Les brouilles et les malentendus ont une fâcheuse tendance à éclipser les terrains d’entente sur lesquels ils se sont pourtant noués. Car les frictions, en matière intellectuelle, ont le plus souvent lieu sur fond de postulats et de problèmes communs. Et si leurs acteurs ne parviennent pas, en définitive, à s’accorder, elles peuvent du moins être une chance, pour chacun d’eux, de se mettre d’accord avec soi-même. Elles contribuent, autrement dit, à éclaircir les positions et à engager de nouveaux questionnements. Il arrive aussi que leur fécondité intellectuelle se révèle avec le temps. De telles logiques sont à l’œuvre dans les échanges entre anthropologues et écrivains au cours du xxe siècle. Dans une perspective historique large, il est possible de lire ces échanges au prisme de la « querelle de propriété [1] » qui opposent savants et lettrés, soit de leur prétention commune, source de crispations, à la prééminence en matière de connaissance de l’homme. Au terme de ces échanges, la question des prérogatives semble réglée : le savant l’emporte sur le lettré, devenu, en raison de la disciplinarisation des savoirs, simple profane. Mais cela ne signifie pas pour autant que de tels échanges n’aient pas cristallisé des affinités réelles, ni qu’ils soient demeurés lettres mortes. J’aimerais ici revenir sur un cas à présent bien connu, celui de la « querelle de l’art magique [2] » entre André Breton et Claude Lévi-Strauss, pour mettre en évidence sa productivité dans la trajectoire du savant. J’entends montrer que ces points de friction entre savants et lettrés sont aussi des points de jonction : en surface, ils révèlent le figement de la configuration disciplinaire du savoir ; en profondeur, une communauté d’inquiétudes motrices.
En 1955, André Breton et Claude Lévi-Strauss [3] voient leur amitié entamée. À une enquête sur la notion d’« art magique », lancée par Breton en vue d’un ouvrage qui lui sera consacré, Lévi-Strauss répond non seulement par une critique radicale des termes de l’enquête, mais aussi, affront majeur pour l’enquêteur, en mettant son fils de huit ans à contribution. Les relations entre les deux hommes s’en trouveront sensiblement refroidies.
Cet épisode de l’histoire intellectuelle peut d’abord être lu comme le témoin d’un divorce irrémédiable entre la foi dans l’aura et le parti du rationalisme. Tandis que Breton s’efforce après-guerre de ranimer le surréalisme en cultivant les savoirs occultes, Lévi-Strauss, dont l’ethos professionnel exige la rupture avec de telles recherches, soucieux avant tout de rigueur scientifique, prend ses distances avec le « flou artistique » surréaliste. Chacun d’eux a déjà été partie d’un différend de cet ordre, les opposant successivement à Roger Caillois : en 1934, avec l’« affaire des haricots sauteurs » (Breton vs. Caillois) [4] ; en 1955, autour de Race et histoire (Lévi-Strauss vs. Caillois) [5]. Dans les deux cas, Caillois s’est présenté comme l’incarnation d’un rationalisme exigeant et mature, constituant son adversaire en tenant d’un irrationalisme inconséquent. L’un des défis soulevés par « l’art magique », pour Lévi-Strauss (dont la position, d’un différend à l’autre, s’est donc trouvée inversée) comme pour l’observateur extérieur, est précisément de ne pas réduire cette dissension à l’opposition entre irrationalisme mystifié et mystificateur des poètes, et rationalisme des esprits scientifiques. Il ne faut pas sous-estimer, qui plus est, l’exigence de pensée et la curiosité ethnologique de Breton ; réciproquement, Lévi-Strauss ne reniera jamais l’héritage surréaliste comme composante de sa propre sensibilité [6]. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, prononcée cinq ans après la brouille, il a souligné le rôle joué par le mouvement dans les avancées de sa discipline :
Certes, nous avons acquis une connaissance directe des formes de vie et de pensée exotiques, qui faisait défaut à nos devanciers ; mais n’est-ce pas aussi que le surréalisme – c’est-à-dire un développement intérieur à nos sociétés – a transformé notre sensibilité, et que nous lui sommes redevables d’avoir, au cœur de nos études, découvert ou redécouvert un lyrisme et une probité [7] ?
Et, près de trente ans plus tard, en 1988 :
Les surréalistes ont été attentifs à l’irrationnel, ils ont cherché à l’exploiter du point de vue esthétique. C’est un peu du même matériau dont je me sers, mais pour tenter de le soumettre à l’analyse, de le comprendre tout en restant sensible à sa beauté [8].
Si Lévi-Strauss semble en 1955 discréditer les prétentions du fondateur du surréalisme, il n’en estime pas moins être resté guidé par des intuitions connexes à celles du mouvement. Qui plus est, c’est alors même que son livre le plus « littéraire » est sous presse que Lévi-Strauss éconduit Breton : au moment de l’enquête, il vient d’expédier Tristes tropiques, faisant un feu de joie de ses ambitions littéraires. Ce n’est pas bien sûr la recherche du poète qu’il récuse, mais une façon « viciée » de poser des questions potentiellement pertinentes.
Pour saisir ce en quoi cet incident a pu aiguillonner la pensée de Lévi-Strauss, il faut donc résister à la tentation de caricaturer leur position respective. Mon propos sera donc de complexifier la lecture de ce malentendu, et de montrer que « l’art magique » est pour l’anthropologue autant repoussoir que tremplin, incitation à penser. Ce dissentiment, qui sera l’occasion d’un coup de sonde dans les parcours de l’un et de l’autre, permettra d’appréhender ce qui les rapproche comme ce qui les sépare, et de saisir ce qu’engage leur désaccord. On verra que celui-ci concerne moins la sensibilité esthétique que l’usage des mots ; autrement dit, il est le témoin non pas tant d’un partage d’objets et de territoires que de deux modalités existentielles opposées et complémentaires à l’égard du langage et de la connaissance. Là où Lévi-Strauss semble rejeter les intuitions du poète et Breton opposer une fin de non-recevoir au savoir des ethnologues, se nouent pourtant leurs défis communs.
Parcours croisés : exils, retours, chantiers
Il faut pour cela repartir de leurs relations et de leurs situations respectives en 1955. Les deux chantiers contemporains que sont L’Art magique et Tristes tropiques, plus exactement la dynamique existentielle dans laquelle chacun d’eux prend forme, permettent de les ressaisir.
