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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Utopie et consolation amazonienne. Stefano Varese en anthropologue activiste, jalons biographiques

Irène Favier

Université Grenoble Alpes (UGA)/Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA)/Instituto français d’études andines (IFEA)

2023
Pour citer cet article

Favier, Irène, 2023. « Utopie et consolation amazonienne. Stefano Varese en anthropologue activiste, jalons biographiques », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2812.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Circulations transnationales et usages sociaux des savoirs anthropologiques aux Amériques », dirigé par Thomas Grillot (CNRS, Paris) et Sara Le Menestrel (CNRS, Paris).

Résumé  : L’itinéraire biographique de l’anthropologue italo-péruvien Stefano Varese traverse le second vingtième siècle et rend compte des dynamiques qui affectent alors l’anthropologie. Sa contribution aux études sur l’Amazonie péruvienne, encore rares dans les années 1960 lorsqu’il effectue sa thèse de doctorat, l’amène à être contacté par le gouvernement militaire au pouvoir, pour participer à la réforme agraire que celui-ci entend mener. D’intellectuel en construction, Varese se trouve propulsé au rang de figure de la « drôle de révolution » menée depuis l’appareil étatique entre 1968 et 1975. Exilé après la fin de cette expérience politique au Mexique puis aux États-Unis, il poursuit un travail de production de connaissances et de sensibilisation aux questions indigènes, qui fait de lui un des acteurs des évolutions de l’anthropologie appliquée, à laquelle il impulse une dimension politique cette fois assumée. Ce texte se propose de retracer cette trajectoire biographique, en en restituant le contexte historique, et tente d’identifier l’héritage de Varese vis-à-vis de la longue et complexe histoire de l’anthropologie appliquée.

La trajectoire de l’anthropologue italo-péruvien Stefano Varese interroge les circulations à l’œuvre au sein de sa discipline, telle qu’elle se pratique dans les Amériques au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. Elle en donne aussi à voir les frontières historiquement poreuses d’un double point de vue, géographique et épistémologique. Loin de s’apparenter à un jeu de translations spatiales et culturelles sans obstacle, l’itinéraire de Varese suggère les tensions manifestes dans les espaces américains et met en évidence les malentendus et rapports inégaux qui pèsent sur le franchissement de la frontière mexico-étasunienne. Exilé au Mexique après sa participation à l’atypique séquence révolutionnaire péruvienne menée par le général Velasco entre 1969 et 1975 (Aguirre & Drinot 2017), Varese quitte Oaxaca, au début des années 1980, pour la Californie où il enseigne désormais comme professeur titulaire à l’université de Davis (UC Davis). Ses déplacements transatlantiques et, pour l’essentiel, continentaux fondent une anthropologie marquée par les années de guerre froide et la pratique de la comparaison.

L’itinéraire universitaire et extra-universitaire de Varese souligne aussi, de façon assumée, le lien intime qui lie sa pratique de l’anthropologie aux processus politiques à l’œuvre dans les Amériques, dans la séquence politique et intellectuelle inaugurée par la révolution cubaine en 1959. Il joue en particulier un rôle de premier plan dans la mise en œuvre du tournant épistémologique espéré par les auteurs des successives déclarations de la Barbade [1], dont il est un des rédacteurs (Varese et al. 2008). En 1971, la première entend opérer une prise de distance avec les instances clés de la production des savoirs anthropologiques que sont les institutions chrétiennes, dont Varese a dépendu pour l’élaboration de sa thèse de doctorat sur les peuples asháninka de la région du gran Pajonal, en Amazonie centrale. Publiée en 1968 sous le titre de La sal de los cerros. Resistencia y utopía en la Amazonía peruana, celle-ci a largement circulé dans les cercles universitaires, péruvien d’abord à la faveur de rééditions successives en 1974 puis en 2006 [2], puis international au fil de ses traductions en anglais en 2002, en français en 2015 [3], jusqu’à faire figure de classique et de précurseur en anthropologie amazoniste. L’adjonction (plus que l’objection) de la logique de la différence culturelle à l’analyse marxiste entend affiner une contestation exprimée depuis les Suds globaux, dont la construction politique est également contemporaine de l’élaboration de l’ouvrage et de sa réception sur plusieurs décennies.

On se propose ici de revenir sur cette trajectoire pour en retracer, selon un fil chronologique, des éléments composant une biographie intellectuelle et politique, à partir d’un corpus constitué de ses écrits relevant de l’autobiographie (Varese 2021 ; 2017 ; Varese et al. 2008), auxquels s’ajoutent plusieurs textes de collègues et/ou compagnons de route, à l’occasion de la rédaction de préfaces prenant une dimension partiellement testimoniale (Walker 2021 ; Hale 2021 ; Chirif 2006) [4]. Ces écrits de Varese, tout en maintenant une distance vis-à-vis du genre autobiographique, participent en effet en plusieurs occurrences d’une justification des choix opérés au fil de sa vie, notamment lors du tournant de 1969. Après en avoir énoncé les possibles enjeux, le présent article entend mettre en relief les étapes importantes de cet itinéraire, dont on souhaite montrer qu’il est rythmé par des pas de côté extra-universitaires venant travailler la discipline anthropologique et ses épistémologies, non dépourvus de conséquences personnelles, et des ruptures biographiques.

En guise d’introduction : triple enjeu d’une pratique activiste de l’anthropologie

Le souhait de Varese d’interroger les fondements de la production du savoir, comme son souci de s’émanciper des instances chrétiennes de production des savoirs, ne vise pas une autonomie disciplinaire dont il décrie au contraire les prétentions autotéliques. Son usage des savoirs anthropologiques semble suivre trois pistes.

Il entend tout d’abord mettre les savoirs au service des populations menacées d’extinction culturelle, dans un contexte de prédation étatique et supra-étatique aiguë depuis la fin du XIXe siècle (Espinosa 2016), en continuité avec une séquence historique entamée par la conquête espagnole. À cette fin, il quitte son poste à la direction du Centre de recherche sur l’Amazonie et de professeur assistant à l’université de San Marcos qu’il occupait respectivement depuis 1967 et 1969 (« une décision foutrement difficile », Varese 2021) et il accepte de prendre la tête d’une division du ministère de l’Agriculture péruvien en 1969, dont le travail donnera lieu à un décret-loi instituant les communautés natives en 1974. Cette première forme catégorielle légale ouvre droit à la reconnaissance de la propriété collective de la terre par les groupes indigènes d’Amazonie péruvienne. Cette infraction à la neutralité académique embrassée par d’autres praticiens du même champ disciplinaire, notamment étasuniens [5], l’inscrit dans l’histoire longue de l’anthropologie appliquée au Pérou. Une partie de ses collègues en a ainsi fait l’expérience au sein de l’ex-hacienda de Vicos (Grillot 2022). C’est le cas de Mario Vásquez, qu’Allan Holmberg recrute comme assistant à Vicos puis comme doctorant à Cornell, et qui recrutera à son tour Varese au ministère. Richard Chase Smith, que Varese publie dans le premier (et unique) numéro de la revue Kiario, qu’il fonde en 1969, est pour sa part diplômé en anthropologie de la même université étasunienne et membre des Peace Corps. Ce positionnement explique, aussi, le registre testimonial assumé et, partant, partiellement biographique dont relève une partie de sa production écrite tardive (Varese 2017 ; 2021). Celle-ci consiste en effet en une défense du bilan du gouvernement militaire en matière de réforme agraire – un travail qu’il prolonge en participant en 1968 à un groupe de travail international, l’International Work Group on Indigenous Affairs (IWGIA) ainsi qu’au Tribunal international des crimes de guerre Bertrand Russell [6] en 1980.

