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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Réné Depestre à Cuba : un « faire savoir » anthropologique

Kali Argyriadis

IRD, Université Paris Diderot, URMIS

2022
Pour citer cet article

Argyriadis, Kali, 2022. « Réné Depestre à Cuba : un “ faire savoir ” anthropologique », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2756.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Anthropologies et constructions nationales à partir de Cuba et d’Haïti (1930-1990) », dirigé par Kali Argyriadis (IRD, Université Paris-Diderot, URMIS) et Maud Laëthier (IRD, Université Paris-Diderot, URMIS).

Résumé : Poète et romancier haïtien marxiste, anticolonialiste, René Depestre est aussi connu pour ses réflexions sur la question de couleur et sur le concept de négritude. Fuyant le régime de Duvalier en 1959, il a vécu à Cuba pendant près de vingt ans. Outre sa production littéraire, Depestre publie à La Havane de nombreux articles en espagnol sur ces thématiques, qui lui serviront d’ébauches pour ses essais francophones ultérieurs. Inséré dans un réseau très dense d’intellectuels et d’artistes latino-américains, caribéens, français et africains, il s’efforce par ailleurs de traduire, faire connaître et faire dialoguer entre eux des mondes séparés par la langue, l’histoire ou des appartenances géopolitiques a priori irréconciliables. À partir d’un entretien mené avec René Depestre en 2015, de l’analyse de ses écrits et de ceux de ses contemporains dans les deux premières décennies de la Révolution, cet article revient de façon détaillée sur le parcours et la contribution de cet auteur au développement d’une anthropologie cubaine alors en pleine reformulation. Au détour de ses prises de positions, au-delà – ou au cœur – des débats politiques de l’époque sur la décolonisation et le panafricanisme, on entrevoit l’évolution d’une discipline anthropologique d’abord mise au service de la reconnaissance d’une part africaine à l’identité nationale, puis sommée de se tourner vers une ethnographie rurale à la soviétique.

Poète et romancier haïtien, auteur de Le mât de cocagne (1979 [1975]) et de Hadriana dans tous mes rêves (1988), René Depestre est également célèbre pour ses réflexions sur le racisme et sur le concept de négritude, réunies en partie dans Bonjour et adieu à la négritude (1980) ainsi que dans Le métier à métisser (1998) [1]. Marxiste, anticolonialiste, il a engagé à ce propos, dès les années 1950, une polémique célèbre avec Aimé Césaire et Léopold Sedar Senghor. Fuyant le régime dictatorial de François Duvalier [1957-1971], il s’est ancré à Cuba dès les premiers mois de la Révolution de 1959, y exerçant les métiers d’éditeur, de journaliste, de traducteur et, à l’occasion, de commissaire politique. Dans son autobiographie publiée avec Jean-Luc Bonniol (Bonsoir tendresse 2018), il décrit ce long séjour dans l’île (1959-1978) comme une étape fondamentale de sa vie mouvementée, enrichie de nombreuses rencontres avec les figures les plus illustres des littératures « décoloniales » de la seconde moitié du xxe siècle. À l’aube de ses 90 ans, il a accepté de revenir sur cette expérience en nous accordant un entretien, le 22 septembre 2015 [2].

À partir de ce témoignage, dont les extraits apparaissent ici en italiques, de ses écrits et de ceux de ses contemporains, ainsi que de ses carnets cubains édités récemment par Serge et Marie Bourjea (Depestre 2020), nous voudrions mettre en relief son rôle dans le développement de l’anthropologie cubaine de la première décennie de la Révolution. Les années 1960, marquées par le contexte de la guerre froide, de la décolonisation et de la “guerre froide culturelle” qui en a résulté (Lasch 1970), sont en effet cruciales pour l’évolution de la discipline dans l’île. L’ethnologie est d’abord consacrée par la création, au niveau national, de plusieurs institutions pionnières, comme le Département de folklore du Théâtre national de Cuba en 1959 (Roth 2020) ou l’Institut d’ethnologie et de folklore en 1961 (Carrazana & Núñez 2020), mis au service d’une société nouvelle qui entend valoriser les pratiques culturelles des opprimés et reconnaître enfin la part africaine de l’identité nationale. Cet élan va cependant être freiné par le virage idéologique pris par le gouvernement cubain quelques années plus tard. Résolument matérialiste, celui-ci n’affichera bientôt que mépris pour les religions : les pratiques religieuses cubaines d’origine africaine (santería, palo-monte, société secrète masculine abakuá, regla arará et vudú cubain d’origine haïtienne) seront ostracisées, au même titre que le catholicisme ou le spiritisme (Argyriadis 1999 : 267-274). Cuba prendra par ailleurs parti dans les débats panafricanistes en prônant une solidarité tricontinentale fondée sur une commune situation coloniale plutôt que sur une commune « couleur » : les recherches sur les pratiques culturelles d’origine africaine seront reléguées au profit des études sur le changement social ou d’une ethnographie rurale fortement inspirée du modèle soviétique.

Or, c’est à Cuba que René Depestre a forgé, nous explique-t-il, une pensée anthropologique sur la question de couleur et, partant, une critique de la « négritude », située, pour son époque, « à l’avant-garde des conceptions les plus avancées en matière d’appréhension du fait racial » (Bonniol 2018 : 20). Fort de son expérience d’homme « noir » aux prises avec les réalités d’une île encore profondément raciste en 1959, mais aussi de citoyen haïtien « mulâtre » [3] horrifié par l’idéologie du « pouvoir noir » telle que développée par François Duvalier, ainsi que de militant révolutionnaire et anticolonialiste, Depestre publie à La Havane, à partir de 1965, de nombreux articles en espagnol sur ces questions. Ces articles lui serviront d’ébauches pour ses essais ultérieurs, dont le fameux Bonjour et adieu à la négritude qui « révèle » véritablement sa position, en 1980, aux lecteurs francophones (idem : 19). Inséré dans un réseau très dense d’intellectuels et d’artistes latino-américains, caribéens, français et africains, il s’efforce par ailleurs de traduire, faire connaître et faire dialoguer entre eux des mondes séparés par la langue, l’histoire ou des appartenances géopolitiques a priori irréconciliables. C’est sur ce « faire savoir » singulier, promu par une voie politique (Laëthier 2021) et mis au service de la vie intellectuelle et des débats anthropologiques cubains de cette époque, que nous allons revenir en détail.

Expulsé des deux côtés du rideau de fer

Me voici
Citoyen des Antilles
L’âme vibrante
Je vole à la conquête des bastilles nouvelles. […]
“Me voici”, Étincelles (Depestre, 1945)

Cuba a éveillé très tôt l’intérêt de René Depestre, nous raconte-t-il avec émotion :

Mes liens avec Cuba ont une longue histoire. D’abord quand j’étais enfant, adolescent, chez moi on parlait de Cuba naturellement, on évoquait les rencontres que José Martí avait eues avec des intellectuels haïtiens à la fin du xxe siècle… Martí avait même fait un séjour dans le nord d’Haïti ! Donc très tôt, dans ma famille même, j’ai entendu évoquer Cuba. Cuba était présente dans notre vie, par sa musique aussi. Et par Martí naturellement, qui était connu.

À sa naissance, en 1926, dans la petite ville de Jacmel, Haïti est encore occupée par les États-Unis. Les troupes du puissant voisin ont débarqué sur le territoire national en 1915, au prétexte d’aider à contrôler des rébellions populaires. Elles ne s’en retireront qu’en 1934, laissant derrière elles un profond sentiment d’humiliation politique (Gaillard 1983). Dans les familles des petites élites provinciales comme celle de Depestre (appauvrie par la disparition précoce de son père), on se remémore alors, avec exaltation, la rencontre entre deux figures illustres de l’histoire de Cuba et d’Haïti : José Martí, penseur de la révolution indépendantiste cubaine et Anténor Firmin, anthropologue et homme politique haïtien, auteur en 1885 de l’ouvrage De l’égalité des races humaines – dont Martí conservait sur lui des notes manuscrites dans le but d’écrire lui aussi un essai anti-racialiste (Toledo Sande 2011). Les deux hommes s’étaient en effet retrouvés en 1893, au Cap-Haitien, par l’entremise de Ramón Emeterio Betances, lui-même héros et théoricien de l’indépendance portoricaine. L’un des objectifs de la réunion était de consolider un projet de Confédération antillaise qui aurait lié Cuba, Haïti, Porto Rico et la République dominicaine dans leur combat contre les visées annexionnistes des États-Unis (Firmin 1910 ; Estrade 1982 ; Fajardo et al. 2020). Visionnaire – mais mise en échec par la disparition prématurée de ses plus influents protagonistes – cette grande idée ne s’était pas complètement éteinte dans les cœurs de certains intellectuels haïtiens et cubains.

Parmi ceux-ci, deux auteurs majeurs se détachent dans les années 1930 : Jacques Roumain [4] et Nicolás Guillén [5], dont l’amitié était née à Paris en 1938, à la suite de la célébration en 1937 du second Congrès pour la défense de la culture, auquel avaient également participé Alejo Carpentier [6] et Juan Marinello [7] (Guillén, 1968 : VII). Jacques Roumain, qui avait rendu visite à Guillén à Cuba en 1941, invite ce dernier l’année suivante en Haïti, en qualité de représentant du Front national antifasciste de Cuba, rédacteur du journal Hoy et délégué culturel du gouvernement cubain (depuis Cuba, Guillén avait par ailleurs publié, en 1941, plusieurs articles qui dénonçaient le régime du président Sténio Vincent, combattu par Roumain). Ensemble, ils créent la Société haïtiano-cubaine de relations culturelles (Rodríguez 2017 ; Laëthier et al. 2020 ; Laëthier 2022a). Ce séjour est suivi de celui d’Alejo Carpentier, en décembre 1943, invité (lui aussi en tant que délégué culturel du gouvernement cubain) par Pierre Mabille, qui avait alors trouvé refuge à Port-au-Prince. Il prononce à cette occasion une conférence au théâtre Paramount, intitulée « L’évolution culturelle de l’Amérique Latine », dans laquelle il postule que l’homme sud-américain est gouverné par la passion [8].

Pour les jeunes Haïtiens de la génération de René Depestre, ces séjours constituent deux moments clé de leur conscientisation poétique et politique :

Figurez-vous que quand j’étais au lycée [9], en classe de seconde je crois, Guillén est venu en Haïti. Il est venu dans ma classe et il a récité des poèmes pour nous : en espagnol, mais c’était magnifique ! On ne comprenait pas, mais il avait beaucoup d’éloquence. Et il a évoqué leur cas [la rencontre entre Firmin et Martí], ça m’avait beaucoup marqué. Ensuite, après Guillén, est venu Alejo Carpentier. Ça a été le coup de foudre : Carpentier nous a émerveillés, il parlait français comme un parisien, c’était un séducteur, un homme extraordinaire. Il est allé faire un voyage dans le nord d’Haïti et, à son retour, il a fait une conférence : parce que c’est au cours de ce voyage qu’il a pris conscience de ce qu’il a appelé plus tard le réel merveilleux américain. C’était un événement, il a parlé de façon merveilleuse. Ce jour-là, nous avons été encore plus attachés à Cuba. Et à partir de ce moment-là, j’ai eu des liens très forts, qui ont duré toute la vie, avec Alejo Carpentier, jusqu’à sa mort. Je l’ai revu à Paris après, en 1954, quand il a publié [la traduction française de] son roman qui se passe en Haïti. Je suis devenu très ami avec lui, et on s’est retrouvés au triomphe de la révolution [en 1959].

Les mots de l’écrivain, contenus dans le prologue de son deuxième roman, El reino de este mundo (1949), ne peuvent en effet laisser les Haïtiens indifférents. Carpentier y écrit que, durant son séjour dans le pays, il s’est trouvé « en contact quotidien avec ce que nous pourrions appeler le réel merveilleux. Je marchais sur une terre où des milliers d’hommes avides de liberté avaient cru aux pouvoirs lycanthropiques de Mackandal, au point que cette foi collective avait produit un miracle le jour de son exécution […]. J’avais respiré l’atmosphère créée par Henri Christophe, monarque à l’incroyable acharnement, bien plus surprenant que tous les rois cruels inventés par les surréalistes, friands de tyrannies imaginaires jamais subies. Sous chacun de mes pas je rencontrais le réel merveilleux. Mais, de plus, je pensais que cette présence, cette vigueur du réel merveilleux, n’était pas le privilège unique d’Haïti, mais le patrimoine de l’Amérique entière, où l’on n’a toujours pas fini d’établir, par exemple, un décompte de cosmogonies » [10]. Haïti, dans sa singularité historique, se trouve ainsi replacée par Carpentier dans la position fondatrice – révolutionnaire, littéraire – qu’elle n’aurait jamais dû perdre en Amérique latine.