Les rapports entre Breton et Lévi-Strauss fournissent quelques vignettes mythiques de la vie intellectuelle du xxe siècle : la rencontre en 1941 sur la voie de l’exil, à bord du Capitaine Paul-Lemerle ; l’échange engagé à bord sur les « rapports entre beauté esthétique et originalité absolue [9] » ; à New York, la passion commune pour l’art amérindien et les puces miraculeuses ; la voix qu’ils prêtent tous deux pour les émissions de radio de l’Office of War Information [10]... La réalisation la plus tangible de cette amitié en exil est sans doute la contribution de Lévi-Strauss à VVV, revue fondée par Breton à New York (avec Marcel Duchamp et Max Ernst [11]), dont le premier numéro, en juin 1942, compte deux articles du jeune ethnologue, « Indian cosmetics », sur les peintures faciales caduveos, et « Souvenir of Malinowsky » [sic], ainsi que les textes qu’ils consacreront tous deux à l’art de la côte nord-ouest [12].
Leur expérience de l’exil, déterminante pour la poursuite de leur œuvre, est toutefois très contrastée [13], aussi bien par ses motifs que dans son déroulement, et par les jugements que chacun d’eux portera a posteriori sur l’expérience [14]. Au niveau des motifs : l’exil est plus contraint pour Lévi-Strauss, qui, « gibier de camp de concentration [15] » y joue sa survie, quand Breton y protège surtout sa liberté ; de son déroulement, conditionné par leurs stratégies linguistiques (Breton refuse de parler l’anglais, quand Lévi-Strauss s’adapte rapidement) ; de leurs jugements a posteriori : reconnaissance de dette pour Lévi-Strauss, dévalorisation de la part de Breton. Si le déclassement et le décloisonnement social induits par l’exil les rapprochent, cette parenthèse s’inscrit assez clairement dans une courbe descendante pour Breton, ascendante pour Lévi-Strauss [16]. L’aîné vit son choix comme un pis-aller, quand le cadet est plus à même de tirer parti de la contrainte : pour l’homme comme pour le mouvement de pensée auquel il est associé, l’enjeu est, dans un cas, de se recycler, dans l’autre, de s’inventer [17]. Leur façon distincte de répondre à la situation transparaît dans leur rapport à leur nouvel environnement. Le regard de Breton est tourné vers l’origine et vers les marges (la culture des Indiens hopi, la situation de la Martinique ou les rites vaudou à Haïti, laisseront plus de traces que New York dans son œuvre), et peu attentif à l’histoire contemporaine américaine. Lévi-Strauss a, pour sa part, été réceptif à l’atmosphère cosmopolite de la métropole, « une ville où tout semblait possible », riche en « facilités d’évasion [18] », qui récapitule le passé et préfigure l’avenir. Au-delà de l’écart générationnel et des disparités d’aptitude à la mobilité sociale comme à l’ouverture intellectuelle, ces différences peuvent aussi s’expliquer par le caractère plus fortement national des enjeux littéraires et l’internationalisation croissante de la vie scientifique. S’il est loin de végéter à New York, le surréalisme n’y trouve pas vraiment un nouvel essor [19] ; Breton s’efforce tant bien que mal de ne pas être assigné à la position de dépositaire de son propre héritage. Le structuralisme, en revanche, s’y fabrique. Loin de se résumer à ses paramètres externes, sa genèse tient à la capacité de rebond et à la créativité intellectuelle de l’ethnologue, inséré dans le champ scientifique américain [20]. Si l’exil est le cadre dans lequel naît « l’ethnologie comme science [21] », il est aussi le moment à partir duquel le surréalisme se met à exister comme patrimoine.
L’amitié entre Breton et Lévi-Strauss se poursuivra quelques années à Paris, entretenue par leur goût commun des puces et brocantes. Mais le retour en France les confronte tous deux à des difficultés pour trouver ou retrouver leur place. Avec la « désertion » des surréalistes en la personne de son fondateur, le mouvement apparaît, à son retour en avril 1946, comme une rémanence de l’entre-deux-guerres, en décalage avec les enjeux du moment – le 30 mai 1946, Libération titre : « Le Pape du surréalisme rentre en France. “Les Indiens sont les plus grands artistes du monde”, déclare André Breton, retour des États-Unis [22] ». Sa production sera désormais plus éparse, et ses intérêts moins politiques qu’orientés vers les savoirs ésotériques. Les années 1950 entérinent donc la lente dissolution du groupe et la perte d’autorité de son fondateur.
À son retour des États-Unis, Lévi-Strauss (qui a prolongé son séjour en devenant conseiller culturel à New York, du printemps 1945 à la fin de 1947) est également en décalage avec la scène savante française, tout en espérant y jouer un rôle de premier plan [23]. Les années d’après-guerre sont pour lui à la fois extrêmement fécondes et hantées par l’échec : c’est un moment de grande productivité scientifique, marqué par l’humeur théorique et par une certaine frénésie savante, mais aussi un moment de piétinements professionnels, avec le double échec de sa candidature au Collège de France. La controverse qui l’oppose à Caillois au début de l’année 1955 – « le grand événement des milieux littéraires parisiens [24] », selon Alfred Métraux – le place au premier plan sur la scène intellectuelle (et non plus seulement scientifique). À « Illusions à rebours », article de Caillois sur Race et histoire, qui s’en prenait aux ethnologues en général, et plus spécifiquement à ceux qui ont manifesté des accointances avec le surréalisme (Lévi-Strauss, mais aussi Leiris, Métraux, Georges Henri Rivière), accusés d’ingratitude envers leur propre civilisation [25], Lévi-Strauss répond avec virulence dans « Diogène couché ». Caillois brossait de lui un portrait en « surréaliste velléitaire, ethnographe amateur, agitateur brouillon [26] » : Lévi-Strauss le retourne en autoportrait de son contradicteur, et s’attache surtout à démonter ses sophismes sur les impasses du relativisme culturel. Mais c’est l’écriture de Tristes tropiques qui va relancer la carrière du chercheur : en 1955, Lévi-Strauss, ethnologue de profession qui s’estime en rupture de ban, donne, par un détour littéraire, un nouvel élan à son œuvre savante.
