Paroles d’anciens chefs de la Mission du patrimoine ethnologique
En 2012, Marina Chauliac, Noël Barbe (tous deux conseillers pour l’ethnologie en direction régionale des affaires culturelles) et moi-même assurâmes la direction d’un numéro de la revue Culture et recherche consacré à l’ethnologie au ministère de la Culture et de la Communication [1]. L’idée nous avait été soufflée, deux ans plus tôt, par Hélène Hatzfeld [2] lors d’un comité de rédaction de la revue [3]. L’enjeu nous semblait d’importance : en effet, en 2010, dans la cadre de la réorganisation des services centraux du ministère de la Culture, la Mission ethnologie, que je dirigeais, avait été fondue dans un département plus vaste, dédié au pilotage de la politique scientifique [4] sur l’ensemble du champ patrimonial. Il s’agissait donc d’affirmer la continuité de la présence de l’ethnologie, telle qu’elle est, du reste, rappelée, par le décret fondateur de la direction générale des patrimoines [5]. Une fois le numéro publié, j’en adressais un exemplaire aux anciens chefs de la mission du patrimoine ethnologique. Mon confrère et prédécesseur Yves Renaudin, qui succéda à Elisabeth Lévy-Fleury à ce poste en 1989, me répondit par un très gentil mot : tout en nous remerciant, il nous félicitait pour le travail accompli et se réjouissait de voir l’ethnologie en meilleure posture que du temps de sa direction, époque au cours de laquelle la mission apparaissait comme « une petite chose très menacée ». Sa remarque éveilla en moi le souvenir des commentaires formulés par un autre confrère, le regretté Jean-Marie Jenn, que je croisais en 2007 lors d’une réception donnée aux Archives de Paris en l’honneur du départ en retraite de Brigitte Lainé [6]. Je me présentais à lui comme un de ses successeurs à la tête de la Mission du patrimoine ethnologique. Il me regarda d’un air étonné, avant de s’exclamer : « ça existe encore ?! ». Ainsi, les anciens chefs de la Mission semblaient avoir eu, depuis longtemps, des doutes sur la viabilité de cette institution… Ces inquiétudes, ces doutes, paraissent renvoyer à la perception d’une singularité de la Mission dans le paysage administratif du patrimoine, une identité étrange qui l’aurait rendue particulièrement vulnérable, et, de fait, qui l’aurait vue attaquée régulièrement et remise en cause dans son existence même.
Non point sur le ton de la confidence ou de l’exclamation, mais avec un constant souci de distance critique et de réflexivité, les ethnologues liés à la Mission, ou proches d’elle, ont depuis plusieurs années entrepris de comprendre la complexité de ce dispositif administratif. Un séminaire a été organisé, dans le cadre du LAHIC (Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture) et avec le soutien de la Mission, en 2010-2011, sous la direction de Noël Barbe et Jean-Louis Tornatore. Son texte programmatique constitue une première réflexion sur le sujet [7]. D’autres textes ont été diffusés ou publiés, notamment à la suite de la disparation d’Isac Chiva [8]. Plus récemment, un historien s’est à son tour intéressé à la naissance de la mission, au tournant des années 1980 [9]. Les réflexions menées par Jean-Louis Tornatore et Noël Barbe ont posé les jalons d’une histoire intellectuelle de la Mission, articulée, notamment, autour du « tournant réflexif » de la fin des années 1990, pour reprendre l’expression de Jean-Louis Tornatore. La voie que l’on se propose d’explorer ici sera plutôt celle de l’histoire administrative, avec un hommage appuyé à l’œuvre immense et protéiforme de Guy Thuillier, conseiller maître à la Cour de comptes et directeur d’études à l’École pratique des hautes études (section des sciences historiques et philologiques) [10]. Ayant été chef de la Mission ethnologie pendant de nombreuses années, et ayant été conduit dans le cadre de mon travail à écrire de nombreux textes présentant son action [11], je me situerai ici à contre-courant de ce qui fut mon positionnement pendant ces années d’exercice. J’assumerai ici tout à la fois la posture du témoin – une bonne fois pour toutes, ne désirant plus m’exprimer par la suite sur cette question – et celle de l’historien, moins pour écrire cette histoire de la Mission du patrimoine ethnologique, du reste, que pour esquisser diverses pistes utiles selon moi à emprunter pour faire cette histoire, une histoire qui serait ni plus ni moins utile à écrire que celle d’une autre organisation.
