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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

Luttes de définition autour de la notion de folklore : Van Gennep, Saintyves, Varagnac (1910-1950)

Arnauld Chandivert

Université Paul-Valéry – Montpellier III, CERCE

2022
To cite this article

Chandivert, Arnauld, 2022. « Luttes de définition autour de la notion de folklore : Van Gennep, Saintyves, Varagnac (1910-1950) », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article2715.html

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Cet article entreprend l’examen de ce qu’il convient d’appeler l’espace agonistique des prises de position autour du folklore et de sa méthode dans les années 1920-1930, en se centrant sur trois protagonistes majeurs de ce débat, Arnold Van Gennep, Pierre Saintyves (1870-1935) et André Varagnac (1894-1983), et sur « la guerre du mort et du vivant » qui les a opposés pendant cette période et au-delà [1].

En effet, dans l’entre-deux-guerres, et plus particulièrement à partir du milieu des années 1920, on assiste à la multiplication des essais de définition de ce qu’est le folklore et de la méthode qui s’impose pour l’étudier. Ce mouvement, opérant par-delà les travaux de la première génération des folkloristes français, s’inscrit dans un processus aujourd’hui plutôt bien étudié d’établissement de ce domaine d’études comme discipline scientifique à part entière, se distanciant du régionalisme comme des intérêts antérieurs pour le pittoresque ou la bizarrerie des superstitions populaires [2].

Ainsi, Van Gennep publie en 1924 son petit ouvrage sur Le folklore où il transpose certaines des orientations déjà retenues dans ses travaux sur l’ethnographie. Il reprend cette perspective définitionnelle et méthodologique dans nombre de ses chroniques du Mercure de France et dans un article, « Contribution à la méthodologie du folklore », qui paraît dix ans plus tard, en 1934, série qui ne sera en quelque sorte close qu’avec l’« Introduction » de son Manuel, publié en 1943. Pierre Saintyves, pseudonyme scientifique du libraire/éditeur Émile Nourry, contemporain de Van Gennep, publie quant à lui différents travaux du même ordre à partir du milieu des années 1920 : « La définition et l’objet du folklore » en 1926, puis une nouvelle définition du terme dans la Revue de synthèse en 1931, jusqu’à son Manuel de folklore, qui paraît de manière posthume en 1936. André Varagnac, qu’une génération sépare de ces deux auteurs, entre dans ces débats au cours des années 1930, grâce là encore à la publication de travaux de méthode et de son ouvrage Définition du folklore en 1938. Bien sûr, ces trois auteurs ne sont pas les seuls à avoir essayé de caractériser leur domaine d’études et il eut été possible d’envisager les contributions de Georges-Henri Rivière, de René Maunier, de Marcel Maget ou d’autres. Néanmoins, Van Gennep, Saintyves et Varagnac occupent à l’évidence une place centrale dans le travail d’encadrement scientifique d’une discipline alors en constitution dans les années 1920-1930.

Aborder ensemble ces trois auteurs conduit à tenir compte de leurs positions respectives, entrecroisées, dans le mouvement institutionnel de reconnaissance de leur domaine d’études. Ainsi, Varagnac lance le projet d’une Société de folklore français à la fin des années 1920, dont Van Gennep fut un temps vice-président à sa création, chargé de l’édition de la revue associée, tâche dont Saintyves prit la suite alors qu’il était devenu président puis président d’honneur de cette société de 1930 à sa mort, en 1935. Ce dernier enseignait le folklore à l’École d’anthropologie de Paris où il fut nommé dès 1923, tandis qu’une quinzaine d’années plus tard, Varagnac, devenu conservateur adjoint du musée des Arts et Traditions populaires, fit de même à l’École du Louvre. Van Gennep, qui s’éloigne de la Société de folklore français dès 1930, et apparaît assez critique vis-à-vis de ses travaux comme de ceux du musée ou de la Commission des recherches collectives de Lucien Febvre, se rapproche néanmoins de ce musée pendant la guerre, participant en 1942 à la rédaction du questionnaire de l’enquête sur le calendrier traditionnel, qui reprenait un travail déjà engagé par Varagnac à la fin des années 1930. Or les essais de définition du folklore et de sa méthode entrepris par ces trois personnalités furent loin d’opérer sur un mode univoque et consensuel, au contraire. On perçoit en effet durant cette période de l’entre-deux-guerres l’existence de luttes bien réelles entre eux autour de ces questions, dont je vais retracer ici certains aspects en me centrant sur leurs dimensions proprement scientifiques, sans pour autant négliger une lecture parfois plus institutionnelle ou tenant compte des relations interindividuelles entre ces trois folkloristes. Loin de dessiner des triades fixes, ces luttes conduisent à ce qu’ils s’associent différemment selon les éléments retenus. Ainsi, ils sont d’accord un temps pour considérer que le folklore est « vivant », avant de fortement s’opposer autour de ce sujet. On peut aussi percevoir des accords temporaires par paire contre un autre membre du trio : Van Gennep contre Saintyves et Varagnac au sujet de l’approche historique du folklore ; Van Gennep et Varagnac favorables à l’utilisation de la cartographie face à un Pierre Saintyves qui en critique l’utilité – autant de configurations qui n’épuisent pas le champ des oppositions possibles.

Afin de tenter de mettre un peu d’ordre dans la nébuleuse de ces disputes à géométrie variable, il s’agit de retracer ici la « querelle du mort et du vivant » qui les a opposés à différentes périodes et sur différents modes. Même si le propos ne se limite pas à cette unique querelle, c’est bien autour d’elle que se structure l’espace de leurs prises de position. Après avoir esquissé le paysage des études folkloriques au sortir de la première guerre mondiale et dans les années 1920, sera ensuite évoquée l’inscription de ces trois chercheurs dans le renouvellement de ces études durant la décennie suivante, avec la place réduite laissée à Van Gennep, comparativement aux positions substantielles acquises par Saintyves et Varagnac. Glissant vers des considérations méthodologiques, je m’attacherai aux rapports entre la figure du spécialiste et les principes de l’enquête, ce qui permettra de revenir sur la question de la cartographie, élément important de la boîte à outils du folkloriste à cette époque. Enfin, sachant que le second conflit mondial puis l’après-guerre conduiront à un profond renouvellement d’un champ d’études redéfini comme « ethnographie métropolitaine », je terminerai en positionnant les trois auteurs par rapport à ce nouvel horizon disciplinaire.