Seconde prise de distance avec la neutralité académique, l’exploration anthropologique par Varese du rapport asháninka au monde semble relever d’une quête d’utopie concrète, méfiante vis-à-vis d’une attente de bonheur collectif, renvoyé vers un futur incertain. Les positions de Varese s’en trouvent malaisément localisables sur un spectre partisan. Ses voyages dans les républiques socialistes yougoslaves et polonaises et de la Chine populaire (visitées au cours des décennies 1970 et 1990) lui confirme son appétence pour l’immanence des cultures indigènes, sans promesse ni projection ultérieure. Varese suit là une logique que ne renierait pas David Graeber dans sa recherche d’une anthropologie anarchiste et dans son appel à l’élaboration d’une « théorie du bonheur politique » (Graeber 2004), même si Varese, à la différence de Graeber, réaffirme son attachement envers les dispositifs de politiques publiques auxquels il a participé lors d’une période d’exercice du pouvoir, il est vrai atypique [7]. Varese n’affiche pour autant aucune affiliation idéologique explicite, hormis celle à une gauche internationaliste. Il se départit de l’héritage idéologique flou de la « drôle » de révolution vélasquiste, dont d’emblée il ne suit pas les lignes énoncées dans le « plan Inca ». Il qualifie (par provocation ?) ses tentatives politiques en Amazonie péruvienne de « pragmatiques : je souhaitais mettre à l’épreuve quelques-unes de mes timides connaissances anthropologiques » (Varese 2021 : chap. 20, p. 3). Sa pratique de l’anthropologie depuis les Suds américains lui inspire tout autant de méfiance envers le voisin septentrional sur le sol duquel son itinéraire amoureux puis familial le conduit finalement. De l’expérience vélasquiste en effet, elle-même légataire d’une histoire politique marquée par l’anti-impérialisme, Varese semble retenir une position de non-alignement, qu’il applique à son anthropologie. Ainsi sa brève rencontre avec les populations indigènes étasuniennes, selon lui passablement atteintes par le consumérisme, le convainc que sa mise en lumière d’autres façons d’être au monde, dans le grand Pajonal péruvien ou à Oaxaca, sert des enjeux immédiats, tiers-mondistes puis décoloniaux, selon les qualifications changeantes qu’il leur attribue au fil de son itinéraire intellectuel lui aussi globalisé. 

À moins que cette pratique de l’anthropologie n’offre – troisième piste possible que suggère le ton plus confidentiel de son dernier ouvrage (intitulé El arte del recuerdo (L’art du souvenir) 2021), – une consolation à la déception qui suivit le coup d’arrêt porté à l’expérience révolutionnaire en 1975, son exil coïncidant avec les années de violence intérieure au Pérou (1980-2000) suivies de l’instauration autoritaire d’une voie péruvienne néolibérale. Cet « art du souvenir » privilégie une écoute fine du fonctionnement intime de la mémoire jusque dans ses dimensions sensorielles et convoque des figures de chaman pour éclairer certains passages de sa propre existence, avec une douceur de ton entretenue par l’écriture rétrospective et une ironie freinant les lectures trop littérales des engagements passés et/ou présents. L’irrévérence autobiographique est aussi assumée au moyen d’anecdotes allant de la mention des premières réminiscences sexuelles à celle de ses incontinences nocturnes enfantines. Quoique difficilement qualifiable d’autobiographique, cet essai donne à voir par bribes un itinéraire encore assez méconnu – peut-être du fait des heurts géographiques qui le ponctuent, peut-être en raison de la difficulté du Pérou à s’entendre sur le sens à donner au legs vélasquiste (cf. note 5). Varese n’en demeure pas moins une figure clé de l’histoire intellectuelle et politique péruvienne et sud-américaine, qui participe pleinement de l’histoire des savoirs anthropologiques aux Amériques – de leur fabrique, de leurs circulations et de leurs usages. Activiste ? Buissonnière ? Dissidente ? La pratique de l’anthropologie par Varese est une contribution au long débat sur l’anthropologie appliquée (Singer 2008), un qualificatif néanmoins quasi absent de son propre vocabulaire et que son œuvre vient néanmoins travailler et interroger, voire subvertir.

Déplacements, transferts, errances. Circulations fondatrices

Le cheminement biographique de Stefano Varese est fait de circulations tantôt choisies, tantôt subies, qui font de lui un acteur autant qu’un témoin des évolutions globales du second vingtième siècle. Né en Italie à Gênes en juillet 1939 d’un père avocat et d’une mère aux parents libraires, ses premières années de vie sont marquées par de courtes migrations internes, destinées à échapper aux violences de la seconde guerre mondiale. À la suite des bombardements consécutifs au débarquement en Italie en 1942, la famille déménage à Cavi avant de rejoindre en janvier 1943 Prato Sopralacroce dans les Alpes ligures pour échapper aux violents affrontements entre troupes allemandes et armées alliées. Ces stratégies d’évitement des lignes de front ne prémunissent néanmoins ni Stefano ni sa fratrie d’une rencontre avec les sombres réalités de la guerre. Elles précipitent aussi de ponctuelles rencontres avec certaines de ses figures tutélaires, notamment les résistants italiens qu’il convoquera plus tard, avec Gramsci, dans une tentative rétrospective d’expliquer son ancrage politique à gauche [8], alors que sa famille partage un conservatisme qui tend à l’acceptation passive du fascisme mussolinien.

Dans les années d’après-guerre, marquées en Italie comme ailleurs par l’affrontement des superpuissances, sa sœur aînée, mariée à l’un de ces partigiani l’introduit dans des cercles activistes où la situation italienne est appréhendée à l’aune des dynamiques globales. C’est ainsi qu’il prend connaissance du coup d’État fomenté en 1954 contre le gouvernement guatémaltèque de Jacobo Árbenz Guzmán. Il s’agit là d’un événement majeur de la vie politique et sociale sud-américaine, situé en amont de ce qu’on pourrait désigner comme la fin des « années 1959 » – une séquence historique centrée sur la révolution cubaine, sa grammaire anti-impérialiste et ses réceptions sur le continent. Varese insère également ce fait inaugural dans une séquence globale en le rapprochant d’une autre rupture politique survenue dans ce qui ne s’appelle pas encore les Suds : le renversement du gouvernement iranien de Mohammad Mossadegh un an plus tôt, sur fond d’appétits pétroliers.

