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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

L’ethnologue et la littérature orale en France : Marie‑Louise Tenèze et l’analyse structurale du conte merveilleux

Nicole Belmont

EHESS, Collège de France, Laboratoire d’anthropologie sociale

Josiane Bru

EHESS, LISST - Centre d’anthropologie sociale, Toulouse

2022
Pour citer cet article

Belmont, Nicole & Josiane Bru, 2022. « L’ethnologue et la littérature orale en France : Marie‑Louise Tenèze et l’analyse structurale du conte merveilleux », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2730.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire de l’anthropologie française et de l’ethnologie de la France (1900-1980) », dirigé par Christine Laurière (CNRS, Héritages).

Résumé : Entrée au CNRS après une double formation, ethnologique et littéraire, Marie-Louise Tenèze (1922-2016) assure, au MNATP, la direction des publications périodiques de la Société d’ethnographie française et des recherches bibliographiques alors qu’elle se tourne vers la littérature orale. Elle prend la suite de Paul Delarue dans la rédaction du catalogue raisonné des contes populaires français auquel elle imprime sa marque personnelle. Elle en publie quatre volumes entre 1964 et 2000. Deux expériences régionales – sur le terrain en Aubrac et dans les archives du folkloriste Victor Smith – infléchissent radicalement sa vision de la transmission orale : création dans le cadre d’un art singulier pratiqué par les « bons conteurs » et non répétition passive d’un donné antérieur. Distinguant deux modes de structuration des contes oraux, elle s’attache plus particulièrement au conte merveilleux. En s’appuyant à la fois sur la Morphologie du conte (1928) de Vladimir Propp et sur le répertoire français concret, elle dégage divers types d’organisations narratives. Parallèlement à cette étude synchronique de la variation elle pose la question d’une évolution du conte dans l’histoire et de son lien, repérable à travers les variantes, avec les mutations sociales. Son travail interroge aussi la fonction future de l’ethnologue contraint d’aborder la littérature orale à travers un contexte social restitué, hors de la société rurale qui était son cadre naturel.

Ethnologue spécialiste des récits de transmission orale, Marie-Louise Tenèze (1922-2016) est l’auteure – avec Paul Delarue son initiateur –, du catalogue analytique du conte populaire français. Tout en conduisant ce grand chantier qu’elle marque de sa propre empreinte, elle dialogue avec les chercheurs occidentaux les plus investis dans l’étude des contes de transmission orale et participe aux publications de référence en ce domaine, en France et en Allemagne en particulier. Sur le terrain (enquête et archives), elle analyse le rôle central du conteur dans le processus de création du récit oral. Son œuvre théorique complexe vise à dégager les caractères propres du conte merveilleux français. Elle en dégage l’organisation narrative et le processus d’engendrement à partir de critères de contenu successivement appliqués. La partie « historique » de sa réflexion reste inaboutie : partant de l’hypothèse que les contes simultanément présents sur un territoire ont été formés à des périodes différentes, elle envisage la possibilité d’une « histoire des contes » pour laquelle les matériaux manquent. Confrontée à la disparition inéluctable de la littérature orale narrative elle pose la question du rôle de l’ethnologue face à un objet qui s’efface en même temps que la société rurale dont il était l’expression et le ciment.

Les années de formation

Issue d’une famille lorraine perturbée par les guerres entre la France et l’Allemagne, Marie-Louise Tenèze – née Alterauge le 24 août 1922 à Longeville-lès-Avold, en Moselle – a vécu en Alsace toute sa jeunesse [1]. Le baccalauréat de philosophie, obtenu très brillamment, clôture en 1939 ses études secondaires à Bischwiller (Bas-Rhin). Passionnée par la philosophie – particulièrement la « science des mœurs » – elle ne put continuer dans cette voie du fait de la fermeture de l’université de Strasbourg et d’une santé fragile qui l’empêchait de rejoindre sa sœur aînée, alors étudiante à Clermont-Ferrand. C’est donc au plus près, à Heidelberg, qu’elle poursuit des études de romanistique, germanistique et folklore. Elle y obtient en 1944 un doctorat d’université (Doktor Exam) avec une thèse sur les Coutumes et croyances lorraines concernant le feu et l’eau.

Son père, formé en Allemagne mais professeur de latin et de français en France, voit pour elle un avenir dans l’enseignement. Elle complète donc sa formation, de 1945 à 1947, à la faculté des lettres de Strasbourg enfin libérée, par une licence de littérature « faite à la hâte », dit-elle, tant elle se sentait attirée ailleurs. Elle préfère s’investir dans la traduction en français de sa dissertation de doctorat – fondée sur un questionnaire doublé d’une enquête de terrain dans le département de la Moselle. Elle l’envoie à Paris, au musée national des Arts et Traditions populaire (MNATP), alors situé au palais du Trocadéro, où elle fait, en mai 1946 un stage auquel elle trouve peu d’intérêt : « Je me revois sécher sur cette monographie d’objets pour Suzanne Tardieu » dira-t-elle plus tard [2].

Elle met à profit ce séjour parisien en suivant le cours d’ethnographie de Marcel Maget (1909-1994) à l’École du Louvre [3]. Maget et Georges Henri Rivière (1897-1985), conservateur en chef du musée, l’incitent à présenter sa candidature au CNRS qui, créé peu avant la guerre (1939), ouvrait alors des postes de chercheurs. Elle y est recrutée en 1947 comme stagiaire, chargée de mission à l’Institut des hautes études alsaciennes de l’université de Strasbourg, où elle travaille à recenser les publications d’ethnographie concernant l’Alsace. À la demande de l’institut et du musée elle adresse avec succès environ deux cents questionnaires à des instituteurs du Haut et du Bas-Rhin en vue de nourrir l’Atlas folklorique de France. Marcel Simon (1907-1986), directeur de l’institut et professeur d’histoire des religions à la faculté des lettres, soutiendra deux ans plus tard sa titularisation. Installée à Paris depuis son mariage, elle travaille au MNATP à partir d’octobre 1948. Malgré des tâches d’intérêt collectif très lourdes, elle poursuit en même temps ses recherches en vue d’une thèse de doctorat sur une question d’ethnographie régionale : « Un travail, encore inédit et de réelle valeur, sur l’eau et le feu dans les traditions populaires [4] ». Le projet n’aboutit pas, mais différentes parties de son travail paraissent sous forme d’articles en 1950 et 1951, avec d’autres pans de sa recherche en ethnographie régionale [5]. Très appréciée par Arnold Van Gennep, celle concernant la coutume du « donage » reste toutefois inédite [6]. Déjà, outre sa capacité de travail, son caractère rigoureux et passionné à la fois impressionne : « Mme Tenèze a le goût de la recherche, et sait travailler » écrit le professeur Simon [7].

Du travail collectif à la recherche

À Paris à partir de 1948, la carrière d’attaché puis de maître de recherche au CNRS de M.-L. Tenèze se déroule donc au MNATP, dans le cadre du Laboratoire d’ethnographie française qui devient en 1966 Centre d’ethnologie française. À la retraite, elle travaillera chez elle ou à la bibliothèque du musée.

Dès son intégration et malgré son jeune âge elle succède à Louis Dumont comme chargée de la rédaction du Mois d’ethnographie française, bulletin mensuel de la société du même nom. Elle continue d’assumer cette responsabilité lorsque, de 1953 à 1971, la revue trimestrielle Arts et traditions populaires prend le relais du bulletin. Elle y assure une importante chronique bibliographique méthodiquement classée selon les divisions adoptées par la Commission internationale des arts et traditions populaire (CIAP). Elle rédige par ailleurs, de 1956 à 1966, la partie française de la Bibliographie internationale des Arts et traditions populaires publiée sous le patronage de l’Unesco :

il paraissait une bibliographie internationale que dirigeait le suisse Robert Wildhaber […] Et moi je faisais partie de ça aussi, mais pour la France. […] Je sélectionnais ce qu’il y avait de plus important et j’envoyais à Wildhaber pour la bibliographie internationale. C’était publié par la CIAP avec peut- être un soutien de l’UNESCO. Elle avait des cadres […] [8].

Avec Marcel Maget, qu’elle seconda dans la préparation d’un congrès de la Société d’ethnographie française, l’anthropologue Louis Dumont (1911-1998) est la figure marquante de ses débuts au musée. Jusque-là très pris par des tâches documentaires et éditoriales de l’institution, l’auteur de la monographie sur La Tarasque, publiée en 1951 [9], se tourne vers des terrains asiatiques :

Quand je suis arrivée au musée, c’était le moment où Louis Dumont se préparait à partir pour sa mission en Inde […] On a pensé à moi pour remplacer Louis Dumont. […] C’est Louis Dumont qui m’a appris à faire la bibliographie au fur et à mesure que ça paraissait […] Tous les samedi après-midi j’avais le droit d’aller au Dépôt légal, qui était là, à la B.N. Je voyais ce qui était arrivé pendant la semaine et je faisais donc une partie de mon travail comme ça [10].

Dumont, dont le bateau fut bloqué par une longue grève, prit le temps d’initier sa jeune collègue aux diverses tâches afférant à ses fonctions. « Un grand homme » dit-elle :

Pendant plusieurs semaines on a travaillé ensemble, à la fois pour des connaissances matérielles – c’était des stencils… des stencils mécaniques je crois, que je corrigeais… enfin il m’a appris à la fois tout ça, la ronéo, et en même temps j’ai appris sur le tas [11].

À partir de 1952, elle est chargée de la direction des publications de la Société : Le Mois d’ethnographie française puis Arts et Traditions populaires qu’elle assure jusqu’en 1970 où la création de la revue Ethnologie française marque le passage de l’ethnographie à l’ethnologie. Malgré le soutien de Georges Henri Rivière [12], ces lourdes tâches de recension bibliographique et d’édition qui ne laissent pas place à une activité de recherche lui valent la méfiance du CNRS :

On était astreint à ce qu’on appelait les “travaux d’intérêt collectif”. Donc on avait deux parts : la recherche et les travaux d’intérêt collectif. J’avoue que j’en ai fait si largement qu’à un moment donné j’ai reçu un avis de la commission du CNRS trouvant que j’en faisais trop pour la collectivité [13].

Arguant de sa formation littéraire autant qu’ethnologique, Maget et Rivière, ses directeurs scientifiques, s’accordent alors pour orienter ses recherches « vers l’exploration des expressions littéraires de la société rurale française, tant directes et relevant alors essentiellement de la littérature orale, qu’indirectes et relevant alors pour une bonne part de la littérature écrite à tendance régionaliste [14] ». Ses travaux sur la Sologne conduits dans le cadre d’une enquête sur le paysan français dans la littérature écrite et orale – dont un fort article sur un proverbe [15] – entrent dans cette thématique. Cette approche n’étant pas du goût d’une section d’ethnographie prioritairement intéressée par les objets, peu s’en fallut que le CNRS ne la rattachât à la section de littérature.

La solution viendra du MNATP, plus exactement de Paul Delarue (1889-1956), le grand folkloriste concepteur du catalogue raisonné du conte populaire français. Membre du bureau et vice-président de la Société d’ethnographie française, il était déjà très apprécié par les collègues étrangers avec lesquels il entretenait des échanges. Il dénoue la situation ambigüe de la jeune ethnologue en l’associant à son vaste projet. Elle restera donc au CNRS dans la section d’ethnographie tout en assurant, dans le cadre du musée, la direction intellectuelle et administrative du département de littérature : particulièrement la petite équipe de recherche en littérature orale qu’elle forme en 1964 avec Donatien Laurent (1935-2020), chercheur au CNRS et Carmen Meyer (1921-2006), vacataire plus tard intégrée à mi-temps sur un poste technique. Charles Joisten (1936-1981), récemment nommé conservateur adjoint du musée Dauphinois à Grenoble et Pertev Naïli Boratav (1907-1998), chargé d’enseignement de folklore à l’École pratique des hautes études, en sont membres associés [16].

Ce n’est pas sans une certaine appréhension que M.-L. Tenèze oriente alors sa recherche personnelle vers les récits de transmission orale :

Au début ça me faisait peur la littérature orale. Précisément quand on vient de la littérature écrite, il y a des noms, des dates, et puis aussi l’histoire de la littérature française : c’était une science installée […] La littérature orale, c’était intéressant mais en même temps j’avais l’impression de sables mouvants et j’avais un peu peur [17].
À l’intérieur de ce vaste domaine, c’est sur la prose narrative que j’ai fait porter l’essentiel de mes recherches : recherche de cabinet axée sur les problèmes de classification du conte traditionnel [18].

Le catalogue des contes populaires français

Comme chargée de la revue, je distribuais les comptes rendus […] et je savais qu’à Delarue je pouvais lui demander les comptes rendus d’ouvrages de littérature orale, c’est comme ça que, à travers cette activité, on a pris contact […] Delarue s’est intéressé à moi, il savait que […] j’aimais depuis longtemps les contes de Grimm, je les connaissais. Alors il m’a demandé de travailler avec lui [19].

Lors du Congrès international de folklore réuni en 1937 à Paris, Delarue avait présenté le projet d’un « catalogue raisonné » des contes français (Bru 2005), visant à pallier l’absence de documentation qui bloquait les recherches sur la littérature orale française et les travaux comparatistes en général. Le cadre de classement de cette considérable entreprise de recensement et d’analyse des « versions de France et des pays de langue française d’outre-mer » ne pouvait être que la typologie dite d’« Aarne et Thompson » en vigueur en Europe du Nord depuis 1910 et fondée sur le concept de conte-type. Plusieurs catalogues nationaux ou régionaux avaient déjà été publiés sur cette base [20].

