racisme sous un autre nom » (Gupta 2000 ; Gupta 2001). Exposés à l’utilisation obsessionnelle du concept de race pendant le colonialisme britannique, les anthropologues et les sociologues ont longtemps pensé que la thèse « caste-race » n’était pas fondée. Selon Gupta, le soutien répété à cette corrélation ces dernières années a deux raisons principales : les effets répétés dans le temps d’une lecture arbitraire des textes védiques par les premiers orientalistes occidentaux, ainsi que l’existence de certaines similitudes entre les formes de ségrégation pratiquées à l’encontre des Afro-Américains aux États-Unis et dans le cadre de l’apartheid sud-africain d’un côté et, de l’autre, le traitement de ceux appelés intouchables en Inde.
Après avoir démonté les éléments phénotypiques et génétiques de la corrélation caste-race, Gupta a mis en évidence les différentes structures sociales générées par les deux classifications. La race utilise le continuum de couleur comme un dispositif hiérarchique, c’est-à-dire un gradient qui élève les personnes à la peau claire au sommet et relègue les personnes à la peau foncée au bas de l’échelle. La stratification fondée sur les castes ne peut toutefois pas être interprétée sur la seule base de la couleur de peau et déclenche des processus identitaires distincts de l’identité raciale. Ce système a créé une société caractérisée par de multiples hiérarchies, où la concurrence entre les castes est structurelle.
En fin de compte, Gupta aborde l’aspect politique de l’équation entre caste et race. L’utilisation instrumentale de cette comparaison a rendu la catégorie de caste immuable, alors que, d’un point de vue historique et économique, d’importants changements se sont produits ces dernières années, qui ont permis de modifier les relations entre les castes, configurant un système d’alliances dynamiques. Avec l’application des logiques de race aux castes, les identités de caste ont pu devenir un réservoir de voix à l’usage de la politique, qui ne cherchait plus à les éliminer, mais au contraire à en faire un schéma de représentation proportionnelle pour l’acquisition de pouvoirs et de fonctions. C’est ainsi que s’est dessinée une politique des castes dont la Commission Mandal est un exemple frappant. Créée dans les années 1980 sous le gouvernement de Morarji Desai pour étudier les mesures visant à améliorer les conditions de vie des groupes socialement défavorisés, elle porte le nom de l’homme politique Bindeshwari Prasad Mandal. Le rapport final de la Commission Mandal indiquait les pourcentages que l’État devait réserver dans la fonction publique aux autres classes défavorisées (Other Backward Classes, OBC), sur la base de leur identité de caste, par rapport à ceux déjà établis dans la Constitution pour les castes et les tribus répertoriées.
Depuis la conférence de Durban, des réunions, des débats et des études ont permis de poursuivre et d’élargir le dialogue sur les concepts de caste et de race. On s’est rendu compte que l’impact de la Conférence mondiale des Nations unies contre le racisme a été beaucoup plus marqué que prévu, car elle a suscité un débat entre universitaires et activistes, qui ont reconnu les causes communes d’une lutte internationale contre la discrimination. Ces réflexions ont donné naissance à un ouvrage collectif au titre évocateur Against Stigma. Studies in Caste, Race and Justice since Durban, qui retrace les tentatives pour démêler les nouvelles théories de la caste et de la race, à travers une approche critique alimentée par la confrontation avec l’histoire des communautés ségréguées et opprimées en raison de cette stigmatisation. Cette étape a permis d’élaborer les processus sociaux qui s’articulent autour de ces stigmatisations dans une perspective intersectionnelle avec les questions d’identité, de genre, de pouvoir, de citoyenneté, de droits de l’homme, de politique et de changement économique (Natrajan & Greenough 2009).
Comme l’expliquent longuement Balmurli Natrajan et Paul Greenough dans l’introduction, les chercheurs ont envisagé la caste sous au moins trois angles relativement nouveaux : le premier s’exprime dans le langage de la construction sociale ; le deuxième dans celui de l’analyse comparative, qui prend en compte d’autres éléments de différenciation sociale tels que le genre, la classe et l’ethnicité ; le troisième, appelé théorie critique de la caste, à l’instar de la théorie critique de la race, qui consiste en une approche théorique réunissant tout autant les études d’intellectuels et d’universitaires sur les hypothèses systémiques et juridiques de la discrimination que les propositions d’activistes visant à élargir les conditions d’application des droits de l’homme universels. La théorie critique des castes a montré le caractère ordinaire de l’application du système de castes en Inde, qui englobe même les formes les plus courantes d’abus et de violence. En ce sens, elle a soutenu que, bien que les contraintes idéologiques de caste se soient relâchées, la caste en tant que principe systémique d’inégalité sociale fondé sur l’exclusion et la discrimination continue d’exister.