À cette époque, Stefano Varese est en Italie et n’a pas encore pris la décision qui, à l’âge de 17 ans, l’arrache à son lieu de naissance et rendra possible l’exercice de sa future profession d’anthropologue américaniste, créant aussi une forme de dette morale envers sa mère qui transparaît dans la dédicace de son autobiographie (La sal de los cerros était dédié à son père et sa belle-mère). Le regard qu’il porte sur sa propre trajectoire est en effet marqué par l’abandon de sa famille maternelle en 1956 pour rejoindre, dans une incommode avionnette, le père adultère parti s’installer au Pérou. 

Ce déplacement transatlantique l’amène d’emblée à sillonner le pays, tout d’abord le littoral, du nord au sud. Il se rend depuis Piura sur la côte septentrionale jusqu’à Lima où il s’emploie à acquérir une seconde « lengua franca », l’espagnol, qui deviendra sa langue privilégiée de publication. Les activités paternelles annexes l’emmènent à nouveau hors de la capitale, lorsque Stefano devient représentant de la bijouterie familiale dans les villes de la côte ou lorsqu’il découvre et « tombe amoureux » de l’Amazonie à Puerto Tocache à l’occasion d’une visite rendue à un ami de son père (Varese 2017). Ces déplacements géographiques sont l’occasion d’embrasser un spectre social élargi au-delà des cercles favorisés liméniens dans lesquels il évolue, de découvrir la variété des phénotypes résultant de brassages séculaires de populations (« Je découvrais de nouvelles personnes, des visages inattendus, des accents inconnus », Varese 2017 : chap. 5, p. 1), et de bénéficier de circulations intellectuelles globales dont l’Amazonie semble, à certains égards, au moins autant le réceptacle que Lima. Ainsi l’ami paternel, partiellement reclus, lit-il Life Magazine, des traductions espagnoles de Lénine ou Engels mises en circulation par le Komintern, et les écrits de la prolifique génération sud-américaine précédente, qu’il s’agisse du journaliste socialiste José Carlos Mariátegui, de l’anthropologue indigéniste Luis Valcárcel, de l’archéologue pionnier Julio Tello, du penseur anarchiste Manuel González Prada ou du romancier membre de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA) Ciro Alegría. 

Ces déplacements se poursuivent au fil des décennies ultérieures, et caractérisent aussi la fratrie recomposée qui l’entoure à Lima. Son frère cadet, né en 1949 et précocement émancipé par le père de famille, se rend en Europe puis au Moyen-Orient où il est suspecté d’être un agent d’Israël, avant de poursuivre ses pérégrinations mystiques et politiques au Nicaragua où il participe à la révolution sandiniste. Sa sœur Chiara, née en 1953, se rend à Cuba à 18 ans, où elle devient baby-sitter des enfants de Raúl Castro. Elle commence un itinéraire de cinéaste social qui interroge les fondements démocratiques sud-américains (Imágenes para una democracia, 1986, qu’elle réalise avec le groupe Chaski). Ces vies « à densité latino-américaine » selon leur frère aîné (Varese 2021 : chap. 13, p. 1) ancrent durablement la famille dans les vigoureuses polarisations politiques à l’œuvre à travers le sous-continent, qui bousculent les réseaux de sociabilité fondés sur l’appartenance sociale initiale. Les heurts qui les ponctuent – sœur et frère cadets sont tour à tour emprisonnés pour leurs activités politiques – précipitent également certaines des circulations marquant l’itinéraire de Varese et l’orientent vers l’« auto-exil [9] », introduisant une rupture fondatrice d’avec son insertion académique jusqu’alors strictement péruvienne.

Pour l’heure en effet, une fois entamée sa recherche doctorale à l’université catholique de Lima en 1963 sous la direction de l’anthropologue et médecin français Jehan Albert Vellard, pied-noir catholique et conservateur, Stefano Varese s’insère rapidement dans le champ universitaire liménien. Sa recherche l’amène néanmoins à prendre à nouveau la mesure de l’insertion amazonienne dans des canaux de circulation globalisés, ne serait-ce qu’au contact des missionnaires chrétiens en poste dans ces régions dites reculées depuis la capitale émettrice de savoirs. En désaccord partiel avec son directeur de thèse, qui l’incite à se défaire de la lecture des voyageurs et des sources coloniales sur l’Amazonie, il se tourne vers le personnel religieux présent sur place pour obtenir des données empiriques que le manque de temps et de moyens financiers l’empêche de tenter de recueillir lui-même. Ainsi doit-il au frère catholique italien Pelosi la consultation d’une documentation datée des XVIIe et XVIIIe siècles, ramenée de l’Archive centrale de l’ordre franciscain et de sources locales issues de ses couvents amazoniens, et l’accès à deux missions installées au cœur de l’Amazonie centrale : celle de Puerto Ocopa dans le bas Perené, et celle d’Oventeni dans le grand Pajonal. 

L’indigence des données alors disponibles sur l’Amazonie péruvienne le pousse à solliciter ce même contact une fois qu’il a rejoint le gouvernement militaire en 1969, dans une tentative d’établir un diagnostic sur la situation des populations indigènes. Mais Pelosi est échaudé par les écrits aux accents pré-barbadiens de son ancien protégé. Les affinités de Varese avec les partisans de la théologie de la libération, et ses interactions avec son principal représentant au Pérou, Gustavo Guttiérez, obèrent désormais l’accès à toute source missionnaire catholique. Varese et son équipe se tournent alors vers l’Instituto lingüístico de Verano (ILV) ou Summer Institute of Linguistics (SIL), d’obédience évangélique (Capredon & Grillot 2022 ; Favier 2020), dont les données jugées fragmentaires constituent néanmoins une base incontournable pour réaliser un début d’estimation démographique et de description socioculturelle des populations sur lesquelles il s’agit alors de légiférer. Lorsqu’en 1974 se discute l’éventualité de nationaliser la base aéronavale de l’ILV à Yarinacocha en Amazonie, pour y substituer un centre de renseignement militaire de la très conservatrice Marine péruvienne (« quasi fasciste », Varese 2021 : chap. 24, p. 2), Varese préfère le statu quo à ce changement, à son sens encore moins favorable.