Ruptures générationnelles et redéfinition du domaine folklorique

Comme le notait Van Gennep dans un article paru en 1932, « parmi les sciences qui ont profondément ressenti le contrecoup de la guerre, le folklore a été l’une des plus atteintes, et l’on a pu se demander si l’œuvre de la génération antérieure […] serait continuée ». Pour lui qui estime se situer « à cheval sur […] deux périodes », comme ce fut le cas pour Saintyves, « le fait remarquable est que la guerre paraît avoir déterminé une sorte de hiatus entre l’ancienne génération des folkloristes et la nouvelle, en sorte que ni le point de vue général, ni les méthodes d’observation et d’explication ne sont les mêmes » (Van Gennep 1932 : 543, 545). Cette histoire en rupture est aussi passée par un élargissement progressif et constant de l’objet, de telle manière qu’au début des années 1930, « la science du peuple embrasse l’univers entier » selon Saintyves (1930 : 107) . Revers de la médaille, « par suite, les frontières du folklore ne sont pas toujours tracées très exactement. On lui en a fait un reproche », comme le constate Van Gennep (1924 : 19-20). Et c’est précisément cette situation qui va rendre nécessaires des essais de délimitation et de définition plus rigoureux.

Saintyves et Van Gennep, dont la rencontre date de la première décennie du siècle, vont se trouver au cœur de ces débats, posant chacun les bases de deux approches fortement différenciées du folklore. Si les grandes lignes de l’itinéraire de Van Gennep sont aujourd’hui connues, si celui de Varagnac bénéficie depuis quelques années d’une certaine attention (Meyran 2009 ; Gouarné 2013), ce n’est pas réellement le cas pour Saintyves. Avant d’aller plus loin, il convient donc d’évoquer quelques éléments de son parcours.

Né en 1870 de parents libraires à Autun, élève du séminaire de Saint-Sulpice se destinant au sacerdoce puis à l’enseignement, Émile Nourry s’installe finalement comme libraire à Dijon puis libraire-éditeur à Paris. Il entre dans le domaine des études religieuses en s’inscrivant dans le mouvement dit moderniste qui apparaît à la charnière des siècles, courant critique de la théologie qui entend la concilier avec le développement des sciences. Nourry fut ainsi l’éditeur de certains de ces modernistes, dont Alfred Loisy, prêtre excommunié qui obtint en 1909 la chaire d’histoire des religions au Collège de France, convoitée par Van Gennep ou encore Marcel Mauss. C’est aussi lui qui édita les Rites de passage cette même année 1909. Ses travaux personnels ont notamment été remarqués lors de la publication de l’ouvrage Les saints successeurs des dieux (1907) [3] où, s’appuyant de manière hardie sur la mythologie comparée, il évoque l’idée que le culte des saints est d’origine païenne. Dès lors, outre plusieurs ouvrages, il publie au sein de la Revue des traditions populaires, de la Revue des études ethnographiques et sociologiques ou de la Revue de l’histoire des religions, des articles sur les rapports entre rite, mythe, légende et culte ou entre magie, religion et science – thèmes plutôt frazeriens donc. Il participe alors aux activités de différentes sociétés savantes. Il est, par exemple, présenté par Van Gennep lors de son adhésion à l’Institut ethnographique international de Paris, fondé en 1910. Il rejoint aussi la Société préhistorique française cette même année, puis est notamment l’un des membres fondateurs de l’Institut international d’anthropologie en 1920, inscrit dans la section « religion et folklore », dont il devient secrétaire en 1925. Il enseigne à partir de 1923 à l’École d’anthropologie de Paris autour de problématiques mobilisant l’ethnographie, la mythologie comparée comme le folklore – et l’on sait que Varagnac a assisté à certains de ses cours dans les années 1930 (Varagnac 1947 : 10). On sait aussi que Van Gennep ne réussit pas à percer à la Société d’anthropologie, dont le comité central reste indifférent à ses propositions de rénovation (membre titulaire en 1904, il s’en éloigne trois/quatre ans plus tard). Ayant acquis une position importante dans des réseaux non négligeables (maître de conférences à l’École d’anthropologie, éditeur et sous-directeur de la Revue anthropologique, membre du Comité de l’Institut international d’anthropologie, de multiples sociétés savantes), Saintyves va se trouver très rapidement associé à la Société de folklore français fondée par Varagnac en 1928 et à laquelle collabore Van Gennep : c’est à ce moment que les trois hommes vont donc réellement se rencontrer.

Avant de revenir sur cette rencontre, il convient tout d’abord de s’attacher aux conceptions défendues par Van Gennep et Saintyves auparavant, et notamment dans la seconde moitié des années 1920, c’est-à-dire à un moment où semble poindre une « renaissance du folklore » que tous deux perçoivent. Le point de référence semble alors être l’ouvrage de Van Gennep sur Le folklore, paru en 1924, où l’auteur effectuait un coup de force en le définissant comme une science biologique. Cette approche va finalement cristalliser un ensemble d’oppositions au sein du petit monde des folkloristes, notamment chez les tenants de l’approche historique, dont Saintyves était un représentant de plus en plus éminent – au milieu des années 1920, il avait déjà beaucoup publié et acquis une notoriété certaine.