Breton peine après-guerre à définir son autorité, et les rapports qu’il entretient alors à l’ethnologie répercutent ses difficultés. Alors qu’il y cherchait, dans les années 1920, le moyen d’étayer les intuitions du surréalisme, il perçoit ce savoir, dans les années 1950, comme ce qui vient précisément brider leur libre cours. Après un intérêt vif mais inconstant (on connaît les revers de La Mentalité primitive, de Lévy-Bruhl, qui passe, au dos des publications surréalistes éditées chez Corti, des rubriques « Lisez » à « Ne lisez pas » [27]), puis une période de silence à ce sujet dans les années 1930 (le terrain est occupé par Documents, et c’est l’internationalisme anticolonial qui prime alors), Breton a renoué avec l’ethnologie aux États-Unis, comme en témoigne le travail de documentation qui a entouré son voyage chez les Indiens Hopi [28]. Cet intérêt perdure après-guerre, alors que les sciences humaines sont devenues partie intégrante du paysage intellectuel. Ses relations ambivalentes à la discipline apparaissent nettement dans sa « Note sur les masques à transformation de la côte pacifique nord-ouest », datée de 1950. Ce texte s’ouvre sur l’éloge d’un livre intitulé Les Masques, de Georges Buraud [29], qui est selon Breton « le premier à dégager le sens profond du besoin qui, en tous temps et en tous lieux, a porté l’homme à dérober son visage derrière une figure modelée à l’apparence d’un animal, à l’image d’un ancêtre ou conçue comme représentative d’un dieu » – par contraste, les masques ne bénéficient d’ordinaire que de l’« attention distraite » du « public », sont l’objet d’un « intérêt de témoignage » de la part des « spécialistes », tandis que les collectionneurs sont « victimes de conventions esthétiques d’origine marchande [30] ». Il se trouve que Michel Leiris avait consacré à ce même ouvrage une critique incisive, significativement intitulée « Rien à gagner avec ce genre d’hybrides » :
Si le livre de M. Georges Buraud allait réellement, comme il le dit, « au-delà » de l’ethnologie, nul ne serait fondé à en faire grief à l’auteur, et pas même les ethnologues : il est bien entendu que si, pour des raisons de méthode, les savants s’interdisent tout dépassement de ce genre, pareilles tentatives sont de nature à fournir, en maint cas, d’utiles hypothèses de travail. L’ennui est qu’il s’agit, en l’occurrence, d’un « à côté » bien plutôt que d’un « au-delà » de l’ethnologie. [...] à mon sens, ni l’ethnologie ni la littérature, non plus que la philosophie, ne peuvent gagner avec ce genre d’hybrides qui donneraient la nostalgie des travaux dont les citations, si l’on y tient, pédantes, témoignent à tout le moins d’un certain souci d’exactitude dans l’information [31].
Cette divergence de vue appelle deux remarques. Comme au temps de La Mentalité primitive, Breton s’enthousiasme pour un ouvrage qu’il pourrait avoir sujet de désavouer. Il se laisse séduire, en l’occurrence, par l’anti-académisme de son auteur et par l’instinct universel qu’il place au principe de l’art : à le suivre, les hommes seraient portés à la mascarade en vertu d’un fonds affectif immémorial et transhistorique [32]. Par contraste, la façon dont Leiris démonte le motif rhétorique du « dépassement » de la science semble plus acérée : il brocarde la posture de subversion à laquelle ce motif prend part. Si un tel « dépassement » est en droit souhaitable, dit Leiris, il n’est pas donné à qui veut de contribuer à la connaissance en se tenant quitte des protocoles scientifiques. De telles déclarations d’intention, autrement dit, ne sont propres qu’à emporter l’adhésion des profanes. À Breton, donc, l’adhésion passionnée ; à Leiris, la suspicion critique.
Lorsque Breton en vient plus spécifiquement aux masques à transformation, objets de son article, pour mettre en lumière leur qualité exceptionnelle « sous le rapport de la vie (et de l’angoisse) », Breton s’en remet à Leonhard Adam et à Lévi-Strauss, dont il cite les travaux : « à de plus compétents que [lui] [33] » d’établir précisément les opérations auxquelles répond leur construction et la part qu’il faut faire au dualisme à cet égard. Breton tient surtout à exalter « la puissance de l’art qui anime ces masques », qui « embrassent un des plus grands vertiges humains en réalisant le transformisme non plus seulement en pensée mais en action [34] ». L’article concentre ainsi toutes les ambiguïtés des rapports de Breton à l’ethnologie : volontiers fasciné par des ouvrages à la scientificité incertaine, il manifeste un mélange de déférence et de hauteur à l’égard des spécialistes, tout en laissant fuser des intuitions pénétrantes.
Dans plusieurs textes publiés entre 1948 et 1962, il prendra plus franchement les ethnologues à parti [35], en opposant au savoir spécialisé, fondé sur une méthodologie et validé par l’institution, une autorité légitimée par la proximité avec le sujet et la compréhension intuitive de ses enjeux. S’il n’est alors plus envisageable que l’intérêt de Breton pour les cultures « primitives » se limite au subjectivisme régressif qui était celui d’un Cendrars au début des années 1920, ses réserves face à la discipline apparaissent pourtant comme « une rémanence de l’entre-deux-guerres, quelque chose comme les restes d’une querelle de propriété qui n’a jamais vraiment eu lieu [36] ». En refusant la position de l’amateur primitiviste comme celle du spécialiste inaccessible à l’émotion, et faute de renoncer tout à fait à la catégorie de « primitif » [37], il s’expose à de sérieuses difficultés pour donner une valeur et un statut à la connaissance à laquelle il prétend.
Venons-en aux chantiers qui occupent en 1955 chacun des deux hommes. L’Art magique et Tristes tropiques ont peu en commun : d’une part, une histoire de l’art, depuis les peintures rupestres jusqu’au surréalisme, considérée du point de vue de ses rapports avec la magie ; de l’autre, l’« autobiographie intellectuelle » d’un ethnologue (suivant la quatrième de couverture), qui embrasse trois continents et deux décennies. Si l’on peut les comparer, c’est du point de vue de leur insertion dans l’existence de leur auteur : chacun des deux projets les engage respectivement à un vaste travail de mise en ordre, à portée à la fois rétrospective et prospective.