Indigence des données sur une Amazonie marginale dans la production anthropologique nationale et internationale, dépendance aux instances extra-universitaires de production des savoirs sur le lointain : l’entrée de Varese dans le champs universitaire comme dans celui de l’expertise se fait dans un contexte contraint, à la fois par l’histoire d’une discipline marquée par les apports savants « profanes » quoique religieux et par les réalités économiques péruviennes. Marcos Cueto a montré la précarité des conditions d’exercice des métiers scientifiques au Pérou, y compris aux plus hauts niveaux de la hiérarchie académique (Cueto 1989). Une partie du constat dressé pour les années 1890 à 1950 vaut pour les conditions de financement de la recherche en sciences sociales même après cette période, où l’autofinancement demeure la règle, dans une confrontation brutale quoique feutrée avec les pratiques scientifiques en provenance des États-Unis. Varese narre ainsi ses interactions avec les collègues en thèse dans les mêmes régions à la même période (Donald Lathrap, John Bodley, Gerald Weisss), dont il envie les explorations en profondeur rendues possibles par leurs conditions matérielles de recherche. Sa propre thèse est modérément ethnographique et sa focale historique s’explique peut-être aussi par ces limitations pratiques (Varese 1968 ; Chirif 2006).

Publié en 1968, le manuscrit de sa thèse, La sal de los cerros, se présente comme une ethno-histoire de la résistance indigène à la colonisation. Lors de sa seconde édition en 1974, la dimension ethnographique de l’ouvrage s’étoffe. Varese met à l’honneur les modes d’auto-désignation des personnes étudiées, les ethnonymes Asháninka et Pajonalino se substituant à l’exnoyme Campa jusqu’alors en vigueur. Les éditions vont se succéder, en trois langues, l’écho de l’ouvrage s’étendant au-delà du Pérou, à la faveur d’une troisième publication hispanophone à Cuba (2011) et à deux traductions, en anglais en 2002 et en français en 2015 chez L’Harmattan au terme d’un concours lancé par l’EHESS (Favier 2019). En 2006, les presses du Congrès péruvien publient à nouveau le texte. Une septième édition est actuellement à l’étude au sein de l’université liménienne San Marcos qui consacrerait le succès (trans)national de cet ouvrage, qui a contribué à instaurer le recours à l’analyse ethno-historique (Calderón 2009) en puisant dans une tradition d’anthropologie appliquée – qu’il renouvelle en y insufflant une perspective critique, formulée en contexte anti-impérialiste. L’ouvrage fait également date en ce qu’il pose le caractère disruptif de la colonisation dans la trajectoire d’un peuple originaire – constituant ainsi l’un des outils intellectuels de la genèse des études post-coloniales à l’échelle hémisphérique.

Décrire et/ou défendre ?

Dans les années 1970, malgré les difficultés concrètes rencontrées au cours de sa recherche doctorale, Varese poursuit son projet de description de l’Amazonie péruvienne, non en dépit, mais bien à la faveur de son insertion au sein du ministère de l’agriculture puis d’une instance adossée au Système national de soutien à la mobilisation ou SINAMOS (Cant 2017) et à l’Organisation internationale du travail. Varese justifie son choix de travailler pour le gouvernement militaire malgré son « impureté » révolutionnaire au nom d’un nécessaire « processus de clarification nationale ». Cela lui vaut un éloignement critique d’une bonne partie des cercles intellectuels péruviens et des instances académiques productrices de savoirs anthropologiques légitimes que sont devenus après-guerre les centres de recherche et les universités. Mais cela ne signifie pas l’arrêt de son activité scientifique comme anthropologue.

Au sein de la division des communautés natives amazoniennes (División de comunidades nativas de la Selva) du gouvernement péruvien, Varese s’emploie à constituer une somme de savoirs laïcisés sur l’Amazonie – en partant néanmoins d’une base de données provenant de l’ILV. À cette fin, il recrute un personnel formé à l’université : le sociologue Sergio Chang, son ancien élève Jorge Osterling, ainsi qu’« un petit groupe d’étudiants volontaires » (Varese 2021 : chap. 24, p. 10). Avec cette équipe, il lance une première étude-sondage sur les communautés indigènes du Haut Marañón, zone située à la frontière avec l’Équateur, dans laquelle les militaires avaient lancé un projet de colonisation agricole interne à destination de populations andines et côtières pauvres. Ce projet s’inscrit dans la continuité des plans du gouvernement civil précédent de Fernando Belaúnde Terry (1963-1968), qui avait appelé à la « conquête du Pérou par les Péruviens », et participe des tensions géopolitiques durables nouées avec le voisin équatorien quant au tracé de la frontière (Bignon 2019).

L’objectif de l’étude consistant à battre en brèche le credo développementaliste immanquablement convoqué quand il s’agit d’évoquer la situation des chunchos (dénomination péjorative des indigènes amazoniens par l’élite créole liménienne), Varese et ses étudiants, devenus collègues, confirment leur hypothèse initiale au moyen de résultats recueillis sur place et transmis par un collègue étasunien, Brent Berlin. Selon cette étude pilote, les populations awajún disposent d’une économie saine, fondée sur des cultures vivrières adaptées à leur environnement et sur la vente d’un petit surplus auprès des colons et des campements militaires situés à proximité, qui leur permet d’acquérir sur le marché des biens matériels tels que des fusils, des balles, des machettes, des moteurs hors-bord, des transistors radio, des piles, des tissus, des casseroles. Surtout, l’étude met en lumière un contrôle territorial indigène fin, mené selon une logique sociale et environnementale expliquant la survie de ces groupes humains par-delà la conquête et l’insertion accrue de ces régions dans l’économie de marché depuis la fin du XIXe siècle (García Hierro 2007). Cette étude, destinée en premier lieu à convaincre les militaires d’infléchir leur vision développementaliste et surplombante de l’Amazonie et de sa participation au devenir national, donne lieu à la rédaction d’un rapport que Varese qualifie de bureaucratique, l’Estudio sondeo de seis comunidades aguarunas del Alto Marañón, publié en 1972 par le SINAMOS sous le titre Las sociedades nativas de la selva : diagnóstico socio-económico del área rural peruana. 

C’est sur cette étude que Varese base certaines de ses interventions comme anthropologue, notamment à la première conférence de la Barbade (ou Barbade I) en 1968 où les données recueillies sont le support d’une intervention dénommée « Inter-ethnic relations in the Selva of Peru », dont la publication en anglais à Genève se fait sous les auspices conjoints de l’université de Genève et du Conseil mondial des Églises… celles-là mêmes dont la conférence dénonce le prisme colonial dans ses interventions auprès des populations amazoniennes. Les sinuosités de la pratique de l’anthropologie par Varese articulent donc ici, selon un legs qui tient aussi aux dynamiques de l’anthropologie indigéniste du demi-siècle précédent, lente construction d’une légitimité académique, expertise gouvernementale, dépendance aux savoirs produits en contexte missionnaire et activisme militant. À ce dernier égard, Varese se félicite ironiquement que la version hispanophone du texte issu de Barbade I, publié à Montevideo par les éditions Terra Nova, ait fait l’objet d’une saisie par la dictature militaire uruguayenne, qui le détruit pour ses présupposés socialistes et subversifs.