On sait combien Van Gennep, définissant le folklore comme une « biologie sociologique » à la suite de positions déjà développées dans ses chroniques du Mercure de France, entendait « remplacer la méthode historique par la méthode biologique », c’est-à-dire ethnographique (Van Gennep 1924 : 34). À ses yeux, l’ethnographie et le folklore nécessitent l’une comme l’autre d’« aller au peuple » et, à chaque fois, « on cause » (Van Gennep 1911 : 11 ; 1914a : 8). Ces deux domaines et pratiques s’éclairent finalement mutuellement. Emmanuelle Sibeud, dans son article consacré à l’expérience ethnographique de Van Gennep en Algérie en 1911 et 1912, signalait comment celui-ci, confronté à la situation coloniale, s’était alors engagé dans la « voie étroite d’une pratique réflexive qui ne fait de concession ni aux circonstances politiques, ni aux nécessités institutionnelles » (Sibeud 2004). On peut aussi remarquer combien cette réflexivité s’éclaire à la lueur de situations beaucoup plus proches. Elle s’organise autour d’allers-retours entre l’immédiat et le lointain ; le connu, le reconnu et l’inconnu. Ainsi face aux Beni Ournid, « charbonniers du pays », « féroces d’aspect » : « […] je me mis à rire de moi-même : tel un enfant des villes, j’avais eu peur de l’Auvergnat ; tel un enfant des vallées, j’avais redouté le charbonnier des forêts alpestres et lui avais prêté une âme fabuleuse. » (Van Gennep 1914a :21-22). Cet entrecroisement et ces passages soulignent la similarité des démarches de l’ethnographe et du folkloriste telles que les conçoit Van Gennep. Cependant, cette orientation ne l’amenait pas à considérer que le domaine de l’un est équivalent au domaine de l’autre. Selon lui, le périmètre de l’ethnographie inclut des éléments qui ne relèvent pas de celui, plus restreint, du folklore [4]. L’équivalence entre l’une et l’autre renvoie avant tout à une « attitude méthodologique [5] », à un « état d’esprit » : « […] je me place à l’égard des Savoyards comme s’ils étaient des sauvages et que leur pays fût situé au centre de l’Afrique [6]. »

Cette approche méthodologique en faveur d’un folklore biologique et vivant le conduit à minimiser la place de l’histoire comme ressource explicative et, plus encore, à critiquer l’usage du concept de survivance. Bien sûr, Van Gennep ne l’ignore pas et concède qu’un certain nombre de croyances ou de coutumes procèdent d’une origine historique ancienne, parfois pré- ou protohistorique. Mais de son point de vue, l’approche en termes de survivance, dont le mérite selon Saintyves est de permettre de dépasser les discours qui assimilent le folklore à des « superstitions », laisse notamment de côté les processus d’invention et l’initiative individuelle. Il l’évoque dans un article de 1908 qui touche directement au domaine d’étude de Saintyves, « Survivance et invention dans le christianisme populaire ». Discutant la thèse selon laquelle ce christianisme n’aurait conduit qu’à appliquer « un vernis chrétien sur des pratiques païennes », il refuse de n’y voir que des survivances, « comme si dans la conversion au christianisme, tout pouvoir d’inventer de nouveaux rites ou d’élaborer de nouvelles croyances s’était évanoui pour toujours » (Van Gennep 1908a : 91). C’est sur un mode similaire qu’il critiquera la théorie ritualiste développée par Saintyves dans son ouvrage Les contes de Perrault et les récits parallèles (1923). Mais au début des années 1930, Van Gennep lui reconnaît encore les mérites de sa perspective comparatiste, utilisée avec une « grande ingéniosité » (Van Gennep 1932 : 557). C’est pourtant autour de ces usages du comparatisme que les divisions entre eux prendront toute leur ampleur, renforçant l’axe d’opposition entre folklore biologique et folklore historique, déjà perceptible chez Van Gennep dans ses travaux ethnographiques et notamment dans sa thèse [7].

D’une certaine façon, il serait possible d’admettre que Saintyves n’est pas nécessairement éloigné de ces conceptions « biologiques ». En effet, et il l’évoque dès 1922, « un thème traditionnel est une chose vivante qui naît, se propage et s’éteint comme toutes les choses humaines ». Mais la phrase suivante marque les distances vis-à-vis de Van Gennep : « […] on devra donc s’efforcer d’établir son origine […] » (Saintyves 1922 : 261). Il réaffirme cette position en 1926, citant Gaidoz « que tous nous admirons et vénérons » : « l’étude de la tradition orale ; c’est une étude d’ordre historique [8] ». Établissant les propriétés du folklore, il en vient à nettement le distinguer de l’anthropologie et de l’ethnographie : le folklore, c’est « la science de la tradition chez les peuples cultivés et principalement dans les milieux populaires et ruraux » (Saintyves 1926 : 149, 152). Cette orientation pose problème à Van Gennep : cette différenciation entre civilisé et demi civilisé » ou entre « élite et foule » n’a rien d’évident : « […] à quel grain commence le tas de blé [9] ? » De plus, quelles sont les modalités de transmission de la tradition ? Et Van Gennep critiquera ce qu’avancera Saintyves dans son manuel paru en 1936, à savoir la définition de ce mode de transmission en référence à son caractère oral, comme « tradition non écrite [10] ».

Ces éléments se trouveront à la fois investis et mis entre parenthèses dans le cadre du renouveau institutionnel du folklore perceptible à la fin des années 1920 et au début des années 1930, tout spécialement au moment de la création de la Société de folklore français, cadre dans lequel Varagnac entre dans ce domaine d’études.

Le renouveau des études folkloriques, la marginalisation de Van Gennep et la querelle du mort et du vivant