De quelques dates importantes pour l’histoire du patrimoine ethnologique
Je n’ai pas été le témoin oculaire de toute l’histoire du patrimoine ethnologique, loin s’en faut. Il me semble, rétrospectivement, que certaines dates ont particulièrement compté pour ses acteurs principaux, les ethnologues du ministère de la Culture : 1995-1996, notamment, qui correspond à la plus grande extension du réseau territorial, au début des ethnopôles et à l’amorce du « tournant réflexif » de la mission [12] ; 2000-2001, ensuite, qui est tout à la fois le temps de la fin du Conseil du patrimoine ethnologique et le lancement du Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (LAHIC), soit l’institutionnalisation de ce tournant réflexif en administration centrale). J’y ajouterai, enfin, 2006, avec la ratification par l’État français de la convention de l’Unesco sur le patrimoine culturel immatériel (PCI), et l’émoi suscité dans notre milieu de taille modeste.
Cette chronologie sommaire de l’histoire de la Mission me parait néanmoins relativement déconnectée de l’histoire générale de l’administration du patrimoine dans la France contemporaine. Or, je ne crois pas qu’il soit possible de saisir la singularité de ce dispositif si l’on n’élargit pas à la focale à son environnement immédiat, soit l’administration du patrimoine considérée dans son ensemble : direction du patrimoine, puis direction de l’architecture et du patrimoine (DAPA). Prenons là encore deux dates : 1990, la création du corps des conservateurs du patrimoine et la mise en place de l’École nationale du patrimoine (ENP, futur Institut national du patrimoine, INP) et 2003, le rassemblement des différentes lois sectorielles sous le nom de Code du patrimoine. De ces deux entreprises d’unification, l’ethnologie est absente [13], alors qu’elles tendent l’une comme l’autre à définir le périmètre de l’action publique patrimoniale (Archives, musées, monuments historiques et inventaire général, archéologie, mais non les bibliothèques, absentes de l’ENP [14] et marginales dans le code). Là encore, j’ajouterai une troisième date, 2010, celle de la mise en place de la direction générale des patrimoines, une organisation qui confirme et consolide ce périmètre et qui, une fois encore, se met en place sans l’ethnologie, puisque symboliquement, celle-ci est mise en congé de l’organigramme du ministère.
Enfin, deux dernières dates, qui pourraient être regardées avec dédain tant elles paraissent relever de la petite histoire administrative, celle des guerres picrocholines de chefs de bureaux, concernent des événements qui, sans trop modifier, en apparence, sa situation, ont eu en fait un lourd impact sur le devenir de la Mission du patrimoine ethnologique. 1997 : la création de la direction de l’architecture et du patrimoine, c’est-à-dire le déplacement du centre de gravité de l’institution du patrimoine vers la production et la conservation du bâti (et donc à moyen terme, la marginalisation, dans les débats et les prises de décision, d’une politique qui ne s’y rattache en rien). 2005, enfin, l’installation de la sous-direction Archetis [15] dans l’immeuble des Bons enfants [16], soit la réunion en un même lieu de l’archéologie, de l’ethnologie et de ce qui subsistait de l’Inventaire général après la décentralisation. Cette réunion fut conçue par ses promoteurs comme une véritable opération de fusion, la « transversalité » devenant le mantra de l’action administrative au sein de cette nouvelle sous-direction. Il suffit de se rappeler que les bureaux (espaces physiques) étaient agencés de manière à faire coexister, dans la mesure du possible, des agents issus des trois composantes d’origine… Cette fusion fut en outre un moment traumatisant pour les membres de l’Inventaire général, la décentralisation étant vécue comme une forme de déclassement institutionnel. Elle fut, enfin, un moment de recherche des convergences, notamment à travers le développement du recours à la notion de « contrôle scientifique et technique » : on se rendit compte alors que l’ethnologie peine lourdement à s’insérer dans ce cadre.