Le projet de « catalogue raisonné des contes populaires français » avait pris corps officiellement au musée en 1941, sous la direction de Georges Henri Rivière qui en avait chargé Ariane de Félice (1920-2004) et Edith Mauriange (1909-1997) [21]. Elles y travaillèrent plus d’un an à temps partiel avant que Paul Delarue, s’appuyant sur l’immense collecte réalisée par le folkloriste Achille Millien (1838-1927) dans le Nivernais et le Morvan, ne le reprenne seul. Il était bien décidé à faire de ce catalogue non seulement la base indispensable de toute connaissance réelle, mais aussi un manuel complet de réflexion disponible pour tout amateur ou spécialiste de ce domaine très marginal dans la recherche française. Sa longue et dense introduction au premier volume concernant les contes merveilleux (contes-types 300 à 749) témoigne de cette ambition que ce qui lui reste de vie ne lui permit pas réaliser.

Marie-Louise Tenèze a 34 ans, lorsqu’à sa mort prématurée, en 1956, Delarue laisse entre ses mains le premier volume de son catalogue : « Ce travail exigeait autant une minutieuse patience, une attention sans relâche, qu’une parfaite intelligence de la matière [22] ». Elle assure les corrections des deux parutions successives en 1957 aux éditions Érasme puis chez Maisonneuve et Larose.

La phrase douloureusement prophétique, par laquelle Paul Delarue affirmait officiellement sa confiance en moi, m’engage dorénavant autant devant le CNRS que devant ma propre conscience, irrévocablement [23].

Un programme qui occupa toute sa vie, un chantier qui la passionna autant qu’il lui pesa mais qui constitue le socle de l’ensemble de son œuvre. Avant même qu’elle n’apparaisse, à la parution du tome II, comme co-auteure du catalogue, M.-L. Tenèze est amplement sollicitée comme spécialiste incontestée de la littérature orale narrative et des contes en particulier. Sans que jamais elle ne relâche le travail de mise à jour des fichiers du catalogue ni l’élaboration de bibliographies critiques [24] – française d’une part, internationale de l’autre – elle devient l’interlocutrice privilégiée des chercheurs qui, réunis dans le cadre de l’International Society for Folk narrative Research (ISFNR), conduisent des travaux dans le même domaine. Tous participent avec l’Académie des sciences de Göttingen à l’élaboration des grands outils d’étude de la littérature orale mis en place en Allemagne durant la seconde moitié du xxe siècle : l’Enzyklopädie des Märchens (E. M.) [25] et la revue Fabula alors en projet chez le même éditeur [26]. Accessible, accueillante, elle n’a jamais cessé de documenter sur le conte français des doctorants et des chercheurs de tous pays :

J’ai eu la joie de pouvoir être utile déjà à un savant aussi éminent que le Prof. Archer Taylor, professeur à l’université de Berkeley, et à un spécialiste plus jeune, mais certainement de grand avenir, Jan-Ojwind Swahn, « Dozent » à l’université de Lund [27].

Elle prévoit la rencontre, en juillet 1957, de l’américain Stith Thompson (1885-1976), lui aussi de passage à Paris alors qu’il prépare une seconde révision augmentée de The Types of the Folktale, l’outil de classement internationalement adopté pour les contes populaires :

En vue de son passage à Paris et sur sa demande, je dresserai à son intention deux listes : a) liste de versions françaises de chaque type de conte répertoriées par P. Delarue ; b) liste des nouveaux numéros proposés par le défunt, avec matériaux à l’appui [28].

Cette nouvelle édition de l’Aarne-Thompson, qui paraît en 1961 alors que M.-L. Tenèze a bien avancé le tome II du catalogue des contes merveilleux français, lui impose des aménagements considérables : l’analyse approfondie de certains types aboutit à l’éclatement du conte-type en formes différentes « d’où l’obligation pour moi de refaire l’analyse des versions françaises qui s’y rattachent [29] ». C’est avec elle aussi que le chercheur canadien en littérature orale Luc Lacourcière (1910-1989) reprendra en septembre 1962 le dialogue entamé avec Delarue en vue de l’établissement d’un catalogue des contes français du Canada et des îlots français des États-Unis [30]. La multiplicité des tâches n’affecte en rien l’avancement de son propre catalogue.

Contes merveilleux (1957 et 1964)

Dès début mars 1956, et en dépit d’une santé chancelante, M. Delarue envisage de commencer avec mon aide la mise sur pied du deuxième volume de cet instrument de travail primordial [et] propose de m’associer déjà à des travaux de synthèse, à savoir notamment collaboration à l’Encyclopédie internationale du conte [31].

Succédant à P. Delarue, elle avait à cœur de « mettre autant que faire se pouvait [ses] pas dans les siens », mais elle était, plus que lui, « interrogée par la spécificité de l’ensemble des contes merveilleux face à d’autres catégories de contes [32] ». Ce second tome, quoique élaboré sur le modèle du précédent laisse entrevoir l’orientation ethnologique de la continuatrice et son attention accrue à l’origine régionale des récits. Ces inflexions annoncent discrètement l’originalité de l’œuvre à venir. Immergée, grâce au catalogage, dans le flot des variations des contes merveilleux, conte-type après conte-type, version après version, elle acquiert ce savoir intime qui prend sa source dans la connaissance profonde et intériorisée des récits eux-mêmes. Connaissance qui se concentre et se concrétise dans la réflexion théorique développée dans ses articles à partir de 1969 ; en premier lieu dans son « Introduction à la littérature orale : le conte » rédigée pour la revue Annales à la demande de Jacques Le Goff après une intervention dans son séminaire ; en second lieu l’article « Le conte merveilleux comme genre », manifeste de 54 pages publiées en 1970 en tête d’un numéro triple de l’ultime tome de Arts et traditions populaires. Également édité comme ouvrage autonome, ce volume rassemble les travaux de jeunes chercheurs réunis par elle au MNATP lors du colloque « Approches de nos traditions orales ». Elle considère la vitalité des échanges comme un « acte d’espoir […], l’expression d’un dialogue engagé, donc un gage de vitalité de la recherche dans un domaine qui permet, qui exige même, tant d’éclairages différents » (Tenèze 1970b : 9).

Malgré un congé de maladie qui a officiellement interrompu ses activités durant le mois d’avril 1962, M.-L. Tenèze termine l’établissement de ce deuxième volume portant sur les contes-types 400 à 749 : « 87 contes-types représentés par un total d’environ 1700 versions [33] ». Elle clôture ainsi, seulement six ans après la parution du premier tome, l’analyse et l’inventaire des versions de contes merveilleux. L’ouvrage de 731 pages paraît en 1964 aux éditions Maisonneuve et Larose sous la double signature de P. Delarue et M.-L. Tenèze.

Quelques années plus tôt, elle a parallèlement ouvert sa réflexion à d’autres thématiques et d’autres récits de transmission orale en s’engageant dans l’investigation du « domaine légendaire français » : « un domaine immense, qui d’un côté prend appui sur les croyances et les représentations, et de l’autre confine aux contes [34] ». Avec Carmen Meyer, elle avait alors établi « un fichier bibliographique des légendes françaises (textes et études, y compris références d’ouvrages généraux et comparatifs) qui […] a permis de rédiger, à l’intention d’une réunion d’experts, une note sur l’état des travaux en France dans le secteur des légendes [35] ». Ce travail constitue aussi un préalable au catalogue des contes religieux très empreints par la mythologie chrétienne.

Plus tard, à la demande de Jean Cuisenier et en s’appuyant sur la vision des mythes de l’anthropologue canadien Pierre Maranda (1930-2015), elle participe à un projet de traitement informatique des contes. Le premier essai, réalisé sur un corpus de quarante versions de contes d’animaux, a abouti à l’établissement de règles d’écriture pour une « pré-édition » des textes. Le second, portant sur un corpus d’une douzaine de versions bretonnes du conte-type 471 (conte merveilleux : Le Voyage dans l’autre monde), visait en priorité à établir « une méthodologie soucieuse d’une analyse de contenu en contiguïté avec le contexte ethnologique [36] ».

En 1990 et dans un volume d’hommage au dialectologue et ethnologue belge Élisée Legros (1910-1970), M.-L. Tenèze prolonge la réflexion entamée au début des années 1980 sur la cartographie des contes populaires (Tenèze 1990 ; 1982-8. Scrutant les particularités de versions recensées dans les deux zones du Massif central qu’elle a approchées de près, elle dessine, à partir de motifs stylistiques (formulettes) et narratifs, une zone intermédiaire qui, entre la France du nord et la France du sud, s’infléchirait à l’est vers les Alpes et l’Italie. (Tenèze1973). Elle ajoute ainsi au questionnement sur le conte-type celui de la « relative unité de “ l’entité France” » [37].

Contes d’animaux (1976) : une nouvelle approche du catalogue

À l’achèvement du tome II, j’éprouvais impérieusement le besoin de « me changer d’air » [...] Je tenais […] à me donner un temps de réflexion, de distanciation critique face à l’entreprise elle-même et à son cadre international de référence [...]. Je ressentais tout aussi impérieusement le besoin de dégager, suite à l’étape du catalogue des contes merveilleux, les fondements de l’étape suivante ; étape proprement de recherche personnelle pour laquelle certes des antécédents, des points d’appui existent, mais qui n’en est pas moins essentiellement, dans sa démarche comme dans ses résultats, œuvre originale (Tenèze 1976b : vii).

Ce tome III, qui traite de la première section de la typologie d’Aarne et Thompson – soit des contes-types numérotés de 1 à 299 –, marque sur bien des points une rupture avec le modèle Delarue. M.-L. Tenèze y affirme la singularité du catalogue français en portant sur la classification de référence un regard critique qui bouleverse le mode de présentation des contes-types. Dans une longue « étude introductive », véritable manifeste pour un « catalogue raisonné », elle expose sa méthode. Il s’agit tout d’abord d’en définir (dé-limiter) l’objet, le conte, en le confrontant aux autres catégories de narrations orales. Dans un second temps, elle focalise sa réflexion sur le conte d’animaux qu’elle va cerner d’un double point de vue « extérieur » et « intérieur ». Elle le distingue en premier lieu des contes avec animaux, puis elle exclut dans un second temps les récits qui, pour des raisons formelles (comme l’anecdote animalière) ou de contenu (par exemple lorsque la réussite de l’action est le fruit du hasard) ne relèvent pas du « genre conte » proprement dit. Suivent un choix de versions concrètes illustrant chaque conte-type puis les listes de versions repérées dans le corpus français. Sans pour autant leur attribuer un numéro de conte-type, elle donne place en fin de volume à des récits qui, bien que très présents dans les répertoires régionaux ou nationaux, restent absents des catalogues, faute d’être signalés dans l’Aarne-Thompson. Il est en effet raisonnable d’attendre qu’une confrontation avec des versions recueillies dans des pays proches permette ou non de les y intégrer [38].

Ce volume bénéficie du remodelage profond qui, dans la fidélité, marque l’œuvre du sceau de l’ethnologue confrontée à l’expérience régionale : l’enquête de terrain en Aubrac où M.-L. Tenèze dirige la recherche sur la littérature orale narrative (Tenèze 1975), mais aussi et surtout de son propre point de vue, la longue fréquentation des archives de Victor Smith, ethnographe du Velay et du Forez. Il s’agit ici d’une « étude d’une méthodologie différente de celle appliquée dans la partie contes merveilleux : mise en évidence des rôles des actants – distinction entre l’argument fondamental, et les variations, pouvant aboutir à une présentation voisine de celle des catalogues turc d’Eberhard et Boratav et sicilien de Sebastian Lo Nigro ; possibilité de traitement informatique [39] ».

La composition du conte d’animaux est en effet beaucoup plus simple que celle des contes merveilleux. Il s’agit le plus souvent d’un récit à deux acteurs (ainsi le renard et le loup), qui remplissent un couple de fonctions nécessaires l’une à l’autre soit, dans les termes de Vladimir Propp : tromperie/déception [40]. Contrairement au conte merveilleux – récit abouti qui, partant d’une disjonction, se clôt sur une conjonction (par exemple entre le héros et l’objet de sa quête) –, la cellule de base du conte d’animaux, qui part de toutes façons d’une disjonction, se termine toujours et très vite, également sur une disjonction. Point de départ et point d’arrivée sont ici du même ordre. « Comme tel, et en opposition au conte merveilleux, le conte d’animaux considéré dans sa cellule est par excellence bref et peut être qualifié de conte statique » (Tenèze 1976b : 55). C’est un récit fermé, qui appelle alors une combinaison de cellules narratives. Les unités narratives – répertoriées comme contes-types parce qu’elles peuvent être racontées indépendamment – sont généralement des histoires courtes, faciles à mémoriser. Elles peuvent être juxtaposées jusqu’à constituer une « histoire sans fin » par enchaînement d’épisodes jusqu’à épuisement de la mémoire du conteur [41].

