L’originalité du folklore d’Arnold Van Gennep, dans le concert des définitions défendues par ailleurs, tient en bonne part à la place qu’il accorde au point de vue « topique », pour le dire comme Nicole Belmont à qui nous devons différentes mises en exergue de ce trait de la pensée du folkloriste [1]. Celui-ci le mérite en effet dans la mesure où il implique un renversement de perspective, à savoir le « passage d’un axe temporel à un axe spatial » (Belmont 1975b : 185) riche en conséquences aussi bien théoriques que méthodologiques. Van Gennep a mis en évidence une géographie du folklore, c’est-à-dire une distribution spatiale des différences observables, dont il a tenté de saisir la logique. Suivant les textes et les moments, ce principe varie : Van Gennep évoque l’existence aussi bien de « zones folkloriques » que de « pays ». Sans être radicalement antinomiques, ces termes sont pourtant loin d’être interchangeables. Ils relèvent en effet de deux rapports au temps divergents : rapport synchronique pour les « zones » qui se définissent, au présent, les unes par rapport aux autres en fonction de la distribution de faits folkloriques donnés ; rapport diachronique pour les « pays », héritiers des pagi gaulois. Outre ces inscriptions différentes dans le temps, les territoires qu’ils désignent ne coïncident, de l’aveu même de Van Gennep, que très rarement. Selon toute évidence, Van Gennep a bien eu conscience ou de ses faiblesses théoriques ou de ce que l’on peut aussi regarder comme une pensée schizophrène, conservant par devers lui, dans ses manuscrits inédits, ses développements les plus poussés sur les « pays ». Cela étant, ces textes ont bien été rédigés, tout autant qu’a été publiée la liste des « pays » qui figure dans le Manuel, en tête des deux volumes de bibliographie. Les « pays » forment ainsi une sorte de hiatus, une dissidence dans la dissidence van-gennepienne, dont on s’étonnera plus qu’on n’a pu le faire jusqu’ici. L’intention n’est pas de mettre perversement le doigt là où le bât blesse, mais plutôt d’appliquer à la pensée de Van Gennep, la méthode que lui-même prône et qui « consiste à mettre, par le raisonnement et la connaissance, de l’ordre dans un chaos apparent » (Van Gennep 1924 : 21).
Les fortunes et infortunes d’une catégorie de territoire
Replacé dans le contexte scientifique de l’entre-deux-guerres, ce recours au pays, de la part d’un Van Gennep si occupé à fonder le plus scientifiquement possible le folklore, va encore moins de soi car le « pays » est alors, après une heure de gloire éphémère, une division géographique en perte de vitesse. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, le pagus ne nous vient pas directement des historiens de l’antiquité (Jean Picot, Amédée Thierry, Louis Dussieux…). Dans la première moitié du xixe siècle et contrairement à leurs prédécesseurs du siècle des Lumières, ceux-ci n’en disent mot ou s’ils l’évoquent, c’est pour l’affecter d’une définition instable. Selon ces rares auteurs (Benjamin Guérard, Charles Athanase Walkenaer…), le terme « pays » désigne un peuple ou un territoire, gaulois ou gallo-romains. En fait, c’est plutôt parmi les « géologistes » que se recrutent alors les plus fervents promoteurs des « pays ». Ceux-ci, depuis la fin du xviiie siècle, s’efforcent de rompre avec une tradition descriptive trop prompte à se couler dans les cadres administratifs et politiques et au-delà avec une tradition géographique trop asservie à l’histoire. Ils s’interrogent alors sur les limites à donner aux nouvelles divisions à inventer : doit-on les définir en fonction du réseau hydrographique, du caractère des sols, de l’âge des terrains ? À la théorie des bassins fluviaux, succède la notion de région naturelle, très vite (c’est-à-dire dès 1780) associée à un mot, celui de « pays ».
En 1844, J. B. d’Omalius d’Halloy densifie considérablement le mot et la réalité qu’il désigne, en proposant de réhabiliter, au cœur du vocabulaire savant, les noms vulgaires désignant les divisions géographiques. L’idée défendue est que ces noms, parce que populaires et donc pérennes, ne peuvent s’attacher qu’à des réalités pérennes elles aussi, donc naturelles. Ce principe admis, il ne reste plus, pour aboutir la définition du « pays », qu’à ancrer cette pérennité dans la plus lointaine antiquité, celle de la Gaule indépendante, et à invoquer le déterminisme géographique et ses effets tant somatiques que culturels sur les populations. Cette synthèse est réalisée dans les années 1850 par deux érudits de province, Victor Raulin à Bordeaux et Antoine Passy à Évreux (Raulin 1852 ; Passy 1857-1858). La définition des « pays » qui en résulte est donc celle de régions naturelles, occupées par des populations aux traits et aux us bien distincts les uns des autres, et ce, depuis toute éternité.