J’adopterai donc un ton plus personnel pour évoquer les quatre années de vie de la « Mission ethnologie » [17] à la DAPA dans l’immeuble des Bons enfants. Recruté comme chef de la Mission Ethnologie en octobre 2005, j’ai commencé à travailler au sein de la sous-direction Archetis en janvier 2006. Je n’avais jamais entendu parler du patrimoine culturel immatériel avant de prendre mes fonctions, et mon attrait pour l’ethnologie était essentiellement motivé par les recherches du LAHIC, que j’avais découvertes quelques années plus tôt lors du colloque « Le lieu de l’archive » [18] organisé à l’EHESS en juin 2003. Considérée isolément ou dans ses relations avec ses partenaires, la Mission rencontrait alors un certain nombre de difficultés.
L’ethnologie, combien de divisions ?
Les relations avec le LAHIC, auquel étaient, dès cette époque, rattachés de nombreux ethnologues de la mission ou des DRAC (Direction régionale des affaires culturelles), étaient au point mort, en raison des tensions survenues en 2005 entre Odile Welfélé, la précédente cheffe de la Mission, et le directeur du LAHIC, Daniel Fabre. D’autre part, cette UMR, qui avait été la concrétisation d’une réorientation majeure de la politique de l’ethnologie en 2000, encouragée par Jean-Marie Jenn, alors chef de la Mission, ne suscitait plus aucun intérêt de la part de la direction de l’architecture et du patrimoine, alors même que des moyen humains et budgétaires importants avaient été mis au service de ce nouveau dispositif. Il faut enfin que rappeler que la création du LAHIC, en 2000-2001, s’était faite dans un climat de tension entre plusieurs figures importantes de l’ethnologie française, et avait, d’une certaine manière, rendu caduc le rôle majeur du Conseil du patrimoine ethnologique : en effet, avec le LAHIC, le ministère avait identifié un partenaire privilégié, sinon exclusif, dans la définition de la politique de l’ethnologie, prérogative fondamentale du conseil, d’après ses textes de fondation…
Les relations avec le réseau des conseillers pour l’ethnologie étaient également affaiblies, puisqu’ils n’avaient pas été réunis depuis plus d’un an. Leur « remonter le moral », selon les termes mêmes de ma sous-directrice, Isabelle Balsamo, faisait partie de mes objectifs. Les derniers recrutements dataient de 1995, un certain nombre de départs à la retraite étaient programmés, sans perspective claires de remplacement. Au cours des visites de prise de contact que je fis tout au long du premier semestre 2006, je fus vivement frappé par la très grande diversité des approches du métier d’ethnologue qui existaient au sein de ce réseau. Bien des années après, je reste convaincu que cette diversité, qui constituait une indéniable richesse intellectuelle et donnaient à leurs échanges un ton de liberté qu’on rencontre rarement dans l’administration, constituait aussi, vis-à-vis de l’extérieur, une faiblesse, et, à tout le moins, une source d’incompréhension pour leurs interlocuteurs. Les différentes postures adoptées par eux sur la question du patrimoine culturel immatériel n’ont fait que traduire de manière exacerbée et parfois violente ces contrastes : à un extrême, des collègues ayant développé un ethos professionnel très similaire à celui des conservateurs du patrimoine (au point d’en épouser le statut), à l’autre, des collègues développant une attitude critique, soucieuse de penser la convention du PCI avec les outils des sciences sociales et faisant fréquemment référence à leur statut de personnel de recherche pour justifier leur réserve.