Ce qui frappe d’abord, c’est l’effet de permutation des prérogatives entre l’écrivain et l’anthropologue : le travail, entrepris dans les deux cas à la faveur d’une commande, relève, pour Breton, d’un projet scientifique ou, en tout cas, théorique alors que, pour Lévi-Strauss, il est conçu comme une concession à la littérature. L’Art magique est un projet initié à la demande du Club français du livre [38], qui place Breton en position d’historien et de théoricien de l’art. L’ouvrage doit donc être conçu comme un tout, à la différence de cette autre somme qu’est Le Surréalisme et la peinture, constituée peu à peu. En incitant Breton à reparcourir ses propres goûts esthétiques, il est pour lui l’occasion de faire le point sur sa conception de l’art et d’inscrire le surréalisme dans une histoire plus longue. De son côté, Lévi-Strauss se lance dans l’écriture de Tristes tropiques à la demande de Jean Malaurie, pour la toute jeune collection « Terre humaine » fondée chez Plon [39], dont il sera le deuxième volume. Avant la sollicitation de Malaurie, Lévi-Strauss avait d’abord conçu un roman sous ce titre : la commande donne l’occasion à un projet resté inabouti de prendre forme autrement. L’écriture de ce volume sera saisie comme la chance, pour son auteur, de faire retour sur vingt années de terrain et de recherches ethnologiques et d’objectiver son existence. Cependant, ces deux projets ne seront pas menés dans le même esprit : le chantier est entrepris de bon gré par Breton, achevé douloureusement ; il est entamé par dépit pour Lévi-Strauss, mené frénétiquement. Breton accepte le défi, même s’il se sent très vite « en terrain mouvant [40] ». Pour lui, c’est le mot « magique » qui semble a priori doté d’une vertu magique, celle de réagencer l’histoire de l’art, en dégageant une ligne de force qui lève l’opposition entre art occidental et art extra-occidental. Mais les difficultés qu’il rencontre pour mener à bien cette vaste synthèse le conduisent à solliciter la collaboration de Gérard Legrand (jeune surréaliste et historien de l’art) à partir de décembre 1955. Le livre paraîtra en mai 1957, après presque quatre ans de gestation et de travail méticuleux [41]. En contraste, la rédaction de Tristes tropiques n’occupe Lévi-Strauss que six mois, d’octobre 1954 à mars 1955. L’ouvrage, paru en octobre 1955 [42], apportera à son auteur la consécration que l’on sait. L’Art magique, en revanche, qui paraît hors commerce et en tirage limité, passera presque inaperçu.
Pour Breton comme pour Lévi-Strauss, ce changement de registre induit un rapport complexe à l’institution savante. La labilité de son objet fait éprouver à Breton l’inconfort de son propre statut ; c’est ce dont témoigne une page isolée du dossier consacré à L’Art magique conservé par Breton [43], qui fait état des « affres » traversés :
Depuis des mois que se décrivent à mes yeux, dans tout le jeu de leurs méandres et de leurs chatoiements, ces contrées dont pourtant de longue date et entre toutes j’ai subi l’attrait, il m’apparaît de jour en jour plus téméraire de m’être porté vers elles en me faisant fort de les pénétrer pour les circonscrire et les relier. J’ai beau savoir que la première règle à quoi doit se soumettre un récit d’exploration est de passer outre aux dangers que le narrateur a courus, la situation qui m’est faite me paraît si critique, il me reste si peu de chances de triompher d’obstacles dont la nature interne persiste à m’échapper que je me crois en droit de me départir de cette discrétion et à ouvrir toute grande la porte au subjectif.
Certes, au départ, je ne me dissimulais pas que les éditeurs de « Formes de l’art », en me confiant la présentation de l’art magique dans le cadre d’une Histoire de l’art en cinq tomes, me mettaient dans une toute autre condition que les érudits spécialisés qui devaient traiter, par exemple, de l’art classique ou de l’art religieux. C’étaient là des catégories bien tranchées, ne pouvant guère prêter à contestation et sur lesquelles ils n’avaient qu’à faire valoir leur autorité. Ce qui m’incombait se laissait beaucoup plus difficilement cerner : s’il était bien conforme aux exigences de la sensibilité moderne que la notion d’art magique vînt combler une lacune de la classification, son contenu, non encore consacré par l’usage, apparaissait d’emblée comme des plus fluctuants. Pour imposer à son sujet ma façon de voir, je ne pouvais me prévaloir ni même m’abriter d’aucun titre.
La liberté dont il jouit transforme le défi en épreuve, mettant en crise la définition de son autorité : le manque de contours de son sujet et l’absence de gages pour prétendre à l’objectivité le contraignent à donner libre cours au « subjectif », qui lui apparaît alors comme un moindre mal. Pour Lévi-Strauss, en revanche, l’écriture de Tristes tropiques s’accompagne de mauvaise conscience : il pense alors « pécher contre la science [44] », faillir à sa mission en s’écartant de ses recherches scientifiques. La tentation littéraire, longtemps caressée, est envisagée comme une manière de quitte ou double, à la fois acte transgressif et possibilité d’un nouveau départ.
Les ouvrages contrastent aussi par leur procédé de composition. Les deux hommes y font flèche de tout bois, mais Breton s’appuie à la fois sur un fond d’intimes convictions et sur un état de l’art, tandis que la démarche de Lévi-Strauss est plutôt d’ordre archéologique. Pour l’écriture de Tristes tropiques, il procède par réemploi de morceaux préexistants, publiés ou non [45]. Ce mode de composition, comparable à la « technique de montages et de collages [46] » de Proust dans La Recherche et au bricolage tel qu’il sera défini dans La Pensée sauvage, lui permet, en l’affranchissant de l’ordre chronologique, de réagencer les pièces d’un passé décousu, pour surmonter leur dispersion. Breton s’appuie pour sa part sur un immense travail de documentation, dont témoigne l’importance prise par les citations dans le texte final. Mais « la pièce de résistance de l’ouvrage [47] » est à ses yeux la vaste enquête qu’il lance sur la question. Procédé surréaliste ancien, l’enquête est pour lui dotée d’un pouvoir de révélation : elle permet, en sollicitant le jugement subjectif des uns et des autres, de donner un tour plus objectif à la démarche [48]. Le questionnaire est rédigé par Breton en mai 1955 et adressé « aux personnes disposant pour y répondre d’une qualification particulière : sociologues, ethnologues, philosophes, historiens de l’art, critiques d’art, psychologues, ésotéristes, magistes, poètes [49] » ; il est cette fois conçu comme garde-fou contre le subjectivisme [50]. Les réponses collectées, objet d’un dépouillement méticuleux et d’une présentation raisonnée, seront intégrées au volume.