La géographie pré-vidalienne, en la personne de Pierre Foncin, s’en empare au tournant du siècle et élève le « pays » au rang de « véritable molécule géographique de notre vieille France » (Foncin 1885 : 503). L’enthousiasme est partagé. Vidal de La Blache, un temps, succombe à la séduction du « pays ». Les historiens de l’antiquité à leur tour l’adoptent, notamment Fustel de Coulanges et Camille Jullian que Van Gennep cite d’abondance. Les sociologues, et plus précisément les leplaysiens, y viennent à leur tour. La plupart des monographies produites dans le cadre de l’École des voyages se donnent ainsi un « pays » pour horizon. Par la suite, le recours à cette division géographique se fait plus explicite et systématique. Dans les appels à monographie lancés successivement dans Le Mouvement social (1893) et La Science sociale (1906), Edmond Demolins impose en effet le « pays » pour cadre et pour objet. Les raisons de ce succès tous azimuts sont de deux ordres. Du point de vue scientifique, le « pays », division ni trop petite, ni trop grande, apparaît d’abord comme l’unité d’observation idéale. Aux avantages de la bonne échelle, s’ajoute une dimension paradigmatique que d’aucuns déduisent des coïncidences et des déterminismes dont sa définition résulte. Idéologiquement, le « pays » présente l’avantage de se couler aisément dans le concept de « petite patrie » que promeut alors la IIIe République.
Mais cette gloire des « pays » est éphémère. Déjà en 1888, Vidal de La Blache, dans un texte à l’adresse des enseignants, présente le « pays », non pas vraiment pour lui-même, mais comme une commodité pédagogique, une division à partir de laquelle il peut être aisé de former le regard et le sens de l’observation de l’élève. Pour autant, il ne saurait être question d’enseigner une France qui serait une France des « pays », en raison tout à la fois des problèmes de délimitation que pose cette division du territoire et de la vision beaucoup trop morcelée de celui-ci qu’elle induit. En 1908, l’approche vidalienne diverge plus franchement encore. Dans sa thèse, Lucien Gallois déconstruit cet idéal de coïncidence entre un système de désignations populaires et un système de régions naturelles stables. À la suite de cette remise en cause, Vidal de La Blache fait une place à la géographie des régions, et laisse définitivement derrière lui celle des « pays ». Cette région n’a en l’occurrence pas grand-chose à voir avec le « pays » : autrement dimensionnée, organisée autour d’une métropole, caractérisée par une spécialisation économique, elle s’étend sur un territoire dont les limites ne sont pas définies par la nature, mais par le réseau des échanges.
Du côté des durkheimiens qui finissent par occuper tout l’espace légitime de la sociologie, la question des « pays » ne se pose même pas, étant entendu que même la région des vidaliens, pourtant expurgée des défauts reconnus aux « pays », ne trouve pas grâce à leurs yeux. Quant aux historiens, ceux de la Revue de synthèse, puis ceux des Annales, ils hésitent, pris entre ces deux feux. Ils en reviennent aux divisions géopolitiques, celle des provinces notamment, non sans débattre de ce qu’est l’idéale échelle d’observation. Durant la seconde guerre mondiale, il n’est que Philippe Ariès pour remettre au goût du jour le « pays », « société-base », « cellule initiale », « le plus petit lieu géométrique des hommes qui se reconnaissent entre eux une relation autre que consanguine » (Ariès 1993 [1943] : 94), cela dans une revue d’inspiration maréchaliste.
Victime des luttes de définition, le « pays » se voit ainsi rejeté à la marge des sciences humaines en cours d’institutionnalisation. Tout juste survit-il, plus ou moins clandestinement, dans les inconscients disciplinaires. Ainsi Marie-Vic Ozouf-Marignier (2003) montre-t-elle que les auteurs vidaliens (Demangeon, Sion, Blanchard, etc.) des grandes thèses monographiques décomposent volontiers les régions étudiées en « pays » et que les Annales de Géographie proposent dans chacune de leur livraison une ou plusieurs monographies de pays. Cela étant, la définition du « pays » s’infléchit et s’appauvrit. Non contents de faire remonter son ancienneté jusqu’à l’époque carolingienne, les géographes ne l’entendent plus comme un phénomène géographique universel, observable dans tous les recoins du territoire national, et de fait le ruralisent, lui conférant une réalité exclusivement agricole.
Mais le « pays » n’est pas moribond pour autant : il connaît un retour de flamme dans les à-côtés de la para-science régionaliste et touristique. L’exemple de Gaston Roupnel est de ce point de vue significatif (Sagnes 2017). Ses travaux scientifiques ne font pas plus de cas des « pays » que ceux de ses confrères. Dans sa thèse sur la Bourgogne au xviie siècle (1922), l’historien use du mot, mais c’est en termes vidaliens qu’il pense la géographie de son objet. Dans l’Histoire de la campagne française (1932), qui embrasse un temps et un territoire autrement plus vaste, une tout autre logique préside à la permanence du territoire, celui-ci étant pensé, structuré par les lisières des forêts, « charpenté » par les chemins, centré sur les villages. Cette présence en clair-obscur des « pays » dans les travaux de l’historien n’a rien à voir avec leur présence massive dans La Bourgogne, types et coutumes (1936) qui débute avec leur énumération et leur description. Loin de faire exception, l’ouvrage de Roupnel se fond bien, de ce point de vue, dans les séries (Types et coutumes et Ceux de) publiées par les Horizons de France dont, du reste, les volumes ne sont pas peu suspects aux yeux de Van Gennep qui « tien[t] à avertir le lecteur de se méfier de leur valeur documentaire » (Van Gennep 2001 : 306). Il en condamne vertement « les flaflas et les roucoulades pseudo-romantiques et l’attendrissement bébête qui trop souvent [les] dépare […] et les rendra illisibles dans une dizaine d’années » (Van Gennep 2001 : 307). Ils sont de ces « livre[s] de propagande, comme il y en a déjà des centaines dans la littérature dite ’régionaliste’, qui fait plus de mal au folklore qu’elle ne lui fait du bien. Car ce n’est le plus souvent que du folklorisme attardé et aussi frelaté que les apéritifs chimiques de l’heure présente » (Van Gennep 2001 : 311).