Par « souci à la fois de discipline internationale et d’efficacité pratique » (Tenèze 1979a : 73), eu égard au travail de classement des collectes effectué sur la base de l’Aarne-Thompson, M.-L. Tenèze sépare le travail du catalogue proprement dit et la réflexion qu’elle conduit en parallèle. D’une part cette réflexion prend en compte des configurations auxquelles une organisation stricte par conte-type ne laisse pas de place, d’autre part « une telle réflexion n’est pas statique mais en devenir, et ne se propose pas forcément d’aligner le catalogue sur ses résultats » (Tenèze 1979a : 73). L’importance du type d’organisation en chaîne d’aventures répétitives n’implique donc pas de réunir dans une même catégorie tous les récits de cette sorte. Ainsi les contes facétieux à personnages humains continueront à être classés dans la catégorie qui leur est dévolue dans la typologie internationale. Les considérations issues de la réflexion théorique pourront, si nécessaire, prendre place dans la partie analytique de chaque conte-type.

Les deux derniers volumes traitant des Ordinary Folktales, tomes IV et V du catalogue, parus respectivement en 1985 et 2000, posent d’autres problèmes. Ils rassemblent des récits dont la structure est beaucoup plus labile comme on le voit dans les difficultés de la typologie internationale à en maîtriser les éléments. Ce sont aussi des narrations où la porosité entre oral et écrit est très sensible, ce qui rend moins impérieuse la structuration nécessaire aux narrations reposant entièrement sur les mécanismes de l’oralité et donc de la mémorisation. M.-L. Tenèze souligne la perméabilité entre les contes-nouvelles et aussi bien les contes merveilleux que les contes religieux, mais également leur présence chez les auteurs littéraires entre les xive et xvie siècles, qui les utilisent librement. Ces deux volumes du catalogue en seraient d’autant plus précieux pour les études littéraires si celles-ci prenaient en considération la littérature orale.

Contes religieux (1985)

[…] Ma démarche pour l’élaboration de ce catalogue a certes été d’une part d’aller de chaque fiche constituée de conte-type vers ses versions relevées dans les recueils ; mais d’autre part et de façon immédiatement complémentaire, j’ai eu le souci de découvrir éventuellement dans ces recueils d’autres récits sentis par moi comme proches des récits répertoriés et dont l’entrée au catalogue pouvait voire devait être ainsi envisagée (Tenèze 1985 : 9-10).

M.-L. Tenèze effectue donc, pour ce quatrième volume, paru en 1985, une démarche inverse de celle qui l’a conduite à une sélection stricte pour celui des contes d’animaux. Elle choisit ici de « ratisser large », prenant « le parti de l’ouverture » à des récits ressentis comme proches, relevant du vaste ensemble narratif chrétien dont participent, par exemple, les Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne de Luzel (1881) et elle accueille également « des œuvres qui nous sont parvenues dans leurs mises en écrit et qui, du moins pour certaines, ont pu en leur temps relever aussi d’une oralité » (Tenèze 1985 : 91).

Ces contes religieux, qu’Aarne nommait legendenartige Märchen (contes ayant la forme de légendes) ont un statut singulier entre conte (récit de fiction) et récit de croyance. Ils sont en particulier marqués par une nette tendance à l’étiologie, une tendance explicative « a-historique […] forme d’appropriation par l’homme, par l’esprit humain, de tout ce qui, autour de lui, n’est pas humanisé » (Tenèze 1985 : 72 et 73). Ainsi les particularités du paysage (lacs, montagnes, rochers) sont racontées comme des épisodes du « Voyage de Notre-Seigneur et de ses apôtres » sur terre, récit-cadre dans lequel prennent place de nombreux épisodes non classés. Parfois édifiants, ces récits prennent une tournure facétieuse lorsque les saints personnages (saint Pierre en particulier) se ridiculisent par leur prétention naïve à imiter le Maître et enchaînent des bévues du fait du non-respect de la place de chacun. Loin de stigmatiser des êtres, « la plupart des “Schwank-Legenden” des récits légendaires facétieux (…) témoignent eux aussi de la qualité unifiante de la foi populaire ici à l’œuvre » (Tenèze 1985 : 71).

Ces récits renvoient le plus souvent à des proverbes, à des locutions proverbiales, mais également à des pratiques et des représentations courantes aussi bien qu’à des œuvres littéraires qu’imprègnent de longue date, dans l’ouest de l’Europe, le christianisme et la pratique de l’écriture. M.-L Tenèze étend donc tout naturellement sa réflexion à leurs conditions de production et de circulation du double point de vue de l’oralité et de l’écriture. La « liaison en profondeur entre le conteur et son conte » (Tenèze 1985 : 75) prend ici une particulière importance. Les lieux et moments – ailleurs désignés comme « institutions de transfert » [42] – ayant fait office d’intermédiaires culturels autres que la veillée en sont aussi la condition : le pèlerinage, les sermons (d’où la nécessaire mention des exempla dans l’élaboration de la suite du catalogue), mais aussi l’ancien théâtre et l’imprimé populaire : vies de saints, livres de colportage etc.

Marie-Louise Tenèze insiste à nouveau à propos de cette catégorie particulière sur la nécessité de ne pas prendre la typologie comme une grille à appliquer : cette section « doit être aussi conquise, reconquise, à même les matériaux, c’est-à-dire les collectes, eux-mêmes » (Tenèze 1985 : 10). Comme pour les contes d’animaux, elle intègre donc à cette partie du catalogue des contes non classés auxquels – à l’exception des quatre versions issues de différentes régions françaises réunies sous le numéro T. 756A* (dépourvu de titre) – elle n’attribue pas de numéro de type. Le T. 471A (Le Moine et L’Oiseau), exclu du second volume des contes merveilleux, prend place ici au titre des « contes déplacés ». Le T. 1835D* (Le Pater sans distraction), répertorié dans l’Aarne-Thompson parmi les Jokes and Anecdotes sans doute au vu des formes qu’il prend en Europe du Nord, se coule, en France, dans le cycle des histoires sur le voyage sur terre du Christ et de saint Pierre.

Contes-nouvelles (2000)

Dans la préface de ce cinquième volume du catalogue, paru en 2000, Marie-Louise Tenèze justifie le choix qu’elle a fait de traduire Novellenartige Märchen (dénomination de Aarne, puis des rédacteurs de l’Enzyklopädie des Märchens) par « contes-nouvelles ». Elle renonce en effet aux qualifications successives de Thompson – Novelle, Romantic Tales ou Realistic Tales – qui manifestent la quasi-impossibilité de postuler une cohérence interne à cette section autrement qu’à partir de constatations très générales. Certains contes-types (T. 930 à 940) sont proches des contes religieux par le thème du destin qui les relie à l’exemplum médiéval. D’autres – des contes à mariage – se rapprochent des contes merveilleux bien que le merveilleux n’y ait aucune fonction : héros et héroïnes ne peuvent compter que sur leurs ressources propres (le plus souvent l’intelligence rusée) pour gagner ou retrouver leur place dans ce bas monde :

Là où le héros du conte merveilleux se caractérise par l’ouverture, la disponibilité à l’aide (magique, surnaturelle), le héros (ou l’héroïne) du conte-nouvelle est un être autonome. Ce faisant, autour de lui, le monde s’est aplati (Tenèze 2000b :11).

Alors même qu’il réimprimait – en un seul volume et par deux fois sans en aviser son auteur – les quatre premiers tomes du catalogue, l’éditeur Maisonneuve et Larose se désintéressait de ce cinquième volume correspondant à la section des T 850 à T 999. Nicole Belmont en négocia la publication aux Éditions du CTHS. Ce petit ouvrage, établi avec la collaboration de Josiane Bru, marque le passage du chantier du MNATP au Centre d’anthropologie à Toulouse, où Daniel Fabre l’a accueilli [43]. Conformément aux termes de la convention entre les institutions concernées et tout en travaillant aux deux sections suivantes, les contes de l’Ogre ou du Diable dupé et les contes facétieux, celle-ci établit un Supplément au catalogue des contes merveilleux français [44]. L’ouvrage paraît en 2017, édité par Bénédicte Bonnemason, ingénieure à l’EHESS, qui assure désormais la direction du projet au LISST/Centre d’anthropologie sociale de l’université Toulouse-Jean Jaurès [45].

Les volumes à paraître bénéficient pour une part du travail de recensement amorcé par P. Delarue et M.-L. Tenèze (des fiches par version repérée) mais aussi et surtout de la réflexion exemplaire qu’ils ont menée au long de leur recherche plus globale. Leurs articles, notes, commentaires sur les contes qu’ils ont édités et surtout – bien évidemment – les textes introductifs aux volumes publiés permettent de prolonger autant que faire se peut l’esprit du catalogue français, dans le respect de la typologie internationale et la part d’innovation induite par la singularité des répertoires.

Terrains : « un renversement complet de la perspective »

Après avoir clôturé en 1964 la section « contes merveilleux » du catalogue, M.-L. Tenèze tient à se donner « un temps de réflexion » sur cette entreprise ainsi que sur la classification internationale qui lui sert de cadre. [46] Au cours de deux expériences de terrain, l’une directe, l’autre indirecte, elle oppose à la conception négative de la transmission orale comme résultat d’une dégradation progressive celle d’une création sans cesse réactivée par l’investissement des « vrais » conteurs (Tenèze 1964e : 193 ; 1975a : 106.1).

La première expérience est intégrée à une entreprise collective : une recherche coopérative sur programme du CNRS qui débute en 1964 sur le plateau d’Aubrac, au sud du Massif central, aux confins des départements du Cantal, de l’Aveyron et de la Lozère (Tenèze 1975a). La « RCP Aubrac » l’amène à découvrir un monde en tout point différent de celui qu’elle connaissait par son travail avec le catalogue :

Recherche individuelle, travail de cabinet d’un côté ; recherche coopérative, travail en équipe de l’autre ; confrontation avec des textes, dans des recueils d’un côté ; confrontation avec des êtres vivants dans leurs communautés de l’autre ; recherche de la structure d’un thème dans la multiplicité de ses variantes d’un côté, découverte de cet être chaque fois unique et de ce trésor toujours personnel que sont le vrai conteur et ses contes…(Tenèze 1964e : 193)

La seconde expérience est une plongée dans les documents – restés inédits depuis une centaine d’années – de Victor Smith (1826-1882) enquêtant en Velay et Forez suite aux instructions du comité Fortoul sur la poésie populaire. M.-L. Tenèze s’attachera particulièrement aux notes et récits issus de la rencontre du folkloriste avec Nannette Lévesque, une personnalité exceptionnelle dont il n’a eu de son vivant ni le temps ni les moyens d’éditer le répertoire.

La Recherche coopérative sur programme en Aubrac

En 1964, George Henri Rivière, conservateur en chef du musée national des Arts et Traditions populaires, demande à M.-L. Tenèze de participer à l’enquête pluridisciplinaire du CNRS et du MNATP qui débute sur le plateau d’Aubrac, aux confins des départements du Cantal, de l’Aveyron et de la Lozère [47]. Son rapport d’activité, intitulé « Littérature orale narrative » et publié dans le tome V de l’imposante monographie L’Aubrac qui rend compte de l’ensemble des travaux de la Recherche coopérative sur programme (RCP), permet de la suivre dans cette aventure. Elle reviendra souvent dans ses travaux ultérieurs sur le bouleversement que la confrontation directe avec le récit oral et la rencontre des conteurs dans leur environnement propre ont constitué pour elle :

C’est peut-être la brutalité avec laquelle, au sortir d’une expérience dans laquelle j’avais vécu volontairement cloitrée pendant des années, j’ai été engagée dans une expérience toute nouvelle pour moi, qui me donne une conscience si aigüe de leur qualité complémentaire, en même temps que de l’enrichissement, mieux encore de l’équilibre qu’elles m’ont apporté (Tenèze 1964e : 193).

Sa contribution personnelle « ne pouvait être éclairante pour l’ensemble de cette recherche coopérative appliquée à une région délimitée que dans la mesure où elle réussirait à établir le profil narratif de l’Aubrac » (Tenèze 1975a : 38.2). Elle aborde donc cette mission avec un regard neuf, accueillant sans distinction les histoires considérées comme vraies – dont beaucoup relèvent de « ce qui est généralement dénommé “légendes” [48] » – les anecdotes, et bien sûr aussi les contes. Elle y trouve évidemment des versions de contes-types sur lesquels a porté son travail de catalogage des années précédentes.

Après avoir consulté minutieusement les écrits de toutes sortes en rapport avec la région, l’ethnologue rencontre donc, entre juillet 1964 et juillet 1966 et en différentes saisons, une trentaine de personnes ayant la réputation de « connaitre des histoires ». Elle s’étonne en un premier temps de voir que ses interlocuteurs saisissent parfaitement l’objet de sa recherche : cette si bonne compréhension serait due au clivage entre la lecture – qui se fait en français – et la langue d’oc en usage au quotidien et dans laquelle la littérature orale du pays s’est élaborée et transmise. Outre le précieux magnétophone qui permet de multiplier les écoutes, elle bénéficie un temps de l’accompagnement d’Alain Rudelle, chargé de l’enquête linguistique de la RCP. Ils travailleront ensemble à la transcription et à la traduction des récits enregistrés « en patois » parus en 1975 dans le rapport de recherche puis, en 1978, pour les Récits et contes populaires de la collection Gallimard [49].

Immergée dans ce « terrain », elle étudie la littérature orale en tant qu’« instrument spécifique d’échange artistique entre les hommes [50] » et entreprend d’analyser les matériaux littéraires de l’Aubrac d’une part comme expression sociale, de l’autre comme expression artistique.