D’autres grandes figures intellectuelles, en visite à Port-au-Prince à cette époque, vont susciter chez le jeune Depestre une vocation politique. Aimé Césaire, invité au Congrès international de philosophie, arrive à Port-au-Prince en mai 1944, en tant que représentant du Comité français de libération nationale. Il profite de son séjour de sept mois pour donner des conférences dans différents cadres, à l’attention des étudiants haïtiens (Béchaq 2017 ; Depestre 2018 : 39). Puis c’est André Breton, invité par Pierre Mabille (devenu attaché culturel du Gouvernement provisoire de la République française), qui assiste à l’inauguration de l’Institut Français. La création de ce centre stratégique, tout comme ces voyages, sont sous-tendus alors par des enjeux géopolitiques : fondé à la fin de l’année 1945 pour favoriser le rayonnement de la culture française en Haïti et dans le reste de la Caraïbe, l’Institut français est en effet destiné à tenir la comparaison avec l’Institut Haitiano-Américain, créé par les États-Unis en 1942 (Lachat 2008, Argyriadis et al. 2020 : 525). Pourtant, c’est à l’échelle nationale que ces activités vont avoir de fortes répercussions, contribuant indirectement à renverser le pouvoir en place.

Après la parution d’un premier livre de poèmes intitulé Étincelles [11], Depestre fonde en effet, en 1945, aux côtés de ses amis (Théodore Baker, l’écrivain Jacques-Stephen Alexis, le peintre et photographe Gérald Bloncourt, l’architecte Albert Mangonès, notamment), le journal hebdomadaire La Ruche, qui critique ouvertement le gouvernement du président Élie Lescot et publie des poèmes de Nicolás Guillén, Goethe, Paul Éluard, Louis Aragon ou Langston Hugues. En janvier 1946, La Ruche fait la promotion de la visite d’André Breton et publie son discours dans un dossier entièrement consacré au surréalisme, intitulé : « Vive l’insurrection nationale ! ». Voulant lui rendre hommage, les jeunes gens entendent, par ce geste, montrer leur soutien à une grève générale, qui provoque la destitution d’Élie Lescot [12]. La junte militaire qui prend alors le pouvoir (et procède à l’expulsion de Pierre Mabille et d’André Breton) les considère comme des opposants. Alexis, puis Depestre, avec l’appui de Pierre Mabille, obtiennent une bourse d’études qui leur permet de quitter le pays (Couffon 1986 : 28).

À Paris, Depestre (re)noue le contact avec des intellectuels européens, africains, caribéens et, en particulier, cubains :

Quand je suis parti pour la France en 1946, le Ministère de l’éducation nationale m’a envoyé au pavillon de Cuba [à la Cité universitaire internationale], parce qu’Haïti n’avait pas de pavillon. Donc c’était une loterie : finalement je suis tombé à Cuba. J’étais content parce qu’il y avait les étudiants cubains, il y a avait des gens très intéressants et puis on parlait beaucoup de Cuba. Ça a été un premier contact très fort, d’être avec des Cubains pendant des années, 1947, 1948, 1949, 1950…

C’est à ce moment qu’il entame par exemple une longue amitié avec le jeune Walterio Carbonell [13] et qu’il fait la connaissance d’Alfredo Guevara [14], tout en poursuivant la relation commencée en Haïti avec Alejo Carpentier.

Son séjour en France va durer cinq ans, pendant lesquels il suit des études de littérature et de sciences politiques, adhère au Parti communiste français et fréquente le cercle lié au mouvement de la négritude, qui avait donné naissance, en 1947, à la revue Présence Africaine (avec, notamment, Alioune Diop, Léopold Sédar Senghor, Édouard Glissant, Frantz Fanon et Aimé Césaire). Il se lie aussi aux poètes Louis Aragon, Elsa Triolet, Paul Éluard, Pierre Seghers, à Michel Leiris et à de nombreuses autres personnalités intellectuelles parisiennes. Au cours de ces années, il publie un recueil de poèmes politiques, Végétation de clartés (1951). Mais son engagement en faveur des luttes indépendantistes des peuples colonisés par la France lui attire de nombreux ennuis :

Début 1951, j’ai été expulsé de France pour mes activités anticolonialistes, j’ai été expulsé de Tchécoslovaquie, pour d’autres raisons, parce que je critiquais le communisme… J’ai été parmi les rares personnes à être expulsé des deux côtés du rideau de fer ! Et j’ai été à Cuba.

Réfugié à Prague, en 1951, avec sa première épouse, Édith Gombos [15], il se tourne dès son arrivée vers l’équipe dirigeante de l’Union internationale des étudiants, dont son ami Alfredo Guevara est membre (Depestre, 2018 : 44), afin d’obtenir une bourse et de continuer ses études. Installé dans cette ville, il noue une amitié avec l’écrivain brésilien Jorge Amado et son épouse Zelia Gattai, alors réfugiés politiques en Tchécoslovaquie. Bientôt, il s’émeut des réalités de la vie quotidienne des habitants du pays, surveillés constamment par la police secrète. Les critiques qu’il émet dans le milieu étudiant lui valent une dénonciation et l’annulation de sa bourse et de celle de sa compagne. Ostracisé, le couple « haïtiano-juif » est protégé un temps par Jorge Amado, qui emploie René Depestre comme secrétaire personnel. Menacés d’expulsion, ils voyagent à Berlin-Est, où Nicolás Guillén, qui s’y trouve en tant que participant au Festival international de la jeunesse, leur propose de trouver refuge à Cuba. Mais la chance n’est pas de leur côté :

Arrivé à Cuba, il y a eu le coup d’état de Batista, qui m’a surpris, en mars 1952. Alors ils nous ont arrêtés ma femme et moi, on nous a emprisonnés, on nous a expulsés de Cuba, manu militari. J’ai fait une expérience amère de Cuba, à ce moment-là […]. Les gens des services secrets cubains m’ont traité avec un racisme extraordinaire. J’étais marié avec une jeune femme hongroise et ils ont pris ma femme à part, pour lui demander comment il se faisait qu’une femme de bonne éducation, comme elle, ait épousé un Noir haïtien, bolchévique par-dessus le marché […]. Cette fois-ci, je pensais que je n’aurais plus Cuba sur mon chemin.

Après ces épisodes d’expulsion en Europe [16], Despestre travaille sous la direction de Pablo Neruda à l’organisation du Congrès continental de Culture (auquel participe Guillén), qui se tient à Santiago du Chili, en 1953, pour contrer les intentions du Congrès pour la liberté de la culture, récemment implanté en Amérique latine (Jannello 2012). Il réside ensuite deux ans au Brésil, aux côtés de Jorge Amado. Il retourne en France en 1956, grâce à l’intervention de Léopold Sédar Senghor, qui l’aide à obtenir un permis de séjour (Couffon 1986 : 52). La même année, il publie un nouveau recueil de poèmes, Minerai noir, dont le titre fait allusion au corps des ouvriers noirs brûlé par les industries capitalistes. Malgré ces choix thématiques, les relations de Depestre avec les pionniers du mouvement de la négritude en France vont se tendre. Depestre, dans le sillage de Louis Aragon et de sa vision d’une « poésie nationale », entame une controverse avec Aimé Césaire dans la revue Présence Africaine, à propos des conditions d’existence et de développement d’une telle poésie chez les peuples noirs (Césaire 1955a ; Depestre 1955). Césaire lui reproche un certain conformisme eurocentrique et, dans un poème célèbre, l’invite à « marronner » celui-ci [17]. Cependant, en participant au premier Congrès panafricain des écrivains et artistes noirs, organisé par Présence Africaine, en 1956, Depestre renonce à la polémique politique pour plaider l’union de tous dans le combat contre le colonialisme, dans un poème intitulé « La petite lampe sur la mer » (Depestre 2018 : 194). Mais tandis que Césaire rompt avec le Parti communiste français [18], Depestre maintient son engagement, convaincu que l’Amérique latine et les Caraïbes répondront mieux à ses idéaux (Depestre 2018 : 193).

Une nouvelle patrie dans la mer de l’humanité

Les mains cubaines qui font naître l’aurore
L’amitié qui se déplie au soleil
Comme une feuille de bananier
« Merveille d’être au monde » (extrait),
Journal d’un animal marin (Depestre, 1964)

En 1957, Depestre rentre en Haïti. La récente arrivée au pouvoir de François Duvalier, son ancien voisin, connu comme médecin des campagnes (d’où son surnom de « Papa Doc »), défenseur des « Noirs » contre la bourgeoisie « mulâtre » et « président ethnologue », semble augurer, dans un premier temps, une nouvelle ère pour le pays. Mais le rêve tourne rapidement au cauchemar : « Le concept de négritude a suivi dans la tête déréglée de Duvalier la même trajectoire aberrante que le socialisme avait prise dans le cerveau d’Hitler. […]. Duvalier fit du « pouvoir noir » une mythologie qui s’abattit massivement sur la vie haïtienne. Issue d’une prise de conscience concrète de l’oppression coloniale, la négritude avec l’Homo Papadocus se changea en inconscience délirante de la néo-colonisation yankee. » (Depestre 1976b, cité par Couffon 1986 : 56-57). Alors que les milices masquées commencent à semer la terreur en Haïti, Duvalier propose à Depestre, en 1958, un poste de responsable culturel au ministère des Affaires étrangères, que ce dernier rejette, dénonçant dans une conférence les graves exactions du – désormais – dictateur (Depestre 1958).

En résidence surveillée, les échos d’une nouvelle révolution parviennent jusqu’à lui :

En 1959 j’écoutais la radio de la Sierra Maestra, Radio Rebelde. J’écoutais Che Guevara, Raul Castro, Fidel : j’avais pris la décision de rejoindre les Cubains dans la Sierra. On avait un petit noyau communiste qui militait dans la clandestinité. Quand j’ai soumis à mes camarades mon projet de rejoindre les rebelles cubains, ils m’ont traité d’aventurier, parce qu’on ne savait rien à l’époque : qui était Castro ? Qui était Guevara ? Mais moi, à les entendre, je savais que c’était des gens bien, que ce qu’ils préparaient était quelque chose d’extraordinaire, pour nous, pour l’Amérique Latine ! Alors ils n’ont pas voulu que je parte, ils m’ont dit que si je partais, ce serait une rupture avec le Parti. Que je ne connaissais pas ces gens : « ce sont des Blancs, ils sont liés à la bourgeoisie sucrière, ce sont des gens riches de Santiago de Cuba ! », des choses comme cela. Je leur ai dit que ce n’était pas mon opinion [19]. J’ai commis l’erreur de les écouter, parce que j’aurais dû partir, vous comprenez ? Je pensais prendre un bateau de pêche qui faisait le lien entre les ports de l’Oriente et Haïti, puis marcher dans la Sierra. J’étais très athlète, très sportif, j’aurais pu faire le lien tout de suite avec les Cubains. Mais j’ai attendu, j’ai suivi les instructions du Parti, je n’y suis pas allé.
Et puis la Révolution triomphe. À ce moment-là je deviens fou, parce que je m’attendais à cela ! Et j’écris un article dans la presse haïtienne. J’ai eu beaucoup de mal à pouvoir écrire parce que j’étais interdit d’activités en Haïti. Il a fallu négocier avec Duvalier et un ami à moi pour qu’on publie mon article, qui s’appelait « Le sang d’une révolution ».

Dans ce texte (intitulé en réalité « Le sens d’une victoire »), Depestre rappelle la corruption et les crimes de la dictature de Batista, puis termine par un appel fervent, rappelant les liens qui unissent Haïti à Cuba :

Le sang des justes ne coule jamais en vain, chantait José Martí. Cet héritage de la vaillance et du patriotisme cubains a été ardemment recueilli par le mouvement fidéliste qui dans ses rangs a écarté les divergences idéologiques pour opposer un front unique au règne du vol, du mensonge, de l’assassinat, de la torture, du scandale public et de la trahison des intérêts nationaux. Fidel Castro à trente-deux ans s’est révélé dans l’action révolutionnaire un grand patriote, un digne héritier de Maceo et de Martí […]. La devise du Mouvement fidéliste est « Liberté ou la Mort » [sic]. Les Haïtiens qui ont lutté dans ses rangs ont dû reconnaître là une musique qui nous met du soleil aux entrailles parce qu’elle vient en droite ligne des hauts lieux de notre histoire nationale. […] Vive la lutte nationale du peuple cubain ! (Depestre 1959 : 3)

Lorsque l’article paraît, il est lu par le nouvel ambassadeur de Cuba, Vicente Rodríguez, qui l’envoie à Fidel Castro et à Ernesto « Che » Guevara.