André Varagnac, après avoir suivi les cours de Marcel Mauss et d’Henri Hubert, va s’intéresser au folklore à la suite de son oncle Marcel Sembat, un des leaders de la SFIO à la fin du xixe et au début du xxe siècle, ami de James Frazer. Il lance en 1928 le projet d’une Société de folklore français qui réunit, sous le patronage de l’auteur du Rameau d’or, une bonne part des personnes susceptibles de servir cette cause, dont Van Gennep et Saintyves. Varagnac entend en faire une entreprise non savante, ayant pour but de collecter des documents, sur un mode qu’il présente comme frazerien. Tel qu’il l’évoque, « les spécialistes [et dans son esprit il s’agit avant tout des durkheimiens] ont dénaturé les faits par leur théories […] Retour aux faits [11] ». D’après le témoignage qu’il a laissé [12], la création de cette Société fut traversée par de multiples tensions, très loin de l’idée d’une réunion consensuelle autour d’une ambition de fédérer les bonnes volontés folkloristes. Et cette situation est aussi perceptible à la lecture de certaines pièces de la correspondance de Van Gennep [13]. Sans pouvoir développer outre mesure ce point, mentionnons tout de même quelques aspects des relations entre les trois folkloristes au centre de mes propos. Van Gennep et Saintyves sont vice-présidents du premier bureau, aux côtés de Lévy-Bruhl et de Jean Marx par exemple. Varagnac est, quant à lui, l’un des trois secrétaires généraux, aux côtés de la comtesse de Panges notamment. Début mai 1929, Van Gennep prend la place de cette dernière [14], malgré l’opposition de Mauss et Lévy-Bruhl semble-t-il, situation qui déplaît fortement à Varagnac : « […] ma pauvre société devient une pétaudière. Le conflit actuel est le résultat de l’exclusivisme durkheimien. D’autre part, il serait révoltant de voir la société hébergée par la boîte Pelman [15] ! » Pourtant, Van Gennep est félicité par la comtesse de Panges : « […] vous seul pouvez sauver cette pauvre société de l’incohérence [16]. » Il est aussi prévenu des tensions qui la traversent : « […] le vieil esprit de clan, si intéressant pour le folkloriste, n’engendre plus que des coteries. Et elles sont féroces [17]. » Plus encore, Varagnac essaie de lutter pour imposer l’idée de comités régionaux servant de relais au développement d’enquêtes collectives, dépassant le cercle des spécialistes et appuyées sur une participation des instituteurs, ainsi orientés vers une « pédagogie active » nourrie d’observation directe. Il s’oppose notamment à Saintyves sur ce point, j’y reviendrai et, de manière générale, cette orientation semble avoir du mal à s’imposer : des postes de délégués régionaux sont bien créés, mais Varagnac les qualifie de « véritables vestiaires où l’on me relègue avec Van Gennep [18] ». Finalement, ce dernier, chargé de la préparation de la revue mais accusé d’avoir mal utilisé une dotation financière des époux Frazer selon ce que relate Varagnac, perd sa position au sein de la société savante : le compte rendu de la réunion du comité directeur de mai 1930 évoque le fait qu’« à son grand regret et faute de temps », il n’acceptait pas les fonctions de délégué régional et de membre du comité qui lui avaient été proposées. Autre version des faits, présentée par Varagnac : « Van Gennep a été démissionné [19]. »

Après cette date, il n’occupera plus qu’une place limitée dans les activités de la société alors présidée par Saintyves et il disparaît de la liste des membres dès 1931. Il ne sera pas plus associé aux travaux de la Commission des recherches collectives ou du musée des Arts et Traditions populaires où Varagnac prend, lui, une place importante. Sans pouvoir retracer ici cette marginalisation de Van Gennep dans les années 1930, elle apparaît en toute clarté lors du congrès international de 1937 où il ne lui est accordé que peu de place [20], alors que l’on assiste en quelque sorte à une consécration posthume de certaines des positions de Saintyves. Non seulement Paul Rivet signale que, sans sa mort en 1935, c’est lui qui aurait dû présider ce congrès, mais il propose aussi une définition du folklore à l’évidence beaucoup plus proche des tendances frazeriennes que de celles des adeptes du folklore biologique : « […] tout ce qui survit dans une société évoluée, de coutumes, d’habitudes de vie, de traditions, de croyances appartenant à un stade antérieur de civilisation. » (Rivet 1938 : 26). On est alors loin des conceptions de Van Gennep, que Varagnac partage alors pour partie. En effet, à cette époque (car ses positions vont fortement évoluer), celui-ci, tout en refusant les perspectives de Van Gennep (Varagnac 1938 : 18-19), souligne que, malgré la régression générale du folklore, on peut encore constater des « naissances de coutumes, naissances toujours étroitement mêlées à des archaïsmes. Ainsi le fait folklorique a un double caractère de conformisme et de spontanéité. Ses acteurs répètent et innovent toujours en quelque façon » (Varagnac 1937 : 185).

Pour autant, cette approche demeure mineure au sein de son édifice analytique. Dès 1930, il notait dans une lettre à Lévy Bruhl que « […] le folk-lore français meurt. Van Gennep proclame que partout du folk-lore se recrée sous nos yeux. Je ne le crois guère [21]. » Et l’intérêt porté à ces « naissances de coutumes » va finir par disparaître de ses conceptions. Très rapidement, avant et surtout après la guerre, il notera au contraire combien le folklore, qu’il estime alors mort et constitué de « façons d’être qui tendent à persévérer dans l’être » (Varagnac, 1940-1945 [1939] : 53), doit être rattaché à l’histoire des civilisations. Il contactera d’ailleurs Van Gennep pour qu’il participe à la conférence internationale de folklore qu’il prépare en 1947, voire même à l’Institut international d’archéocivilisation qu’il est en train de créer. Si la réponse de Van Gennep reste d’abord courtoise, celui-ci note que « le terme hybride d’archéocivilisation ne [le] séduit guère » : « […] j’ai toujours maintenu que le folklore est une science biologique, donc de phénomènes ’vivants’ et non pas de phénomènes ’archaïques’ ou morts [22]. » Peu de temps après, suite à une controverse avec Varagnac [23], Van Gennep reprend la plume avec un peu moins de courtoisie : « […] ces deux organismes [il s’agit du Comité national des arts et traditions populaires et de la Commission internationale des arts et traditions populaires] n’ont élu comme membres que des savants proprement-dits, dont le nom et la renommée n’ont été acquis qu’au prix de travaux sérieux et indépendants ; aussi M. André Varagnac ne figure-t-il pas parmi eux [24]. » De son côté, ce dernier ne s’était pas gêné pour, en 1945, rapprocher Van Gennep de certaines tendances à la fois essentialistes et organicistes de la Volkskunde allemande, « science d’observation de la réalité actuelle, science de l’immédiat en ce qu’il révélait d’éternel » (Varagnac 1945 : 96). Et ce rapprochement, à cette date, n’était pas lui non plus réellement courtois, compte tenu des liens entretenus durant la guerre entre cette Volkskunde et le régime nazi (Bausinger 1993). On comprend donc aisément que les relations entre ces deux personnages ont toujours été tendues et que ces tensions n’ont fait qu’empirer après la guerre [25].