« La littérature orale aubracienne comme expression de la société »

Quel contexte social peut-on saisir quand le temps des contes est passé, que les conteurs sont privés depuis des années de l’écoute participative de leur entourage ? [51] L’ethnologue pose la question en ce milieu du xxe siècle où l’émigration et les changements de mode de vie ont bouleversé la société rurale jusqu’en ses régions qu’on croyait les plus préservées.

Dans la pratique, cette réflexion théorique nous contraint, dans le contexte français actuel […] à nous tourner vers les éléments les plus âgés de la population et à faire appel à leurs souvenirs plus qu’à leur vie actuelle. Autrement dit, ce qui se présente à notre observation, c’est, fréquemment, non plus un contexte social direct, mais plutôt un contexte social restitué, contexte indirect qui lui-même cependant ne sera plus atteignable longtemps. D’où pour le chercheur un malaise certain [52].

Questionnant ses interlocuteurs sur l’origine, généralement familiale, des contes qu’ils connaissent et sur l’époque où se tenaient les veillées, elle constate la mutation de leur statut et le changement de destinataire : « déjà à cette époque, les contes de veillée commençaient à n’être que des contes pour enfants ». Elle y conforte également sa conviction que « le conte, loin d’être l’affaire de tout le monde, a toujours été l’affaire de quelques-uns. Et c’est en ce sens-là aussi que la veillée n’a jamais été, pour le conte, une condition suffisante » (Tenèze 1975a : 61.1). Les récits qu’elle recueille tardivement sont pourtant « presque en totalité des contes d’une longue tradition orale [53] ». On lui confie également de nombreux souvenirs qui constituent, écrit-elle, cette « littérature orale élémentaire » où l’individuel s’enrichit d’éléments autres : tranches de vie d’un ascendant, événements survenus dans le groupe et parfois pris dans le légendaire, etc. Ces récits d’un intérêt sociologique et ethnologique évident prolongent et accentuent la prise de conscience par les informateurs du changement rapide des conditions de vie :

[Ils] apparaissent ainsi comme des expressions simultanément de la vie individuelle et de la vie collective, ceci dans ce qui en constitue le dénominateur commun et que je qualifierai de « tensions » […] tensions que la vie, elle, ne sait pas toujours résoudre (Tenèze 1975a : 96.1).

L’opposition de classe entre riches et pauvres, puissants et dominés est un des thèmes les plus exploités. Elle donne lieu à des mélanges de genres narratifs : l’évocation des seigneurs locaux s’y superpose à des motifs légendaires très répandus comme la chasse sauvage ou la lycanthropie. Le clergé, perçu comme exploiteur de la crédulité du peuple, est amplement représenté dans les trois secteurs littéraires distingués : histoires vraies, anecdotes et contes qui en donnent une image très opposée à celle de l’écrit religieux. On peut le voir dans les deux versions qu’elle recueille du Conte des Pères d’Aubrac abusant de la crédulité d’un jeune homme pauvre qui se venge outre mesure tant le poids du ressentiment semble lourd [54]. Ces histoires tendent à se constituer en cycles autour de figures remarquables, encore très présentes dans la mémoire locale. Celle du berger – « incarnation de l’esprit critique, de celui qui ne s’en laisse pas conter » (Tenèze 1975a :100.2) – attire des thèmes traditionnels très répandus. L’opposition des sexes – « la plus irréductible puisqu’elle est inscrite dans l’ordre naturel » (Tenèze 1975a :102.2) – s’exprime abondamment dans les histoires de couples.

Récits courts, « ces anecdotes et facéties dont le propre est de résoudre, ou du moins de désamorcer par le rire, les tensions ressenties » (Tenèze 1975a :102.2) et « capables parfois de fixer en une image verbale particulièrement forte, un haut fait de la vie collective » (Tenèze 1975a : 101.1), foisonnent, se transmettent, s’inventent à tout propos. Elles forment le répertoire exclusif de certains conteurs qui, à tout propos, exercent cette « tendance à l’œuvre » que les contes merveilleux – tendant à la résolution des tensions sociales ou « naturelles » – illustrent magnifiquement et que les conteurs doués appliquent spontanément à des fragments de récits de vie. Très vivace et en relation directe avec la vie réelle, l’anecdote – récit bref et « piquant » quel qu’en soit l’objet – intéresse l’ethnologue qui en dégage la structure spécifique dans l’étude introductive du tome III du catalogue (Tenèze 1976b : 42-45).

La littérature orale comme expression artistique

C’est en particulier dans le dialogue avec son « informatrice principale » Maria Girbal, et à son écoute, que M.-L. Tenèze découvre peu à peu les ressorts de l’art narratif traditionnel, survivant depuis quelques dizaines d’années hors de toute pratique ou presque. [55]

Les contes de Mme Girbal, que caractérise en effet tous, plus ou moins, ce qu’on a appelé « la largeur épique » (die epische Breite), vont permettre, ensemble avec les répertoires plus minces des autres conteurs, de préciser certaines techniques de l’art oral traditionnel, telles que j’ai eu la grande chance de les voir encore en œuvre dans ce matériel aubracien (Tenèze 1975a : 107.1).

L’ethnologue n’a pas pour but de faire une collecte, une « collection » de récits – elle n’enregistre qu’une quinzaine de contes issus du vaste répertoire que la conteuse a hérité de son père –, mais de conduire plus généralement une enquête sur la littérature orale. Elle s’attache d’abord à ce que celle-ci lui confie sur son rapport aux contes et fait un inventaire analytique des techniques narratives que celle-ci pratique et détaille en toute conscience. En premier lieu l’adhésion qui permet d’entrainer l’auditoire. L’adhésion procède d’une émotion – que M.-L. Tenèze qualifie d’esthétique qui conduit spontanément à utiliser, à chaque « diction » [56] les « artifices » de mise en œuvre qui assurent la pérennité d’un conte oral et qui soutiennent aussi bien l’attention de l’auditoire que la mémoire du narrateur ou de la narratrice.

Ouvrant ce nouveau chapitre sur le « dynamisme qui fait osciller la littérature orale, dans sa pensée comme dans son expression, du “mouvant” au “fixé”, et de la valeur exemplaire à l’application particulière » (Tenèze 1975a : 105.1), M.-L. Tenèze isole la « démarche artistique initiale » : le choix que les narrateurs opèrent dans la réalité vécue. Vient ensuite la stylisation (dont procède entre autres l’exagération) « qui tend à hausser [les récits personnels] au voisinage de ces récits impersonnels que sont les œuvres de fiction et singulièrement les contes » (Tenèze 1975a : 105.2). Cette technique, écrit-elle, participe du « distancement de soi » qui les fait passer dans la littérature orale du groupe et au-delà. Inversement et dans le même mouvement, l’actualisation donne chair aux récits en les ancrant dans le quotidien du pays et conforte la connivence entre celui ou celle qui raconte et ceux qui l’écoutent :

Ces incidences de la vie matérielle quotidienne dans les contes sont assurément des artifices pour capter l’attention de l’auditoire, elles n’en correspondent pas moins à une attitude de la narratrice en face de son récit. Elle-même, pour le faire vivre devant ses auditeurs, a besoin de le vivre, de le charger d’une vie réelle. [57].

Brefs retours sur le terrain

Après l’Aubrac, Marie-Louise Tenèze revient par trois fois sur le terrain « dans l’espoir d’atteindre encore le souvenir de ce que furent le conte et le conteur traditionnels et leur milieu [58] ». Très brièvement et de sa propre initiative en 1967, en Alsace Bossue [59], puis en Châtillonnais dans le cadre d’une nouvelle Recherche coopérative sur programme. Doublement déçue, elle écourte à chaque fois son séjour :

Ces enquêtes m’ont toutes amenée à la constatation que, non seulement la littérature orale traditionnelle mais même le souvenir de son existence, étaient pratiquement inexistants en Chatillonnais [60].

Elle qualifiera par contre de « particulièrement fructueuses » les deux semaines passées en 1969 dans le pays de Tréguier, en Bretagne, auprès des informateurs encore en vie de Geneviève Massignon. Il s’agissait de préparer une édition commentée d’un choix de contes que sa collègue disparue avait recueillis une quinzaine d’années plus tôt [61].

Pour la spécialiste du conte populaire français l’expérience régionale est à la fois une illustration et une mise à l’épreuve du travail de classement effectué pour le catalogue. Elle interroge les contours du conte-type « français », elle confirme ou met en question, par les versions concrètes qui en sont attestées, la validité du concept.

C’est dans les archives centenaires de Victor Smith et par son intermédiaire qu’elle réalise sa seconde « expérience régionale » d’envergure, la plus importante à ses yeux. En témoigne le volumineux ouvrage, élaboré de longue date et qui paraît en 2000, livrant au lecteur le répertoire complet et exceptionnel d’une conteuse et chanteuse du xixe siècle, originaire du Vivarais.

Nannette Lévesque et les archives de Victor Smith

Au sortir de la Recherche coopérative sur programme menée dans les monts d’Aubrac (L’Aubrac 1975) et tout en continuant le catalogue des contes français (Delarue et Tenèze 1964-1985), j’étais à la recherche d’une autre expérience régionale. Or les manuscrits Victor Smith recueillis en Velay-Forez pouvaient constituer un « terrain » vierge de toute étude, relevant aussi, mais près de cent ans plus haut, de ce vaste Massif central avec lequel l’Aubrac avait commencé à me familiariser (Tenèze 2000a, 7)

De plus, écrit M.-L. Tenèze, « le fait qu’il s’agissait là de textes entiers, non de notations partielles, était d’emblée séduisant » et la confrontation avec des récits recueillis par Smith auprès d’autres conteurs de la même région s’inscrivait dans le travail du catalogue des contes français.

Victor Smith, juge au tribunal de Saint-Étienne, participait au mouvement lancé par l’enquête Fortoul visant à recueillir sur le territoire français les « poésies populaires [62] ». Entre 1872 et 1881 il avait publié le résultat de ses collectes dans la toute nouvelle revue Romania, principalement les « Chants populaires du Velay et du Forez ». De santé très fragile, il avait ensuite déposé une partie de ses archives à la bibliothèque de l’Arsenal à Paris, dont son compatriote et ami, Eugène Müller était conservateur. Mais – preuve de la valeur qu’il lui attribuait –, il avait réservé le répertoire conté et chanté d’une vieille femme illettrée, Nannette Lévesque, pour le confier à Emmanuel Cosquin (1841-1919) en vue d’une éventuelle édition [63]. Paul Delarue perçut immédiatement l’importance de ce dossier qu’il découvrit à la bibliothèque de l’Institut catholique de Paris, inclus dans le legs fait par Cosquin de ses propres archives.

La conservation en l’état des manuscrits a permis que les récits et chansons recueillis nous parviennent sous leur forme originale, sans le lissage que les folkloristes du xixe siècle faisaient subir aux textes recueillis pour les « rendre présentables ». Traitant parfois des mêmes thèmes ils ne pouvaient être publiés séparément. C’est donc avec le concours de l’ethnomusicologue Georges Delarue pour les chansons [64], que M.-L. Tenèze réalise en 2000 l’exploit de publier aux éditions Gallimard et dans la collection « Le langage des contes », le répertoire complet de cette magnifique conteuse (Tenèze 2000a : 18). L’année suivante, elle publie sous le titre Contes du Velay (…) recueillis par Victor Smith de 1869 à 1876 les récits collectés par lui plus au sud, auprès d’autres informateurs (Tenèze 2005).

Le très vif intérêt intellectuel et humain que Smith porte à celle qu’il désigne comme sa « fidèle collaboratrice » est perceptible au fil des nombreuses notes rédigées à son écoute. Dans sa présentation et dans l’analyse des contes, M.-L. Tenèze – qui avait dès 1990 consacré un long article à ce répertoire – nous fait mesurer la chance que constituent ces documents bruts en donnant abondamment la parole au folkloriste et, par lui, à Nannette elle-même. Elle organise en deux ensembles les récits que la conteuse a livré à Smith en deux temps différents : les « sornettes » ou contes de veillée et les « vérités » c’est-à-dire le légendaire chrétien Tenèze 2000 : 19) :

Ce sont aussi des critères internes qui m’ont guidée – quitte d’autre part une ou deux fois à trancher différemment, en faisant prévaloir une raison particulière de groupement (Tenèze 1990 : 100).

Aussi ajoute-t-elle à cette partition une organisation thématique. Au début de l’ouvrage, le cycle « dévoration/consommation » rassemble des versions des T. 313 (La Fille du diable), T. 327 (Les Enfants abandonnés dans la forêt, cf. Petit poucet) et un récit (La Petite Fille et le loup), forme ancienne du conte-type T. 333 (Le Petit Chaperon rouge). Elle note avoir « tranché différemment » en ce qui concerne le cycle de Marion qui regroupe les versions du T. 511 (Un-Œil, Double-Œil, Triple-Œil) et un conte articulant le T 480 (La Bonne et la Mauvaise Fille) et le T. 510A (Cendrillon). Peau d’Âne – version du T. 510B – est placé en fin de section au chapitre des « Contes de fées » : des récits issus de la littérature écrite, réinsérés dans le courant de l’oralité.

Faute de pouvoir restituer l’enchaînement des contes dans la performance puisqu’ils ont été recueillis hors de leurs conditions naturelles d’énonciation, M.-L. Tenèze les donne à lire et les commente en s’appuyant sur leur « logique interne ». C’est aussi dans un constant va-et-vient entre les récits et leurs éventuels correspondants chantés, qu’elle analyse la liaison entre le miraculeux (ici forme du merveilleux) et « l’ordinaire profane » dans un univers que la vieille conteuse conçoit comme régi par Dieu. Laissant ouvertes les questions auxquelles les manuscrits de Victor Smith ne permettent pas de répondre, elle suit toutes les pistes possibles, appréhendant à la fois le contenu des textes et l’univers de la femme qui les a portés.