Ces deux chantiers expérimentaux ont cependant en commun d’avoir profondément affecté leur auteur. À mesure que le travail absorbe les journées de Breton, la pertinence de la catégorie « magique » lui semble peu à peu se dissoudre, jusqu’à mettre en crise ses propres facultés. Dans une lettre du 27 juin 1956 à Gérard Legrand, il écrit :
[…] je ne puis oublier que c’est la matière même du langage, son liant organique, qui s’est dérobé à moi dès que j’ai voulu toucher le sujet. Il m’en reste une plaie profonde dont j’ai pu croire, vous le savez depuis bien longtemps, qu’elle était mortelle. Et un souvenir tout chimérique de l’agresseur, aucune idée de l’arme. (O.C. IV, p. 1220-1221)
L’écriture de cet « ouvrage, maudit pour moi », écrit Breton dans cette même lettre, constitue une expérience intellectuelle profondément dysphorique, qui ne laisse qu’un sentiment de déliaison [51] – même s’il a par ailleurs bel et bien valeur de bilan de la refonte du jugement esthétique auquel le surréalisme a travaillé. À rebours, l’effort de raboutage entrepris avec Tristes tropiques engage son auteur à un « travail de mise en cohérence de soi [52] ». La portée bénéfique de la symbolisation de l’expérience apparaît d’ailleurs à même le récit. Au seuil du chapitre XXXV, « Amazonie », Lévi-Strauss évoque une halte forcée après son séjour auprès des Tupi-Kawahib, pendant laquelle le médecin de l’expédition soigne jour après jour la main déchiquetée d’un des hommes de troupe :
Ce spectacle avait quelque chose d’écœurant et de fascinant ; il se combinait dans la pensée avec celui de la forêt, pleine de formes et de menaces. Je me mis à dessiner, prenant ma main gauche pour modèle, des paysages faits de mains émergeant de corps tordus et enchevêtrés comme des lianes. Après une douzaine d’esquisses […] je me sentis soulagé et je retournai à l’observation des choses et des gens [53].
La chirurgie s’exerce à double niveau : celui du médecin, à « l’habileté de vivisecteur et d’entomologiste [54] », celui du graphomane, dont l’activité, qu’elle soit scripturale ou figurative, est également réparatrice. C’est à vrai dire à l’échelle du volume lui-même que cet effet de l’écriture opère. Les métaphores géologiques et architecturales qui achèvent la première partie explicitent la portée ordonnatrice et par-là même libératrice de la décantation mémorielle :
[…] il me semble pourtant que le trouble liquide commence à reposer. Des formes évanescentes se précisent, la confusion se dissipe lentement. Que s’est-il donc passé, sinon la fuite des années ? En roulant mes souvenirs dans son flux, l’oubli a fait plus que les user et les ensevelir. Le profond édifice qu’il a construit de ces fragments propose à mes pas un équilibre plus stable, un dessein plus clair à ma vue [55].
L’auto-analyse trouve son ressort dans le temps écoulé entre l’expérience et l’écriture – les terrains datant des années 1930, le regard des années 1950. La quête de sens d’abord déçue passe par le réagencement rétrospectif des matériaux accumulés : c’est par le travail mémoriel engagé avec l’écriture qu’est possible la « réorganisation a posteriori de l’expérience passée [56] » en vue du présent, qui rend concevable l’œuvre à venir.
Force est de constater que les produits de ces deux chantiers (L’Art magique, Tristes tropiques) sont inégaux. Mais, au-delà du constat historique de l’asymétrie dans le partage de l’autorité intellectuelle (il est possible d’être savant et, à ses heures, écrivain ; l’inverse ne l’est pas : l’écrivain féru de lectures savantes reste écrivain), c’est d’abord sur leur auteur [57] que les effets sont inégaux : le poète engagé dans un travail d’historien et de théoricien est dépassé par son projet ; le savant expérimente, à la faveur d’un pas de côté, un renouveau subjectif. L’opportunité du changement de registre scriptural se mesure donc aussi à l’aune du rapport à soi qu’il reconfigure (ou échoue à reconfigurer). C’est du moins par cette double inscription, dans la topographie mobile des savoirs et dans des configurations existentielles dynamiques, que le différend prend sens.
Les termes du problème
Considérons à présent de plus près l’échange suscité par l’enquête sur l’« art magique », pour mieux saisir les options intellectuelles qu’il cristallise. La dissension entre Breton et Lévi-Strauss ne provient pas tant d’un divorce en matière de sensibilité esthétique que d’une déontologie linguistique et d’un style cognitif distincts. Autrement dit, elle ne porte pas sur les objets et les enjeux mis à l’honneur (leur recherche est fondée sur la même reconnaissance de l’empire des phénomènes inconscients), mais sur les moyens propres à les décrire.
Dans l’exposé des motifs de l’enquête qui ouvre le questionnaire, Breton part de l’usage « extensif » qui est fait du terme « magique », qui est à ses yeux le signe d’une vérité à chercher. S’il admet le mésusage de l’adjectif, qui « trop souvent […] consacre la démission critique », il ne renonce pas pour autant à ce qu’il estime être un « besoin » intuitif, celui d’envisager l’art sous le rapport de qualités qu’il faut bien dire occultes [58]. Mais la multiplicité des réalités que recouvre chacun des deux termes, art et magie, et la diversité des rapports qu’on peut établir entre eux laissent vite entendre que leur croisement ne déterminera dans cette recherche aucun objet stable et défini : ce n’est d’ailleurs pas le propos de Breton [59]. Et, si son approche est d’abord prudente, admettant que la notion d’art magique est « a priori des moins circonscrites [60] », les questions qu’il soumet à ses interlocuteurs et le classement d’œuvres auquel il les invite tendent pour leur part à postuler la validité de la catégorie. Les réponses de Lévi-Strauss, d’abord réticent à se prêter au questionnaire [61], montrent au contraire qu’une telle enquête ne peut à son sens faire l’économie d’une définition plus serrée de son objet.