Si l’on revient au milieu des années 1930, la ligne de scission entre folklore vivant et folklore historique, voire mort, fut notamment renforcée à la suite de la parution du Manuel de folklore de Pierre Saintyves en 1936, parution posthume mais dont une section est précisément et explicitement consacrée à « la guerre du mort et du vivant » (Saintyves 1936 : 150-157). Dans le compte rendu qu’il consacre à cet ouvrage, Van Gennep note : « […] je reçois quelques coups de griffe en passant » ou encore : « […] Saintyves m’accuse d’imbécillité, poliment [26]. » Van Gennep a toujours reconnu au folklore un caractère historique, permettant de « découvrir dans les mœurs et les coutumes actuelles les affleurements des croyances d’autrefois ». Cependant, il insistait plutôt sur sa dimension, certes sociologique, mais avant tout psychologique, grâce à laquelle il serait possible « de discerner les germes des croyances de demain » (Van Gennep 1981 : 4). De plus, il avait pu souligner en quoi l’ethnographie prévalait sur l’approche historique, cette dernière étant « valable pour les faits morts » mais ne pouvant « considérer comme mort un fait vivant, au lieu que la méthode ethnographique peut considérer un fait passé dans son actualité ancienne » (Van Gennep 1914b : 27). Dès lors, si Saintyves, qui considérait que les faits vivants aujourd’hui seront morts demain, entend les sérier sur un mode génétique, dans leur succession, Van Gennep, refusant de les traiter de manière isolée, les rattache à des séquences (comme dans les rites de passages), à des complexes. Par suite, leur utilisation du comparatisme n’opère pas sur le même plan et, dans la nécrologie qu’il consacre à Saintyves, Van Gennep s’opposera au procédé « qui consiste à choisir de-ci et de-là les ressemblances, en laissant de côté les différences et les contradictions ; et surtout à regarder les ressemblances comme des preuves en faveur d’une théorie générale unique » (Van Gennep 1935 : 627). De son point de vue, « la méthode historique ne compare pas », elle « juxtapose », seule « la méthode ethnographique compare » (Van Gennep, 1909b : 82). Or, pour Saintyves, l’établissement de la série historique par le moyen du comparatisme est une nécessité renvoyant à la définition même du folklore comme relevant de la tradition : « […] le fait vivant que nous étudions étant un fait traditionnel a derrière lui cent autres faits, dont il dépend étroitement et qui ne peuvent être étudiés que par les méthodes de l’histoire. » (Saintyves 1989 : 8). Parallèlement, Van Gennep ne discute guère une autre des positions de cet auteur, position qui ne se base pas uniquement sur une lecture en termes de survivances ou plutôt qui contribue à fonder la possibilité de cette lecture. Elle s’appuie sur la prise en compte de facteurs psychologiques « qui jaillissent de sources foncièrement inhérentes à la nature humaine » (Saintyves 1931a : VII). Et c’est bien grâce à ces sources qu’il est possible, par exemple, d’appliquer hier comme aujourd’hui, à l’ethnographie comme au folklore, les principes de la magie sympathique, « le semblable engendre le semblable », tout en considérant que « la confusion mentale est infiniment moins grande dans le peuple de nos campagnes que chez les primitifs » (Saintyves 1936 : 44). Or si Van Gennep ne contredit pas Saintyves sur ce point, c’est qu’il est lui-même porteur de conceptions qui, sans être identiques, n’en demeurent pas moins analogues [27].

À cette ligne de fracture entre mort et vivant ou entre statique et dynamique, pour reprendre les catégories de Van Gennep, viennent s’en ajouter d’autres, méthodologiques ou associées aux modes d’exposition des matériaux réunis, qui pour partie découlent de cette opposition dominante, pour partie évoluent sur un autre plan.

Le spécialiste et l’enquête collective, l’espace et le temps

On sait l’importance donnée par Van Gennep au travail d’enquête et, autant que faire se peut, à l’observation directe. Parmi les folkloristes de premier ordre de cette époque, il est le seul à réellement utiliser cette méthode, ce qui lui donnera un avantage certain lorsqu’il s’agira de juger les manuels d’ethnographie ou de folklore des uns ou des autres. Néanmoins, puisqu’il est difficile de l’appliquer à une large échelle, il convient selon lui de la relayer grâce à l’utilisation de questionnaires, qui apparaissent dès lors comme des supplétifs ou substituts à une enquête par observation ne pouvant couvrir un vaste territoire. Ainsi la forme méthodologique d’une recherche si ce n’est idéale, du moins convenable, passerait par un travail initial de prospection, relayé par l’utilisation d’un réseau d’enquêteurs et achevé par un séjour de vérification sur le terrain.

Cette question des rapports entre la figure du spécialiste et les informateurs de l’enquête collective va donner lieu à des oppositions très fortes entre Saintyves et Varagnac, et ce dès les débuts de leur collaboration au sein de la Société de folklore français. Ce dernier donnait en effet une dimension à la fois scientifique et idéologique au lancement d’enquêtes collectives fonctionnant comme une « coopérative de travail scientifique » (Varagnac 1935). Il s’agissait, je l’ai noté, d’échapper au règne des spécialistes et de s’appuyer sur des relais trouvés au sein du « petit peuple » de l’enseignement. Saintyves, au contraire, semblait faire prévaloir le travail des spécialistes, chargés de définir les enquêtes, celles-ci ne fonctionnant dès lors plus sur le mode de la coopérative mais, aux yeux de Varagnac, de manière beaucoup plus pyramidale. « Paris » et « les spécialistes » auraient ainsi dicté leurs actions à des comités régionaux sans autonomie et dont le rôle ne serait finalement pas reconnu, puisqu’il consisterait uniquement en un travail d’observation « pour vérifier une doctrine » scientifique [28]. Derrière ces questions de méthode, il discernait une opposition « politico-sociale », considérant que, si l’on suivait Saintyves, « seuls les représentants de la classe dirigeante sont qualifiés pour observer le peuple et sa vie ». Varagnac y voyait une posture à caractère réactionnaire, conforme à l’institution dans laquelle enseignait Saintyves, l’École d’anthropologie, alors présidée par Louis Marin, ethnologue et homme politique conservateur [29].