Et il me fait savoir, quelques temps après, que les dirigeants de la Révolution veulent me recevoir, veulent parler avec moi, parce que mon article avait beaucoup plu. […] Et on arrange cela avec beaucoup de difficultés.

Pour ne pas créer de soupçons, Depestre est invité officiellement par Nicolás Guillén à prononcer une conférence à l’université de La Havane. Duvalier lui permet de partir, à condition d’être accompagné par l’un de ses émissaires, voyageant sous une couverture de photographe. Depestre feint d’accepter, mais en arrivant à l’aéroport José Martí, il dénonce l’individu (Depestre 2018 : 87-88). Son émotion est grande :

L’escorte de Che Guevara m’attendait à l’aéroport, avec Nicolás Guillén, avec des dirigeants de la Révolution, Anibal Escalante, Osvaldo Sánchez… on me fait un accueil extraordinaire à Cuba.

Aux premiers jours de son arrivée, en mars, Depestre est reçu en personne par le Che. Il garde de leur longue conversation un souvenir lumineux : « Le feu sacré de son cristal d’homme rayonne ! Il s’excuse presque de n’avoir pas visité Haïti lors de son tour de l’Amérique latine, au début des années 1950. […] Le Che a une idée juste du combat de Toussaint Louverture contre l’esclavage. À ses yeux, le mérite du libérateur d’Haïti est d’avoir, dans l’orbite de la Révolution française, créé les conditions singulières de la victoire des esclaves noirs de Saint-Domingue. Du coup, il élevait à l’universel le droit des Haïtiens à la liberté et à l’indépendance. Les luttes décoloniales similaires des Bolívar, San Martín, Sucre, Benito Juárez, José Martí sont également évoquées. » (Depestre 2018 : 88).

Dans son élan révolutionnaire, Depestre veut prendre les armes et contribuer à la défaite du dictateur dans son pays :

Et avec le Che on prépare une expédition en Haïti. Pendant plusieurs mois on travaille, on fait venir des Haïtiens, il y en avait quatre-vingt. Les Dominicains étaient avec nous et devaient débarquer aussi, on voulait attaquer d’abord Trujillo, puis Duvalier. Mais la CIA avait pénétré les rangs du groupe dominicain et quand ils ont débarqué, le 14 juin 1959, ils ont tous été massacrés. Et, nous, on devait débarquer en juillet. Naturellement, après cela on a dit : ils ont sûrement des informations sur ce qu’on faisait, ils vont nous massacrer également. Et Castro a donné l’ordre d’arrêter l’affaire, on ne pouvait pas nous envoyer comme cela, à la mort.

Après ces événements, François Duvalier retire à Depestre sa nationalité haïtienne. Ses espoirs de rébellion armée frustrés, il s’intègre pleinement à l’œuvre révolutionnaire cubaine, la promouvant de l’intérieur et de l’extérieur.

Je suis devenu très proche de Guevara, j’ai travaillé avec lui, il m’a fait nommer à l’Imprenta Nacional, j’ai dirigé l’édition de Don Quichotte, la première édition que Fidel a fait [en 1960]. On a vendu à peu près 100 000 exemplaires, on a tiré une édition massive.

Outre cette édition – qui transpose la théorie du réel merveilleux de la fiction à la réalité, soulignant dans le prologue, écrit par Carpentier, les « vertus quichottesques » des guérilleros de la Sierra –, Depestre contribue à la publication de nombreux ouvrages de littérature universelle, mais aussi haïtienne. Sont édités en particulier, en 1961, le roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, avec une préface de Nicolás Guillén [20], et celui de Jacques Stephen Alexis, L’espace d’un cillement ; tous deux partagent la singularité de narrer l’histoire de protagonistes haïtiens liés à Cuba par la migration ou l’origine. Il collabore également avec les journaux Revolución et Hoy (qui disparaîtront en 1965, remplacés par le nouvel organe central du Parti communiste cubain, Granma) et en tant que chroniqueur à Radio Habana Cuba. À partir de 1960, il devient correspondant de Revolución à Moscou, où il retrouve son compatriote Jacques Stephen Alexis, avec lequel il a des désaccords politiques [21]. En novembre, il est envoyé à Shanghai et à Pékin, où il est reçu par Mao Tse-Toung et Chou En-Lai. En février 1961, il prolonge sa tournée à Hanoï, où il séjourne pendant deux mois et s’entretient avec Ho Chi Minh. Il rentre à Cuba en avril, pour rejoindre les milices mises en place contre l’invasion de la Baie des Cochons. Après un autre voyage à Moscou, en 1962, lorsque la crise des missiles éclate, il retourne à Cuba où il est mobilisé en tant que commissaire politique, et écrit un poème intitulé « Un Haïtien parle de Cuba ».

Haïtien à Cuba et Cubain de cœur, Depestre n’oublie pas ses compatriotes, qui ont tant souffert sur le sol cubain. Les « engagés » haïtiens arrivés à Cuba quelques décennies auparavant [22], ainsi que leurs descendants, appelés pichones oisillons »), y subissent toujours, en effet, racisme et xénophobie. Pour atténuer cette situation, le gouvernement révolutionnaire, en 1967, présente officiellement des excuses à ces immigrants et leur accorde une indemnisation sociale à vie (Pérez de la Riva 2013 [1979] : 119-122). Leur statut civique est, en outre, incertain au début des années 1960 : pour eux, se pose donc la question de la naturalisation. Depestre travaille avec ardeur, de toutes les manières possibles, à les convaincre de s’intégrer de façon permanente à la nation cubaine :

J’ai été plusieurs fois en Oriente, j’ai travaillé avec eux, j’ai expliqué la révolution aux Haïtiens, j’ai fait comprendre ce qu’était la révolution, les horizons qui s’ouvraient pour eux à Cuba. J’ai fait un travail à Camagüey dans les centrales et en Oriente aussi. Chaque année j’allais à la zafra [23] : pendant des années, comme tous les Cubains – j’étais un Cubain de plus –, je restais deux mois à couper de la canne.

Travailler dans les champs, passer aux côtés de ses compañeros de longues heures à récolter la canne à sucre, est, en effet, pour Depestre, la preuve d’une intégration réussie, fondée sur le partage d’un destin commun plutôt que sur l’origine. Il consacrera plusieurs poèmes à cette expérience de construction communautaire, à laquelle il est si attaché – en digne admirateur de Roumain –, ainsi qu’un témoignage en prose, intitulé « Birilín para la mayor zafra de la historia » (Depestre 1970b), dédié à la célèbre zafra des « dix millions », dont l’échec en 1970 marquera durablement l’imaginaire cubain.

Depestre anime aussi, depuis Radio Habana Cuba, une émission en créole. Il transcrit fièrement, en novembre 1964, un article paru dans le Miami Herald à ce propos : « Toutes les nuits, les Haïtiens se réunissent autour de n’importe quel poste de TSF disponible, le plus souvent des petits transistors à bon marché, pour écouter un compatriote qui sympathise avec leur calvaire. Ils écoutent Depestre dénoncer Duvalier ; il décrit les États-Unis comme l’allié de Duvalier et les prévient que les États-Unis ne renverseront Duvalier que pour mettre à sa place un président qui lui ressemble. […] Il exhorte les Haïtiens à marcher vers le communisme. Ceux qui n’arrivent pas à se placer près d’une radio bénéficient de la version exagérée qui circule à travers le réseau oral du télédiol (télégueule, téléphone arabe), qui fait parvenir à n’importe quel point du pays toutes sortes d’histoire avec une incroyable vitesse » (Burt 1964 cité dans Depestre 2020 : 43). Le 7 janvier 1965, jour anniversaire du soulèvement auquel il a participé, il scande au micro : « Peuple haïtien, tu n’as qu’une chose à faire : la révolution ; 1946 est pour demain ! » (Ibid. : 52). Il consacre également son programme à la lecture de la traduction française intégrale de plusieurs discours de Fidel Castro, ou à des chroniques poétiques (Ibid. : 57).

Il n’est pas le seul exilé Haïtien à œuvrer ainsi depuis La Havane. L’actrice et chanteuse Martha Jean-Claude, emprisonnée sous le régime de Paul Magloire (1950-1956), s’y est exilée depuis 1952. Gérard Pierre-Charles, réfugié à Mexico, se rend fréquemment dans la capitale cubaine pour y préparer son essai Genèse de la révolution cubaine (2007 [1970]) et l’y croise parfois (Ibid. : 253). Professeure de français à l’université de La Havane, alphabétisatrice, milicienne et féministe fervente, Simone Hyppolite y réside depuis la fin des années 1950 et participe aux programmes de radio en créole, ainsi qu’à l’Union des résidents haïtiens. Depestre lui rend hommage lors de sa cérémonie d’enterrement au cimetière de Regla le 16 juin 1977 (Ibid. : 256-258). Adrien Sansaricq termine ses études de pédiatrie à Cuba après son séjour à Mexico : c’est là qu’il apprend, en 1964, la nouvelle du massacre de treize membres de sa famille par les milices duvaliéristes ; c’est là qu’il prépare la lutte clandestine, tout en travaillant comme médecin après avoir effectué son service rural en Oriente (il trouvera la mort au combat sur les collines de Port-au-Prince le 14 avril 1970). Gérald Brisson reste à La Havane un temps, avant de repartir pour Paris et d’organiser lui aussi la lutte contre Duvalier, aux côtés de Daniel Sansaricq, Jacques Jeannot, Gérard Wadestrand, qui seront tous abattus en Haïti, lors du massacre du 2 juin 1969 (Ibid. : 53 ; 106 ; 164-168). Depestre, quant à lui, même s’il s’en fait l’écho avec constance dans ses écrits, renonce définitivement à la lutte armée.

En 1963, Depestre épouse une modiste cubaine, Nelly Campano, avec laquelle il aura deux enfants. À propos de ces années, au cours desquelles il est pleinement adopté par la Révolution, il souligne :

J’étais un internationaliste sincère, j’ai joué la carte internationaliste à Cuba à 100 %. Je suis devenu un Cubain de plus. Guillén lui-même me le disait : « tú eres un cubano más ». Blas Roca me l’a dit aussi un jour, c’est pour dire à quel point j’étais intégré. […] J’avais de très bonnes relations, j’avais un passeport diplomatique cubain ! […] Je voyageais dans le monde entier avec un passeport diplomatique cubain. Quand je suis arrivé à Orly un jour, alors que j’étais interdit de séjour en France pour vingt-cinq ans, les services secrets français n’en revenaient pas. Ils m’ont dit : « mais vous êtes Haïtien et vous débarquez chez nous, avec un passeport ni plus ni moins que diplomatique ? Vous êtes quelqu’un de redoutable ! » [Rires] Vous êtes quelqu’un de redoutable : je me suis fait une réputation de communiste dangereux aux yeux des autorités de l’Occident.

Don Quichotte contre le racisme et la négritude

Occidente cristiano, mi hermano terrible
He aquí mi signo de cruz :
En nombre de la Revolución
Y en el de la justicia y la ternura
¡Amén !
 Romancero de una lamparita », Un arcoíris para el occidente cristiano, 1967 : 138) [24]

Malgré cette dynamique d’intégration, Depestre ne peut manquer de constater la persistance à Cuba d’un racisme dont la présence palpable l’interpelle. Ces expériences seront le point de départ du développement d’une pensée critique féconde.

Je me suis donc intégré à la révolution cubaine. Dès le début, j’ai travaillé au journal Revolución, j’écrivais dans la presse. Je m’étais intéressé à la problématique raciale, à cause de ce qui m’était arrivé lors de mon séjour au temps de Batista. […] Cela avait retenu mon attention, de même que beaucoup de manifestations très racistes à mon égard. Dès lors je me suis dit : il y a un problème ; il faut que j’étudie cette affaire. […] Les gens ne comprenaient pas que je puisse occuper de hautes fonctions. Dès les premiers mois de la Révolution, j’étais au ministère des Affaires étrangères. Ils m’ont rendu la vie impossible. Il n’y avait pas… j’étais le seul noir du Ministère. Et Haïtien en plus. Je suis diplômé de Sciences Po, donc j’étais préparé pour le travail que l’on m’a donné, j’étais à ma place dans les organismes internationaux. Ils ne me donnaient pas de travail. […] J’ai demandé un rendez-vous à Che Guevara et je lui ai raconté tout ce qui m’était arrivé. Il était indigné, il a fait un scandale. […] Le Che m’a dit : « Si tu veux tu restes, sinon j’ai une autre chose à te proposer : tu vas faire l’édition de Don Quichotte à l’Imprenta Nacional ». C’est comme cela que je suis parti là-bas. J’étais le conseiller principal du directeur général des éditions, c’était difficile de manifester du racisme à mon égard. Mais c’était pareil, il y avait une hostilité. […] Partout où j’arrivais j’étais le seul Noir à occuper un poste important. Et ils ne comprenaient pas qu’un Haïtien soit de langue française, qu’il ait une femme européenne. Enfin. J’en ai profité pour faire mon enquête, j’ai commencé à étudier, je me suis mis à tout lire sur Cuba, tout ce qui est important dans la culture cubaine, comme José Marti et même avant, les premiers auteurs cubains du xxe siècle. […] Mais ils ne me comprenaient pas, on me traitait avec une sorte de désinvolture. La seule personne, je dois le dire, qui m’a pris au sérieux, c’est le Che. Mais les Cubains, même ceux qui n’étaient pas racistes, même les dirigeants, qui étaient des communistes comme moi, ne prenaient pas un Haïtien au sérieux au point de converser avec lui pendant plus de six heures [25].