La conférence de Durban a également eu des conséquences politiques en Inde, à tel point que le 27 décembre 2006, le Premier ministre indien de l’époque, Manmohan Singh, a ouvertement déclaré pour la première fois que les Dalits étaient victimes d’une discrimination unique dans la société indienne, qui s’apparentait à une forme d’apartheid juridique. L’impact de Durban a également donné lieu à des résultats sans précédent, comme en 2014, à l’occasion du rassemblement public pour le 85e anniversaire de la naissance de Martin Luther King à Washington D.C. Il a été demandé de mettre fin à l’oppression et à l’esclavage des Dalits en Inde. Par cet acte public, les représentants des familles descendantes d’esclaves africains ont exprimé leur sympathie politique envers les Dalits. Ils ont également rappelé le sermon prononcé à l’église baptiste d’Ebenezer le 4 juillet 1965, dans lequel le Dr King, revenant sur son voyage en Inde, avait reconnu les similitudes entre les Afro-Américains et les Dalits, en déclarant : « Oui, je suis un intouchable, et chaque Noir des États-Unis d’Amérique est un intouchable ».
Domaines interdisciplinaires
Une conclusion provisoire à cette brève synthèse historique de l’anthropologie sociale en Inde concerne ses inévitables lacunes, les développements théoriques encore en cours pouvant peut-être offrir des aperçus sur le présent de ce savoir itinérant. Parmi les divers champs d’étude émergents – quand bien même ils présenteraient une filiation directe avec le vaste ensemble d’études en anthropologie indianiste dont nous avons tenté de rendre compte dans ces pages–, figure la recherche interdisciplinaire sur les identités contemporaines des Adivasi (« aborigènes »). La désignation même d’« aborigène », controversée en soi, est idéologiquement ambiguë car elle fait référence à la fois au Raj britannique et aux politiques de l’État postcolonial, telles qu’elles sont inscrites dans la Constitution de 1950. Elle est utilisée parallèlement à celles de « tribus » et de « peuples indigènes », qui sont désormais reconnues comme ayant une connotation globale, bien qu’il s’agisse également de termes d’origine coloniale, ou à celles de vanvasi et janjati, néologismes indiens inventés respectivement par les partis politiques hindous de droite et l’État postcolonial (Chandra 2015).
L’étude des Adivasi, en tant qu’objet d’analyse anthropologique sur un plan interdisciplinaire, donne l’opportunité d’envisager trois perspectives d’avenir. Premièrement, elle permet de repenser les recherches ethnographiques menées dans le passé, en réinterprétant les catégories utilisées par l’historiographie précoloniale, coloniale et postcoloniale. Deuxièmement, elle sert de prisme pour repositionner la vision du rôle des Adivasi dans la littérature récente des Subaltern Studies, dans laquelle ils sont décrits comme les anticolonialistes les plus authentiques en opposition au Raj et à la bourgeoisie nationaliste, ainsi que dans celle, culturellement essentialiste, utilisée par les politiques de l’Inde moderne pour réifier certaines catégories sociales. Enfin, l’étude des Adivasi analyse de manière critique l’affirmation identitaire de l’indigénisme global. Un phénomène qui, en transcendant les solidarités de classe, dépasse les frontières nationales et, tout en montrant la voie d’une lutte commune en faveur des transformations sociales, économiques et environnementales nécessaires à l’avenir de la planète, évoque à tort les stéréotypes coloniaux du primitivisme tribal (ibid.).
Arjun Appadurai (1949- ), un des principaux anthropologues contemporains, nous a appris qu’il fallait penser l’imagination comme une pratique collective, capable de jouer un rôle fondamental dans la production de la localité (Appadurai 1996). Dans cette perspective, « le local [... est] toujours un travail en cours, quelque chose d’émergent qui requiert non seulement les ressources de l’habitude, de la coutume et de l’histoire, mais aussi le travail de l’imagination » (Appadurai 2014 : 394). Dépassant les limites de l’État-nation, l’imagination noue des éléments culturellement et spatialement hétérogènes, pulvérisant la modernité. Imaginer la réalité la crée et la recrée continuellement, façonnant un champ d’étude interdisciplinaire toujours inachevé, une « épistémologie du déballage perpétuel » dans laquelle il n’y a ni centre, ni noyau, ni origine. Cette thèse propose donc de s’éloigner radicalement de l’accent mis sur la culture en tant que logique de reproduction, et de la comprendre plutôt comme un espace de flux créatifs et communicants en devenir, vivants et protéiformes dans leurs interactions complexes. Plus récemment, en étudiant ethnographiquement la vie quotidienne dans un bidonville de Mumbai, sa ville d’origine, devenue un lieu (dé)cosmopolite, Appadurai associe l’espoir à cette vocation polyvalente de l’imagination, c’est-à-dire la capacité de mûrir des aspirations mises en actes, comme son équivalent politique. Un passage théorique qui rend possible une approche anthropologique tournée vers l’avenir.
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