Qu’il s’agisse de préciser les mimiques et les gestes de la conteuse, de rapporter ses commentaires sur ses héroïnes et leur destin, ou de ses propres difficultés à en transcrire les dires, les nombreuses remarques et notes de Smith – précurseur dans son intuition mais désemparé parce que « confronté à davantage de “brouillons” que de chefs-d’œuvre accomplis » – permettent à l’analyste d’approcher de l’intérieur le processus créatif de la conteuse :

Le conte c’est aussi pour N. […] une certaine attitude mentale face à ce que l’on conte en même temps qu’une certaine façon de le dire, une certaine forme dans laquelle le dire […] il semble bien être pour N. comme un moyen, sans cesse à sa disposition, pour imaginer en marge de la vie, en dépassement de la vie, d’une vie collectivement partagée dont elle-même participe. Et c’est là une liberté dont manifestement de façon plus ou moins préméditée, elle use en réponse à ce que je n’hésite pas à appeler un besoin de création (Tenèze 1990 : 101).

Cette vitalité du conte, dont attestent des récits « superbement conté(s) d’une simplicité et d’une force sans faille » (Tenèze 1990 : 111) induit chez la spécialiste de littérature orale l’intuition que les « notations embrouillées » de Victor Smith ne témoignent pas d’une mémoire défaillante mais d’un « conte qui se cherche, d’une création en cours, non achevée, non encore suffisamment limée » (Tenèze 2000a : 231). En fait, une étape dans le processus de construction du récit. Soulignant l’intérêt majeur d’une appréhension « qui n’a pas toujours été seulement – ni d’abord – d’ordre intellectuel » (Tenèze 1990 : 112), l’ethnologue réaffirme la nécessité, déjà éprouvée dans son expérience précédente, de placer le conteur, la conteuse, au Centre de l’étude du conte :

De plus en plus ici, au cours de ce travail, il m’a été donné, pour mon enrichissement à la fois personnel et humain, de toucher à la ‘source vive’ d’où ont jailli et coulé tous les textes […] (Tenèze 2000a : 8)

« Source vive », comme elle avait pu le constater auprès des meilleurs conteurs de l’Aubrac, et non réceptacle passif d’une mémoire qui s’estompe. À la conception ancienne d’une désagrégation inéluctable de la mémoire orale, M.-L. Tenèze oppose la personnalisation et la charge émotive des récits de Nannette Lévesque comme preuve qu’il est faux de raisonner en termes de survivance. Ses contes sont le « témoignage d’une tradition orale réellement vivante […] capable comme telle d’évoluer et d’intégrer du nouveau ; y compris ou à commencer par une vision plus moderne de l’être humain, d’un être humain en charge de sa liberté. » (Tenèze 1990 : 110)

Optimiste, comme la conteuse d’Aubrac un siècle plus tard mais de façon différente, Nannette manifeste, en accentuant le côté romanesque de certains contes, « un certain goût du bonheur sur terre ». Des « transformations » qu’elle opère sur les contes – comme la part accrue de présence féminine –, se dégage une « vision plus maternelle de la vie », qui en oriente le contenu. L’ethnologue y voit la perspective constante d’un « horizon d’union » qui conduit par exemple la conteuse à finaliser comme un conte d’initiation sa version du Fin voleur (T. 1525), classé comme conte facétieux dans l’Aarne-Thompson en raison de son organisation binaire et de la valeur structurellement équivalente des épisodes.

L’œuvre théorique

J’ai, depuis mon précédent rapport, dégagé plus explicitement les grandes lignes de la recherche fondamentale que mes travaux antérieurs (catalogue raisonné du conte populaire français – enquêtes régionales) à la fois sous-tendent, alimentent et impliquent, nécessitent. Une perspective, disons typologique, axée sur la mise en évidence, par une « description interne » des classes de contes du folklore français, et une perspective, plus historique, essayant de rendre compte de leurs caractères propres, sont les deux faces, pratiquement liées, d’une telle recherche ethnologique portant sur le conte français [65].

Annoncée pour 1976, seule la première partie de cet ambitieux projet verra le jour, en 2004, sous la forme d’un ouvrage concis : Les contes merveilleux français. Recherche de leurs organisations narratives [66]. La seconde partie, visant une histoire des contes – et non l’histoire de certains contes comme c’est le cas dans les monographies de tel ou tel conte-type – apparait en filigrane dans l’œuvre de Marie-Louise Tenèze. Lors d’une conférence que l’on peut dater de 1972, elle annonce non seulement ce projet, mais aussi la raison de ce projet : « La clé de cet ordre interne recherché me semble se trouver dans l’histoire, résider dans l’évolution du répertoire au cours du temps [67] ». La difficulté à avancer dans cette réflexion, à en rassembler les éléments dont elle ressentait intimement la convergence, a retardé d’une trentaine d’années la publication du travail de description et de mise en ordre, sur des critères internes, du corpus français des contes merveilleux. L’aboutissement de ce second volet du projet devait servir de surcroit à vérifier la validité du premier.

Une analyse synchronique des contes merveilleux français

Paul Delarue reprochait à la typologie internationale de tenir éloignés, dans sa numérotation, des contes qui, par l’importance d’un élément commun significatif, forment des cycles et devraient donc être étudiés ensemble. [68] Cet « inventaire » de A. Aarne ne possède, en effet, aucun caractère systématique. ou scientifique. Nécessité oblige, il s’est cependant imposé comme un outil efficace du fait même de son existence autant aux successeurs de celui-ci, S. Thompson et H.-J. Uther, qu’à ses usagers.

Dès la fin des années 1960, en s’appuyant sur la connaissance des contes merveilleux français recensés pour le catalogue, M.-L. Tenèze avance le concept d’« organisation interne du corpus ». Elle l’approche en confrontant trois données essentielles : la théorie de Propp sur la morphologie du conte merveilleux – laquelle le constitue en genre –, l’outil de classement construit par Aarne et Thompson et les contes-types tels qu’ils apparaissent à travers leurs variantes dans le répertoire français :

La recherche ici exposée prend appui sur l’indéniable acquis heuristique que représente, dans son approche et dans sa conclusion, la Morphologie du conte [merveilleux] du folkloriste russe Vladimir Propp, mais elle s’en démarque dès les prémisses ; en effet, loin d’évacuer de son champ, comme le fit Propp, l’existence des contes-types, elle se fait à travers eux. En l’occurrence, chaque conte-type existe d’abord tel qu’il a pris corps dans le contexte à tout le moins provisoirement délimité par le Catalogue du conte populaire français (Tenèze 2004 : 5).

On peut suivre ce cheminement dans les articles qu’elle publie entre 1972 et 2001 sur la question de l’organisation interne du corpus ainsi classé et dès lors accessible. En 1974, dans une communication intitulée « Distinctions fondamentales dans la mise en ordre des contes merveilleux français », elle posait déjà la question de la systématisation de leur classement :

Ces contes-types ne constituent pas, comme pourraient le faire croire leur énumération dans l’Aarne-Thompson et leur présentation dans un catalogue, des entités cloisonnées qui seraient alors juxtaposées à l’intérieur de l’ensemble ; ils m’apparaissent au contraire comme entretenant entre eux des relations de plus ou moins grande proximité. De ce fait, c’est le système hiérarchique de ces relations de proximité que ma démarche ambitionne, dans un premier temps, de mettre à jour. Ce faisant c’est à une définition qu’on peut dire différentielle de chaque conte-type qu’elle espère aboutir [69].

En premier, elle établit clairement en quoi diffèrent contes d’animaux ou facétieux et contes merveilleux. Il s’agit de deux types d’organisation du récit : soit « libre juxtaposition, ouverte et instable de la chaîne » renvoyant au processus de l’association des idées, soit « organisation phrastique du conte merveilleux, renvoyant à la pensée logiquement intégrée ». Cette dernière est sans doute d’apparition plus récente, mais cependant inscrite dans « la longue histoire » et subissant ses contraintes, sans exclure la possibilité de sa disparition. Mais il est envisageable de retrouver cette histoire du conte merveilleux. Et c’est bien là l’objectif du projet global, dont elle n’a pu, malheureusement, établir que l’« outillage » nécessaire à sa mise en œuvre.

En ce qui concerne les contes merveilleux elle rend tout d’abord hommage à la Morphologie de Vladimir Propp auquel elle emprunte la notion de « mouvement » en tant qu’unité abstraite de composition [70]. Il s’agit d’un développement narratif relativement autonome, mais qui en appelle ou en suit un autre. Pour Propp, et elle en est d’accord, leur enchaînement constitue vraiment le conte merveilleux. Elle réduit en revanche à trois les personnages définis par leur fonction [71]. Les actants – plus que protagonistes – qu’elle retient semblent empruntés au vocabulaire de l’école de Greimas : ce sont le Héros (H), l’Antagoniste (A) opposé au premier, situés tous deux par rapport au troisième, l’Objet (O) « enjeu de l’action noyau du mouvement » (Tenèze 2004 : 9). Dans le conte merveilleux, le propre du mouvement est d’aboutir à la conjonction du Héros et de l’Objet, celui-ci étant le plus souvent l’épouse conquise.

Un critère distinctif fondamental est alors posé qui répartit en deux ensembles les mouvements constitutifs d’un conte. Il s’agit de l’appartenance de ces actants au monde réel, à Ce monde, ou à l’Autre Monde que Propp désigne par les termes d’« autre royaume » [72]. De nombreux récits témoignent en effet du périple du héros, contraint ou désireux de quitter le lieu familier de son enfance pour rejoindre cet ailleurs mal défini mais très distant et que personne ne connaît : Montagne verte ou Montagne noire, par exemple, dans les versions françaises du T. 313, La Fille du diable [73]. M.-L. Tenèze fait de ce motif narratif, situé donc sur le plan paradigmatique, un critère qui va lui permettre d’établir un premier caractère discriminant entre contes ou « mouvements » de contes merveilleux : à opposition externe s’il y a effectivement déplacement du héros dans un Autre Monde – celui de l’Antagoniste qui retient l’Objet –, à opposition interne si toutes ses aventures se déroulent dans le monde humain dont participent également l’Antagoniste et l’Objet : Ce Monde.

Idéalement et dans la plupart des cas les contes merveilleux sont formés de deux mouvements successifs, marqués de ce critère externe/interne et permettent alors d’en proposer une première classification :

  • – les structures d’opposition externe, avec voyage dans l’Autre monde.
  • – les structures mixtes, dans lesquelles les mouvements sont ou bien successifs – à opposition externe puis interne –, ou bien imbriqués, plus rarement.
  • – les structures d’opposition interne, où toute l’action se déroule dans le monde humain.

De l’œuvre de Propp, M.-L. Tenèze retient également que la disjonction initiatrice entre le Héros et l’Objet existe sous deux modalités : le Manque et la Malfaisance qui, l’un ou l’autre, donnent l’impulsion à chaque mouvement [74]. Elle constate en premier lieu qu’ils ne sont pas équivalents narrativement ni structurellement parlant. Le Manque, c’est l’absence de l’Objet constatée par le Héros ou signalée à celui-ci, qui décide alors de partir à sa quête (le jeune prince tombé amoureux d’une princesse dont il a découvert le portrait dans le T. 516, Le Fidèle serviteur). La Malfaisance est un acte qui a pour effet de créer un Manque (la princesse enlevée par le Corps sans âme dans le T. 302). Ces éléments narratifs, ces motifs différents et porteurs chacun de significations sont à prendre en compte si l’on veut interpréter le récit. Ils ne sont pas utilisés arbitrairement dans les trois types énumérés : structures d’oppositions externes, mixtes (à deux mouvements successifs, les plus nombreux), ou internes (enchaînant également deux mouvements, mais sans voyage dans l’Autre Monde).

La variable qui concerne les récits à opposition externe ouvre une ramification nouvelle de cette arborescence en train de se constituer. L’opposition entre le Héros et l’Antagoniste d’une part, son objet de l’autre, peut être soit inconditionnelle, soit conditionnelle. La première implique un « heurt flagrant » entre les deux, prenant la forme soit de lutte soit de duperie et trouvant sa solution dans les fonctions proppiennes : lutte/victoire d’une part, tromperie/désappointement (échec de la tromperie) d’autre part. La branche conditionnelle entre héros et antagoniste soumet leur face-à-face à la réalisation d’une condition qui peut être négative (interdiction) ou positive (imposition d’une tâche).

Au cas où l’opposition externe comporte, à l’origine, non plus Manque mais Malfaisance, M.-L. Tenèze remarque que l’Objet n’appartient pas toujours à l’Autre Monde, il peut relever du monde humain comme le Héros. Dans le Corps sans âme (T. 302), la princesse est une personne bien humaine, la fille du roi, qui a été enlevée par un personnage non humain (son âme extérieure est enfermée dans des contenants emboîtés). Elle participe même à cet affrontement inconditionnel. Dans ce groupe, deux autres contes-types montrent également des liens entre la princesse, l’Objet donc, et l’Antagoniste. Ces liens vont jusqu’à la dépendance dans le cas du T. 306 (Les Souliers usés à la danse) et celui du T. 307 (La Princesse délivrée).