Illustre également le repli, à la marge, des « pays » l’œuvre de Lucien Gachon qui, comme le montre Antoine Savoye (Savoye 2004), apparaît tout aussi partagée que celle de Roupnel sous l’angle des « pays ». Sa géographie des Limagnes du Sud, sujet de sa thèse, est irréprochablement vidalienne : « le pays n’est nullement retenu par Gachon comme unité d’étude pertinente » (Savoye 2004 : 109). Il en récuse la validité scientifique, pour fonder son analyse sur une autre unité, en l’occurrence le terroir. En revanche, dans ses trois romans, Maria (1925), Monsieur de l’Enramas (1929), Jean-Marie homme de la terre (1932), Lucien Gachon met en scène « le pays qu’il habite et qui l’habite » (Savoye 2004 : 106). Sans préjuger de la représentativité des romans de Gachon, l’on peut dire que la littérature régionaliste de l’entre-deux-guerres offre un refuge confortable aux « pays ». Or, autant que les « livres de propagande », ces romans suscitent la défiance de Van Gennep qui ne cesse de déplorer « la littérarisation des thèmes ou des faits » (Van Gennep 2001 : 357), non sans, de temps à autre, distribuer quelques bons points. Gachon s’en voit décerné un pour Maria, tandis que L’Auvergne et le Velay, du même auteur, paru chez Gallimard, est descendu en flèche. Serait-ce l’ode au « pays » qui vaut à Maria cette faveur ?
Quoi qu’il en soit, à l’heure où Van Gennep se saisit des « pays », la valeur idéologique que leur assigne la littérature régionaliste (littéraire, para-scientifique, mais aussi politique et touristique) paraît complètement échapper à sa lecture par ailleurs si critique. Il semble en outre que Van Gennep ignore tout de l’histoire pourtant récente de ce concept. Leur présence dans son œuvre serait-elle le signe d’une compartimentation des sciences assez avancée, d’un autisme scientifique suffisamment aggravé pour empêcher la circulation, d’une discipline à l’autre, des critiques et des avis d’obsolescence ? Car en la matière, Van Gennep procède comme s’il découvrait le concept, ainsi que le suggère sa correspondance avec Lucien Gallois en 1927 (Belmont 1975a : 75). Si ce n’était le cas, demanderait-il en effet à celui qui, précisément, a fait la démonstration du peu de crédit à accorder à la valeur des noms de pays (Gallois 1908), de l’aider à en constituer le répertoire ?
Une pensée de l’entre-deux ?
L’impression qui prévaut, à la lecture de Van Gennep, est celle d’un possible entre-deux dont serait prisonnière une pensée qui, bien que soucieuse de révoquer les modèles explicatifs en vigueur, ceux de la survivance notamment, y reviendrait malgré elle. D’un côté, Van Gennep se fait l’apôtre du folklore vivant : « [N]ous autres, ethnographes et folkloristes, avons affaire à des faits vivants, donc en transformation perpétuelle et obéissant à des lois cosmiques pour leurs constantes, sinon pour leurs variantes. » (Van Gennep 1934 : 25). Déjà, en 1924, Van Gennep en était convaincu : « [C]e qui intéresse le folklore, c’est le fait vivant, direct ; c’est si l’on veut de la biologie sociologique, comme fait l’ethnographie. Il est très bien de recueillir dans les musées les objets en usage dans nos diverses provinces ; mais ceci n’est qu’un accessoire du folklore, sa partie morte. Ce qui nous intéresse, c’est l’emploi de ces objets par des êtres actuellement vivants, les coutumes vraiment exécutées sous nos yeux et la recherche des conditions complexes, surtout psychiques, de ces coutumes. Or, la vie sociale change sans cesse et par suite les enquêtes folkloriques ne peuvent cesser. » (Van Gennep 1924 : 18). En opposant « les méthodes de l’embryogénie et des sciences naturelles comparatives » à « la méthode historique d’une part, à la méthode sociologique officielles d’autre part », (Van Gennep 1934 : 25) Van Gennep travaille, on le sait, à l’autonomisation de sa discipline et à son affranchissement des disciplines alors dominantes. Mais surtout, il rompt catégoriquement avec l’approche, adossée au paradigme évolutionniste, qui prévaut encore en son temps : « Je n’ai pas le droit de reconstituer le passé en utilisant des théories, comme celle de la survivance, qui se fondent sur une évaluation de ce qu’on nomme ’primitif’ ou ’évolué’ ou ’civilisé’. » (Van Gennep 1934 : 24). Ce refus a une triple incidence. D’abord, le folkloriste préfère, aux « restes d’institutions anciennes », à savoir les « superstitions » et les « survivances » (Van Gennep 1924 : 19), les « faits vivants et actuels » (Van Gennep 1924 : 20) et les « faits naissants » (Van Gennep 1924 : 19). Ensuite, il prône une attention égale aux « affirmations » et aux « négations » (Van Gennep 1934 : 25) des faits folkloriques, les secondes ne devant pas être forcément entendues comme la conséquence d’une disparition, non plus que les premières comme des survivances. Enfin, hostile à la manie des folkloristes qui pour « la plupart d’entre eux se sont contentés de prendre de gauche et de droite des faits considérés comme étranges, curieux, bizarres » (Van Gennep 1934 : 26), Van Gennep préconise plutôt d’être attentif aux « manifestations générales » et aux « différenciations secondaires », étant entendu que « la variation est au moins aussi forte et importante que la constante » (Van Gennep 1934 : 22).