1. Dans sa première question, Breton invite ses interlocuteurs à réagir au jugement de Jérôme-Antoine Rony (auteur en 1950 d’un « Que sais-je ? » consacré à La Magie) selon lequel « la civilisation n’a dissipé la fiction de la magie que pour exalter, dans l’art, la magie de la fiction », et à comparer la démarche de « l’ancien magicien et [de] l’artiste moderne », afin de déterminer si elles sont guidées par un « même fil conducteur [62] ». Le premier mouvement de Lévi-Strauss est de défaire l’apparente symétrie du chiasme [63] :
L’analogie proposée se heurte à une difficulté : il n’y a pas seulement des artistes dans la société contemporaine, mais aussi – et toujours – des magiciens (rebouteux, voyantes, etc.) lesquels ont fort peu de rapport avec l’art. Donc, de quoi parle-t-on ? Quel art ? Quelle magie ? Et surtout quelle société ? L’enquête souffre d’un vice initial, qui est en effet d’isoler arbitrairement deux éléments – art et magie – d’un contexte en fonction desquels ils se définissent l’un et l’autre et peut-être pas toujours de la même façon.
À l’encontre de l’esthétique primitiviste, qui postule l’universalité du langage de l’art, Lévi-Strauss exclut de poser la question in abstracto : elle ne prend sens à ses yeux que dans une société donnée. En rapprochant les termes d’art et de magie, Breton risque de s’empêtrer dans une pensée de la ressemblance : fasciné par la rencontre de la machine à coudre et du parapluie, il en oublie la table de dissection – le lieu commun qui conditionne le rapprochement [64]. Pour illustrer son propos, Lévi-Strauss esquisse alors en trois lignes une histoire de l’art occidental, dans laquelle il redonne aux pratiques artistiques des soubassements économiques : la vertu « magique » de l’art est d’être un mode d’appropriation symbolique du monde [65]. Si art et magie peuvent être rapprochés, c’est donc a minima, par leur commun statut de procédés de mise en forme symbolique, non par leurs moyens spécifiques d’action ni par leurs effets : la magie a une visée explicitement pragmatique dont l’art est dépourvu. Pour Lévi-Strauss, la démarche engagée par Breton (qui vise, au fond, à interroger un phénomène de transfert de sacralité d’une pratique à une autre) ne pourra donc être recevable qu’à condition d’adopter un point de départ empirique et de garder en vue, au niveau théorique, ce en quoi les deux pratiques diffèrent – Lévi-Strauss aurait pu dire avec Rousseau qu’il faut, en bonne méthode, « d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés [66] ». Ce sont en somme les conditions élémentaires du travail de l’ethnographe qui sont ainsi rappelées (observation empirique et résistance au repli d’une réalité sur une autre), mais aussi une forme rudimentaire de structuralisme. On perçoit ici à l’œuvre la façon dont l’analyse structurale transforme la pratique de la comparaison : plutôt que chercher le rapport entre deux termes, il faut envisager les rapports qu’ils entretiennent à un autre terme (ou à un même contexte), pour comparer des rapports de rapports.
2. Au lieu de répondre à la seconde question de Breton, qui invite à considérer l’art magique comme « expression d’un besoin inaliénable de l’esprit et du cœur que la science, non plus que la religion, n’est en mesure de satisfaire » et à interroger l’opportunité de la « réhabilitation » de la magie [67], Lévi-Strauss poursuit sur sa lancée :
Aussi n’est-ce point parce qu’elle prend la magie « au sérieux » que votre enquête me gêne. Mais plutôt parce qu’elle pose les termes d’art et de magie dans une acception si vague et si générale qu’elle rend difficile, et presque impossible, une réflexion sérieuse sur ce sujet. Au lieu de circonscrire les termes elle les dilate, donnant en particulier au mot magie une élasticité si grande qu’elle rejoint les pires usages […]. Pour me résumer sur ce point, il me semble que vous donnez aux termes d’art et de magie leur plus faible valeur sémantique, c’est-à-dire que vous les placez à un niveau où la signification se dissout.
Cette critique est symptomatique des relations diffuses entre anthropologie et monde de l’art – suspectés, respectivement, de rigorisme ou d’intuitionnisme [68]. La divergence de méthode peut ainsi être formulée en termes de sémantique : la démarche de Breton consiste à considérer l’extension des termes ; celle de Lévi-Strauss, à en établir l’intension. Et cette divergence est révélatrice de la nature de leur ambition de connaissance respective : celle que vise Breton s’accommode d’une instabilité du sens, tandis que celle à laquelle prétend Lévi-Strauss ne peut se dispenser d’un travail de définition préalable. À la limite, le différend entre Breton et Lévi-Strauss a pour enjeu moins le sens du mot « magique » que la façon dont il convient de donner sens aux mots ; il met en jeu les rapports entre opérations de pensée et opérations sémantiques, qui déterminent la nature de la connaissance à laquelle chacun aspire. Pour penser, ce qui importe au poète est de partir d’un projet (désirable) et de donner crédit à ce qui se dérobe ; à l’ethnologue, de partir d’un objet (délimitable) et d’avoir pour horizon une vision théorique. La démarche que préconise ce dernier permet de dissiper le halo que suscite le rapprochement des termes, et de mettre en évidence ce qui les distingue :
Il faudrait au contraire partir d’une définition aussi rigoureuse que possible, par exemple celle de la magie comme un système d’opérations et de croyances qui prêtent à certains actes humains la même valeur qu’à des causes naturelles. Et alors le divorce s’instaure tout de suite avec l’art auquel manque précisément ce caractère « opérationnel », étant davantage cognitif que productif, ce qui le rapprocherait beaucoup plus de la science à ses débuts que de la magie sous sa forme organisée.
Lévi-Strauss se donne ici un programme de travail. C’est dans La Pensée sauvage qu’il formalisera cette définition de la magie et la développera par l’introduction d’un troisième terme, celui de la science, qui ouvre vers la triangulation art / magie / science (j’y reviendrai). S’il évite la problématique de la « réhabilitation » de la magie, c’est qu’il ne la pense pas, comme Breton, comme une pratique à laquelle il faudrait faire retour en s’affranchissant de la rationalité, mais comme coexistant en chacun avec d’autres modes de pensée.