En ce sens, le travail de Varese s’inscrit dans l’histoire d’un débat interne et durable à la discipline, celui du bien-fondé et des modalités d’application des savoirs anthropologiques aux réalités sociales ainsi décrites – voire à l’élaboration concomitante de ces savoirs, de leur diffusion et de leurs usages immédiats, sous forme de législation, de politiques publiques, de programmes d’intervention sur le terrain, ou de jugements à visée symbolique comme à l’occasion du IVe Tribunal Bertrand Russell en 1980. Peu avant qu’il n’entre au gouvernement militaire en 1968, cette même année voit la tenue du 38e Congrès International des Américanistes, à Stuttgart et Munich, qui donne le ton de ce débat lorsque, à l’initiative du norvégien Helge Kleivan, furent discutés le rôle social des anthropologues dans un monde changeant, marqué par l’« oppression néocoloniale des peuples indigènes », et le projet de constituer un groupe de travail destiné à dénoncer et combattre les tendances exterminatrices de toute sorte (gouvernementale, des entreprises extractives), a minima ethnocidaires, ciblant les populations amazoniennes. Cette proposition fait débat et suscite la réprobation de David Maybury-Lewis quant à la mission de l’anthropologie – descriptive avant que proactive. Si Maybury affiche son inconfort quant à un rôle social qui dépasse selon lui les capacités de la discipline, voire en dénature la fonction première, il fonde quatre ans plus tard l’association Cultural Survival à laquelle Varese rend hommage et dont il rejoint le directoire par la suite. La préférence de Varese pour une anthropologie – qui au fil de son écriture prend tout à tour les qualificatifs d’activiste, solidaire, engagée, d’urgence, utopique – lui vaut, en 2013, de recevoir le prix LASA/OXFAM America Martin Diskin Memorial Lectureship, distinction qui souligne depuis 1998 l’activisme des Latin American studies, à rebours de la posture souvent plus frileuse adoptée par les départements d’anthropologie aux États-Unis (Hale 2021).

Tout en faisant œuvre de consultant pour l’Unesco, le Fond international pour le développement agricole, l’UNHCR, et la fondation inter-américaine, Varese poursuit son itinéraire scientifique. Il étudie les populations zapotèques et mixtèques dans l’État mexicain d’Oaxaca, nahuas dans l’État de Veracruz, les réfugiés guatémaltèques au Mexique, les réfugiés mexicains en Californie, les diasporas indigènes en Amérique latine, interrogeant les descriptions ethnographiques fixistes héritées d’une anthropologie qu’il articule, depuis sa thèse, à une perspective diachronique plus large. Cette oscillation entre description et intervention demeure d’actualité, en particulier depuis la recrudescence des dynamiques néo-extractivistes depuis la fin du XXe siècle (Svampa 2019 : 45). Ainsi, à Stanford, lors d’un hommage rendu à Stefano Varese à l’occasion de la parution de son livre de souvenirs, son collègue centraméricaniste Charles Hale souligne-t-il une tension vécue, toujours à l’œuvre au sein de la discipline à l’histoire récente de laquelle tous deux participent. Ancien président de la Latin American Studies Association (LASA), membre du département d’anthropologie de l’université californienne de Santa Barbara, Charles Hale a développé des méthodes de recherche collaborative, qu’il qualifie aussi d’activistes. Il n’en souligne pas moins l’inconfort que suscite chez lui la lecture de l’itinéraire de Varese, Hale disant osciller « entre une admiration profonde envers la production critique, érudite et rigoureuse de savoirs, d’une part, et un dédain pour le refus de l’engagement que la performance académique entraîne si souvent, d’autre part » (Hale 2021, ma traduction).

Cette hésitation vis-à-vis des usages légitimes et buissonniers des savoirs scande l’histoire de cette discipline à la méthodologie évolutive (Poole 2008), tendue entre « l’école de la Science comme savoir et celle de la Science à utilité pratique », pour reprendre les termes de Merrill Singer dans sa proposition de bilan de ce volet crucial de l’histoire de la discipline. Mais Varese dédaigne de subsumer sa pratique sous la bannière catégorielle et méthodologique de l’anthropologie appliquée, définie comme « l’usage des concepts, des méthodes, des savoirs et du personnel issue de l’anthropologie pour traiter de problèmes socialement définis de la vie humaine » (Singer 2008). Varese commente également assez peu le legs pluriel des indigénismes péruviens et leur déclinaison anthropologique (Degregori 2000). C’est sans doute que l’anthropologie appliquée, dont la trajectoire croise celle de l’indigénisme, procède d’une histoire mouvementée, dont « on peut dire qu’[elle] a donné lieu au meilleur et au pire de ce qui s’est réalisé au nom de l’anthropologie » (Singer 2008). Tout en en recrutant d’anciens participants, Varese garde ainsi le silence sur Vicos, expérience structurante de cette anthropologie au Pérou, qui suscite de forts débats dans la discipline (Bolton et al. 2010).

Inconforts anti-impérialistes

Sans doute Varese hésite-t-il à se réclamer de Vicos, expérience marquée par la Guerre froide et l’intervention étasunienne dans l’espace hémisphérique sud-américain. Récipiendaire en 2017 de la médaille Haydee Santamaría, remise par la Casa de las Américas et le gouvernement cubain pour sa contribution à l’amitié péruano-cubaine, Varese incarne davantage l’écho de 1959 à travers les Suds américains que l’influence disciplinaire de l’espace académique étasunien (Salvatore 2016). Ainsi préfère-t-il la version cubaine de l’ouvrage issu de sa thèse [10] à sa version anglophone [11]. La première voit le jour à l’initiative de Roberto Fernandéz Retamar, directeur de la Casa de las Américas, de Silvia Gil, responsable éditoriale du même établissement, et de Jaime Gómez Triana, responsable d’un programme d’études et d’une collection sur les peuples originaires dont La sal de los cerros constitue une des premières publications. Varese apprécie cette version, économique quoique limitée en termes de diffusion : le recours à un papier peu coûteux et à une formule éditoriale simple offre selon lui un point de comparaison heuristique au regard de la version des presses universitaires de l’Oklahoma, publiée grâce à la proposition d’un graduate student de Davis, que Varese avait sollicité afin de disposer d’un matériau pédagogique anglophone, utilisable auprès du public étudiant de licence, monolingue pour l’essentiel. Varese juge cette version pratique, quoique coûteuse, d’une qualité de traduction discutable et d’un maigre succès commercial.