L’adoption de ces principes l’amène à élaborer une méthode originale qui fait la part belle à l’exploration la plus exhaustive possible d’un territoire donné et au report, sur des cartes, des résultats de l’enquête. C’est cette méthode cartographique qui le « conduit à formuler des problèmes jusque-là insoupçonnés » (Van Gennep 1924 : 25), et, en particulier, celui du « rapport, souvent fugitif, des constantes et des variante » (Van Gennep 1934 : 29), avec la mise en évidence de « zones de répartition » ou « zones folkloriques ». Celles-ci prouvent « que les phénomènes collectifs dits folkloriques évoluent dans un plan autonome qui est indépendant de la géographie, de l’organisation politique, de l’organisation diocésaine, de la différenciation économique, du dialecte, et qu’ils obéissent à des lois que sommairement on peut sans doute nommer sociologiques, bien que nuancées singulièrement » (Van Gennep 2001 : 135-138). À un fait folklorique donné correspond donc une zone particulière.
D’un autre côté, Van Gennep ne se montre pas moins attentif à la « persistance d’un très grand nombre de coutumes et de croyances » (Van Gennep 1975 : 38). À l’occasion même, en l’occurrence dans un de ses textes inédits, on le voit occupé à minimiser les effets (changements, apparitions ou disparitions) que l’on impute communément à un certain nombre d’événements historiques, telles les dominations ou occupations étrangères, la Révolution française, la guerre 1914-1918 : « Il fallut cinq siècles pour romaniser un peu les campagnes ; il en fallut ensuite dix ou douze pour les christianiser ; et si l’on va au fond des choses, elles ne le sont même pas entièrement de nos jours. En fait, malgré la variation des noms, des langues, des dominateurs, la France de maintenant continue directement la France d’il y a vingt ou même cinquante mille ans. » (Van Gennep 1975 : 56). Ainsi, assure Van Gennep, du point de vue du folklore, « il n’y a pas eu d’arrêt ni de suppression » (1975 : 40). Certes, le folkloriste admet des exceptions à cette loi de la « ténacité » ou de la « continuité » (Van Gennep 1975 : 45). Plus exactement, il définit des aptitudes régionales différentielles qu’il met sur le compte de la géographie : « [L]a ténacité folklorique se manifeste surtout dans les pays marécageux et boisés, de parcours difficile, plus que dans les montagnes où les communications sont peut-être longues et pénibles mais durables. Un chemin pierreux persiste pendant des siècles, avec peu de réparations », (Van Gennep 1975 : 45) ce qui fait des régions de montagne des zones plus ouvertes et donc plus soumises au changement.
Les « pays », tels que les convoque Van Gennep, s’inscrivent tout à fait dans cette logique de résistance au changement et de triomphe de la continuité : « En principe la réorganisation territoriale de la France [formation des départements, cantons…] paraissait révolutionnaire. […] Dans la pratique, si l’on étudie de près les limites zigzagantes de nos départements, on constate la toute-puissance de la tradition locale, en ce que, si les dénominations féodales ont été éliminées, les frontières des pays, ou dans les meilleurs des cas des pagi gallo romains, ont été maintenues. » (Van Gennep 1975 : 86). Il définit ainsi les « pays » en question : « [O]n constate que la France est constituée, au-dessus des circonscriptions administratives, par un très grand nombre d’unités locales appelées « pays », qui correspondent à peu près à nos cantons actuels et qui ont malgré l’uniformisation progressive, conservé leurs caractères anciens. Dans quelques cas mais pas dans tous, on peut même reconnaître dans ces cantons la persistance d’anciennes tribus gauloises et, vers le sud-est, ligures ; vers le nord-est, germaniques. Cette persistance se marque dans le type (crâne rond ou allongé ; cheveux sombres ou clairs ; yeux bruns ou bleus, taille petite ou grande) ; le village (concentré ou éparpillé en fermes), la maison (avec ou sans cour centrale ; avec ou sans balcon ; avec ou sans corridor central ; avec communs adjacents ou séparés) ; le costume (au moins anciennement) ; le dialecte ; et d’une manière générale dans les mœurs et coutumes de tout ordre. » (Van Gennep 1975 : 78). Force est de reconnaître là, au moins en partie, la définition des « pays » proposée dans la seconde moitié du xixe siècle dont Van Gennep reprend à son compte deux principes : la permanence à travers les âges et l’adéquation de cette division historique avec un type physique et culturel. De fait le « pays » van gennepien se situe quasiment aux antipodes de la « zone folklorique », non seulement changeante, mais valant pour un seul fait folklorique. S’en tenir au constat de cette contradiction n’a rien de très satisfaisant.