Malgré ces amères constatations, Depestre continue d’écrire. En 1964, année où naît son premier fils, il publie à Paris un recueil de poèmes écrits à Cuba, Journal d’un animal marin. Mais la question du racisme l’inquiète. Dans ses cahiers, il note, le 8 juillet 1964 : « Le racisme vole à la révolution une part de son énergie qui est gaspillée, éparpillée en menus accès de haine, à peine conscients » (2020 : 19). La même année, un jeune Cubain écrit dans Présence africaine un article intitulé : « Le peuple noir a-t-il sa place dans la Révolution cubaine ? ». Né à Cuba (Camagüey) de parents jamaïcains, Carlos Moore avait fait ses études à New York en 1958. De retour à Cuba, en 1961, il avait lui aussi travaillé (comme traducteur) au ministère des Affaires étrangères, subi le même racisme que Depestre et choisi l’exil en 1963, résidant un temps en France et se rapprochant du mouvement de la négritude [26]. À propos de ce pamphlet où, sous le nom hispanisé de Carlos More (1964), il affirme qu’aucune révolution n’a triomphé à Cuba, parce que l’oppression d’une bourgeoisie indigène blanche sur les Noirs est toujours en vigueur, Roberto Zurbano (2015a : 23) remarque : « Ce texte lança un défi au gouvernement cubain, le mettant en demeure et l’accusant de racisme. Il fut traduit en plusieurs langues et largement diffusé à l’international, provoquant un débat auquel d’importantes personnalités noires prirent part, telles que León G. Damas, CLR James, John Henrik Clarke et René Depestre, qui étaient contre l’article, ou d’autres intellectuels noirs comme Stokely Carmichael, Aimé Césaire, Cheikh Anta Diop, Malcolm X, Jacques Rabemananjara, Abdias do Nascimento, Maya Angelou, Alex Haley, Rex Nettleford, qui ont soutenu Moore. La réponse cubaine a été écrite par le Haïtien René Depestre, un poète communiste qui vivait à Cuba à cette époque […] ».

René Depestre, Haïtien francophone choisissant de vivre et de rester à Cuba, se sent en effet mis au défi par le texte de son contemporain, Cubain anglophone fils de Jamaïcains, choisissant d’en partir :

Quand j’ai lu cet article, j’ai trouvé que c’était de très mauvaise foi sur beaucoup de points. Il avait raison qu’il y avait… un homme comme lui, on ne lui ouvrait pas les portes. Il a fini par partir d’ailleurs, c’était un intellectuel noir très orgueilleux. Mais il a dit que Che Guevara, Castro, tout le personnel politique était raciste. Moi j’étais témoin, j’avais des rapports avec les dirigeants, ils n’étaient pas racistes, ni Fidel, ni Raul, ni aucun dirigeant. Il y avait une couche de personnes cultivées à Cuba, autour du PSP [27], au [mouvement du] 26 juillet, dans tous les Partis, qui n’étaient pas racistes. Mais il y avait une forte couche de la population, notamment parmi les paysans, les guajiros, qui avaient une tradition raciste très forte. Dans la paysannerie, dans les classes moyennes, un peu moins parmi les travailleurs, les ouvriers, mais tout de même : le racisme était plus ou moins larvé, généralisé. Ce n’était pas un esprit d’apartheid, comme aux États-Unis ou en Afrique du Sud, non. Mais c’était un racisme insupportable dans la vie quotidienne.

L’occasion de répondre au jeune Moore permet à Depestre d’amorcer une réflexion anthropologique :

J’ai repris toute l’affaire, toute la problématique, j’ai commencé à apprendre sur la question. Mais beaucoup de Cubains, même parmi les intellectuels, me demandaient pourquoi j’avais abordé cela, vu que ce n’était pas mon domaine, que j’étais poète. À partir de ce moment-là je me suis dit : puisque je m’occupe d’anthropologie… J’avais des connaissances anthropologiques avec Mabille, avec Price-Mars, Leiris, etc. Je me suis mis à lire. [Il cite les principaux ethnologues américains, français, brésiliens] Je n’étais pas anthropologue, mais je me suis donné une formation anthropologique pour pouvoir comprendre ces phénomènes. J’ai voulu voir quelles ont été les origines de l’anthropologie à Cuba, jusqu’à Fernando Ortiz. […] J’étais un autodidacte, parce que je pensais que c’était très important, pour aborder la problématique raciale, d’avoir une forte formation anthropologique. J’ai rédigé la préface de la traduction à Cuba [par Virgilio Piñera] de Ainsi parla l’oncle de Price-Mars. J’étais prêt à aller à fond là-dedans. Si j’étais resté à Cuba toutes ces années, je serais devenu un anthropologue en bonne et due forme ?

Dans son long essai répondant à Moore, publié également par Présence africaine, en 1965 (et partiellement traduit en 1966 dans la revue Casa de las Américas, sous le titre « Lettre de Cuba sur l’impérialisme de la mauvaise foi »), Depestre reprend, en les comparant, histoire de Cuba et histoire d’Haïti, puis précise la « praxis sociale » déployée par le gouvernement révolutionnaire pour faire avancer la démocratie raciale (1965 : 133). Il signale également l’émergence d’un courant historique, attentif à la réécriture de l’histoire du pays du point de vue des plus humbles, ou de « l’histoire des gens sans histoire » (Pérez de la Riva 1964 ; Argyriadis 2020) et pointe les dangers contenus dans une idéologie raciale telle que celle portée par François Duvalier en Haïti. « Le facteur racial a été (et est encore) l’un des éléments de la politique impérialiste de balkanisation du continent latino-américain », ajoute-t-il (1965 : 132). À l’inverse, pour lui la tendance profonde de la nouvelle société cubaine « la porte irrésistiblement vers l’humanisation progressive des relations entre tous les hommes. […]. La Révolution apprend aux hommes qu’ils sont tous de couleur ! » (Ibid. : 140).

Toutefois, en observateur se voulant « de bonne foi », Depestre souligne la persistance du problème dans la Cuba révolutionnaire. Présent lors du fameux discours du 22 mars 1959 [28], dans lequel Fidel Castro annonçait sa volonté de lutter de manière très concrète contre le racisme, il avait noté, déjà, des réactions négatives : « Le discours de Fidel Castro – il m’en souvient – fut très favorablement accueilli par la majorité des Blancs révolutionnaires du peuple. Par contre, les bourgeois blancs dans leur ensemble, et la plupart des petits bourgeois blancs (et des mulâtres aisés), même ceux qui auraient alors donné leur vie pour la Révolution, furent saisis de panique comme si le premier ministre de Cuba avait annoncé pour le petit matin suivant un bombardement atomique de l’île. Dans les beaux quartiers de La Havane, Santa-Clara, Camaguey, Santiago, etc., le branle-bas était général. La contre-révolution était devenue une immense chair de poule. Elle fit courir le bruit que Fidel Castro avait invité les hommes de couleur à envahir les sanctuaires aristocratiques du pays pour danser et faire la noce avec les vestales qu’on avait su préserver jusque-là de la terrible radiation qui émane de la peau noire. Ce péril biologique, ce cataclysme sexuel ne menaçait pas seulement la chair blanche, mais aussi la religion, la famille, la propriété privée, les merveilleuses cotes boursières ! » (1965 : 121). Sept ans après, poursuivait-il, le problème était loin d’être résolu.

Ill. 1.
Couverture de la revue Casa de las Américas, 1966.

Au moment où il écrit ces lignes, Depestre intègre une génération de jeunes intellectuels qui, à Cuba, tentent de penser la question raciale en s’inspirant des textes de Senghor ou de Césaire, mais aussi de la critique du mouvement de la négritude, formulée alors par Frantz Fanon. À leur propos, Roberto Zurbano souligne :

Ces jeunes mélangeaient la lecture de Fanon avec celle d’un bestseller de l’époque, Now, une compilation de textes sur le Black Power faite par Edmundo Desnoes […] ; le livre fut comme une Bible pour ces jeunes, aux côtés d’autres succès littéraires, musicaux et théâtraux caribéens et panafricanistes qui alternaient avec les causeries de Walterio Carbonell, les échanges avec les intellectuels étrangers qui résidaient alors à Cuba comme le Haïtien René Depestre, les Nord-Américaines Selma et Margaret Randall, ou les jeunes Congolais arrivés avec le retour de la troupe du Che, Charlesson, Kasulé et d’autres. À cela il faut ajouter les fêtes que préparaient fréquemment les Panthères Noires qui visitaient ou résidaient alors à La Havane. Bien que ce mélange culturel n’ait qu’à peine touché à la création littéraire et n’ait que peu influé sur la production télévisuelle, il a contribué tout du moins à jeter les bases culturelles et idéologiques de la présence et de la conscience africaines, lesquelles commençaient à déplacer et à partager le lieu central qu’occupait la culture euro-centrique dans le champ culturel cubain à ce moment » (2015) [29].

Ill. 2
Sommaire du numéro spécial de Casa de las Américas, « África en América », 1966

Aux côtés des écrivains Edmundo Desnoes, Lisandro Otero, Graziella Pogolotti et d’autres, Depestre travaille en tant que membre du comité de collaboration de la revue Casa de las Américas, adossée à la prestigieuse institution cubaine du même nom, qui contribue, dès sa fondation en 1959, à promouvoir et diffuser les œuvres littéraires, artistiques et les travaux en sciences sociales de et dans toute l’Amérique latine. Tandis que, du 3 au 15 janvier 1966, se tient à La Havane la Conférence « Tricontinentale » de solidarité entre les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, organisée sous l’égide de Fidel Castro et de Mehdi Ben Barka, en présence des plus grandes figures de la lutte anticoloniale du moment [30], Depestre – qui y retrouve Amílcar Cabral, qu’il avait connu à Paris à la fin des années 1950 (Depestre 2020 : 72-79) – fait la chronique de cet événement majeur dans le journal Granma. Il en rappelle les fondements historiques et politiques et, s’inspirant de Fanon, pose dans son texte la question de la construction d’un Tiers Monde en devenir. Pour Casa de las Américas, à l’occasion de la Tricontinentale, il participe activement à la préparation d’un dossier dédié à « l’Afrique en Amérique », qui constitue, en 1966, un jalon dans l’histoire de ce champ de savoir à Cuba. Y sont en effet reproduits des textes de sociologues, anthropologues, historiens et hommes politiques tels que WEB Du Bois, Fernando Ortiz, Jacques Roumain, Alfred Métraux, Aimé Césaire (un extrait de son célèbre Discours sur le colonialisme), Frantz Fanon, Malcom X, Roger Bastide, José Luciano Franco, Julio Le Riverend et des fragments des œuvres poétiques de Césaire (Une saison au Congo) ainsi que de Depestre lui-même (1966b).