Pour ce qui est des structures mixtes, le cas le plus fréquent concerne la succession d’un mouvement à opposition externe à Manque à un autre à opposition interne avec Malfaisance [75]. Celle-ci vise le Héros et elle ouvre une distinction notable en faisant le partage entre « Héros-victime agent » et « Héros-victime patient ». Les récits dont un Héros-victime est agent lors du mouvement à opposition interne semblent nombreux, chacun faisant partie fondamentalement du corpus des contes français, sinon européens.

Dans tous ces cas, le Héros attaqué, malmené par l’Antagoniste a cependant les moyens de se défendre, aidé éventuellement par un auxiliaire. Mais il existe des récits où la Malfaisance est telle qu’étant mis dans l’impossibilité totale d’agir lui-même, c’est un autre actant qui remplit la tâche :

Le Héros-victime n’est en rien […] détrôné de son rôle de Héros ; tout patient stricto sensu qu’il soit, il reste – et ceci est narrativement tout à fait manifeste – bel et bien l’Actant qui supporte l’action du mouvement, l’Actant que suit le déroulement narratif. La patience, loin d’être synonyme de passivité, apparaît comme l’une des modalités possibles de l’action (Tenèze 2004, 60).

Le Héros-patient n’est pas nécessairement une héroïne, même si le cas est fréquent. Pensons par exemple à ce héros du T. 550-551 agressé et immobilisé par les faux héros, jeté dans un puits dont il ne peut sortir : ce sont ses propres frères qui lui volent l’eau prodigieuse [76].

Les contes-types à structures imbriquées semblent plus rares. M.-L. Tenèze en repère trois : le T. 707 (L’Oiseau de vérité), le T. 461 (Les Trois Poils du diable) et le T. 531 (La Belle aux cheveux d’or). C’est en effet au milieu du premier de ces récits que les « enfants d’or » entreprennent une quête dans un autre monde pour en rapporter les objets merveilleux qui manquent à la sœur et dont le dernier, l’Oiseau, révèlera leur origine. De la même façon, les héros (toujours humains) des autres récits sont contraints à entreprendre un voyage dans l’autre monde, puis à en revenir ayant accompli leur mission. On pourrait également considérer que certains contes, apparemment à opposition purement interne, entrent dans cette catégorie de façon dissimulée. On pense à Peau d’Âne, emprisonnée sous son déguisement animal ou sous un habit de bois, étrangère à ce monde qui la met à distance : comme encapsulée dans un autre monde et cependant présente dans celui-ci [77]. En témoignerait également le long trajet que l’héroïne a dû accomplir pour fuir la demeure de son père, jusqu’à atteindre un « autre royaume », celui du prince qui lui permettra de dévoiler sa véritable identité [78].

L’ouvrage de M.-L. Tenèze pourrait se voir comme une reprise de celui de Propp en vue de son application au corpus français : mais une reprise qui prendrait en compte la critique faite par Claude Lévi-Strauss après la découverte en Occident de l’œuvre du formaliste russe au milieu du xxe siècle. Il parlait de l’incapacité du formalisme à « restituer le contenu empirique d’où pourtant, il était parti ».

Chez Propp [le formalisme] aboutit à la découverte qu’il n’existe en réalité qu’un seul conte. Dès lors […] nous savons ce qu’est le conte, mais comme l’observation nous met en présence, non pas d’un conte archétypal, mais d’une multitude de contes particuliers, nous ne savons plus comment les classer. Avant le formalisme, nous ignorions, sans doute, ce que ces contes avaient en commun. Après lui, nous sommes privés de tout moyen de comprendre en quoi ils diffèrent [79].

Partant en effet d’un corpus d’une centaine de contes merveilleux tirés du recueil d’Afanassiev, Propp finit par faire l’hypothèse qu’un seul récit pourrait être à l’origine de toutes les transformations : l’histoire d’une princesse enlevée par un dragon [80]. En revanche M.-L. Tenèze renvoie sans cesse au contenu narratif dans sa diversité. Diversifié mais dès lors organisé, mis en ordre. Elle accomplit un aller-et-retour constant du corpus empirique à la classification et de la classification à la multitude alors maîtrisée des contes, sans méconnaître la diversité des multiples versions. C’est aussi que l’organisation des contes et des versions de contes en « branches » interdit aux yeux de M.-L. Tenèze leur renvoi d’origine à un seul récit, l’enlèvement de la princesse. Or le récit se différencie en fonction de la nature de cette princesse :

La Fille surnaturelle et la Princesse humaine sont, pour le Héros humain, deux Objets très différents : là où la seconde, fille de Roi, incarne au sommet la communauté humaine, l’apport de la première est incontestablement d’un autre ordre (Tenèze 2004 :154).

Vers une histoire du conte ?

Dans la brève conclusion de son ouvrage, M.-L. Tenèze tente d’indiquer ce que l’on pourrait appeler les « préférences » du corpus français des contes merveilleux pour tel ou tel type d’organisation, parmi toutes celles qu’elle vient de repérer. L’interrogation principale concerne la préférence pour la composition en deux mouvements :

Pourquoi le conte, après avoir généralement atteint en fin de premier mouvement la conjonction du Héros et de l’Objet n’en reste-t-il pas là […] mais installe-t-il une nouvelle disjonction avant – et afin – de réaliser et d’assurer une conjonction définitive ? (Tenèze 2004 :155)

Il semblerait que ce second mouvement ait pour fonction d’accentuer le lien entre les deux actants.

Prenant appui « très pragmatiquement sur la diversité des contes-types telle que l’a mise en évidence le catalogue [81] », elle remarque la diversité narrative du premier de ces mouvements et la relative uniformité du second : « […] permettant en fin de compte de poser – et de reposer après Propp – au niveau de la genèse du conte “complet” la question d’un possible “décalage” entre les deux mouvements » (Tenèze 2004 : 156). Cette répétition, qui est aussi différentiation, aurait pour résultat l’accentuation du personnage du Héros et simultanément de l’Objet :

Dans la mesure où l’Objet est, dans la plupart des contes merveilleux, partenaire pour le Mariage, est-il permis de dire que cette nouvelle valeur est précisément celle du couple ? [...] Cette structure ne serait-elle pas une acquisition historique spécifique [82] ?

Outre la variabilité contemporaine des récits racontés [83], il existe donc une variabilité diachronique déductible non pas grâce aux témoignages laissés dans l’écrit (rares et peu fiables puisqu’écrits), mais grâce à l’analyse morphologique et structurale du corpus recueilli depuis le xixe siècle.

Prise de conscience de la valeur du couple et émergence de l’individu ont été, il me semble permis de l’affirmer, socio-historiquement liés et déterminés. D’où […] la composition en deux mouvements structurellement différenciés caractéristique de beaucoup de nos contes merveilleux – particulièrement européens ? – ne serait-elle pas une acquisition historique spécifique ?, l’apparition et la généralisation d’une telle composition témoignant alors d’une évolution du genre (Tenèze 2004 : 156).

L’ouvrage que nous a laissé M.-L. Tenèze est à considérer comme un mode d’emploi en vue d’une analyse structurale du répertoire français des contes merveilleux. « La seconde partie [du projet], qui se propose une mise en évidence de ‘l’action du temps’ sur l’évolution du conte merveilleux français » constituera – écrit-elle – la « première preuve, interne, de validité » de la première.

Elle dévoilera une partie de cette problématique dans un enseignement au séminaire sur la littérature orale : deux séries d’interventions données à Brest, dans le cadre de l’éphémère Centre d’ethnologie de la France durant les années universitaires 1977-78 et 1978-79 [84]. Sa réflexion s’appuie sur les travaux des chercheurs en littérature orale qui l’ont immédiatement précédée : ici, en particulier, outre Vladimir J. Propp (Russie, 1895-1970), Kaarle Krohn (Finlande, 1863-1933), Kurt Ranke (Allemagne, 1908-1985) et Jan de Vries (Pays-Bas, 1890-1964) auxquels, faute de traduction, elle était probablement la seule à accéder en France [85]. M.-L. Tenèze ouvre ainsi une nouvelle voie de la recherche sur les contes merveilleux, ce genre de la littérature orale qui pose, sous sa naïveté apparente, des questions humaines et sociales : en premier puisque, « fondamentalement, ce qu’il institue c’est la durée. C’est à ce problème profondément humain et social, qu’il me semble faire réponse » (Tenèze 2004 : 158).

C’est, écrit-elle, en tant qu’expressions sociale que le conte « à l’état pur », c’est-à-dire non perturbé par le contact avec l’écrit, peut permettre une investigation de type historique sur l’évolution des répertoires dans le temps et – aussi et surtout – d’appréhender comment s’est effectuée celle des genres en relation avec celle des mentalités.

Les étapes, successives et parallèles de cette histoire du conte peuvent être retrouvées parce qu’elles subsistent, juxtaposées, dans notre corpus, peuvent être touchées parce qu’elles s’incarnent séparément dans nos contes […]. La littérature orale de nos traditions populaires […] avance […] non seulement en se surimposant, mais aussi en se juxtaposant à celle qui l’a précédée, de sorte que, soit en transparence, soit aussi côte à côte, les paliers antérieurs subsistent : de là l’espoir, en dépit de l’absence d’une conservation par l’écriture, de retrouver par analyse interne, du moins les principaux aspects de l’histoire de notre conte de tradition orale (Tenèze 1972 : 103).

Si elle ne reconstruit pas, chose impossible, la complète généalogie des contes merveilleux français, elle n’en propose pas moins une approche passionnante qui permettrait d’appréhender leurs transformations au cours du temps. Celles-ci n’impliquent pas nécessairement la disparition des formes antérieures qui sont conservées [86].

Elle s’interroge sur la composition des récits en deux mouvements, ce qui – pour Propp – « fait » le conte merveilleux, où le second mouvement a pour résultat l’accentuation du personnage du « Héros » et, simultanément, l’accentuation de l’« Objet », lequel est alors partenaire pour le mariage. Forme romanesque d’un conte mythique, « Le conte merveilleux allant ainsi de l’écart, et de l’essai de médiation entre deux mondes à ceux entre deux êtres. » (Tenèze 2004 : 157)

Perspectives : L’ethnologue et la fin de la littérature orale

En 1966, alors que sa mission en Aubrac se termine, M.-L. Tenèze répond en tant que chef de service du département de littérature au questionnaire de Jean Cuisenier (1927-2017) qui doit prendre à l’automne 1967 la double fonction de Conservateur en chef du musée des Arts et Traditions populaires et de directeur du Centre d’ethnologie française [87]. Elle exprime alors, dans un texte témoignant d’une grande maturité de réflexion concernant l’étude du conte de tradition orale, la conscience aigüe de se trouver à un moment historique où s’ouvre le temps de la disparition de « la littérature orale à l’état pur et non pas à l’état dilué ». Elle seule « permet de connaître les mécanismes propres de cette forme particulière de littérature qui fait l’objet de nos recherches [88]. »

Le goût de conter perdure, les « interprètes doués » ne manquent pas, mais « la communauté réceptive, c’est-à-dire une communauté installée dans la longue durée, dans cette lenteur d’évolution qui assurait l’existence des œuvres orales en permettant l’assimilation à quelque degré par tous » fait désormais défaut :

Où il y avait participation, assimilation, imprégnation, il y a maintenant consommation […] C’est à la naissance et au développement d’autres phénomènes culturels oraux – d’une « oralité mécanique » – voisins de la chanson popularisée de notre époque que nous, et nos descendants, sommes susceptibles d’assister [89].

Quel sera désormais le travail à accomplir par les chercheurs ? Prioritairement rassembler, avec les résultats des enquêtes anciennes, toute la matière narrative encore présente dans les mémoires. Éclaircir ses relations avec l’écrit ainsi qu’avec les nouvelles formes artistiques (le cinéma par exemple) dans lesquelles s’expriment des contenus traditionnels. Mais la mission de l’ethnologue qui appartient à la dernière génération à avoir pu approcher ce que fut la littérature orale traditionnelle se situe sur un autre plan. Il s’agira, tout en témoignant d’une civilisation révolue qui contribue à la construction du monde à venir, d’être attentifs aux transformations et aux créations susceptibles de s’effectuer sous ses yeux :

Le problème de l’originalité de la tradition orale – base de la littérature orale comme aussi d’autres phénomènes culturels – doit demeurer au centre de nos préoccupations ; c’est lui en définitive qui inscrit notre recherche, à spécification littéraire, dans la discipline ethnologique [90].

Marie-Louise Tenèze est décédée chez elle, à Paris, le 12 octobre 2016, quelques mois après avoir pris connaissance de la maquette du Supplément au catalogue des contes merveilleux français. Plus qu’au corpus de quelques deux mille références visant à mettre à jour l’inventaire des contes merveilleux français que Paul Delarue et elle avaient publié en 1957 et 1964, elle était intriguée par le contenu de la postface rédigée par Nicole Belmont. Consciente depuis longtemps du désintérêt croissant pour la littérature orale qui, depuis le début des années 1970, plombait la recherche ethnologique, elle attendait avec impatience de connaître le regard que son amicale collègue portait sur son propre travail.