Au sein même de la sous-direction, le pilotage de la politique de l’ethnologie était compliqué par la répartition de l’équipe entre deux bureaux : d’une part, la mission proprement dite, qui avait en charge le réseau des conseillers, la recréation d’un conseil du patrimoine ethnologique et la question du PCI (« essentiellement du jus de cervelle » selon l’expression d’Isabelle Balsamo) ; d’autre part, les ethnologues insérés dans le département « recherche méthode et expertise », créé à partir de et sur le modèle du bureau de la méthode de l’ancienne sous-direction de l’Inventaire, et qui rassemblait en son sein un « collège d’experts » issus de l’archéologie, des différents champs de compétence de l’Inventaire et de l’ethnologie. Les publications, et notamment la revue d’ethnologie Terrain, totalement dissociée de la mission, se trouvaient également dans ce département qui avait pour mission principale la conception et le pilotage de programmes scientifiques – soit le cœur de métier historique de la mission.
À cet égard, l’ethnologie avait joué dans cette réorganisation le rôle de variable d’ajustement, son éclatement rendait difficile la construction d’une politique cohérente [19] et nuisait à sa visibilité, prise qu’elle était entre l’Inventaire général en quête d’un nouveau mode de gouvernance de son réseau désormais décentralisé et l’archéologie portée par une forte dynamique – issue de la loi de 2001 sur l’archéologie préventive – qu’appuyait directement le DAPA [20].
Une réforme de l’administration centrale de la culture, du point de vue de Fabrice à Waterloo [21]
Cette recherche d’équilibre, qui était commune aux trois composantes de la sous-direction, allait bien vite être bouleversée par la mise en place de la Revue générale des politiques publiques (RGPP), menée entre 2008 et 2010. À cet égard deux traits méritent d’être soulignés pour caractériser la mise en œuvre de cette action au sein du ministère de la Culture : d’une part sa durée, plus importante que dans d’autres administrations (plus de deux ans) et d’autre part son pilotage en interne, sans recours à un cabinet d’audit et de conseil, le directeur de l’architecture et du patrimoine ayant été choisi comme préfigurateur de la future Direction générale des patrimoines (DGP) destinée à réunir musées, archives, architecture et patrimoines en son sein.
Avec le recul que donnent les quelques années passées depuis son achèvement, force est de reconnaitre que la RGPP n’a en rien constitué un coup de rabot uniforme sur l’administration centrale. Certaines composantes du patrimoine en sont sorties renforcées (archéologie, monuments historiques), certaines sont parvenues à maintenir peu ou prou leur périmètre de compétence (musées), d’autres enfin en sont sorties affaiblies. Les archives et l’ethnologie ont été de celles-là. Pour l’ethnologie, le diagnostic fut posé, dès janvier 2008, en réunion de sous-direction, avant même que soient mis en place des groupes de travail de préfiguration : il serait extrêmement difficile de conserver une Mission autonome à l’issue du processus. En tant que chef de la Mission en question, je n’ai jamais souscrit à ce diagnostic, qui, dans les faits, était quasiment une décision prise.
La suite du processus a fait émerger – sans aucune concertation avec l’équipe de la Mission ethnologie – le rattachement de celle-ci au projet de création d’un département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique (DPRPS). Un rattachement ouvertement présenté par le préfigurateur de la DGP comme une « évaporation » de l’ethnologie. Concrètement, l’inclusion des missions de l’ethnologie dans ce département transversal faisait sens par rapport à toute l’histoire antérieure de la Mission, qui avait été préfiguratrice en matière de pilotage de la recherche. En revanche, elle était nettement plus problématique pour justifier l’incorporation du PCI, qui ressortait d’une politique de sauvegarde et non de recherche. S’agissant de ce versant de l’action de la mission différentes pistes furent explorées, tel que le rattachement au service des affaires internationales ou l’incorporation au sein de la mission Inventaire général, option qui constitua un véritable casus belli [22]. On le voit, dans un cas comme dans l’autre, ce sont deux lectures très réductrices de la convention qui étaient privilégiées : dans le premier, celle-ci était réduite à un label de plus dans le dodu portefeuille que gérait déjà le ministère ; dans le second, les articles 11 et 12 de la convention [23] retenaient seuls l’attention, au détriment d’une prise en compte de l’ensemble des missions incombant aux États parties. Finalement, c’est bien l’ensemble des missions de la Mission, PCI compris, qui furent incorporées au département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique.