Perceptible au début des années 1930, cette lutte entre le spécialiste et le collectif se terminera par une « victoire » de Varagnac, parachevée par la création de la Commission des recherches collectives. Il l’évoque à plusieurs reprises, et notamment dans un article de 1936 où il met en cause « cette idée que l’enquêteur doit être armé par une longue formation de spécialiste » d’où découle une « méfiance constante à l’égard de l’observateur occasionnel », alors même que, argumente-t-il, « le recours à l’enquêteur bénévole apparaît bien comme la méthode de l’avenir » (Varagnac 1936 : 128-129). Varagnac présente ici de manière tranchée les positions d’un Saintyves qui, rappelons-le, a publié sur la question des enquêtes régionales et appuyé la création du Comité de folklore artésien en 1934. Pour autant, dès 1932, ce dernier avait bien commencé à faire paraître des articles où il définissait le travail de l’enquêteur-spécialiste, publications qui faisaient suite aux cours qu’il avait dispensés à l’École d’anthropologie dès 1931 [30].

Les principes d’enquête directe que préconise Saintyves, dont une bonne part est empruntée aux Instructions et questionnaires de Paul Sébillot (1887), relèvent clairement d’un manuel de conseils adressés à l’enquêteur amateur, lui assignant pour objectif de « pénétrer dans la vie psychique des individus », en s’appuyant sur une certaine maîtrise de la langue, sur une attitude de sympathie envers les enquêtés, en se défiant de ses propres préjugés, en se distanciant des évidences naturelles (Saintyves 1932). Ces considérations méthodologiques, de bonne facture, sont finalement assez proches de celles développées par Van Gennep, notamment dans l’introduction à son Manuel. Elles se différencient, non pas tellement sur le fond, mais plutôt sur la forme serait-on tenté de dire. On perçoit en effet combien les conseils d’enquête formulés par Van Gennep « sentent le vécu » et il renvoie plusieurs fois à son « expérience » – rappelant aussi, dans sa nécrologie de Saintyves, que ce dernier n’a jamais pratiqué la recherche de terrain (Van Gennep 1935 : 629). Nicole Belmont (1974) avait déjà souligné combien l’on peut trouver ici ou là dans les travaux de Van Gennep des détails renvoyant à sa pratique de l’enquête. Ainsi, cet extrait d’un article paru en 1910 sur les « Légendes, chansons, jeux, coutumes et croyances de la Haute-Savoie », après un séjour de deux mois sur place : « […] ma moisson d’histoires érotiques et scatologiques est très riche. Je n’en citerai que quelques-unes, car elles n’ont souvent d’intérêt que par l’intonation du conteur et sa mimique, et après qu’ont été vidées plusieurs bouteilles de vin d’Aysse ou d’Asti mousseux, un peu au point de vue théorique. » ! (Van Gennep 1910 : 37-38)

Varagnac, qui n’a pas réellement pratiqué l’observation directe, hormis dans le cadre assez spécifique des missions du musée des Arts et Traditions populaires, n’entre pas dans ce débat. Par contre, il prend position dans celui propre à la phase suivante de l’enquête, la présentation des résultats, et notamment leur mise en ordre cartographique. Saintyves n’a jamais été un grand partisan de la cartographie, procédé qui « n’est pas à dédaigner et peut rendre des services appréciables dans l’étude des activités humaines qui dépendent visiblement du sol et du climat » mais qui « ne nous conduira pas très loin sur la route de l’explication ou de la détermination des causes », puisqu’il ne permet pas de saisir l’origine des phénomènes et les lois de leur développement (Saintyves 1989 : 9-10). Ce ne fut pas le cas de Van Gennep et de Varagnac, tous deux adeptes de cette technique. Pour le premier, elle n’est pas une panacée : « […] les cartes n’ont aucune vertu par elles-mêmes. » (Van Gennep 1998 : 100). L’usage qu’il en fait subit néanmoins les critiques de Varagnac : il utilise des cartes de localisation mais non celles qui, par une datation précise des informations, permettraient de souligner le phénomène qui retient toute l’attention de Varagnac : la régression du folklore. Ce dernier note que « [...] faute d’un tel souci [de prise en compte de l’évolution régressive du folklore], les ouvrages de M. Van Gennep donnent, en général, l’impression d’une statique sociale, de l’anatomie d’un corps dont on étudie minutieusement les variantes structurales non les transformations [31] ». Il considère que Van Gennep fait une erreur en utilisant des matériaux que séparent plusieurs décennies (Varagnac 1947 : 47). Car au cours de cette période le folklore, précisément, a disparu, sous l’effet du « grand procès de rationalisation des techniques, donc des esprits, où nous sommes inexorablement engagés » (Varagnac 1945 : 98). Associant folklore et genres de vie, sans pour autant concevoir l’existence de « correspondances absolues » entre l’un et l’autre (Varagnac 1937 : 182), il n’était pas favorablement disposé à tirer parti des considérations qui, chez Van Gennep, étaient associées à cette utilisation de la cartographie. L’usage que ce dernier en faisait lui permettait de mettre à jour deux principes importants. Le premier correspond à la loi des zones folkloriques, dont la répartition évolue sur un plan autonome, indépendant des autres ordres de détermination (géographique, économique, etc.) [32]. Le second renvoie à un élément déjà signalé par Daniel Fabre et aux problèmes posés par l’inscription cartographique « point par point » des détails des caractères folkloriques communaux (Fabre 1992 : 665-666). La prise en compte de matériaux contradictoires au sein de ces zones folkloriques l’incite alors à envisager « […] l’élaboration de la théorie générale des tendances populaires à la différenciation locale […]. » (Van Gennep 1942 : 48-49).