Pour autant sa trajectoire de vie n’échappe pas à une ironie que son écriture restitue avec douceur. Le rapport en principe hostile que Varese entretient vis-à-vis du voisin septentrional, puisant sans doute à la double source sud-américaine et européenne [12], est complexifié par les circulations qui tissent son itinéraire, notamment amoureuses. Rencontrée au début des années 1970 en Amazonie, celle qui devient la compagne de Varese – Linda, dont on saura finalement peu de choses, hormis sa curiosité pour l’Amérique méridionale, les plantes amazoniennes et l’emploi comme enseignante d’anglais au collège liménien Roosevelt ‑ suscite la méfiance d’une partie du gouvernement révolutionnaire par sa nationalité étasunienne (Varese 2021 : chap. 20), à l’instar de la rencontre de Varese, quelques années plus tôt, lors de ses pérégrinations amazoniennes, avec des anthropologues étasuniens qui avait déclenché chez lui le même sentiment. Il semble qu’à partir de l’établissement d’un lien affectif avec celle qu’on connaît surtout par son prénom, Varese soit amené à opérer une distance critique avec ses premières positions – « la vie » se chargeant également de bousculer certains avis préconçus qu’il nourrit vis-à-vis de l’histoire étasunienne.

En effet, une fois le couple exilé au Mexique, puis plus solidement établi à Oaxaca où naît leur fille aînée en 1975, la nécessité de passer la frontière se manifeste dans un cadre à nouveau intime. Un impératif familial, lié au trouble du développement que présente leur fils cadet en 1979, précipite un nouveau déplacement du couple. Le récit des franchissements de la frontière mexico-étasunienne que ces déplacements occasionnent est fait avec humour. Il reste qu’une fois installé en Californie, au terme d’années d’une errance institutionnelle relative du fait de la précarité du statut des postes qu’il occupa dans un premier temps, les liens noués avec ses collègues l’amènent à revisiter son rapport à l’histoire étasunienne, notamment au contact de l’historien Arnold Bauer :

De lui, j’appris à réviser mes préjugés un peu immatures sur la pauvreté et le peu de profondeur historique du mouvement socialiste aux États-Unis. Il me rappelait toujours que l’oubli de ce mouvement était un phénomène récent et que, jusqu’aux années 1980, des intellectuels tels que Michael Harrington (fondateur des Socialistes démocratiques d’Amérique) remplissaient la fonction de maintenir ces idéaux en vigueur dans l’agenda du Parti démocrate. Pour Arnie, c’était seulement au cours des deux dernières décennies que la mémoire du complexe passé anarchiste, socialiste, syndical et pacifiste s’était diluée sous l’avalanche médiatique néolibérale (Varese 2021 : chap. 25, p. 3).

L’inconfort que suscitent les déplacements – subis, pour l’essentiel, et rythmant son itinéraire individuel puis familial – sont présentés rétrospectivement comme le ferment d’une souplesse idéologique et humaine, Varese trouvant du reste des relais et interlocuteurs en Europe – notamment en France auprès de Bernard Lelong (Chaumeil & Casevitz, 1992) ou de Philippe Descola rencontré en Équateur durant ses années de doctorat, invité à UC Davis (Université de Californie à Davis) puis revu en France, avec lequel il entretient une relation épistolaire intermittente.

En définitive, Varese apprivoise peu à peu l’encombrant voisin du nord, pourvoyeur décisif – quoique parcimonieux – de postes pour nombre de scholars méridionaux. Sa présence aux États-Unis parachève même, à ses yeux, sa propre identification comme latino-américain [13]. Il cite à ce sujet l’ouvrage autobiographique de l’auteur argentino-chileno-étasunien Ariel Dorfman, Rumbo al Sur, Mirando al Norte paru en 1998 – qu’il lit, plus tardivement, dans sa traduction en anglais l’année suivante, Heading South, Looking North – qui met en mots et incarne les migrations subies par les intellectuels persécutés pendant les années du plan Condor. Pour Varese, l’exil vers le Mexique à l’invitation de Guillermo Bonfil Batalla – qui provoque son effarement devant l’abondance bibliographique au regard de la rareté des sources sur les études amazoniennes au Pérou –, a conjuré le « provincialisme [14] » de son appartenance péruvienne initiale. Ses travaux ultérieurs diversifient les terrains : après le Pérou et le Mexique, le Chili, l’Équateur, la Colombie, le Nicaragua, le Guatemala – et les États-Unis, où il étudie notamment les migrations en provenance d’Oaxaca vers la Californie [15]. Conjuguée à ses observations ethnographiques, sa propre expérience migratoire le conduit à interroger les pratiques sociales de mobilité vers les États-Unis.

Faire école. L’échelle hémisphérique des Indigenous Studies

Dans les années 1980, Varese débute une carrière universitaire étasunienne marquée à ses débuts par la précarité : il est deux fois Tinker visiting professor and researcher (1986, 1987), puis Ford Fellow (1987-1988) à Stanford, au département d’anthropologie puis d’humanités. Son épouse l’encourage à mobiliser ses connaissances dans des postes au service de fondations (Inter-American Foundation et Pew Charitable Trusts) [16]. Ces travaux d’expertise professionnelle lui permettent d’entrer en contact avec Dave Risling [17], cofondateur, avec Jack Forbes [18], en 1970 de ce qui va devenir l’un des premiers départements universitaires consacré aux Native American studies, à UC Davis, et consultant dans le cadre de la création du Smithsonian’s National Museum of the American Indian, en 1989. Varese se voit proposer un contrat de visiting profesor de deux ans (1988-1990) au sein du programme de Native American studies (NAS), à l’issue duquel il est exceptionnellement recruté comme full professor. Avec Dave Risling, Jack Forbes, tous deux d’origine amérindienne, Inés Hernández-Ávila (Nez Perce/Tejana) et George Longfish (Seneca/Tuscarora) notamment, Varese œuvre à la transformation du programme en département de plein droit [19], ce qui concoure à promouvoir institutionnellement une perspective hémisphérique. Varese favorise l’obtention d’une bourse postdoctorale d’État pour l’anthropologue maya guatémaltèque Víctor Montejo, qui sera ensuite recruté au sein de la même université avant de devenir ministre de la Paix puis membre du congrès guatémaltèque dans les années 2000.

Les années mexicaines de Varese avaient inauguré un souci de contribuer à une praxis pédagogique tournée vers les mondes indigènes – dans le sillon d’une réflexion-expérimentation collective entamée dès les années 1970 en Amérique latine, en Amazonie péruvienne par exemple (Favier 2020). La lecture des textes de Paulo Freire, Ivan Illich, Orlando Fals Bordan et Amilcar Cabral inspire une conception émancipatrice et anticolonisatrice de l’éducation en contexte tiers-mondiste qui doit repenser, depuis ses savoirs et leur transmission, le projet étatique de nations laborieusement construites. Les marges géographiques et culturelles de leurs territoires offrent un terrain d’observation privilégié de l’échec d’une intégration verticale à réaliser l’égalité concrète et à préserver la richesse culturelle inhérente à ses espaces. Dans cet esprit, Varese dirige entre 1981 et 1986 le programme de Cultures populaires d’Oaxaca promu dans le cadre du secrétariat mexicain à l’Éducation publique. Composé de 15 chercheurs et de 36 promoteurs indigènes bilingues, le programme vise à concevoir et mettre en place des projets « adaptés culturellement » aux communautés chinantèques, mixes et zapotèques du nord de la Sierra Madre à Oaxaca ou du sud de Veracruz. En émergent notamment les figures intellectuelles zapotèques de Javier Castellanos, romancier et poète, l’historien Manuel Ríos, chercheur au CIESAS-Oaxaca, ou de l’ethnobotaniste Sara Cruz.