Lors d’une réunion des conseillers pour l’ethnologie, la sous-direction Archetis présenta la fin de l’autonomie de la Mission comme une perte qui devait être compensée par un gain : la création sur des bases réglementaires, d’une nouvelle instance de pilotage, un Conseil du patrimoine ethnologique et immatériel, qui, utilisant le décret de 2005 réformant le Conseil du patrimoine ethnologique, lui donnerait un second souffle en l’instituant en la posant comme organisme de gouvernance de la politique du PCI. Le Secrétariat général du gouvernement (SGG) était justement en train de procéder à un passage en revue de l’ensemble des instances de consultation de l’État, avec pour objectif de trier celles qui devaient être supprimées, conservées ou modifiées. Pour le Conseil du patrimoine ethnologique et immatériel, une étude de nécessité et un projet furent rédigés, dont on loua la qualité. Las, lorsque le SGG rendit son verdict, le conseil en question ne figurait ni dans les commissions à supprimer, ni dans celles à supprimer, encore moins au nombre de celles à réformer. Il apparut tout simplement que le dossier n’avait pas été transmis.
En janvier 2010, la direction générale des patrimoines se mit en place, sans service dédié à l’ethnologie, ni instance de pilotage de cette politique, mais avec un mandat clair sur le pilotage de la convention de l’UNESCO pour le département qui héritait des missions de l’ethnologie.
L’ethnologie est-elle soluble dans le pilotage de la recherche ?
Il est encore moins aisé d’écrire sur la période la plus contemporaine. La perte du nom a constitué, en soi, une épreuve terrible, que ne compensa pas le regain de liberté gagné grâce à un environnement professionnel que ne dominaient plus les querelles sectorielles. Le principal problème résidait néanmoins dans le fait que les objectifs du département du pilotage de la recherche étaient très largement tournés vers le renforcement de la coopération entre les différents secteurs de la direction générale du patrimoine (DGP), du travail plutôt « en interne », en somme, tandis que les missions relevant de l’ethnologie et du PCI étaient largement tournées vers l’extérieur : autour de l’animation d’un réseau en DRAC, de la constitution d’une politique patrimoniale ayant un objet propre, ou encore en vue de renforcer les liens entre le ministère et le CNRS. L’autre objet de tourment était beaucoup plus trivial : le département, pour assurer l’ensemble de ses missions « transversales », n’avait d’autre budget que celui de l’ethnologie. Pour lui permettre de développer ses nouvelles activités sans amoindrir la dotation de l’ethnologie, il fallut dégager à grand peine des marges de manœuvres nouvelles, sans toutefois jamais parvenir à centraliser au sein du DPRPS la gestion de l’ensemble des crédits de recherche de la DGP.
Il ne s’agit pas ici de revenir en détail sur ce qui fut présenté dès 2012 dans le dossier de Culture et recherche. Certaines tendances qui étaient déjà présentes dans ce dossier se sont accentuées par la suite. Toute la partie relevant de l’ethnologie des territoires avait été particulièrement difficile à construire, une harmonisation entre les points de vue exprimés par les ethnologues régionaux et la position de l’administration centrale n’allant pas de soi. De fait, s’il n’a pas été possible au cours de cette période de renverser la tendance au déclin du nombre de conseillers en DRAC (en dépit d’un recrutement nouveau en Guyane en 2014), le réseau des ethnopôles en région s’est en revanche considérablement étoffé, pour atteindre le nombre de 10 en 2017, un développement qui est très largement dû au travail déployé par plusieurs conseillers.
Le positionnement de l’ethnologie dans un service transversal, dédié à la recherche sur l’ensemble des patrimoines, a incontestablement favorisé l’épanouissement des recherches en ethnologie du patrimoine, au sein du LAHIC, mais également en relation avec des laboratoires et chercheurs de plus en plus nombreux, attirés par cette thématique et conscients de trouver au ministère de la Culture un point d’appui pour leurs travaux. Cette dynamique a toutefois été fortement mise à mal après la disparition de Daniel Fabre en 2016, les divisions et conflits entre ethnologues du ministère au sein du de l’Institut interdisciplinaire de l’anthropologie du contemporain (IIAC), dont faisait partie le LAHIC en tant qu’équipe, n’ayant pas peu contribué à affaiblir la position du ministère au sein de ce laboratoire [24].