L’apparente incongruité des « pays » dans l’œuvre de Van Gennep
Aussi peut-on, à l’instar de Nicole Belmont, convaincue que Van Gennep fut un « médiocre théoricien, […] pas capable de conceptualiser suffisamment ce qu’il percevait intuitivement » (Belmont 1974 : 15), tenter de trouver dans l’œuvre du folkloriste les indices dispersés d’une cohérence de prime abord invisible, et une fois cette cohérence esquissée, affirmer avec elle que « tous ces concepts [« pays » et « zones folkloriques »] sont solidaires les uns des autres » (Belmont 1975b : 185).
C’est sans doute dans la manière dont Van Gennep pense la variation dans le temps que l’on peut retrouver « l’ordre dans un chaos apparent » (Van Gennep 1924 : 21). Si Van Gennep est parfois tenté de minimiser le changement, il ne s’y confronte pas moins en effet : pour ce faire, il commence par se démarquer des autres folkloristes– l’on ne s’en étonnera pas – qui n’ont de cesse d’attribuer des origines celtiques ou gauloises aux faits folkloriques et d’identifier leurs différentes adaptations à la romanité, au christianisme, etc. En lieu et place, il se met au diapason de « la méthode historique […] devenue de plus en plus rigoureuse » (Van Gennep 1975 : 47). Mais il ne distingue pas moins « la forme d’un fait » et « son contenu psychologique » (Van Gennep 1975 : 47). Si pour la première, « la rigueur actuelle […] interdit dans beaucoup de cas de faire dépasser une hypothèse d’origine le haut moyen âge », s’agissant du second, il peut « paraître normal de le faire remonter même à l’époque néolithique » (Van Gennep 1975 : 47). Le constat de la variabilité ne contredit donc pas l’identification, malgré tout, d’une permanence.
Cependant, cette permanence ne signifie pas survivance, au sens où les folkloristes l’entendent habituellement : « […] le fonds même du type anthropologique et du type folklorique n’a pas changé. Il n’y a pas lieu de parler de survivances ; le fait est éternel et toujours actuel, aussi actuel que la nature calcaire ou granitique d’un massif montagneux » (Van Gennep 1975 : 88). Dans la pensée parfois brouillonne de Van Gennep, la permanence peut déboucher, sans qu’il la formule ainsi, sur l’idée d’invariant. Il évoque ainsi des « formations parallèles dues à des identités de mentalité collective et à [un] besoin généralement humain » (1975 : 43).
La « ténacité » se présente aussi, sous sa plume, en termes de « tradition ». Face à la variation, expression de la différence, la tradition joue un rôle équivalent à celui de l’impératif de cohésion sociale. Comme « l’’intercourse’ [qui] assure la communication élargie » s’oppose à la trop grande variabilité des faits folkloriques dans l’espace, autrement dit à « l’ ’esprit de clocher’ [qui, lui], soutient la singularité et produit le morcellement » (Fabre 1997 : 666), la tradition limite leurs variations dans le temps, pour assurer un minimum de stabilité. Il y a donc loin de la survivance-anachronisme des folkloristes à la survivance vivante de Van Gennep. La première n’est jamais qu’une vue de l’esprit, puisque « la coutume », « devenue un anachronisme » (Van Gennep 1975 : 55), ne peut que disparaître ou se modifier.
Le « pays » peut dès lors s’entendre comme la traduction topographique de cette double nécessité de cohésion et de stabilité. Car le « pays » ne subsiste, selon Van Gennep, que parce qu’il fait sens, au présent. Le folkloriste appuie sa démonstration sur le nom de « pays », qui « répond à des tendances collectives singularisées » (Van Gennep 1975 : 90), tendances collectives « non seulement profondes mais en état continuel d’activité » (Van Gennep 1975 : 93). D’où l’égale valeur des noms issus des langues néolithiques et des noms plus récemment formés : « Sans doute les géographes ont raison de rejeter ces noms nouveaux en ce qu’ils ne correspondent à aucune réalité naturelle, ni historique. Mais au point de vue linguistique, folklorique et sociologique en général, ils sont parfaitement normaux. Nous assistons simplement ici au phénomène qui a déterminé la création des anciens termes différentiels et au désir de caractérisation des petites communautés par rapport aux autres voisines et à la société générale. » (Van Gennep 1975 : 93). Van Gennep justifie, par l’évolution démographique, l’apparition de ces « noms nouveaux » : « Il va de soi que lors de la conquête romaine, la Gaule était bien moins peuplée et que les désignations étaient moins nombreuses, tout en se rapportant à des territoires plus vastes. Mais avec le progrès du peuplement, tantôt plus tantôt moins selon les régions françaises, il a fallu créer des dénominations pour désigner les fractions successives des anciens territoires » (Van Gennep 1975 : 93). Poussant son raisonnement jusqu’au bout, Van Gennep en vient assez naturellement à identifier dans Paris « le pays de Montmartre et celui de Montparnasse » (Van Gennep 1975 : 93). Si, comme le prévoit Van Gennep, les géographes pourront contester le crédit qu’il accorde aux nouveaux noms, il en va de même des historiens. L’on peut ici rappeler les critiques acerbes qu’inspire à Lucien Febvre la liste des pays proposée dans le Manuel : « [S]ous cette rubrique, il y a de tout ; des chaînes ou des massifs montagneux, l’Argonne, les Albères, etc. ; des vallées (vallée de Bethmale), mais alors pourquoi pas 5 000 autres vallées qui ont un droit égal, ou supérieur, à figurer au catalogue. […] Ce n’est pas 28 pages, c’est 60 qu’il aurait fallu pour relever les noms de toutes ces petites unités. On y trouve des forêts défrichées (la Bière, l’Yveline) à côté de pagi mérovingiens : l’Amous par exemple, résurrection de savantasses sans aucune racine populaire d’aucune sorte, et défini comme le Pays de Dole avec un magnifique accent circonflexe sur Dole. Tout cela est d’une aimable fantaisie, sous prétexte de réalisme. » (Febvre 1939 : 159).