Bon nombre de ces questions vont pourtant perdre de leur pertinence à la suite du second conflit mondial et des recompositions du paysage folklorique qui en découleront. Varagnac systématisera ses analyses, glissant vers l’histoire au travers de l’approche des civilisations traditionnelles. Il considère alors que la querelle du mort et du vivant n’a plus lieu d’être puisque, tel qu’il le conçoit, le folklore n’est plus simplement en train de mourir : il est bel et bien mort. Van Gennep, de son côté, développe une position inverse dès 1943 : cette même querelle n’a plus lieu d’être car la méthode biologique a vaincu [33]. Les années qui suivront lui donneront en quelque sorte raison, suite à la requalification du folklore comme « ethnographie de la France » dans l’immédiat après-guerre et au développement des travaux de Marcel Maget ou de Louis Dumont par exemple.

S’étant rapproché du musée des Arts et Traditions populaires et de son conservateur Georges-Henri Rivière pendant l’Occupation, Van Gennep rejoint la Société d’ethnographie française que ce dernier crée en 1947, après la dissolution de la Société de folklore français. En devenant président de cette société en 1952, Van Gennep apparaît finalement comme l’autorité incarnant et servant de caution à cette évolution disciplinaire. Il a en effet défendu pendant cinquante ans l’idée que le folklore devait être pratiqué comme une ethnographie. Et il a justifié son utilisation du terme même de folklore en se référant avant tout à un usage institué et à une commodité utilitaire. Cependant, il s’y est accroché [34] et, d’une certaine manière, il y est accroché. Bien sûr, cette assimilation n’est pas totale. Ainsi en 1936, avant la guerre certes, mais à une période où le poids du folklore dans ses travaux avait depuis longtemps pris le dessus sur l’ethnographie exotique, il reçoit une lettre du jeune Claude Lévi-Strauss lui demandant conseil [35]. Pour autant, après le conflit, au-delà de son ouvrage sur Les rites de passages (Van Gennep 1909a) et aux yeux des nouvelles générations qui prendront en charge ce glissement du folklore vers l’ethnologie de la France, Van Gennep n’a-t-il pas été perçu, avant tout, comme folkloriste et ses travaux comme relevant d’une génération scientifique antérieure ? Autorité emblématique mise au service de la transformation d’une discipline, il en était aussi un jalon, dépassé par le cours de cette même transformation. Et il faudra donc attendre 1974 – une courte période, finalement, après sa mort en 1957 – pour qu’il soit « redécouvert » comme créateur de l’ethnographie de la France (Belmont 1974).

En gardant comme point de mire cette question de l’ethnographie, il me semble intéressant, quoique peu fidèle à la méthode d’analyse historique, de terminer en développant rapidement une dernière interrogation. Puisque l’on voit apparaître après 1945 les germes d’une analyse des groupes culturels établie sur le modèle de « l’étude intensive de sociétés limitées », on serait tenté de se demander lequel de ces trois personnages incarnait le mieux, dans l’entre-deux-guerres, cet horizon ethnographique ? Saintyves développe des conseils méthodologiques presque malinowskiens mais n’a jamais réellement pratiqué l’observation « in vivo ». Varagnac était bien chef-adjoint de la mission en Sologne qui accueillit ce même Malinowski sur le terrain en 1937, mais il se coupe après la guerre des réseaux institutionnels et d’interrelations qui seront justement porteurs de la mutation du folklore vers l’ethnographie. Quant à Van Gennep, quelle ethnographie a-t-il pratiquée ? Indubitablement, elle est « de terrain ». Mais il considérait aussi que l’enquête directe, nécessairement limitée à un petit territoire, devait être complétée par l’utilisation des questionnaires. Son idéal méthodologique n’était certes pas Le pain anniversaire à Villard d’Arène en Oisans de Marcel Maget, qui passa plusieurs décennies à revenir vers la même commune (Maget 1989). Il concevait l’enquête sur le mode d’un recueil de matériaux, accumulant les villages les uns après les autres : il « a » tant de communes, il lui en manque encore tant, pour reprendre des formulations que l’on trouve souvent sous sa plume. Il vise un idéal de collection des données, de recherche de complétude comme l’avait fait remarquer Daniel Fabre (1992 : 665). Dès lors, ses enquêtés ne sont pas perçus comme des « individus mondes » ou ouvrant sur un monde (« sa vision de son monde » disait Malinowski). Ils apparaissent plutôt comme des dépositaires et fournisseurs d’informations, de matériaux localisés et circonstanciés. Charge ensuite à l’enquêteur de mettre en ordre ce monde, d’en présenter une image d’ensemble, quitte aussi à s’épuiser à en restituer les détails, griffonnant sur le moindre bout de papier et rédigeant des milliers de pages.

Sources et références bibliographiques

Sources

Fonds Arnold Van Gennep, archives du MuCEM

Cartons 140 et 141, Correspondance.

Fonds André Varagnac, archives de la MSH de Dijon

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[1Certains aspects de cette problématique ont déjà été abordés dans B. Müller, 2009. Cet article a d’abord été publié, sous le même titre, dans Daniel Fabre & Christine Laurière (dir.), Arnold Van Gennep. Du folklore à l’ethnographie, Paris, Éditions du CTHS, 2018, pp. 171-187 (ouvrage épuisé).

[2Sur ce point, voir notamment D. Fabre, 1992 ; B. Weber, 2003 ; F. Laferté, 2009a et b ; B. Müller, 2009.

[3L’ouvrage est ainsi mentionné par Van Gennep dans un article de cette époque (A. Van Gennep, 1908b, p. 108).

[4Ainsi, Van Gennep note dans la bibliographie de son Manuel et à propos d’un questionnaire de Louis Marin : « l’ethnographie comprend une étude des conditions strictement économiques qui est en dehors du folklore tel qu’on le définit ici » (A. Van Gennep, 1999 [1937], p. 111). De même, il critiquera les initiatives de la Commission des recherches collectives (l’enquête sur la forge de village notamment) dans des termes similaires.