Si l’œuvre de sa consœur témoigne qu’en France au moins son œuvre avait été entendue, on doit hélas constater que les liens qu’elle avait entretenus avec les chercheurs européens – principalement en Allemagne et Europe du Nord – étaient oubliés. Dans les communications présentées à Göttingen pour marquer la clôture des 15 volumes de l’Enzyklopädie des Märchens son nom n’a jamais été prononcé. Elle en avait pourtant été, dès le début, une collaboratrice assidue fournissant une quinzaine d’articles [91]. En France, des conteuses et conteurs puisent dans le catalogue les contes merveilleux qui nourriront leurs créations, mais la prodigieuse richesse des récits folkloriques (au sens le plus profond du terme) n’intéresse plus que comme une source pour la littérature réservée à la jeunesse trop encline à en réduire le mystère pour leur conférer une valeur éducative moderne et cosmopolite. Les enquêtes portent désormais sur les récits de vie d’informateurs déjà coupés de la tradition vivante. Il faut espérer que les efforts des derniers collecteurs et éditeurs de littérature orale pour sauver ce qui en reste encore dans les mémoires ou les archives ouvriront une nouvelle phase d’intérêt pour la recherche en ce domaine.

Marie-Louise Tenèze a accompli une œuvre immense, sans laquelle le domaine scientifique français de la littérature orale ne serait qu’un désert. Elle exprime cependant à plusieurs reprises son impatience d’avoir enfin l’opportunité d’exposer à loisir ce qui serait pour elle la raison d’être de tout ce travail, considéré comme prémisses de sa réflexion théorique [92]. Pressée par le temps, elle publie donc en 2004 cet ouvrage dont le titre même marque bien les liens étroits avec le reste de son œuvre et tout particulièrement le catalogue : Les contes merveilleux français (2004). Et en sous-titre : Recherche de leurs organisations narratives. Elle constate que les contes ne sont pas des « entités cloisonnées », qu’ils entretiennent entre eux des relations, qui sont dont à mettre au jour [93].

Elle ambitionnait de reconstituer, à travers l’ensemble de la collecte française qui s’étend de 1850 à 1914, les traces de l’évolution des récits, repérables à travers les affinités de ceux-ci entre eux.

[…] la littérature orale de nos traditions populaires […] avance, elle, non seulement en se surimposant, mais aussi en se juxtaposant à celle qui l’a précédée de sorte que, soit en transparence, soit aussi côte à côte, les paliers antérieurs subsistent (Tenèze 1972a : 103).

Est-ce à dire que la tradition vivante observait deux procédés à la fois bien qu’antagonistes : la transmission et la création [94] ? Elle nous a laissé les moyens de continuer à y réfléchir. En dépit du fait que cette tradition dite « orale » soit maintenant figée dans l’écrit et, plus encore, dans les réélaborations individuelles, qui entravent le travail mental d’appréhension des récits : une littérature « prête à porter », déroutant le processus de l’imaginaire individuel.




[1Avec la rédaction du séminaire de Brest, son unique enseignement universitaire, qui semble le mieux concentrer les différentes dimensions du travail de Marie-Louise Tenèze, les rapports annuels qu’elle a rédigés pour le CNRS ou le musée des Arts et Traditions populaires éclairent et complètent les diverses notices d’hommage publiées avant 2020, notamment : Belmont, Nicole, « L’univers merveilleux des contes », Cahiers de littérature orale, n° 82, 2017 : 149-161 https://doi.org/10.4000/clo.4455 et Bru, Josiane, « À la recherche du conte populaire », Ethnologie française, no 47, 2018 : 573-580. https://doi.org/10.3917/ethn.173.0573 (voir ces deux articles dans les sources secondaires du dossier consacré à Marie-Louise Tenèze dans Bérose). Nous remercions François Gasnault de nous avoir donné accès à ces documents plus scientifiques qu’administratifs ainsi que pour ses précieuses remarques et compléments d’information.

[2Communication personnelle, 7 octobre 2005.

[3Marcel Maget, conservateur puis directeur du MNATP (de 1946 à 1962). Après la sociologie à Dijon, il enseigne l’ethnologie à Paris comme professeur à l’École du Louvre de 1944 à1962 et à l’Institut d’ethnologie (de 1944 à 1975.

[4Feuillet dactylographié de M. Simon, daté de mars 1949 et inséré parmi les rapports annuels au CNRS.

[5Des chapitres de ce travail furent publiés par Arnold Van Gennep (1873-1957) dans la Nouvelle revue des traditions populaires. Un autre parut en 1951 dans les Annales de l’Est. Cf Tenèze, 1950 ; Tenèze 1951a et 1951b.

[6Van Gennep souhaitait publier dans la Nouvelle revue des traditions populaires cet important travail, encore inédit à ce jour du fait de l’abandon de la revue après deux années de parution.

[7Note conservée dans le dossier des rapports au CNRS.

[8Communication personnelle, 7 octobre 2005. Robert Wildhaber (1902-1982) rédigea la Bibliographie internationale des arts et traditions populaires de 1947 à 1974. Éditeur des revues Archives suisses des traditions populaires (1950-1982) et Schweizer Volkskunde (1944-1968), organisateur d’expositions, auteur de nombreuses publications et comptes rendus, il consolida la bonne réputation du folklore suisse en matière de recherche comparée.

[9Cet ouvrage précurseur paru en 1951 a eu un impact important sur le développement de la recherche ethnologique en France. Une deuxième édition paraît en 1987chez Gallimard, dans la collection « Bibliothèque des sciences humaines ».

[10Communication personnelle, 7 octobre 2005.

[11Communication personnelle, 7 octobre 2005.

[12Avis du 27 février 1954 pour la commission Ethnographie (1 p. dactylogr., conservée parmi les rapports d’activité CNRS).

[13Communication personnelle, 7 octobre 2005.

[14Titres et travaux. Candidature à la maîtrise de recherche, février 1966, f° 3/11.

[15« Étude du proverbe “Niais de Sologne qui ne se trompe qu’à son profit” » dans Arts et traditions populaires, et « De quelques travaux français et étrangers consacrés au paysan dans la littérature française, du xie au xviiie siècle », dans L’Ethnographie. Cf Tenèze, 1955 et Tenèze 1966-1967.

[16Cf. le deuxième point de sa réponse au questionnaire de Jean Cuisenier durant l’été 1967, au moment de sa prise de fonction de conservateur en chef du musée (10 f. dactylogr. reprises dans Marie-Louise Tenèze, à paraître Le Conte merveilleux – Textes inédits. Séminaire de Brest, Paris, l’Harmattan, coll. « Anthropologie du Monde Occidental »). Carmen Meyer, travailla au musée de 1953 à 1999.

[17Communication personnelle, 7 octobre 2005.

[18Titres et travaux. Candidature à la maîtrise de recherche, février 1966 (dactylogr., f° 3/11).

[19Communication personnelle, 7 octobre 2005.

[20Aarne Antti, Verzeichnis der Märchentypen, Helsinki, 1910, FF Communications n° 3 et – en 1928 – sa première révision augmentée : The Types of the Folk-tale. A Classification and Bibliography, Antti Aarne’s Verzeichnis der Märchentypen, translated and enlarged by Stith Thompson, Helsinki, FF Communications no 74. L’ouvrage fait l’objet d’une seconde révision en 1961 : FF Communications no 184. En 2004, après remaniement et compléments par Hans Jörg Uther, la classification internationale devient The Types of International Folktales (…) : FF Communications no 284-286. La collection accueille aujourd’hui encore des catalogues ou index récents de contes populaires.

[21Cf. Archives du MNATP : note manuscrite non datée et rapports dactylographiés de G. H. Rivière et A. de Félice en 1942. Bien qu’il ne soit jamais nommé dans les documents rédigés par Rivière concernant la première mise en route de ce chantier, il s’agit bien du projet défini par P. Delarue en 1937. Les deux hommes entretenaient de fortes relations intellectuelles et amicales et Rivière tenait à ce que ce chantier d’envergure nationale soit réalisé dans le musée-laboratoire qu’il avait créé. Edith Mauriange y était chargée de mission en 1940.

[22Rapport au CNRS, février 1975.

[23Rapport au CNRS, février 1975. À la fin de son introduction au tome premier, P. Delarue exprime sa gratitude « à Mme Marie-Louise Tenèze […], sur laquelle je compte pour continuer ce catalogue que mon âge et mon état de santé ne me permettent pas d’espérer continuer jusqu’à son achèvement » (Delarue, 1957 : 53).

[24Rédaction de la bibliographie analytique et méthodique d’ethnographie française et participation à la Bibliographie internationale des arts et traditions populaires (publication de la CIAP). Dans son rapport d’activité au CNRS daté de septembre 1962 elle fait état de 196 fiches d’ouvrages et d’articles et 49 fiches de titres des périodiques dépouillés.

[25Publiée en quinze volumes entre 1975 et 2017, l’E. M. a succédé chez l’éditeur W. de Gruyter au Handwörterbuch des deutschen Märchens dont la visée, jugée très restrictive, causa l’abandon après la parution de deux tomes seulement (1930 et 1940). Cf. Christine Shojaei Kawan, « Enzyklopädie des Märchens, l’encyclopédie du conte populaire », dans Jean-Pierre Piniès (éd.), Le conte de tradition orale dans le bassin méditerranéen, Carcassonne, GARAE/Hésiode, 1986 : 217-228.

[26Sollicitée pour participer au comité scientifique de la revue Fabula, elle décline la proposition afin de concentrer ses forces sur le catalogue.

[27Rapport au CNRS, février 1957. Le premier ouvrage du suédois Jan-Ojwind Swahn (1925-2016), professeur d’université et animateur de radio et télévision, est l’immense monographie des contes-types 425 et 428 : The Tale of Cupid and Psyche parue en 1955. Il répartit en sous-types l’ensemble de contes que le catalogue français rassemble sous le titre « À la recherche de l’époux disparu » (Cf. catalogue, t. II :72-109 et Supplément : 282-298).

[28Rapport au CNRS, février 1957.

[29Rapport au CNRS, février 1960.

[30Rapport au CNRS, 1962-63 : « Un total de 165 contes recueillis récemment par les soins du musée national du Canada à Ottawa […] m’a été adressé en vue de son classement et de son étude comparative avec le matériel français. Ce travail est en cours ». Elle le poursuivra en 1964 avec l’ethnologue canadienne Carmen Roy (1919-2006), fondatrice de la section de folklore du musée national d’Ottawa, du futur Centre canadien d’études sur la culture traditionnelle dont elle oriente les recherches sur les minorités culturelles. Sa thèse sur la littérature orale en Gaspésie a été publiée en 1955. Cf. https://doi.org/10.7202/201766ar [consulté le 17.08.2022].

[31Rapport au CNRS, février 1956. Il s’agit de l’Enzyklopädie des Märchens pour laquelle M.-L. Tenèze rédigera trois articles dès le premier tome.

[32Tenèze, 2005 : 207 et Rapport au CNRS, 31 janvier 1974.

[33Rapport au CNRS, 1962-1963.

[34Rapport au CNRS, février 1969.

[35Rapport au CNRS, 1963-64 et Tenèze, 1964c.

[36Rapport au CNRS, février 1970. Il s’agissait d’une collaboration entre le département de littérature du musée des ATP, du centre de calcul de la maison des sciences de l’homme et du Centre d’étude des communications de masse (CECMAS). Cf. Philippe Richard, Francis Lévy, Michel de Virville, « Essai de description des contes merveilleux », Ethnologie française, I, no 3-4, 1971 : 95-120. https://www.jstor.org/stable/40988170.

[37Tenèze,1972a : 97 :« Si l’existence d’une telle unité me paraît, en effet, pouvoir être postulée de façon suffisante pour fonder en un premier temps la recherche entreprise, j’ajouterai tout de suite que je ressens comme une chance exceptionnelle la présence, dans la configuration de notre pays, de franges linguistiques, et plus généralement notre pluralité linguistique ; celle-ci, en ouvrant notre objet d’étude tant sur le monde celtique que sur le monde germanique que sur le monde méditerranéen, prévient ainsi précisément le danger d’abstraire le conte français, d’ensembles culturels plus larges auxquels il est susceptible de participer, et prépare du même coup l’esprit à la prise en compte, en un second temps, de la diversité interne de la France. »

[38C’est la position soutenue, dans les années 1990, par les chercheurs en littérature orale réunis de manière informelle dans le Groupe de recherche européen sur les narrations orale (GRENO). Elle est mise en œuvre en particulier dans la base de données Rond’cat (Rondalles catalans) qui recense les contes populaires catalans. http://rondcat.arxiudefolklore.cat/ et en version française : http://rondcat.arxiudefolklore.cat/rond_cat_cercador/search?locale=fr

[39Rapport au CNRS, février 1970. Cf. Wolfram Eberhard and Pertev Nailî Boratav, Typen türkischer Volksmärchen, Otto Harrassiwitz Verlag, Wiesbaden, 1953 ; Sebastiano Lo Nigro, Racconti popolari siciliani : classificazione e bibliografia, L. S. Olschi, Firenze, 1957.

[40Vladimir Propp, 1970 [1928], Morphologie du conte, Paris, Le Seuil. Une autre traduction est parue la même année aux éditions Gallimard.

[41Au contraire, la mémorisation du conte merveilleux exige un effort personnel et par conséquent une spécialisation induite par une attirance première qui délimite un « émetteur » et des « récepteurs ».

[42Ce concept, qui vise en priorité les veillées paysannes, est avancé par Daniel Fabre et Jacques Lacroix dans La Tradition orale du conte occitan, Paris, Presses universitaires de France, 1974, t. I : 110. 