3. À la demande de Breton, qui invite ses interlocuteurs à classer les œuvres, d’origines les plus diverses, données en reproduction, suivant qu’elles « ressort[ent] ou non à l’art magique », et « sous le rapport des modalités d’impression plus ou moins vive [69] », Lévi-Strauss consent finalement à se plier « sous toutes les réserves ci-dessus exprimées » ; il donne donc le sien et celui de son jeune fils, et laisse en suspens les dernières questions de l’enquête (qui de fait s’adressent à qui partage les postulats de l’enquêteur). Solliciter l’acuité perceptive de l’enfant, dont la spontanéité supposée le rapproche des sauvages et des fous, n’est certes pas sans intérêt (ce que fera remarquer Lévi-Strauss avec un peu de malice [70]), et Breton se serait sans doute, en d’autres circonstances, réjoui d’une telle idée, mais l’initiative peut aussi être interprétée comme une manière de disqualifier le projet – ce que Breton ne manquera pas de relever, dans une lettre datée du 25 août : « Ces mots d’art et de magie, que je vide, selon vous, de toute valeur, que ne leur restituez-vous ce qui leur est propre, ce qui ne serait qu’un jeu pour vous [71] ».
Notons d’abord que si Lévi-Strauss adopte sans ambages une approche radicalement critique vis-à-vis des termes de l’enquête, c’est aussi qu’il se trouve alors contraint de se répéter. Dans les notes préparatoires conservées par Breton, figurent en effet les traces d’une discussion antérieure, datée du 10 janvier 1954, et consignée par ses soins [72]. La façon dont est formulé le questionnaire laisse penser que Breton n’a pas véritablement tenu compte des indications données par Lévi-Strauss lors de cette première discussion, qui le mettait en garde contre les équivalences trop hâtives et les vues décontextualisées – en invitant, déjà, à prendre en compte les facteurs socioéconomiques dans la production artistique, les malentendus dans la réception occidentale de l’art extra-occidental comme de l’art contemporain, et les sens distincts des mêmes pratiques dans ces contextes différents. Lévi-Strauss est donc non seulement contraint de réitérer ses objections, mais aussi de mettre par écrit une critique à laquelle l’échange oral donnait sans doute un tour moins dur [73]. On s’explique également la susceptibilité de Breton, qui voit son projet battu en brèche, et une confiance déjà ancienne ébranlée [74]. Initiateur aux débuts de leur amitié [75], il est ici placé en position d’apprenti. Lévi-Strauss, jadis collectionneur de fortune, ethnologue encore en devenir, à présent chercheur estampillé, lui semble se donner le plaisir de lui infliger une « semonce [76] ». Notons d’ailleurs que Lévi-Strauss n’a pas toujours rabroué les prétentions scientifiques de Breton. C’est ce dont témoigne la lettre qu’il lui adresse, le 22 juillet 1949, après que Breton lui a adressé Flagrant délit, essai qui démontre l’inauthenticité de « La Chasse spirituelle », le faux Rimbaud qui défraye alors la chronique :
Merci, cher André, du très beau texte que vous m’avez envoyé. Je ne crois pas, comme vous le suggérez, qu’il pose un antagonisme entre la poésie et la science : car il offre une magnifique démonstration scientifique, dont la « morale », si je puis dire, est très bien tirée dans l’article de Carrouges que vous publiez en appendice. Il y a seulement de la fine science et de la vulgaire ou pédante. Et devant votre éblouissante démonstration (qui n’est certes pas la première qu’on vous doive) beaucoup de chercheurs scientifiques, au risque de vous déplaire, vous reconnaitrait [sic] pour un compagnon de route, bien que votre itinéraire soit beaucoup moins battu que le leur. Ce qui n’empêche pas qu’on aille dans la même direction [77].
Non seulement Lévi-Strauss ne s’estime pas concerné par les critiques anti-scientistes formulées par Breton au début de ce texte [78], mais il salue l’acuité perceptive et l’esprit de recherche de l’écrivain, postulant une communauté d’intérêts entre scientifiques et poètes. Loin d’essentialiser des régimes de connaissance, il les conçoit dans la continuité l’un de l’autre : la distinction ne passe pas à ses yeux entre science et poésie, mais entre des seuils qualitatifs au sein de chaque pratique. Rien de surprenant, donc, à ce que Breton soit décontenancé, en 1955, par les remarques de Lévi-Strauss.
Ce que Breton conteste alors, c’est l’autorité dont la discipline, à ses yeux, se prévaut présomptueusement. Dans l’ouvrage final, il donnera une présentation raisonnée des soixante-seize réponses collectées, en fonction des catégories d’interlocuteurs, ce qui est aussi une façon de leur répondre. Si, dans la présentation générale de ces réponses, il se désolidarise de son objet d’enquête, en rappelant que « la mise en avant de la formule “ art magique ” n’éta[it] pas notre fait [79] », il fait néanmoins preuve d’un courage intellectuel certain en publiant au sein de son ouvrage des propos qui vont contre son sentiment ou, pour certains, en sapent la pertinence. Le texte de présentation des réponses obtenues auprès des ethnologues (Éveline Lot-Falck, Jean Guiart, Viviana Pâques, Robert Jaulin, Jean Herbert et Milo Rigaud, qui, tous, formulent des réserves à l’égard de l’analogie proposée, en insistant sur le critère de l’efficacité pour définir la magie), dont il attendait beaucoup, reconduit la « mauvaise humeur » qu’il leur prête – par contraste, les psychologues se sont montrés plus « coopératifs [80] » et les poètes, « théoriciens » ou philosophes, plus aptes à esquisser une « anthropologie générale [81] ». En invoquant dans cette présentation la notion de « signifiant flottant » telle qu’elle est définie dans l’« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », en soulignant que l’inconscient, plan où, suivant Lévi-Strauss, « l’objectif et le subjectif se rencontrent [82] », est le terrain privilégié de l’ethnologue autant que le sien, Breton laisse entendre que ses espoirs fondés sur les réponses de Lévi-Strauss ont été déçus. Ses réflexions visent alors à situer les réponses obtenues dans la topographie générale des savoirs :
Le ton des réponses qui suivent donne à penser que, qu’elles le veulent ou non, les disciplines scientifiques se montrent toujours aussi contraignantes. Elles s’opposent, en fait, à ce qu’un observateur – se situant, par exemple, sur le plan esthétique ou mythique – fixe son regard sur cette « trouble auréole d’affectivité » dans laquelle se réfractent « des formes difficilement accessibles » et avec laquelle l’ethnologie admet pourtant qu’il faut compter [83].