Au cours de ces années vécues avec intensité, Depestre tente de fusionner réflexion anthropologique, engagement politique et poésie. Ainsi, en 1967, il traduit El gran zoo, de Nicolás Guillén, pour sa publication en France, ainsi qu’une anthologie de poésie cubaine, préparée avec le poète cubain Heberto Padilla. Il publie, à son tour, Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien. Poème - mystère vaudou – traduit et préfacé par Padilla [31] –, où les dieux vodou se battent contre les idéaux racistes et impérialistes de « l’Occident chrétien ». Sartre, enthousiaste, en publie des extraits dans Les temps modernes. Depestre, en prose, y rappelle l’histoire douloureuse et souvent niée ou minimisée de l’esclavage et de la double aliénation des Noirs (un extrait de ce texte avait été reproduit dans la revue Casa de las Américas l’année précédente, en 1966), et célèbre, dans des poèmes hautement vindicatifs, les héros noirs du combat pour la dignité en Amérique, de Makandal, Toussaint Louverture ou Antonio Maceo à Patrice Lumumba et Malcom X. Il conclut, dans « Romancero d’une petite lampe », par un appel à la réconciliation de tous les hommes. La mort du Che, héros universel par excellence, qui plonge dans l’affliction les Cubains de l’île, le touche aussi profondément. Il dédie sa Cantate d’octobre à la vie et à la mort du commandant Ernesto Che Guevara (1968b), publiée simultanément (en espagnol et en français) à La Havane et à Alger, à cet homme – blanc – qu’il admirait tant, dont il célèbre l’engagement internationaliste dans les luttes pour l’indépendance africaine. Dans le poème « Ogou-Ferraille », le Che (« les trois lettres du grand ensoleillement de l’homme par l’homme ») n’est pas une figure christique, ni une simple divinité locale [32] : sous la plume de Depestre il se transforme en « grand loa [33] continental, capable de se scinder en milliers d’autres aventures implacables du feu et de la pluie ».

Marronnons, Césaire, marronnons

Mon dernier poème coupe la canne à Camagüey
Il porte un chapeau de paille et des bottes
Ni robot ni zombi il amoncelle sa canne :
Suant, rageur, essoufflé sous le dur soleil
Il donne ses mains et ses yeux à la zafra.
Au loin à Paris, à une table de café,
Des gens qui n’ont jamais attelé un poème
À la beauté du bœuf révolutionnaire
Se demandent : « Peut-on être poète à Cuba ? » […]
« Poète à Cuba » (Depestre, 1969d)

Au-delà du combat antiraciste, René Depestre tente alors de théoriser une voie humaniste, anti-racialiste, marxiste et décoloniale, incarnée pour lui, à ce moment-là, par l’expérience révolutionnaire cubaine. Dans sa préface à Ainsi parla l’oncle, ouvrage majeur de Jean Price-Mars (1928) [34] – considéré par Senghor comme l’inspirateur du mouvement de la négritude (Senghor 1956 : 3) –, Depestre rejette à nouveau catégoriquement l’interprétation néo-raciste de la pensée de Price-Mars par Duvalier. Il consacre de longues pages à une lecture politique des répercussions de ce livre en Haïti et dans le reste du monde. Cet ouvrage, nécessaire et courageux, a constitué, selon lui, le premier inventaire cohérent de l’héritage africain dans son pays, à une époque où l’oligarchie aliénée, « agenouillée devant l’occupant yankee », préférait se penser latine, « s’adonnant à un braconnage culturel furtif, cosmopolite et incolore dans les terrains vagues des cultures dominantes du terrible Occident chrétien » (Depestre 1968c : XIII-XIV). L’erreur de Price-Mars, poursuit Depestre, aurait été de négliger la question des relations de classe dans son pays et, dans une certaine mesure, de minimiser le processus de métissage culturel. Cette erreur, à son tour, aurait engendré la possibilité – dramatique pour Haïti – de développer des lectures raciales du texte, lectures contenues aussi en germe dans le concept de négritude : « C’est là le caractère mystificateur du concept de la ’négritude’ quand il nie l’évidence de la lutte des classes et de la diversité des conditions matérielles d’évolution, et considère la sensibilité créatrice des peuples noirs comme un bloc culturel homogène et interchangeable dans ses manifestations expressives » (Ibid. : XIV-XV).

Nécessaire en son temps, la négritude, dans son évolution essentialiste critiquée par Frantz Fanon, enferme, nous dit Depestre, « le nègre dans sa noirceur et le blanc dans sa blancheur », empêchant le développement de la « lutte tricontinentale globale des peuples sous-développés contre l’impérialisme et le néocolonialisme » (Ibid. : XXI-XXII). Le moment est venu de dépasser cette quête orphique, au sens donné vingt ans plus tôt par Jean-Paul Sartre (1948) à l’élan poétique « d’inlassable descente du nègre en soi-même ». Car, rappelle Depestre, à cette époque, « en Afrique l’Orphée noir n’était pas président de la République, il ne roulait pas en Mercedes-Benz de luxe, n’achetait pas des actions dans les mines du Haut Katanga, il ne s’alliait pas aux pires aventuriers et tonton-macoutes de la haute finance internationale […] pour prendre aussi des actions fort rentables sur le sang versé de Patrice Lumumba » (Ibid. : XXIX). Et à Sartre, qui se demande ce qu’il se passe lorsque le noir « dépouillant sa négritude au profit de la Révolution, ne veut plus se considérer comme un prolétaire » (1948 : XLIV) [35], Depestre répond : « Regardez Cuba et vous aurez la réponse ! Regardez comment la négritude a fait corps avec la révolution socialiste et comment elle y a trouvé son dépassement à travers un processus historique dans lequel le noir, le blanc et le mulâtre ont cessé de s’opposer l’un à l’autre […] : je fais la révolution, donc je suis ! […] L’Orphée noir sera révolutionnaire ou il ne sera pas ! » (Depestre 1968c : XXX-XXXI).

1968 est aussi l’année où se tient, deux ans après la Tricontinentale, le Congrès culturel de La Havane (7-12 janvier). L’événement réunit près de 500 artistes, écrivains et philosophes du monde entier – parmi lesquels Jean-Paul Sartre, Michel Leiris, Aimé Césaire, Mario Benedetti ou Herbert Read – autour des questions ayant trait à l’engagement des intellectuels dans la lutte anticolonialiste, au développement culturel et aux révolutions du Tiers Monde. Dans une ambiance d’effervescence révolutionnaire, ceux-ci débattent des termes d’une décolonisation culturelle ou prônent, comme Leiris, une forme de « guérilla de recherche », pour faire face à la « recherche-développement » promue par l’impérialisme américain (Leiri 1969 : 142). Fidel Castro proclame à cette occasion son refus du dogmatisme, forme de « pétrification des idées » [36]. Depestre, pour sa part, y prononce une conférence intitulée « L’intellectuel révolutionnaire et ses responsabilités envers le Tiers Monde ».

Lorsque Césaire arrive à La Havane, fin 1967, en prévision de l’événement, Depestre reprend également sa controverse avec le poète martiniquais et tente de démontrer à ce dernier qu’à Cuba, la question coloniale est bien placée au cœur de la lutte. Ce faisant, il s’essaye à un deuxième exercice : convaincre le public latino-américain que le concept de négritude, tel qu’il est désormais développé par Césaire, ne peut se résumer à une forme d’essentialisme. Ainsi, avec le poète chilien Enrique Lihn, il travaille à une traduction revisitée et commentée de fragments de Cahiers d’un retour au pays natal, en vue de son édition par la Casa de las Américas en 1969 [37]. Puis, avec Sonia Aratán, il mène des entretiens, publiés dans la revue Casa de las Américas, dans lesquels il demande à Césaire de préciser sa pensée pour les lecteurs : ce dernier, totalement comblé par son expérience à Cuba, pays où il pense avoir trouvé le « marxisme tropical » qu’il a tant désiré (Aratán 1968 : 132), énonce la similitude qu’il perçoit entre révolution et poésie, dans des termes très proches de la notion de réel merveilleux de Carpentier, toutes deux étant des « processus créatifs », « parole faite force et puissance » (Ibid. : 130). Il s’insurge ensuite contre les déformations du concept de négritude et en précise les contours. Cette esthétique marronne, rappelle-t-il, est née dans un contexte très particulier, qu’il qualifie de situation nègre (Depestre 1968a : 142) : celui du colonialisme français, du déni d’humanité subi par le Noir, de l’exclusion de l’Afrique du champ de l’histoire des civilisations et de la nécessité d’une solidarité transnationale entre les hommes de couleur. C’est cette dernière idée, convertie en dogme par certains, qui a pu déboucher sur la naturalisation de traits culturels, comme l’a fait Senghor, dans une phrase sans doute malheureuse (celle qui, souligne Césaire avec amusement, irrite tant Depestre) : « L’émotion est nègre, la raison est hellène » (Aratán 1968 : 135). Depestre, à son tour, interroge Césaire sur les « valeurs universalisantes » du concept de négritude et insiste sur la nécessité de « décoloniser les consciences, la vie intérieure du peuple, au moment où la société se décolonise » (Depestre 1968a : 142). La lutte des classes et la lutte des races, en ce sens – et Césaire le réaffirme aussi vigoureusement – doivent être complémentaires. Et la « négritude », comme le marxisme, doit être plurielle : toujours réinventée, réadaptée, créative. Les deux hommes, dans un hommage vibrant à Roumain, semblent enfin réconciliés.

On ne sait pas si Depestre joue un rôle dans l’organisation du Troisième Colloque sur les contributions culturelles africaines en Amérique latine et dans les Caraïbes, organisé par l’Unesco, en décembre 1968, à Santa Clara, sous l’égide des historiens cubain Manuel Moreno Fraginals et José Luciano Franco. L’événement aura d’importantes répercussions à l’échelle nationale et internationale, en lien avec le renouvellement du champ de l’histoire de l’Afrique, auquel Depestre prendra part une décennie plus tard (voir infra). En revanche, sa participation au Séminaire sur les études afro-américaines, organisé par l’Institut d’ethnologie et de folklore, en novembre 1968, dans des conditions qui témoignent déjà d’une certaine réticence des autorités envers cette question, ou envers l’institution elle-même (Carrazana et Núñez 2020), est importante. Dans une communication, publiée l’année suivante dans la revue Etnología y Folklor, Depestre s’attache à « analyser la valeur et la signification historique du concept de négritude [dans son sens le plus large] et ses liens avec la véritable histoire des relations sociales en Amérique » (Depestre 1969a : 43). De manière brève mais programmatique, il montre comment le mouvement est né, dans le contexte (néo)colonial, d’une réaction à l’entreprise de dépersonnalisation et d’assimilation forcée, comme un « marronnage idéologique et culturel », dans une logique d’adaptation aux nouvelles conditions socio-économiques qui prévalaient alors dans les Amériques (Ibid. : 45), plutôt que dans une logique de réinterprétation (thèse soutenue jusqu’alors, rappelle-t-il, par Melville Herskovits). « Ces transmutations du nègre à travers le marronnage ne se sont pas exprimées à travers des faits sociologiques et anthropologiques interchangeables, susceptibles de se chevaucher ; c’est la raison de l’existence de tant de « négritudes », de tant de sociétés afro-américaines. […]. Mais le point commun qui permet de parler d’une unité du mouvement (unité culturelle et non raciale) vient du fait que la dialectique du maître et de l’esclave a provoqué partout un vaste métissage, qui a agité les éléments culturels dans leur courant syncrétique hérité de l’Afrique et de l’Europe, et qui a créé l’originalité des cultures de ce continent » (Ibid. : 47).

Ill. 3
Les quatre dernières pages de l’article de René Depestre, « Las metamorfosis de la negritud en América », Etnología y folklore, 1969.

Dans ce texte, où l’on perçoit l’écho de la notion de transculturation, développée par l’anthropologue cubain Fernando Ortiz dans le cadre d’une controverse célèbre avec Melville Herskovits [38], Depestre présente donc un véritable plan de travail pour étudier « l’histoire des métamorphoses de la négritude dans la littérature ». Il envisage ainsi d’inaugurer son programme de recherche avec le cas fondateur d’Haïti, explorant son histoire, de la révolution à la « négritude totalitaire » de Duvalier, en passant par l’œuvre de Price-Mars, le mouvement indigéniste ou la négritude dans les œuvres de Jacques Roumain, Jean-Fernand Brierre ou Jacques Stephen Alexis. Puis il propose de poursuivre l’analyse avec l’étude des auteurs et des contextes étatsunien, cubain, franco-antillais, brésilien et celle, plus rapide, des Antilles anglaises et néerlandaises, de l’Équateur, de la Colombie, du Venezuela, de Porto Rico. Dans une perspective comparative avec les cas afro-américains, il s’intéresse ensuite à la négritude africaine. En conclusion, il imagine la possibilité de réfléchir conjointement aux différents modes de relation liant négritude et nationalisme noir en Haïti, aux États-Unis et en Jamaïque, négritude et révolution à Cuba. À propos de ce dernier cas, répondant indirectement à l’ancien défi de Césaire, il émet cette hypothèse optimiste : « Pour la première fois dans l’histoire des Amériques noires, les descendants d’Africains vivent dans une communauté où ils n’ont pas besoin de marronner les valeurs dominantes, car ce sont des valeurs qui libèrent les forces de l’imagination et du savoir de tout le peuple cubain. Nous n’avons pas besoin de marronner la Révolution, parce que la Révolution, c’est nous-mêmes ; c’est notre identité, notre richesse humaine, le nouveau point de départ de notre culture ; notre guérison, notre prodigieuse bonne santé dans une histoire que noirs, blancs et mulâtres peuvent et doivent construire ensemble, dans une société où nous nous reconnaissons tous solidaires de la même entreprise de libération totale de la condition humaine » (Ibid. : 53).