Dans le cadre institutionnel étasunien, les va-et-vient transfrontaliers suscités par ces programmes participent, de fait, des circulations intra-hémisphériques qui structurent durablement la discipline anthropologique ainsi que d’autres sciences sociales. 

Également ancrées dans un contexte universitaire plus large, marquées par la création de départements de gender studies par exemple, ces innovations institutionnelles viennent bousculer les découpages disciplinaires en vigueur. Elles suscitent une forme d’hostilité chez les anthropologues et les historiens. Varese pense qu’ils sont vexés par la remise en cause paradigmatique des « récits nationalistes, euro- ou américano-centristes [20] » que les Native American studies (NAS) précipitent, ce modèle essaimant notamment dans les établissements natif-américains d’enseignement supérieur où prédominaient jusqu’alors des appareillages théoriques peu empreints du « point de vue indigène [21] ». Ce renouvellement du paysage institutionnel universitaire s’accompagne en effet d’une révision théorique qui, selon Varese, s’ancre dans le tournant du mouvement des droits civiques et dans l’essor d’une catégorie d’intellectuels, parmi lesquels l’anthropologue Charles Hale par exemple, acceptant la notion d’impérialisme et prenant part, dans les années 1980, à des débats sur les événements politiques nicaraguayens. Même si, dans les années ultérieures, la situation moyen-orientale semble détourner le regard loin de l’Amérique du Sud, les écrits d’Edward Saïd fournissent néanmoins un outillage théorique post-colonial dont se saisissent les mêmes études native-américaines.

Écrire depuis les États-Unis sur les Suds amène à puiser dans une grille d’analyse marquée par l’histoire heurtée des relations interaméricaines et d’un panaméricanisme polysémique et ambigu. L’histoire de l’anthropologie n’y fait pas exception : des « découvertes » relatives d’Hiram Bingham au Machu Picchu à l’expérience de Vicos, la discipline est traversée par des dynamiques et des débats à la fois scientifiques, juridiques, moraux et politiques (Rice 2018 ; Salvatore 2016). Exerçant au nord, destination à la fois marquée par un ancrage familial et néanmoins partiellement vécue comme subie, Varese prétend ainsi interroger – et subvertir ? –, par sa pratique professionnelle, une histoire de « conquête disciplinaire » forgée dès la fin du XIXe siècle.

Éléments de conclusion

Aux déplacements constitutifs de l’itinéraire de Varese se superposent un certain nombre de décentrements opérés au sein de sa discipline d’élection, l’anthropologie, de l’eurocentrisme vers un idéal de décolonisation notamment intellectuelle. Varese participe aussi d’un mouvement de translation d’une focale régionale originellement axée sur les Andes, centrales au moment de son entrée dans la carrière, vers l’Amazonie. À cet égard, Varese fait école et même figure de précurseur pour une génération suivante, comme en témoigne son jeune collègue Alberto Chirif dans sa préface à la quatrième édition de La sal de los cerros :

Je me souviens bien de l’été 1966, celui où Stefano Varese a obtenu sa thèse, une recherche à caractère ethno-historique sur les Asháninka (qu’on appelait Campa à l’époque), pour être diplômé de l’Institut d’ethnologie et d’archéologie de l’Université catholique. […]. Deux ans plus tard, son travail publié allait marquer un tournant dans l’histoire des études amazoniennes au Pérou. […] En 1966, je me trouvais hors de l’université, non parce que j’avais terminé mes études mais parce que je les avais abandonnées. J’avais pris la décision de m’en écarter fin 1965, après qu’une première année de sociologie à l’Université catholique eut menacé de m’assécher l’imagination et m’eut poussé à recourir à la thérapie de la culture de la terre. Je disposais alors de temps pour lire et c’est ce que je fis avec La sal de los cerros, que Stefano avait généreusement distribué parmi ses amis. Jusqu’alors, en dépit de quelques voyages et liens familiaux […] , la selva était pour moi un milieu inconnu et sans autre attrait majeur que son exubérance et que celui qu’évoque le voyage : le changement, le mouvement, la découverte et le plaisir visuel, vital. La vision différente que donnait Stefano de la région et de ses habitants a commencé à éveiller en moi un intérêt spécial pour cette réalité, que je ne mentionnerais pas s’il s’agissait d’un sentiment strictement personnel et non celui, comme ce fut effectivement le cas, d’autres de ma génération et de quelques-uns, plus jeunes. […] Je me livre ici à quelques digressions personnelles parce que la lecture du livre de Stefano Varese et, surtout, mon amitié avec lui, ont changé le cours de ma vie en cette année 1966, lorsque je décidai d’abandonner ma vie éphémère d’agriculteur pour retourner en 1967 à l’Université, cette fois à San Marcos (…), pour y étudier l’anthropologie et pour définir ma relation de travail avec les peuples indigènes de l‘Amazonie péruvienne. (Chirif 2008 : XX)

Le renversement de perspective intellectuelle à laquelle procède le travail de Varese fait ainsi date : les indigènes amazoniens ne sont plus évoqués en termes de pauvreté relative au sein d’une communauté nationale, mais présentés depuis une perspective endogène qui met en lumière la richesse socio-environnementale de leurs mécanismes productifs et l’inventivité politique de leurs modes d’exercice du pouvoir. Quasi coup d’État idéologique suivi d’un pas de côté extra-académique au service d’une praxis gouvernementale dont Varese célèbre l’audace autant qu’il entend en modifier les héritages racialistes séculaires, le geste anthropologique de Varese fait école. Alberto Chirif accompagne ainsi la constitution des groupes indigènes amazoniens en fédération nationale (Favier 2020 ; Romio 2017). Quoique l’expérience révolutionnaire s’arrête net dès 1975, les anthropologues après Varese pratiquent la discipline selon une philosophie similaire, mêlant insertion universitaire et collaborations avec des instances non-académiques – la fragilité du système universitaire péruvien encourageant par ailleurs à diversifier les sources de financement. La réception prochaine de la septième édition de La sal de los cerros, dira s’il s’agit d’un hommage rendu à une figure devenue « historique » et, partant, datée de la pratique des sciences humaines et sociales dans le Pérou contemporain, ou si les discussions en cours autour du néo-extractivisme et de son impact sur les communautés et les territoires indigènes (Svampa 2019) invitent à réactiver une posture intellectuelle soucieuse de bousculer les lignes d’une démocratie héritière de décennies « antipolitique(s) [22] » (Degregori 2000) mais aussi d’un monde universitaire péruvien en crise (Cuenca 2015).