Enfin, le patrimoine culturel immatériel a continué à prospérer, tout en suscitant encore et toujours des divergences d’interprétations fortes au sein de la communauté ethnologique, tant au sein de l’université qu’au sein du ministère.
Pour une histoire administrative de la Mission du patrimoine ethnologique
Le témoignage qui précède, avec ses lacunes, peut être de nature à modifier ou à éclairer la lecture des articles qui ont par ailleurs été rédigés pour rendre compte des actions conduites dans le domaine de l’ethnologie au cours de cette période, notamment dans le champ du patrimoine culturel immatériel. Il est, en soi, insuffisant pour constituer une histoire de la Mission du patrimoine ethnologique dans la dernière période de son existence autonome. Plus généralement, une histoire du patrimoine ethnologique reste à écrire, qui ne pourrait l’être pleinement que par un historien n’ayant pas pris part au dispositif, ce qui n’est pas le cas de l’auteur de ces lignes, ancien chef de la Mission, pas plus que celui des ethnologues qui s’y sont essayé. Les uns comme les autres ont trop partie liée au dispositif pour l’appréhender de manière non partisane.
On prendra un seul exemple : la théorisation et la réflexion rétrospective sur le « tournant réflexif » de la fin des années 1990, menée par ceux qui en furent eux-mêmes les acteurs, laisse de côté le fait que ce renversement de paradigme ne fut en fait opéré que par une partie seulement des ethnologues de la mission ou des directions régionales, les autres continuant peu ou prou à se reconnaître dans le cadre préexistant du « patrimoine ethnologique » [25]. Il me semble que ce sont aussi ces derniers qui se sont par la suite le plus aisément saisi du patrimoine immatériel. Ils y trouvèrent en effet avant tout des formes de continuité avec la politique antérieure, et étaient de ce fait aptes à se saisir de l’ensemble de ce nouveau dispositif (inventaire et candidatures compris), sans devoir, comme les adeptes du tournant réflexif, opérer une lecture sélective de la convention (centrée sur la participation des communautés, mais minorant l’objectif de sauvegarde) et une purification de la notion pour la rendre compatible avec leur posture. Le primat accordé à la participation a pu aller de pair avec des réticences, voire des refus, de participer à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel en France [26]. Dans le suivi des dossiers de candidature, cette interprétation de la convention, exclusive, exigeante, voire intransigeante, a pu susciter des incompréhensions, y compris au sein du ministère, tout en donnant lieu à des démarches très intéressantes sur le terrain [27]. Enfin, cet intérêt pour la participation des communautés a favorisé l’éclosion de projets étrangers à l’Inventaire comme aux candidatures, mais s’inscrivant bien dans les objectifs généraux de la convention [28].
L’histoire des bureaux, des services, l’histoire des institutions administratives en général ne jouit pas dans le milieu des historiens d’une cote d’amour élevée. Elle est volontiers épaulée voire supplantée par les comités d’histoire des ministères, mais plane alors sur elle la suspicion d’être une « histoire maison » et non une simple histoire « de la maison ». Espérons quand même que le patrimoine ethnologique saura trouver son historien, avec ou sans le soutien du comité d’histoire du ministère de la Culture. C’est pour lui que sont mentionnés ici ces quelques domaines d’étude à arpenter pour bâtir cette histoire : analyse budgétaire sur l’ensemble de la période concernée ; étude comparée des évolutions suivies par l’archéologie, l’ethnologie et l’inventaire (de 1980 à 2010) ; histoire spatiale et bâtimentaire de la Mission du patrimoine ethnologique (marquée par de nombreux déménagements et par un éloignement redoutable des centres de décisions) ; construction d’un corpus d’archives orales des anciens chefs de la mission ; étude prosopographique de l’ensemble des ethnologues du ministère (administration centrale et conseillers en région)… le chantier est vaste mais nécessaire !