Dès lors, si comme le pense Depestre, la révolution constitue l’aboutissement heureux du marronnage culturel, à quoi bon poursuivre avec la négritude ? C’est précisément au cours de ces années que l’écrivain fait pour la première fois ses adieux à ce concept. Il exprime cette position à plusieurs reprises, la plus marquante étant sa conférence prononcée au Festival panafricain d’Alger en juillet 1969, auquel il participe en tant que chroniqueur au journal Granma. Organisé en réaction au Festival mondial des arts nègres de Dakar de 1966, le Festival d’Alger avait adopté une position critique envers le panafricanisme noir tel que promu par Léopold Sédar Senghor [39]. Il s’agissait d’opposer au « poète-président » du Sénégal nouvellement indépendant une vision politique de la solidarité interafricaine, entendant dépasser la question de couleur. Le président du Conseil de la Révolution et chef du gouvernement algérien, Houari Boumédiène, l’avait précisé dès son discours d’ouverture : « Le premier festival panafricain n’est pas un divertissement général destiné à nous distraire de la lutte quotidienne. Il participe d’un immense effort pour notre émancipation. Il participe du combat que nous tous, en Afrique, continuons à mener : qu’il soit du développement ou de la libération nationale. Le colonialisme est un mal, que nous avons tous subi, vécu et dont nous avons triomphé. Mais son mécanisme est complexe : le colonialisme est, dans son essence comme dans son esprit, un acte total ; il ajoute à sa domination matérielle une emprise sociale et culturelle » (Klein 1970).

Aux côtés de Depestre, d’autres intellectuels africains expriment, à cette occasion, leur rejet du concept de négritude. C’est le cas de l’écrivain congolais Henri Lopes, alors ministre de l’Éducation du Congo de Marien Ngouabi [40], qui déclare quant à lui : « Nous ne devons plus nous définir par la race ou par tout autre élément somatique, mais plutôt par la géographie, et surtout par cette communauté de choix qui fournit une bien meilleure base pour l’unité nationale et internationale » (cité par Kesteloot, 2001 : 260). Le philosophe et anthropologue béninois Stanislas Spero Adotevi lui emboîte le pas, dénonçant la négritude des « négrologues », en laquelle il voit une forme d’essentialisme mis au service du néocolonialisme (Adotevi 1969 ; 1970). Or, cette pensée, pourtant proche de celle de Depestre, va porter un coup fatal à son élan cubain.

Car s’il continue de publier abondamment ces années-là [41], Depestre ne peut mener à bien ses projets. Son programme de recherche sur les métamorphoses de la négritude dans la littérature disparaît dans les limbes où l’Institut d’ethnologie et de folklore est également envoyé, à la suite du virage soviétique de 1968. Le thème afro-cubain, privilégié en grande partie par cette institution, est désormais disqualifié : à quoi bon étudier des pratiques et des représentations qui, après dix années de profonds changements sociaux, font en quelque sorte injure aux acquis de la Révolution ? Les opprimés d’hier ont enfin accès à l’instruction et aux services de santé gratuits ; l’Homme nouveau tel que défini par le Che n’est pas censé avoir recours à « l’opium du peuple ». La métaphore de l’ajiaco, ce ragoût cubain tant prisé par Ortiz – qui s’éteint en 1969 – pour rendre compte avec clarté du processus de transculturation à l’œuvre dans les Antilles [42], est balayée d’un revers de main par les publications du Parti, au profit du matérialisme historique : « [Ce système religieux est un] véritable enchevêtrement théologique qui est encore en train de bouillir, sur un feu qui s’éteint, et que les spécialistes, qu’ils soient scientifiques – profanes ou experts – ou santeros, n’ont pas terminé de mettre au clair. […] La santería, pour résumer, est un vestige religieux, obscurantiste, dont il est indispensable de libérer ceux qui la traînent. Son primitivisme, outre la valeur folklorique que l’on peut lui concéder dans d’autres domaines, ainsi que les éléments prêtés (catholiques) qui la complètent, constituent des éléments scandaleusement choquants, tant pour l’époque que nous vivons que pour le type de société et d’homme qui se construit dans notre patrie » (Anonyme 1968 : 58). À l’aube des années 1970, les chercheurs en sciences sociales sont invités à s’intéresser de préférence au monde rural, à la mise en valeur des transformations sociales induites par la Révolution ou à la « psychiatrie transculturelle » (Bustamante, cité par Núñez González 2015). Bientôt, les jeunes aspirants seront d’ailleurs envoyés parfaire leur formation à Moscou ou à Leningrad et s’attelleront à un vaste projet d’Atlas ethnographique de Cuba, en collaboration avec l’Institut d’ethnographie N. N. Miklujo Maklai, (Núñez González Ibid.).

Sur le plan sociologique comme sur le plan politique, Depestre est mal reçu par les intellectuels des deux rives de l’Atlantique. Ses compatriotes noirs francophones, d’une part, ne partagent pas, après 1968, son attachement à la Révolution cubaine et au communisme :

Naturellement, les idées que j’avançais sur le plan anthropologique, on ne les comprenait pas très bien. Il y avait des gens qui me comprenaient, parce que, moi, je n’avais aucun préjugé, je n’avais aucun compte à régler, j’exprimais sincèrement l’expérience que j’étais en train de vivre à Cuba. […] J’ai commencé à exprimer cette affaire du marronnage culturel. C’est très difficile, parce que la conceptualisation, chez les Français, n’est pas exactement la même, certains ne me comprenaient pas.

À Cuba, ses idées, très proches de celles de Walterio Carbonell (par exemple quand il invite, comme ce dernier, à retrouver les structures culturelles perdues durant le colonialisme grâce à la libération sociale, Depestre 1969c ; 1970a), ne sont plus en syntonie avec une Révolution qui considère le thème noir comme dépassé et, par conséquent, hors-sujet, « hors-jeu ». Amer mais lucide, Depestre écrira plus tard dans ses cahiers cubains : « Le jour où j’ai essayé d’éclairer la problématique raciale, l’une des composantes historiques de la lutte des classes en Notre Amérique [la majuscule fait référence au célèbre discours éponyme de José Martí 1891], des esprits malveillants se sont empressés de voir en moi un négrologue. À penser ainsi, ils projetaient sur ma personne les obsessions d’une négrophobie qui n’arrive pas à se cicatriser […] » (Depestre 2020 : 293).

L’excommunication de son ami Heberto Padilla, arrêté en mars 1971 pour « activités contre-révolutionnaires », puis sommé de lire son « autocritique » devant tous les membres de l’Union des écrivains et artistes de Cuba, le 27 avril suivant, plonge Depestre dans l’effroi et la confusion. Car en 1968, lorsque Padilla avait subi les premières critiques politiques sérieuses de la part des autorités de l’UNEAC, concernant son anthologie poétique intitulée Fuera del Juego [Hors-jeu, traduit et publié en français en 1969], Depestre avait pris sa défense. Dans une très longue lettre à Fidel Castro où, admettant les erreurs idéologiques de son compagnon et son manque de maturité, mais s’inquiétant des dérives doctrinaires prises par ses pairs, il osait affirmer : « Quand la critique littéraire devient un organe, elle ne rend aucun service au socialisme et à la révolution » (Depestre 2020 : 200). Pire, lors de son pénible discours au siège de l’UNEAC, Padilla signale le « camarade Depestre » comme lui aussi « vendu à l’ennemi ». Depestre, pour se défendre, reprend les propos de sa lettre et réitère publiquement son amitié pour l’accusé, ainsi que sa volonté de l’aider à corriger ses erreurs. Armando Quesada, directeur du très officiel hebdomadaire El Caimán barbudo, lui hurle alors sa désapprobation (Ibid : 213-216). Son sort est scellé : cet événement et, au-delà, le tournant dogmatique pris par le gouvernement révolutionnaire, vont le précipiter brutalement, une nouvelle fois, à la marge des deux mondes.

« Service après naufrage » ?

Haïtien errant je déchire
Les larmes aux yeux ma carte
D’éternel résident temporaire [43].
« Le dernier degré de l’exil » (Depestre, 1980b : 63)

C’est mon naufrage. Je considère personnellement que c’est un naufrage pour moi : devoir partir d’un pays que j’aimais tant. J’ai épousé une Cubaine, j’ai des enfants cubains, j’étais devenu un Cubain de plus, vraiment. J’ai appris l’espagnol. Je voulais faire l’expérience : est-ce qu’on peut devenir quelqu’un d’un autre pays, membre d’une autre nation ? Et je le suis devenu.

« Service après naufrage » : c’est ainsi que Depestre intitule, dans son autobiographie, le chapitre qui concerne son expérience à Cuba, longue de presque vingt ans mais, de son point de vue, douloureusement interrompue à la suite des événements d’avril 1971 (Depestre 2018 : 85 ; 102-106).

En effet, très vite après le procès qui lui est fait en public à l’UNEAC, il doit démissionner de son poste à la radio. Plusieurs de ses collègues s’éloignent alors de lui.

Ils ne voulaient plus me voir ! Ce n’est pas que j’ai perdu le contact, même les écrivains… même Guillén a rompu avec moi ! La seule personne qui ait gardé contact avec moi a été Alejo Carpentier. Il était ministre [conseiller culturel à l’ambassade de Cuba] à Paris, je le voyais en secret [il rit]. Carpentier me recevait vous comprenez, parce que Carpentier ne doutait pas de ma loyauté envers la Révolution, Carpentier avait foi en moi. Je lui avais tout expliqué, je lui avais tout dit de l’affaire Padilla, il comprenait, il était un homme d’une haute volée, d’une haute culture. C’est pour ça que j’ai été à ses funérailles [en 1983], en tant représentant du directeur général de l’Unesco. […] Mais les autres… je me suis fait traiter d’intellectualoïde ! [Rires] J’avais oublié ce mot ! […] Tout le monde avait peur. […] Je disais aux gens de ne pas me fréquenter.

Le choc est rude lorsque Nicolás Guillén l’appelle à son bureau de président de l’UNEAC, pour le « dévorer comme un père en colère » et l’informer – faisant ainsi fi de son engagement dans les milices révolutionnaires lors de l’attaque de Playa Girón en avril 1961 – qu’il n’a pas le droit de porter un jugement critique sur la politique cubaine, car il est étranger et n’a pas participé aux luttes armées dans la Sierra Maestra : « Le “cubain de plus” est parti en fumée par sa fenêtre » (Depestre 1996-1997 : 67).

Malgré ce qui fut sans doute, pour lui, une terrible déception, malgré une position désormais très inconfortable, Depestre tente encore pendant plusieurs années de survivre intellectuellement à Cuba, en maintenant une cohérence idéologique dans ses actions et ses positions. Les années 1971-1976 se révèlent fécondes pour l’écrivain, qui rédige, à cette époque, plusieurs poèmes et essais, publiés dans la revue Casa de las Américas (Depestre 1972 ; 1973a ; 1974 ; 1975a ; 1976a) et traduit le roman du défunt Jacques Stephen Alexis, El compadre el general sol [Compère général soleil] (1974). En 1973, il fait paraître à Paris Poète à Cuba, une compilation de vers écrits entre 1969 y 1970 [44]. Il est alors vivement critiqué par Claude Roy : dans sa préface au recueil, ce dernier lui reproche son engagement communiste. Depuis son exil intérieur de La Havane, Depestre défend cette posture contre vents et marées, dans une réponse publiée dans la même édition. Il compose en outre son premier roman, Le mât de cocagne. Critique virulente de l’autoritarisme de Duvalier et de certains de ses sbires, qui y sont tournés en dérision, Le mât de cocagne condamne aussi sans appel l’abrutissement des masses (« l’électrification des âmes »). C’est sans doute ce qui lui vaut d’être, certes, édité pour la première fois à Cuba, en 1975, mais à tirage confidentiel (sous le titre El palo ensebado). La version française paraît en 1979 : le succès est considérable auprès du public francophone puis, plus tard, haïtien. Sa portée politique, clairement entendue, propulse à nouveau Depestre sur le devant de la scène littéraire.