De même que les noms de « pays », parce que bien vivants, nous donnent à entendre la « vivance » des « pays », c’est-à-dire leur actualité toujours renouvelée, de même leur raison d’être économique en apporte-t-elle la preuve : « […] une collectivité, dite paroisse ou commune, ou pagus, a besoin pour vivre non pas d’une monoculture, mais d’une polyculture ; il lui faut toutes les possibilités de vivre, eau, pain, bois, terre à bâtir, terre à potier, métal si possible ; et pour les éléments qui lui manquent, des possibilités d’échanges. Une paroisse, ou une commune possède rarement toutes ces possibilités ; mais un ’pays’, en règle générale les a. Et c’est dans ce sens qu’un ’pays’ peut correspondre à une unité économique » (Van Gennep 1975 : 89). Notons au passage que cet argument économique, dans la mesure où il suppose la variété des sols et des climats, met à mal la coïncidence entre région naturelle et division historique au fondement de la définition du « pays » élaborée en leurs temps par les « géologistes » : « […] en règle générale, les unités géographiques ne correspondent pas aux unités historiques » (Van Gennep 1975 : 81). Soulignons aussi que cette inadéquation rapproche le « pays » de la « zone folklorique » à propos de laquelle Van Gennep remarque : « L’un des faits les plus apparents de mes cartes est que les rivières et les montagnes ne marquent pas de différenciation pour un détail défini. Ainsi se trouve démontrée pour une centaine au moins de faits typiques cette affirmation, que j’ai toujours opposée à Brunhes, à d’autres « géographes humains » et aux adeptes retardataires de l’Anthropogéographie de Ratzel, que les phénomènes folkloriques évoluent sur un plan qui est complètement indépendant du plan naturel : montagnes, plaines, déserts, rivières, etc. » (Van Gennep 1934 : 27). Ainsi, en tirant les fils d’une pensée un peu dispersée, l’on voit comment Van Gennep nuance singulièrement la définition du « pays », réduisant ainsi, sinon l’écart qui le sépare de la « zone folklorique », du moins l’incompatibilité a priori entre les deux types de manifestations géographiques, esquissant du coup, entre celles-ci, quelque chose d’une dialectique.
Mais est-ce bien simplement de cela qu’il s’agit ? La présence paradoxale des « pays » dans l’œuvre de Van Gennep n’est-elle que contextuelle, symptomatique d’un moment de la discipline, en l’occurrence, celui, critique, d’un tournant ? Leur incongruité ne relève-t-elle que de l’incapacité du folkloriste à pousser plus avant la réflexion ? Il semble que la réponse à cette question, pour être complète, doit tenir compte de cette manie de Van Gennep de fixer l’origine de la permanence dans la préhistoire en général et dans l’époque gauloise en particulier, de préférence à toute autre époque.
Derrière le folkloriste des « pays » : le préhistorien et l’anarchiste
Toujours, en effet, il y revient, manifestant une manière de fixation sur « la période gallo-romaine, période dont on ne saurait assez répéter qu’elle est à la base de toute l’évolution française rurale, urbaine, routière (donc maintenant touristique) et même politique puisque nos députés et sénateurs sont l’émanation des vieux groupements locaux » (Van Gennep 1975 : 84). C’est que derrière le Van Gennep des « pays », se profile le féru de préhistoire que la postérité tend à oublier quelque peu, au profit du folkloriste avant-gardiste – d’aucuns diront « préstructuraliste » – soucieux d’autonomiser et de fonder scientifiquement la discipline. Bien que ce Van Gennep-là n’ait pas eu sur la préhistoire l’influence qu’il a eue sur l’ethnologie, l’on nous permettra de le ressusciter un peu. Il est d’abord celui des chroniques du Mercure de France. Si, de 1905 à 1920, Van Gennep signe uniquement des chroniques d’ethnographie et folklore, à partir de 1921, les thématiques de ses contributions se diversifient. Entre autres, des chroniques de « bibliographie politique », d’« histoire des religions », d’« anthropologie » font leur apparition aux côtés de la chronique « préhistoire ». Van Gennep en rédige au total une centaine – quatre-vingt-seize selon la bibliographie figurant dans la réédition du Manuel chez Laffont – dont une bonne part, de 1925 à 1932, sont consacrées aux découvertes de Glozel et à la controverse qui s’ensuivit. L’ermite de Bourg-la-Reine est, du reste, le principal artisan de la médiatisation de cette affaire. Il est aussi l’un des premiers à visiter le gisement de Glozel en 1926 et à y pratiquer des fouilles. Moins retentissante, sa contribution au Corpus du folklore préhistorique en France et dans les colonies françaises confirme son intérêt pour la préhistoire. Van Gennep participe en effet à cette entreprise éditoriale conduite par Pierre Saintyves, sans s’interdire pour autant de la critiquer dans ses chroniques du Mercure de France.