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[1Ces déclarations font suite à deux réunions, en 1971 puis 1977, auxquelles participent, à l’invitation de Georg Grünberg des anthropologues qui entendent adopter un point de vue critique sur les processus de « friction interethnique » à l’œuvre dans les Amériques (Hernández Reyna 2018).

[21968 : La sal de los cerros, Lima : Universidad Peruana de Ciencias y Tecnologia ; 1974 : La sal de los cerros. Aproximación al Mundo Campa, Lima : Retablo de Papel/INIDE/Ministerio de Educación ; 2006 : La sal de los cerros. Resistencia y utopía en la Amazonía peruana, Lima : Fondo Editorial del Congreso del Perú.

[3Salt of the Mountain : Campa Asháninka History and Resistance in the Peruvian Jungle, Norman : University of Oklahoma Press, 2002, traduction en anglaise par Susan Giersbach Rascon. Résistance et utopie dans l’Amazonie péruvienne. Le sel de la montagne, Paris : L’Harmattan, 2015, 274 p, traduction en français par Jean-Noël Pappens.

[4Outre les textes publiés au fil de son itinéraire intellectuel, les sources utilisées pour ce texte proviennent de documents fournis par S. Varese (son CV et la liste de ses publications intégrale établie en 2017, reproduite ici dans le dossier documentaire, dans la rubrique Note et Instrument de recherche), auxquels s’ajoute un entretien réalisé avec lui le 15 juillet 2022. L’auteure remercie S. Varese d’avoir accepté d’engager une conversation et de l’autoriser à consulter ces documents.

[5Varese s’interroge sur le nombre en expansion d’anthropologues étasuniens en Amazonie péruvienne après 1968 et ses ressorts géopolitiques. Il semble supputer un lien entre l’octroi de bourses doctorales sur ces territoires et les inquiétudes étasuniennes quant aux dynamiques politiques impulsées au Pérou par le gouvernement militaire. Cf. Varese 2021, note 27.

[6Tribunal d’opinion fondé, en 1966, par Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre pour dénoncer la politique des États-Unis dans le contexte de la guerre du Viêt Nam. D’autres tribunaux suivront le même modèle en utilisant l’appellation « Tribunal Russel » pour dénoncer des violations des droits de l’homme.

[7En 1968, un coup d’État militaire défait le gouvernement civil de Fernando Belaúnde Terry, auquel il est reproché d’avoir conclu avec des compagnies pétrolières étrangères un contrat estimé favorable à ces dernières. Le général Juan Velasco Alvarado établit un « Gouvernement révolutionnaire des forces armées », qui s’emploie dans les années suivantes à réduire la pauvreté et les inégalités au Pérou, selon les termes d’un « plan Inca » élaboré la même année 1968, qui l’amène à nationaliser plusieurs secteurs économiques jugés stratégiques. Il mène également une vaste réforme agraire, qui ébranle le pouvoir économique des grands propriétaires fonciers. Ainsi, jusqu’en 1975, le gouvernement militaire entend proposer une voie alternative aux termes du débat global imposé par la guerre froide. Cette expérience constitue ce faisant une exception notable au cycle politique initié par les dictatures du cône Sud dans ces mêmes décennies – au point qu’on a pu parler de « drôle de révolution » (Aguirre & Drinot 2017).

[8Voir le chapitre 9, « ¿De donde la izquierda ? », de son autobiographie, El arte del recuerdo (2021).

[9Entretien (téléphonique) réalisé avec S. Varese le 15 juillet 2022.

[10Stefano Varese, La sal de los cerros, La Habana : Casa de las Américas, 2011.

[11Stefano Varese, Salt of the Mountain. Campa Asháninka History and Resistance in the Peruvian Jungle, Norman, University of Oklahoma Press, 2002.

[12Varese mentionne les débats suscités en Italie par le coup d’État contre Jacobo Árbenz au Guatemala. Les années 1950 sont marquées en Europe par des manifestations affichant l’opposition à la politique étasunienne, en Corée notamment, comme c’est le cas de celles organisées en France et en Italie contre la venue du général Ridgway en 1952. En Italie les années suivantes, la mobilisation est plus forte encore : la gauche italienne (communiste et au-delà) proteste contre l’arrestation du cinéaste Renzo Renzi du fait de son projet de film dénonçant les violences commises en Grèce par l’armée italienne entre 1940 et 1943 (Je remercie Olivier Forlin pour ces précisions).

[13« Me reidentifiqué como latinoamericano. México me aprendió a distanciarme y acercarme a la vez de América latina. Por ejemplo, reconsideré Chile, con sus poblaciones mapuches ; me interesé a Guatemala, a los campos de refugiados. Me reubiqué como latinoamericano, con una vision más amplia, menos provincial, que me llevó a romper el etnocentrismo nacional, a considerar un mundo mas dinámico. » (Entretien réalisé avec S. Varese, le 15 juillet 2022).

[14Entretien réalisé avec S. Varese, le 15 juillet 2022.

[15« También me reubiqué en relación a los Estados Unidos, con la cual América latina tiene una relación terriblemente ambigua, que illustra el fenómeno de las migraciones. ¿Qué es ser Mexicano hoy ? Si tomamos el ejemplo de las poblaciones yoeme, hay yoemes en Chihuahua, hay yoemes en Arizona. » (Entretien réalisé avec S. Varese, le 15 juillet 2022).

[16Entretien réalisé avec S. Varese, le 15 juillet 2022.

[18« UC Davis scholar Jack Forbes advocated for indigenous peoples”, 2011 :

https://www.ucdavis.edu/news/uc-davis-scholar-jack-forbes-advocated-indigenous-peoples

[20Entretien réalisé avec S. Varese, le 15 juillet 2022.

[21Entretien réalisé avec S. Varese, le 15 juillet 2022.

[22L’expérience révolutionnaire menée par les militaires au Pérou est suivie d’un retour à la démocratie, d’emblée perturbé par l’éruption d’un violent conflit interne mené par le Sentier lumineux. Celui-ci est résorbé dans le cadre d’une reprise en main politique autoritaire, entamée en 1990 sous la présidence d’Alberto Fujimori, convaincu ensuite de corruption et de crime contre l’humanité. Les analyses menées en sciences sociales sur ces années sombres, inaugurées par l’ouvrage de l’anthropologue Carlos Iván Degregori, soulignent le déficit démocratique et la perte de vitalité du débat politique occasionnés par cette décennie, qualifiée par la suite d’antipolitique. Plusieurs analyses, issues de la science politique notamment, y voient un des facteurs de la crise institutionnelle durable que connaissent le système politique et, partant, la société péruvienne.