À la suite d’un autre événement humiliant [45], Depestre décide, finalement, de se ré-exiler en France :

Je n’avais pas de papiers. Le problème c’est que les Haïtiens m’avaient enlevé ma nationalité haïtienne, Duvalier m’avait enlevé mon passeport, donc je ne pouvais pas sortir. J’ai eu un laissez-passer pour aller au Canada, c’est comme ça que j’ai pu gagner Paris. […] cela faisait des années que j’étais coincé chez moi, au Nuevo Vedado. Ces années-là, en 1972-73-74, des années ! où j’écrivais, j’étudiais, j’ai lu beaucoup. […] Et puis l’idée de l’Unesco m’est venue à l’esprit parce que le Directeur général nommé en 1974 [le sénégalais Amadou-Mahtar M’Bow, époux de son amie d’enfance Raymonde Sylvain], je l’avais connu à la Sorbonne, c’était un ami. […] Il me nomme son conseiller pour faire ses discours. On n’avait jamais vu ça : un communiste, du jour au lendemain devenir un fonctionnaire important d’un organisme de l’Occident ! […] Et c’est comme cela que je suis resté près de dix ans à l’Unesco. J’ai fait un recyclage, à aucun moment je n’ai attaqué Cuba quand j’étais à l’Unesco. Je disais exactement pourquoi j’ai rompu avec les Cubains : les Cubains ont fait en sorte que… la vie était devenue impossible pour moi. […] Et comme l’Unesco aidait Cuba, malgré ma rupture avec Cuba, de l’intérieur, j’aidais Cuba. Ce qu’ils n’ont jamais su ! Tous les programmes, je les poussais en avant.

Ill. 4
Couverture de l’ouvrage de René Depestre, El palo ensebado, 1975.

Depuis 1964 se préparait en effet, dans cette institution, l’édition d’une révision inédite de ce qui serait plus tard intitulé Histoire générale de l’Afrique, présentée en plusieurs volumes (Unesco 1980-1999). Divers experts s’étaient, par ailleurs, réunis à plusieurs reprises (notamment à La Havane, en 1968, cf. supra), pour réfléchir aux apports de différentes cultures du monde à la culture latino-américaine. Plusieurs historiens et géographes cubains se réclamant du mouvement d’écriture de « l’histoire des gens sans histoire », notamment José Luciano Franco, avaient préconisé, à ces occasions, la rédaction d’un dernier volume de l’Histoire générale de l’Afrique consacré à « l’Afrique en Amérique latine ». L’étude de ce thème, dont la dimension comparative au niveau transcontinental était appelée de leurs vœux par les plus grands anthropologues et sociologues d’Amérique depuis les années 1920 – parmi lesquels WEB Du Bois, Alain Locke (Mangeon 2010) et, bien entendu, Fernando Ortiz (Pérez Valdés 2016 : 39 ; Argyriadis & Juárez Huet 2019) – avait été confié à la direction savante de Roger Bastide, du critique littéraire cubain Salvador Bueno et, plus tard, de Manuel Moreno Fraginals, qui avait préparé un volume consacré aux contributions culturelles africaines en Amérique latine (Moreno Fraginals 1977). René Depestre fut l’une des chevilles ouvrières de cette entreprise ; il y participa avec un texte (Depestre 1984 [1977]), rédigé dans la continuité de sa démarche exposée lors du Séminaire d’études afro-américaines de 1968. Il soutint également l’édition d’un numéro spécial du Courrier de l’Unesco en 1981, consacré aux Caraïbes, rédigeant plusieurs articles aux côtés de textes d’Alejo Carpentier, Manuel Moreno Fraginals, Édouard Glissant, Aimé Césaire et d’autres illustres auteurs. Il collabora en parallèle au dictionnaire littéraire Panorama histórico literario de nuestra América, publié en deux volumes par Casa de las Américas (Díaz Acosta et al. 1982).

Ill. 5
Couverture du volume dirigé par M. Moreno Fraginals, África en América Latina, 1977.

« Je me suis dit : à un moment donné j’ai perdu mon temps à Cuba, ma parole s’est envolée. » Ces mots, prononcés par Depestre en 2015, traduisent une grande amertume. Pourtant, sa contribution au débat anthropologique dans l’île, son insistance à pointer du doigt la « problématique raciale », son rôle de passeur entre des espaces intellectuels qui ne dialoguaient plus si couramment les uns avec les autres, dans le contexte de la guerre froide, a très certainement porté quelques fruits. Dans les années 1990, à la faveur de la crise idéologique et économique qu’a connue Cuba à la suite de la disparition de l’Union soviétique, une équipe de jeunes chercheurs du Centre d’anthropologie – le nouveau nom de l’Institut d’ethnologie et de folklore, ressuscité de ses cendres en 1993 (Núñez González 2015) – a entrepris, dans un objectif critique, une vaste enquête sur le racisme dans le pays (Núñez González et al. 2011), rompant ainsi avec la tradition révolutionnaire qui, fidèle à la pensée de José Martí, s’était maintenue jusqu’alors « aveugle à la race » (Bonniol 2015 : 268). De nombreuses initiatives visant à pointer du doigt la persistance, voire la recrudescence des discriminations raciales ont vu le jour depuis – non des moindres, la création du groupe Color cubano a débouché sur son institutionnalisation au cœur même de l’UNEAC –, en appelant à la « pensée marronne » de René Depestre et à sa notion de marronnage culturel. Pour beaucoup encore, qui redécouvrent ses textes aujourd’hui, pour les étudiants qui ne connaissent pas sa trajectoire et le prennent pour un pichón d’Haïtien, il redevient source d’inspiration, « cimarrón de palabras » (Martínez Furé 2010), un Cubain de plus parmi les anthropologues.

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[1Une première version de cet article est parue dans Niurka Núñez González (dir), 2020, Antropología sociocultural en Cuba. Revisiones históricas e historiográficas, ICAN / ICIC Juan Marinello, tome II, p. 57-89. Cette version française est largement remaniée. Je remercie Maud Laëthier pour sa relecture attentive, pour ses précieuses remarques historiques concernant Haïti, ainsi que pour les documents permettant de préciser faits et dates qu’elle a mis à ma disposition.

[2Cette rencontre a été réalisée dans le cadre du projet de recherche sur l’histoire et l’épistémologie comparée des anthropologies cubaine et haïtienne, présenté en introduction de ce thème : https://www.berose.fr/article2064.html .

[3À Cuba, dans les années 1960, Depestre était considéré d’emblée comme « noir » à cause de son origine haïtienne. En Haïti, du fait de la couleur de son teint, il était plutôt assigné à la catégorie de « mulâtre ».

[4Poète, écrivain et anthropologue haïtien, né en 1907, auteur notamment du roman Gouverneurs de la rosée (1944), fondateur en 1934 du premier Parti communiste haïtien. Depestre, qui l’avait connu brièvement juste avant son décès prématuré en août 1944, le tenait en grande estime, à l’instar de tous les jeunes Haïtiens de sa génération, qui voyaient en lui un modèle. Sur les liens intellectuels unissant Roumain à Guillén, voir Laëthier 2022a.

[5Poète cubain né en 1902, militant communiste, auteur notamment de Motivos de son (1930), Sóngoro cosongo. Poemas mulatos (1931) et West Indies, Ltd. (1934). En 1936 il participe à la fondation de la Société d’études afro-cubaines et développe une réflexion sur le métissage et la « couleur cubaine » (Morejón 1982). La Révolution de 1959 le consacre comme « Poète national » et c’est à ce titre qu’il prend la direction de la toute nouvelle Union des écrivains et artistes cubains (UNEAC).

[6Célèbre écrivain cubain né en 1904, Carpentier était aussi musicologue et l’un des initiateurs du mouvement afrocubaniste à Cuba dans les années 1920. Son premier roman, Ecué Yamba-Ó (1933) s’inspire de ses propres recherches ethnomusicologiques et des travaux ethnographiques et historiques de ses contemporains cubains : le célèbre anthropologue Fernando Ortiz, l’ethnologue et journaliste Juan Luis Martín et l’historien Ramiro Guerra. En exil en France entre 1927 et 1939, il est proche des surréalistes et fait connaître à Paris les œuvres du peintre Eduardo Abela ou des compositeurs Amadeo Roldán et Alejandro García Caturla, qui puisent leur inspiration dans les rituels santeros et abakuá. De ses réflexions sur ces sujets, il tire en 1946 un premier essai, La música en Cuba. Après un nouvel exil au Venezuela, il rentre à Cuba à la faveur de la Révolution de 1959, prend la direction de l’Imprimerie Nationale (voir infra), donne des cours à l’université de La Havane, puis poursuit une carrière diplomatique.

[7Figure majeure du xxe siècle cubain, essayiste et homme politique, né en 1898, il est l’un des fondateurs de l’université populaire José Martí et de la Revista de Avance (1927-1930). Membre, entre autres, de la Société de folklore cubain (1923-1930) puis de la Société d’études afro-cubaines (1936-1941 ; 1945-1946), il collabore étroitement avec Fernando Ortiz, qu’il qualifie de « troisième découvreur de Cuba ». Ayant présidé le Parti socialiste populaire (Parti communiste cubain), il est élu délégué à l’Assemblée constituante en 1940 et se présente comme candidat à la présidence en 1948. Après 1959, il sera recteur de l’université de La Havane, ambassadeur auprès de l’Unesco, président du Mouvement cubain pour la paix et vice-président de l’Assemblée nationale du Pouvoir populaire.

[8Le texte de cette conférence est reproduit et commenté dans Haïti-Journal, puis dans la revue martiniquaise anticolonialiste Tropiques, fondée peu de temps auparavant par Aimé Césaire (Rodríguez 2017 : 135-136).

[9René Depestre était alors inscrit au Lycée Alexandre Pétion de Port-au-Prince, considéré comme le meilleur d’Haïti. Cet établissement invitait régulièrement des personnalités intellectuelles et scientifiques, de passage dans le pays, à donner des allocutions devant ses étudiants.

[11L’année suivante, il publie un autre recueil, Gerbe de sang (1946).

[12Sur le rôle joué par Breton dans les événements de 1946, voir Bloncourt et Löwy 2007.

[13Journaliste, essayiste et historien cubain, Walterio Carbonnell est né en 1920 dans une famille « mulâtre » aisée de la région orientale de l’île. Il fait une partie de ses études à la Sorbonne. Engagé dans les débats sur la problématique raciale à Cuba, il met en exergue le rôle de la population cubaine d’origine africaine dans l’émergence d’une nation souveraine dans son célèbre essai, Como surgió la cultura nacional (1961). Selon Depestre, qui le considère comme l’un des intellectuels noirs les plus intéressants de son époque, « il avait des adversaires, il n’était pas très bien vu d’une certaine couche blanche de la révolution. Il était reçu à la Casa de las Américas, mais ils le calomniaient ». Dans les années 1980, malgré sa mise à l’écart, Carbonell enverra plusieurs lettres ouvertes à la direction du Parti communiste de Cuba, réclamant une plus grande représentativité de la population de couleur dans les instances du pouvoir (Fernández Robaina 2009 : 17).

[14Scénographe et cinéaste cubain, né en 1925, compagnon de route de Fidel Castro. Secrétaire général de la Fédération des étudiants universitaires (c’est à ce titre qu’il se rend à Paris en 1950), il participe au mouvement révolutionnaire dès 1953. Ayant subi des tortures du fait de ses activités politiques, il s’exile au Mexique où il exerce un temps comme assistant de Luis Buñuel tout en envoyant clandestinement des armes aux guerilleros. Après la chute de Fulgencio Batista, il crée et dirige, dès 1959, l’Institut cubain d’arts et d’industrie cinématographiques (ICAIC) et devient l’une des grandes figures du Nouveau cinéma latino-américain, dont il crée et préside le Festival international annuel à La Havane à partir de 1979.

[15Née en Roumanie en 1931, juive de parents hongrois, Édith « Sorel » Gombos avait perdu une partie de sa famille dans les camps de concentration nazis durant la seconde guerre mondiale. Elle s’était mariée avec René Depestre en 1949, à Paris. Polyglotte, après son arrivée à Cuba pour rejoindre son époux, en juin 1959, elle a travaillé comme traductrice de Fidel Castro et comme correspondante du journal Revolución, y publiant notamment une interview de Simone de Beauvoir lors de sa visite à La Havane, en 1960, ainsi qu’un reportage sur le jugement du criminel nazi Adolf Eichman à Tel Aviv, en 1961. Séparée de René Depestre en 1960, elle a quitté définitivement Cuba en 1966. Elle a poursuivi par la suite, depuis Paris, une carrière journalistique, s’illustrant par des entretiens avec de grandes figures politiques et artistiques de son époque (notamment Wifredo Lam, Alejo Carpentier, Jean-Paul Sartre, Pablo Picasso, Graham Greene, Ingmar Bergman, Woody Allen ou Henry Miller). Sur son parcours, on pourra consulter le documentaire inédit Dragon Lady, de Javier Ruiz Gómez et Kathy Sebbah (http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/46098_1) ou une partie de ses archives conservées à la Stanford University (https://oac.cdlib.org/findaid/ark :/13030/ft0779n3mg/entire_text/).