[5Chronique de folklore du Mercure de France du 15 août 1933.

[6Chronique du 16 octobre 1909, dans Privat, 2001, p. 138, 68.

[7Comme le notait Emmanuelle Sibeud (2004, p. 92), Van Gennep s’oppose à un comparatisme débridé qui soulignerait les ressemblances et les traits généraux sans tenir compte des différences et des détails (A. Van Gennep, 1904, p. 7-8).

[8Cette citation renvoie à H. Gaidoz, 1907, p. 174.

[9Chronique du Mercure de France du 15 février 1905, dans J.-M. Privat, 2001, p. 43.

[10P. Saintyves, 1936, chapitre 1. Concernant la critique de Van Gennep, voir notamment sa Chronique du Mercure de France du 1er avril 1937, dans J.-M. Privat, 2001, p. 187.

[11Notes du 27 novembre 1928 dans « Mon journal de la fondation de la Société de folklore français », fonds André Varagnac, MSH de Dijon, AV1/22.

[12Il s’agit de la référence citée dans la note précédente, journal rédigé par Varagnac entre 1928 et 1934.

[13Cette correspondance est conservée aux archives du MuCEM.

[14C’est ainsi qu’il signe l’historique de la société publié dans le premier numéro de la revue sous le titre de « vice-président faisant fonction de secrétaire général » – Revue de folklore français, n° 1, 1930, p. 5-6.

[15Notes du 2 mai 1929 dans « Mon journal de la fondation de la Société de folklore français », fonds André Varagnac, MSH de Dijon, AV1/22. Varagnac fait ici référence à l’Institut Pelman, fondé en 1927 en France. Cet institut promouvait une méthode de psychologie appliquée au « développement personnel » et publiait une revue, La Psychologie et la vie, à laquelle Van Gennep a collaboré de 1927 à 1933.

[16Lettre du 14 juin 1929, fonds Arnold Van Gennep, archives du MuCEM, 141/3.

[17Lettre de Francis Ceccaldi, préfet de la Seine-Inférieure et membre de la Société, du 10 juin 1929, fonds Arnold Van Gennep, archives du MuCEM, 141/3.

[18Notes du 8 avril 1930 dans « Mon journal de la fondation de la Société de folklore français », fonds André Varagnac, MSH de Dijon, AV1/22.

[19Notes du 15 mai 1930 dans « Mon journal de la fondation de la Société de folklore français », fonds André Varagnac, MSH de Dijon, AV1/22.

[20Sur cette marginalisation de Van Gennep, voir notamment G. Laferté, 2009a. Sur sa place dans ce congrès voir aussi C. Velay-Vallantin, 1999.

[21Lettre à Lucien Lévy-Bruhl du 5 mars 1930, fonds André Varagnac, MSH de Dijon, AV2/32.

[22Lettre du 8 juin 1947, fonds André Varagnac, MSH de Dijon, AV2/32.

[23Varagnac avait publié une brochure au moment du lancement de l’Institut international d’archéocivilisation dans laquelle il mentionnait que la Fédération folklorique d’Île-de-France en était membre. En tant que président de cette fédération, Van Gennep rédige un rectificatif pour la dégager d’une telle association.

[24« Rectification », brouillon du 8 juin 1947, fonds Arnold Van Gennep, archives du MuCEM, 141/3.

[25Voir aussi sur ce point la contribution de Nicolas Adell, « Esprit(s) de folklore(s). Georges Henri, André, Arnold…et les autres au prisme de Roger Lecotté », in Daniel Fabre & Christine Laurière (dir.), Arnold Van Gennep. Du folklore à l’ethnographie, Paris, Éditions du CTHS, 2018, pp. 261-288 (à paraître dans Bérose).

[26Chronique du 1er avril 1937, dans J.-M. Privat, 2001, p. 186, 188.

[27Voir la contribution de Sylvie Sagnes, « Van Gennep en pays de dissidences », in Daniel Fabre & Christine Laurière (dir.), Arnold Van Gennep. Du folklore à l’ethnographie, Paris, Éditions du CTHS, 2018, pp. 205-221 (à paraître dans Bérose).

[28« Mon journal de la fondation de la Société de folklore français », notes du 3 juin 1931, fonds André Varagnac, MSH de Dijon, AV2/32.

[29Idem, notes du 3 novembre 1931, fonds André Varagnac, MSH de Dijon, AV2/32. Voir aussi B. Müller, 2009. Sur la place de Louis Marin dans les sciences sociales et l’ethnologie à cette époque, voir H. Lebovics, 1995.

[30Voir notamment la mention de ces cours dans la Revue anthropologique, 1931, p. 397.

[31A. Varagnac, 1946, p. 320. Je souligne certains des termes de cette citation puisqu’elle me semble être l’une des rares marques de la perception en son temps d’un Van Gennep « préstructuraliste ». Plus encore, apparaissent ici les éléments de l’opposition entre transformations historiques et variations structurales qui ont bien souvent conduit à concevoir le structuralisme de Claude Lévi-Strauss comme une « machine à supprimer le temps, l’idée même de structure [étant] rebelle, ou du moins rétive, au changement » (R. Deliège, 2001, p. 50).

[32Voir l’article de Sylvie Sagnes, « Van Gennep en pays de dissidences », in Daniel Fabre & Christine Laurière (dir.), Arnold Van Gennep. Du folklore à l’ethnographie, Paris, Éditions du CTHS, 2018, pp. 205-221 (à paraître dans Bérose).

[33Voir notamment N. Belmont, 1974, p. 135.

[34Ainsi, en 1943, dans l’introduction de son Manuel, il pouvait reprocher au Varagnac de Définition du folklore, son ouvrage de 1938, qu’il « réassimile le folklore à l’ethnographie ou l’ethnologie, ce que précisément on avait tenté, et [qu’] on tente encore d’éviter » (1998, p. 41).

[35Lettre du 16 novembre 1936, fonds Arnold Van Gennep, archives du MuCEM, 140.