Derrière le folkloriste des « pays » ne se profile toutefois pas que le préhistorien des « pagi ». L’on entrevoit également l’auteur du Traité comparatif des nationalités (1921), ce à quoi l’on pourra opposer qu’il n’est nullement question des « pagi » ou « pays » dans ce texte, dont seul le premier tome, Les éléments extérieurs de la nationalité, a paru. Les « pays » sont pourtant bel et bien présents, en filigrane, telle « une possibilité en germe » (Van Gennep 1924 : 31). pour le dire comme Van Gennep à propos des faits folkloriques naissants. Dans les deux chapitres inauguraux, après avoir précisé ce qu’il entend – ou plutôt ce qu’il n’entend pas – par nationalité, Van Gennep associe le principe ainsi défini aux Gaulois. Pour bien comprendre cette référence à la préhistoire gauloise, il importe de bien saisir la distinction, selon Van Gennep, entre les concepts de nationalité et de nation : la première désigne le sentiment d’appartenance attaché à une formation collective ; la seconde une nationalité dotée d’un État. La nationalité, telle que l’entend Van Gennep, exclut donc la dimension politique. Van Gennep entend ainsi mettre fin à la confusion qui règne dans les esprits de ses contemporains, mystifiés par la généralisation du modèle de l’État-nation : « […] parfois Nationalité et État coïncident, reconnaît-il, et […] parfois ils ne coïncident pas, s’empresse-t-il aussitôt de préciser ; mais la définition du premier terme n’a pas à être donnée en fonction du second, ni inversement ; ils désignent deux séries de faits collectifs autonomes, qui obéissent à des règles propres de formation et d’évolution, et peuvent ou non réagir l’une sur l’autre. Autrement dit, parfois la nationalité tend à s’identifier avec l’État, mais cette tendance ne suffit pas à caractériser la nationalité par rapport à l’État » (Van Gennep 1995 : 20-21). Au fil des pages, Van Gennep donne aussi à entendre la supériorité d’un concept sur l’autre, ou plus exactement la plus grande « invariance » – et donc la plus grande légitimité – de la nationalité : « la notion de nationalité reste autonome par son principe, par son évolution interne et par ses manifestations. Et c’est le cas […] de dire avec l’historien anglais Green : « Un État est accidentel ; il peut être fait ou défait et n’est pas pour moi une chose réelle ; mais une nation [nationalité dans la terminologie van gennepienne] est très réelle ; ceci, vous ne pouvez ni le faire, ni le défaire’ » (Van Gennep 1995 : 25). Entre les lignes de cette évaluation différentielle, Van Gennep laisse entrevoir son adhésion aux préceptes de l’anarchie individualiste ; ce parti pris se devine également en contrepoint des perspectives qu’offre à son imagination la possibilité, pour le sentiment nationalitaire, de s’affranchir du politique : « Rien n’empêche de concevoir un autre système de relations, ou même plusieurs, et où la nationalité comme telle conserverait ses possibilités de vie sans intervention, au moins directe, d’aucune formule étatique. » (Van Gennep 1995 : 26). Il donne pour preuve concrète de ce possible décrochage l’émergence et l’affirmation, au xixe siècle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à savoir « cette idée qu’un droit naturel existe qui justifie et peut-être détermine la réunion réelle et matérielle de tous ceux qui désirent s’unir » (Van Gennep 1995 : 34).
Emboîtant le pas à l’anarchiste, le préhistorien entrevu plus haut entre nécessairement en scène, la pensée libertaire fondant son refus de l’autorité sur l’idée que « l’anarchie est aussi vieille que l’humanité » (Reclus 1896 : 7). Les libertaires sont convaincus que nos plus lointains ancêtres vivaient une vie libre, sans domination d’aucune sorte, « se gérant à leur guise, sans lois imposées » (Reclus 1896 : 7). Et ils entendent réveiller cet instinct millénaire de liberté, dont le souvenir s’est estompé dans la mémoire de l’espèce. Comme le faisait remarquer Ernst Jünger, « l’anarchiste, sous sa forme pure, est celui dont la mémoire remonte le plus loin, jusqu’à des ères préhistoriques, voir [sic] prémythiques – et qui croit que l’homme a rempli dans ces temps lointains sa vocation authentique. Il en perçoit encore la possibilité dans la nature humaine et en tire ses conclusions. En ce sens, l’anarchiste est l’archi-conservateur, l’extrémiste qui cherche à saisir la bénédiction et la malédiction de la société dans leur racine même [2]. » Au passage, notons que ces considérations jettent une autre lumière sur l’attrait de Van Gennep pour la préhistoire que l’on pourrait être spontanément tenté de mettre sur le compte de la conception évolutionniste du folklore qui prévaut encore dans la première moitié du xxe siècle et qui fait de la préhistoire un centre d’intérêt obligé pour le folkloriste.