[16De cette errance atlantique entre l’Europe et Cuba, il extraira la matière d’un nouveau livre de poèmes, intitulé Traduit du grand large (1952).

[17Dans ce vers : « Marronnerons-nous Depestre, marronnerons-nous ? » (Césaire 1955b).

[18En réaction à la divulgation du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline, Aimé Césaire présente sa démission au PCF, fondant également ses arguments sur la persistance d’une minoration de la question coloniale au sein de cette organisation : « […] la question coloniale ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus important […] Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination. Solidarité et démission. Or c’est là très exactement de quoi nous menacent quelques-uns des défauts très apparents que nous constatons chez les membres du Parti Communiste Français : leur assimilationnisme invétéré ; leur chauvinisme inconscient ; leur conviction passablement primaire – qu’ils partagent avec les bourgeois européens – de la supériorité omnilatérale de l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en Europe est la seule possible ; la seule désirable ; qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer […] » (Césaire 1956).

[19Ces idées, précise ailleurs Depestre, étaient celles développées par Duvalier lui-même : « Pour Papa Doc et ses médias, Fulgencio Batista était un général métis proche du petit peuple oriental de Cuba. Obscur sous-officier au début des années 1930, il avait réussi alors un coup d’État de sergents contre le despote Gerardo Machado. Les loyaux services que, depuis ce temps-là, il rendait au patriciat blanc du sucre et du tabac n’étaient pas arrivés à cacher ses origines. Dans cette optique de “race”, Papa Doc obtint de Batista une aide de quatre millions de dollars. En retour, il s’engagea à empêcher que la zone du nord-ouest d’Haïti, distante de soixante-dix-sept kilomètres de Cuba, serve de lieu de transit ou de base arrière a la guérilla du M26-7 » (Depestre, 2018 : 86).

[20La traduction qui a été publiée à cette époque, pour des raisons d’urgence, était celle faite en Argentine par Fina Warschaver, en 1951 (Ediciones Lautaro, Buenos Aires). La Casa de las Américas a réédité cette œuvre en 1971. René Depestre a également été conseiller de la réalisatrice cubaine Sara Gómez (alors assistante de réalisation) pour les scènes rituelles vodou qui apparaissent dans le film inspiré du roman, Cumbite, de Tomás Gutiérrez Alea, sorti en 1964 (García Yero 2017 : 97).

[21Jacques Stephen Alexis, avec l’aide de l’Union soviétique, collectera plus tard des fonds et quittera Cuba, en avril 1961, avec quelques camarades haïtiens, pour impulser un mouvement de lutte contre Duvalier. Il serait arrêté à son débarquement et porté disparu, probablement torturé et exécuté (Depestre 2018 : 167).

[22Entre 1913 et 1933, près de 300 000 contratados engagés ») antillais sont importés dans l’île, parmi lesquels quelques 200 000 Haïtiens (Castor 1971). Liés par contrat à une dette qu’ils ne parviennent pas à rembourser, majoritairement analphabètes et ne parlant pas l’espagnol, ils sont pourchassés par les gardes ruraux lorsqu’ils essayent de fuir la plantation à laquelle ils sont rattachés. Leur présence suscite peurs, rejet et colère dans les milieux populaires, car ils sont utilisés comme briseurs de grève et empêchent la hausse des salaires (Pérez de la Riva 2013 [1979] : 53 ; 97). Les « engagés » jamaïcains, moins nombreux, anglophones et mieux instruits, protégés par les autorités diplomatiques anglaises, sont généralement mieux traités, mais subissent un racisme tout aussi virulent (ibid. : 14-22). En 1933, un décret accompagnant la « loi des 50 % » (obligeant tout employeur à embaucher au moins 50 % de travailleurs nationaux) stipule le renvoi obligatoire de « tous les étrangers sans emploi et sans ressources » dans leurs pays : de nombreux Haïtiens sont ainsi expulsés, en particulier ceux qui avaient pris part aux mouvements révolutionnaires des années 1930 (ibid. : 113-118 ; Laëthier et al. 2020 ; Laëthier 2022b). Une majorité reste cependant à Cuba.

[23Terme désignant à Cuba la récolte de canne à sucre.

[24Traduction en espagnol par Heberto Padilla du poème de Depestre « Romancero d’une petite lampe », dont les termes originaux sont : Occident chrétien mon frère terrible/Mon signe de croix le voici :/Au nom de la révolte/Et de la justice/Et de la tendresse/Ainsi soit-il !

[25L’homophobie le rebute tout autant et il raconte dans son entretien comment il prit la défense de l’écrivain cubain Virgilio Piñera, qui travaillait également à la Imprenta Nacional et avec lequel il s’était lié d’amitié. C’est Virgilio Piñera qui a traduit en espagnol Minerai noir, publié à La Havane aux Ediciones Revolución en 1962 sous le titre Mineral negro.

[26En France, Charles Georges « Carlos » Moore (1942-) a étudié l’ethnologie à l’Université de Paris VII et obtenu son doctorat en 1984, avec une thèse intitulée Le Castrisme et l’Afrique noire, 1959-1972, dont la version augmentée a été publiée en anglais en 1988, sous le titre Castro, the Blacks and Africa. Tout au long de sa carrière, il a défendu une position à la fois panafricaniste et anticommuniste.

[27Partido Socialista Popular, nom donné en 1944 au Parti communiste cubain (fondé en 1925).

[28On peut en consulter le texte complet ici : http://www.cuba.cu/gobierno/discursos/1959/esp/f220359e.html

[29Sur les Congolais arrivés dans le sillage du Che à Cuba en 1965 et sur leur devenir dans ce pays aux côtés d’autres « africubains » étudiants et réfugiés politiques, on pourra consulter Luntumbue 2020.

[30Enlevé le 30 octobre 1965 à Paris puis assassiné, Ben Barka n’y participe pas, non plus que le Che, parti secrètement organiser la guérilla en Bolivie.

[31Publié en espagnol par les éditions de la Casa de las Américas et en français par Présence Africaine, la même année.

[32Célébré sous le nom de San Ernesto de la Higuera, le Che est depuis sa mort l’objet d’une dévotion en Bolivie (on peut consulter, à ce propos, le documentaire d’Isabel Santos et Rafael Solis, San Ernesto nace en La Higuera, Cuba, ICAIC, 2006, https://www.youtube.com/watch?v=MusFDpqny_A).

[33Nom générique donné aux divinités du vodou haïtien

[34Rédigée en 1967, cette préface est publiée en 1968, en français et en espagnol, dans des versions légèrement différentes (1968c ; 1968d).

[35Cette interrogation naissait de l’évocation d’un extrait du poème de Jacques Roumain, Bois d’ébène : « Afrique j’ai gardé ta mémoire Afrique/tu es en moi/Comme l’écharde dans la blessure […]/Pourtant/je ne veux être que de votre race/ouvriers paysans de tous les pays (Roumain 1945 [1937] cité par Sartre 1948 : XLI). Sur la pensée politique de Jacques Roumain et son appréhension des questions de classe et de race, voir Laëthier 2022a.

[36Quelques mois plus tard, il s’alignera sur la politique soviétique de répression du printemps de Prague, provoquant une vive émotion parmi les intellectuels qui l’avaient soutenu jusqu’alors et annonçant en quelque sorte la dure période de répression connue à Cuba sous le nom de « quinquennat gris » (voir à ce sujet Martín Candiano 2018).

[37Ce texte de Césaire avait été traduit en espagnol pour la première fois en 1943 (dans sa première version) par l’ethnologue cubaine Lydia Cabrera et assorti d’illustrations du peintre cubain Wifredo Lam.

[38« Le terme transculturation exprime mieux les différentes phases de cette transition d’une culture à une autre, parce qu’il ne consiste pas seulement à acquérir une culture distincte, ce que, à proprement parler, traduit le terme anglo-américain acculturation, mais qu’il implique aussi forcément la perte ou le déracinement d’une culture précédente, ce qu’on pourrait qualifier d’une déculturation partielle, et la création postérieure de nouveaux phénomènes culturels qu’on pourrait appeler une néoculturation » (Ortiz 2011 [1940] : 170).

[39En désaccord avec l’arrestation et l’emprisonnement de Mamadou Dia, le gouvernement cubain s’était distancié de l’événement, envoyant uniquement un conférencier, l’ethnomusicologue Argeliers León, alors directeur de l’Institut d’ethnologie et de folklore (Carrazana y Núñez 2020 : 235-236 ; 250-251).

[40Entre 1963 et 1968, la République du Congo est gouvernée par Alphonse Massamba-Débat, secrétaire général d’un Parti unique d’inspiration socialiste (modèle chinois), le Mouvement national de la Révolution. Cuba apporte à ce gouvernement un soutien logistique et militaire (Kiriakou & André 2020). Marien Ngouabi, qui lui succède jusqu’à sa mort (1977), instaure quant à lui, dans un premier temps, un régime qui s’inspire du modèle soviétique et maintient une collaboration avec Cuba, y envoyant de nombreux étudiants.

[41À La Havane sort pour la première fois une compilation de textes publiés entre 1966 et 1968, intitulée Por la revolución, por la poesía (Depestre 1969b), rééditée en français en 1974. Dans ce livre, sont reproduits les articles suivants [ma traduction] : « Un héros du Tiers Monde : Ho Chi Min » ; « Les mythes nord-américains meurent au Vietnam » ; « Jean Price-Mars et le mythe de l’Orphée noir » ; « Lettre de Cuba sur l’impérialisme de la mauvaise foi » ; « L’intellectuel révolutionnaire et ses responsabilités envers le Tiers Monde » ; « L’écrivain latino-américain et ses responsabilités » ; « Quand Jacques Roumain gouverne la rosée » ; « Balade dans le grand zoo de Nicolás Guillén » ; « Pour Jacques Stephen Alexis » ; « André Breton et l’émancipation de la poésie » ; « La gloire de Paul Éluard ». Il traduit également des poèmes de Roberto Fernández Retamar (1969) et, avec cet auteur et Roque Dalton, Edmundo Desnoes, Ambrosio Fornet et Carlos María Gutiérrez, publie une compilation rétrospective sur le rôle de l’intellectuel dans la révolution cubaine (Depestre 1969).

[42« À tous moments notre peuple a eu, comme dans l’ajiaco, des éléments nouveaux et crus tout juste insérés dans la casserole pour être cuits ; un conglomérat hétérogène de diverses races et cultures, de plusieurs viandes et légumes, qui s’agitent, s’entremêlent et se désagrègent en un même bouillonnement social ; et là-bas, au plus profond de la marmite, une pâte nouvelle déjà reposée, produite par les éléments qui, en se désintégrant dans l’ébullition historique, ont sédimenté petit à petit leurs essences les plus tenaces en une mixture délicieuse et savoureusement assaisonnée, qui a déjà un caractère propre de création. […] On peut penser qu’il faille chercher la cubanité dans cette sauce […] mais non, la cubanité n’est pas tant dans le résultat que dans le complexe processus de formation […] Ce qui caractérise Cuba c’est qu’en tant qu’ajiaco, son peuple n’est pas un ragoût terminé mais une cuisson constante. » (Ortiz 1940 : 167).

[43Les citoyens étrangers résidant à Cuba étaient munis à cette époque d’un « livret de résident temporaire ». En effet il était très difficile d’obtenir une naturalisation, octroyée uniquement, et dans de rares cas, pour « services rendus à la nation ». Si Depestre bénéficie dans un premier temps, à la faveur du désordre révolutionnaire, d’un passeport diplomatique cubain, il n’a en réalité jamais été reconnu officiellement comme citoyen cubain, et ce malgré son mariage et la naissance de ses deux fils.

[44La version en espagnol du livre a été publiée postérieurement à Cuba, en 1976.

[45Il raconte comment, en 1976, il est sollicité pour occuper la chaire d’histoire culturelle à l’université de La Havane. Considérant qu’un grand honneur lui est rendu, il se consacre avec ferveur à ce cours jusqu’à ce qu’il se rende compte que de nombreux étudiants présents sont envoyés par les services secrets pour établir un rapport sur ses discours. « J’étais un faux professeur dans une fausse chaire, s’adressant à de faux étudiants ! […] Alors ce jour-là j’ai rompu avec Cuba, avec le Parti communiste Cubain (voir aussi Depestre 2018 : 110-112). »