[43M.-L. Tenèze voyait dans le transfert du chantier à l’équipe de recherche dirigée par Daniel Fabre une possibilité de terminer un jour le catalogue. En tant qu’auteure, elle signe en 1991 la convention par laquelle le MNATP (propriétaire des fichiers) délègue au Centre d’anthropologie des sociétés rurales (EHESS-CNRS) et au Laboratoire d’études méridionales (CNRS-université de Toulouse-II-Le Mirail) le soin de terminer le catalogue. Sans aide institutionnelle, la mise en chantier prend plusieurs années. On peut voir dans cette démarche une réactivation des liens de travail établis en 1970 « entre le Département d’un côté, l’Institut d’études méridionales de Toulouse (dir. M. Jean Séguy, professeur à l’université de Toulouse-II-Le Mirail) et le Laboratoire d’ethnographie et de civilisation occitane de Carcassonne (dir. M. René Nelli, chargé d’enseignement à cette même université) de l’autre » (Extrait de son rapport au CNRS, février 1972).

[44. Le conte populaire français. Contes merveilleux. Supplément au catalogue de Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, établi par Josiane Bru, édité par Bénédicte Bonnemason, Toulouse, Presses universitaires du Midi. Avec la collaboration de Nicole Belmont et Alice Joisten.

[46« D’un siècle à l’autre… un renversement complet de la perspective » est le titre d’une conférence donnée en septembre 2001 lors d’un colloque organisé par La Joie par les livres au MNATP à Paris (repris dans Tenèze à paraître). Cf. Bru, Josiane, 2012, « “Un renversement complet de la perspective” : le catalogue du conte français à l’épreuve du terrain. Rabaska, vol. 10 : 97-123. https://www.erudit.org/fr/revues/rabaska/2012-v10-rabaska0402/1013543ar/ ; Bru, Josiane : « Des contes et de l’art de les dire : l’enquête de Marie-Louise Tenèze en Aubrac, 1964-1966 », postface à Marie-Louise Tenèze, Contes d’Aubrac », Toulouse, Letras d’òc, 2019 : 319-352.

[47Sur les liens entre le musée et la Recherche coopérative sur programme du CNRS en Aubrac, cf. Martine Ségalen, « L’enquête de la RCP Aubrac (1963-1966). Une stratégie intellectuelle, un enjeu institutionnel », En France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960, Jean-François Simon, Bernard Paillard et Laurent Le Gall (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2010 : 263-279. https://books.openedition.org/pur/102770.

[48Légendes historiques ou mythiques selon les catégories internationales définies par l’ISFR. Cf. Tenèze, 1975 : 55, note 1. « En fait, certaines légendes peuvent être si proches des contes en tant que récits de fiction, que leur appel à la croyance a dû toujours être très faible ; ce qui a amené certains auteurs à opposer à la « Glaubenssage » (légende de croyance, de foi) la « Unterhaltungssage » (légende de divertissement) ».

[49Les récits enregistrés en occitan en Aubrac sont publiés d’après les phonogrammes et dans leur langue originale avec traduction française dans Tenèze, 2019, Contes d’Aubrac. Nombre de récits enregistrés en français restent inédits.

[50Réponse au questionnaire MNATP, 1967, 8 p dactylogr.

[51le titre de cette section est une citation de Tenèze 1975a, chapitre VII : 95-104.

[52Réponse au questionnaire MNATP, 1967.

[53Tenèze, 1975a : 61.2 : « J’ai retrouvé des contes traditionnels – versions complètes ou fragments – en 14 points de l’Aubrac, auprès de 17 conteurs ».

[54Association des contes-types 1538 et 1551 où le garçon trompé dans la vente d’un animal se venge : Cf. Tenèze, 1975a : 145-148 et 148-150 ; Tenèze, 2019, n° 46 : 202-219.

[55Le titre de cette section est une citation de Tenèze 1975 : 105-114.

[56Le terme de « diction » d’un conte (on dira plus tard la performance) est emprunté à l’étude que fait M.-L. Tenèze des manuscrits de Victor Smith sur Nannette Lévesque. On dirait aujourd’hui « à chaque performance ».

[57Tenèze, 1975a : 106.1-2. Dans son examen minutieux des notes de Victor Smith sur Nannette Lévesque elle retrouvera l’affirmation de cette nécessaire « adhésion intérieure » que la conteuse traduit par les termes « voir » et « croire ».

[58Rapport au CNRS, février 1967.

[59Région de confession protestante située entre Metz et Strasbourg. D’abord située en Lorraine (département de la Moselle) elle est ensuite rattachée à l’Alsace pour des raisons confessionnelles.

[60Rapport au CNRS, février 1968.

[61Cf. Tenèze, 1966a. Un volume de Contes de paysans, complément pour cette région de Tréguier aux Contes traditionnels des teilleurs de lin du Trégor, Paris, Picard, 1965.

[62L’opposant à la littérature orale narrative (conte et légende en particulier), on nomme « poésie populaire » cette part de la littérature orale dont la plus importante section est constituée par les chansons mais aussi les prières populaires, incantations, interjections et formules diverses etc.

[63Théoricien du comparatisme et de l’origine indienne des contes populaires, Cosquin est l’auteur en France de la première collecte de contes populaires de l’importance de celle des frères Grimm. Cf. l’introduction à l’édition établie par Nicole Belmont à Emmanuel Cosquin, Contes, Arles, Éditions Philippe Picquier, 2003.

[64Georges Delarue a participé à l’établissement (révision et compléments) du Répertoire des chansons françaises de tradition orale de Patrice Coirault. C’est l’équivalent pour la chanson du catalogue des contes populaires français initié par son père, Paul Delarue. Cf. le compte-rendu de Josiane Bru dans CLIO, Histoire, femmes et sociétés, no 14, 2001 : 247-250 : https://journals.openedition.org/clio/122 .

[65Rapport au d’activité CNRS, février 1971

[66Les éditions Maisonneuve et Larose, à qui M.-L. Tenèze a adressé le manuscrit par fidélité aux éditeurs (et rééditeurs) des quatre volumes du catalogue Le conte populaire français, étaient alors en voie de fermeture et n’ont pas accordé à cet ouvrage le soin qu’il méritait (ex. l’omission en page 160 de 16 numéros de contes-types dans la liste des contes-types cités).

[67Tenèze, à paraître Le Conte merveilleux – Textes inédits. Séminaire de Brest, Paris, l’Harmattan, coll. « Anthropologie du Monde Occidental ».

[68Le titre de cette section évoque Belmont, 2017 : « L’univers merveilleux des contes. Hommage à Marie‑Louise Tenèze (1922‑2016) », Cahiers de littérature orale  : https://journals.openedition.org/clo/4455

[69Tenèze, 1976 : 127.1. Article publié deux ans après sa présentation. Repris dans Tenèze, à paraître.

[70M.-L. Tenèze traduit par « mouvement », plutôt que par « séquence » comme le fait l’édition Seuil/Points, le terme « Move » de la traduction anglaise.

[71Sinon pour les rappeler au moment narratif opportun.

[72Dénomination propre aux contes russes. On sait que Propp a travaillé sur 100 contes merveilleux tirés de la grande collection d’Afanassiev.

[73On a rappelé que les conteurs canadiens francophones appelaient les contes merveilleux « contes de traverses et de misères ». La « traversée » se retrouve dans la majorité des contes merveilleux, même si elle ne mène pas toujours, ou apparemment, dans un monde différent.

[74En revanche elle critique l’extension que donne Propp à la malfaisance et la distingue du point de vue morphologique de ce qu’elle nomme l’« emprise », opérée par un agent adverse sur le héros au début du récit et qui tend à opérer une conjonction (et non une disjonction). Elle donne l’exemple de La Princesse délivrée (T. 307) ; celle-ci a été vouée au diable par un souhait inconsidéré de son père : « c’est alors d’une emprise externe intériorisée que le héros la délivrera » (Tenèze, 1972a, 103).

[75Nous renvoyons à l’ouvrage de M.-L. Tenèze, en constatant qu’un nombre important de contes-types entrent dans cette catégorie : T. 314 (Le Petit jardinier aux cheveux d’or ou Le Teigneux), T. 400-401 (Le Héros à la recherche de son épouse disparue), le T. 425B (La Recherche de l’époux disparu), le T. 550-551 (Les Fils à la recherche d’un remède pour leur père), etc.

[76Sur le Héros-victime patient : Tenèze, 2004, 74-82 et 107-112.

[77Vladimir J. Propp, 1983, Les racines historiques des contes merveilleux [1946], Paris, Gallimard, 1983 : 266. Propp rappelait que les morts étaient autrefois enveloppés dans des peaux animales ou placés dans des troncs d’arbre creusés.

[78Dans le film, Peau d’Âne, Jacques Demy donne de belles images à cette fuite : le carrosse, devenant charrette à foin, mène à grande vitesse la jeune fille dans un chemin de forêt une véritable traversée d’un monde à l’autre.

[79Claude Lévi-Strauss, 1973 [1960], « La structure et la forme. Réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », Anthropologie structurale deux, Paris, Plon : 159.

[80Propp place sa recherche sous l’égide de Goethe (cf. les épigraphes de sa préface et des chapitres 1, 2, 8 et 9) et des recherches de celui-ci sur la morphologie des êtres vivants, mais il ne les expose pas délibérément. Le dernier chapitre (chap. 9) est introduit par l’idée goethéenne de l’Urpflanze, la plante primitive, dont toutes les formes végétales seraient issues. Concept postulé plutôt que réalité historique, cette idée permettrait de penser les nombreuses transformations ultérieures sous forme d’arborescences. Des chercheurs des xixe et xxe siècles, supposant un Urmärchen, un conte « premier », archétypal, imaginaient le retrouver approché dans les « meilleures » versions de chaque conte-type. Les frères Grimm, pour leur part, refusent cette idée comme stérile. Pour eux seule importe la variabilité, garante de la vitalité du conte au cours des âges et dans l’espace.

[81Tenèze, 2004 : 153. Elle obvie ainsi au reproche que fait Lévi-Strauss à Propp : Cf. citation ci-dessus.

[82Tenèze 2004, 156, ceci contrairement aux récits qui enchaînent opposition interne puis opposition externe comme les T. 400 / 401, L’homme à la recherche de son épouse disparue (…) et 425, La recherche de l’époux disparu.

[83Les variations introduites par les conteurs et les variations de plus grande échelle à travers l’espace.

[84Tenèze, à paraître Le Conte merveilleux – Textes inédits. Séminaire de Brest, Paris, L’Harmattan, coll. « Anthropologie du Monde Occidental ». Cf Postic, Fañch, Simon, Jean-François, 2006, « Bretagne et ethnologie », ArMen, no 155, novembre-décembre p. 6-15, citation p. 10 ; ainsi que, par les mêmes auteurs en 2015, « Du folklore à l’ethnologie : traditions populaires et projet universitaire en Bretagne. La contribution fondamentale de Jean-Michel Guilcher », Rabaska, vol. 13, p. 249-262 : https://doi.org/10.7202/1033766ar

[85Les échanges intenses entre chercheurs en littérature orale des années 1950-1970 se sont principalement focalisés par la suite sur l’élaboration de l’Enzyklopädie des Märchens en Allemagne (et en allemand).

[86Ainsi en est-il du T 511, Un-Œil, Double-Œil, Triple-Œil, qui pose sensiblement les mêmes problèmes que Cendrillon (T 510), mais sous une affabulation qui apparaît plus archaïque.

[87Sociologue, J. Cuisenier (1927-2017) travaillait auprès de Raymond Aron, son ancien directeur de thèse, au Centre de sociologie (EHESS et Sorbonne). Il succède en 1966 à G. H. Rivière à la direction du MNATP qui rassemble, selon la volonté de son fondateur, recherche et muséographie. Il devient, de ce fait, également directeur du Centre d’ethnologie française (anciennement Centre d’ethnographie française). Le MNATP est alors encore abrité dans l’aile Est du Palais de Chaillot, dont la plus grande surface est occupée par le musée des Monuments français. Ce n’est qu’en 1972, qu’il intégrera les nouveaux locaux construits par Michel Josserand et Jean Dubuisson au Jardin d’acclimatation. Voir le dossier Jean Cuisenier dans Bérose, dirigé par Martine Segalen et Nicolas Adell : https://www.berose.fr/rubrique785.html

[88Réponse au questionnaire MNATP, 1967.

[89Réponse au questionnaire MNATP, 1967.

[90Réponse au questionnaire MNATP, 1967.

[91Notices bio-bibliographiques (Arnaudin, Bladé, Cosquin, Delarue, de Félice, Massignon, Millien) ; notices analytiques (Agnostische Theorie, Bibliothèque bleue, Contes-types 5 et 713) ; longue synthèse sur la littérature orale en France dans « Frankreich » paru dans le cinquième tome en 1985.

[92Ainsi dans ce rapport destiné à Jean Cuisenier, elle mentionne : « […] Paul Delarue mort avant d’avoir pu édifier une œuvre sur les bases qu’il avait jetées. » Tenèze, Séminaire de Brest, op. cit.

[93On pense aux travaux de Claude Lévi-Strauss qu’elle évoque parfois, et en particulier à son analyse des mythes dont il disait « qu’ils se pensent entre eux ». Dans quelques textes (rapports) elle évoque directement l’influence du structuralisme sur sa réflexion actuelle.

[94Cf. les travaux de Jean-Michel Guilcher (1914-2017), proche d’elle dans l’adhésion scientifique et l’amitié.