Le préhistorien rallie l’anarchiste pour affirmer l’ancienneté de cette notion dont il a entrepris l’étude, la nationalité : « […] ce serait une erreur de croire que le sentiment collectif désigné par ce mot, que les notions scientifiques et historiques par lesquelles on le justifie, n’existaient pas antérieurement à la formation du mot et à son introduction dans le vocabulaire commun. » (Van Gennep 1995 : 33). Selon Van Gennep, il en va du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme de la nationalité ; ils sont aussi anciens l’un que l’autre : « […] nos ancêtres [les « Sauvages » disparus de l’Europe, historiques d’abord, puis préhistoriques] vivaient socialement, et fort bien, sur des bases différentes de celles de l’Europe romanisée, féodale ou monarchiste » (Van Gennep 1995 : 40) ; « la notion que les peuples ont un droit normal à s’administrer et à se gouverner eux-mêmes d’après des principes électifs et démocratiques est une notion qui existait chez les Gaulois et se retrouve chez maints peuples modernes dits ’sauvages’ » (Van Gennep 1995 : 41). L’auteur du Traité des nationalités n’a pas de mots assez durs pour condamner ce par quoi cet idéal d’autonomie a péri, à savoir « le principe oriental des peuples-bestiaux, des peuples-marchandises » (Van Gennep 1995 : 45), en d’autres termes la romanisation. Mais pas seulement. Car si « la romanisation et la christianisation qui s’y est superposée ont fait le plus grand mal à l’humanité européenne » (Van Gennep 1995 : 41), d’autres formes étatiques l’ont menacée et la menacent encore : l’absolutisme monarchique, le centralisme républicain, la lutte des classes, le communisme, la colonisation et même la notion d’Humanité telle que l’ont promue les Lumières, parce que synonyme d’« uniformisation forcée » (Gossiaux 1995 : XIX). Nul doute que Van Gennep serait fort apprécié aujourd’hui, s’il était lu, par John Zerzan (1943-) et tous nos contemporains adeptes de l’anarcho-primitivisme.
Quoi qu’il en soit, retenons, pour ce qui est de l’élucidation de la présence des « pays » dans l’œuvre de Van Gennep, que les Gaulois incarnent, dans l’esprit du folkloriste, quelque chose d’un idéal nationalitaire et, partant, anarchiste. L’on peut identifier là une raison supplémentaire au fait que les pagi, dont la définition substantialiste qu’en donne Van Gennep correspond assez bien, finalement, à la manière dont le folkloriste conçoit par ailleurs la nationalité, hantent son folklore. Ils confèrent à l’œuvre une signature idéologique, discrètement apposée, par laquelle l’auteur inscrit en filigrane son espoir que triomphe bientôt le « principe […], proprement européen primitif, de l’équivalence des groupes et de la décentralisation administrative et économique » (Van Gennep 1995 : 41) : « […] nos ancêtres européens nous avaient légué un héritage de libertés que nous avons laissé, tous tant que nous sommes, modifier et précipiter aux mains de représentants des systèmes oppressifs qui sont caractéristiques des empires de l’Asie antérieure. C’est tant pis pour nous. Mais puisque nous le savons, il faut reprendre possession de cet héritage dilapidé presque en entier et reconstruire notre Europe conformément à nos tendances personnelles. » (Van Gennep 1995 : 42).
La part belle faite aux « pays » dans la géographie du folklore van gennepien ne contredit pas seulement la promotion de la notion de « zone folklorique » à laquelle s’emploie par ailleurs le folkloriste. Elle cadre tout aussi mal avec la dévaluation dont cette catégorie de territoire fait unanimement l’objet au cours de la première moitié du xxe siècle. L’avant-garde des sciences humaines boude le « pays », ce qui ne manque pas d’ajouter au caractère énigmatique de leur convocation par Van Gennep. Si, à la suite de Nicole Belmont et de Daniel Fabre, il est possible de relire l’œuvre feuilletée de Van Gennep pour mettre au jour les solidarités souterraines qui lient « pays » et « zones » en dépit de leur apparent antagonisme, l’on peut tout aussi bien imputer cette dissidence dans la dissidence à d’autres aléas qu’aux hésitations d’une pensée théorique complexe ou inaboutie. Les idéaux nationalitaires et anarchistes qui animent le folkloriste et qu’incarne à ses yeux le « pagus » gaulois parent d’une autre évidence le « pays ». Sa présence dans l’œuvre, dans les périphéries des annexes et des inédits, témoigne de la vitesse différentielle de péremption des investissements savants et partisans dont peut faire l’objet une notion aussi plastique et perméable. Elle illustre aussi le potentiel polysémique qu’une catégorie de territoire, conceptualisée dans l’univers des sciences, est susceptible d’acquérir dès lors que les idéologies s’en saisissent. Car tout assourdissant soit-il, le credo des petites et de la grande patries professé par la IIIe République n’empêche pas les utopies libertaires d’en donner des interprétations divergentes. Distinguer ces variations en dépit du brouhaha qui les couvre est l’un des bénéfices, et non des moindres, à tirer de la relecture attentive de l’œuvre de Van Gennep.
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