Les protocoles de la discipline la contraindraient à trahir ses intuitions les mieux inspirées (les citations proviennent ici de l’« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss »). Le propos vire ainsi au procès de l’ethnologie, dont Breton souligne « l’arrogance avec laquelle elle croit devoir défendre ce qu’elle considère comme son patrimoine exclusif », tout en étant « prisonnière de ce qu’elle dénonce, en l’espèce les anachroniques édits de la psychologie et de la logique traditionnelles [84] ». Dans l’introduction générale de l’ouvrage (seule partie entièrement de la main de Breton [85]), placée sous l’autorité de Novalis, et qui donne écho aux opinions discordantes des spécialistes, Breton revient, après plusieurs références à Frazer, Tylor, Durkheim et Mauss, sur la discussion par Lévi-Strauss de la notion de mana [86] ...mais se réfère aussi aux ouvrages sur le totémisme de la voyageuse et occultiste Lotus de Païni, « dont la documentation ne le cède en rien à celle des ethnologues mais qui, par bonheur, est préservée de leur myopie [87] ». Pour le poète, ce sont plus largement deux types de connaissance qui s’opposent, suivant les polarités du mort et du vif : celle, ardente, du praticien, du créateur et de l’amateur, et celle, desséchante, suffisante et expansionniste, du spécialiste :
Il est tout naturel que les milieux scientifiques – ethnologues, sociologues, historiens des religions, voire psychanalystes – considèrent avec une extrême suspicion la démarche de cette catégorie d’esprits pour qui la magie est autre chose qu’une aberration de la faculté imaginative, qui n’a plus sa place que dans les lointains et ne saurait valoir que comme objet d’étude, aux fins de se représenter ce qu’a pu être l’aube de l’histoire humaine. […] Jalouse au possible de ses prérogatives, ici comme ailleurs, la connaissance discursive entend rester seule maîtresse du terrain. Si on l’écoutait en poésie et en art, il y a beau temps que le pouvoir créateur serait annihilé : il est trop évident qu’aucune des véritables vertus du poème ne saurait passer dans l’explication de texte, ni de l’œuvre d’art dans l’analyse de ses moyens. C’est pourtant ce à quoi tend à nous réduire une civilisation de professeurs qui, pour nous expliquer la vie de l’arbre, ne se sent tout à fait à l’aise que lorsque la sève s’en est retirée [88].
Les poètes et les artistes relèvent bien sûr de la première catégorie :
À la connaissance discursive s’oppose du tout au tout une conscience lyrique, fondée sur la reconnaissance des pouvoirs du Verbe. C’est sur l’acception très haute et, elle aussi, très difficilement communicable qu’ils donnent, ne fût-ce qu’en leur for intérieur, à ce mot de Verbe que ceux qui se vouent à la poésie et à l’art tombent d’accord avec ceux qui proclament l’efficacité des opérations magiques proprement dites [89].
La distinction entre la « connaissance discursive », rétive à la magie, et la « conscience lyrique », vue comme son alliée naturelle, recoupe le partage plus général qui sous-tend nombreuses réflexions de Breton (formulé nettement dans « Flagrant délit », et réaffirmé dans « Main première », entre autres [90]), opposant la primauté donnée à l’émotion dans l’expérience esthétique et sa proscription.
Là où Lévi-Strauss pointe les risques d’un défaut de rigueur conceptuelle, Breton incrimine donc les effets d’un outillage émotionnel défaillant. On peut voir dans cette différence d’approche deux façons de lancer un projet cognitif, sans hiérarchie de valeur : avec le désir de maintenir une ouverture et une instabilité du sens ; avec l’exigence de s’accorder préalablement sur le sens des mots. Ou deux façons de prolonger la même jouissance : en entretenant son trouble ; en en rendant raison. L’un part du postulat que la connaissance s’accommode d’une zone d’opacité ; l’autre, qu’elle doit viser autant que possible à la réduire. Enclins à se laisser troubler par les mêmes objets, ils ont en commun un goût de l’énigme, mais avec, chez l’un, le désir d’en différer la résolution, chez l’autre, celui de la démêler.
Le projet de Breton frappe en somme par son ambition comme par ses limites. Son ambition : Breton entend penser ensemble des artefacts conçus comme magiques, effectivement liés à une « magie en exercice [91] » et des artefacts reçus, éprouvés, comme tels – soit « art issu de la magie » et « magie de l’art [92] ». Ses limites : la définition de l’« art magique » qu’il retient finalement dans l’introduction générale, à l’écart de tout savoir ethnologique, ne donne pas de contenu à la magie, qui peut être indifféremment cause ou effet, et programme la décontextualisation du propos :
[…] tout art serait magique au moins dans sa genèse. Si l’on veut éviter que les mots « art magique » prêtent à une extension illimitée (puisqu’ils font, par un côté, pléonasme), on sera conduit à ne retenir ici comme spécifiquement magique que celui qui réengendre à quelque titre la magie qui l’a engendré [93].
Une telle définition conduit Breton à envisager des œuvres « magiques » à des titres très divers. On peut, comme Jean Paulhan [94], estimer que l’ouvrage aurait eu plus de cohérence et sans doute de portée si Breton s’en était tenu explicitement à ce que tel sujet (lui-même) estime avoir sur lui-même un effet d’ordre magique, sans postuler de communauté d’affects entre producteurs et récepteurs. Si l’incertitude qui émane de ce livre peut surprendre de la part de Breton, c’est aussi parce que celui-ci a incarné avant-guerre l’homme au jugement catégorique et infaillible en matière esthétique : ces incertitudes apparaissent en ce sens comme l’indice d’une crise plus globale du critère esthétique. Mais l’intérêt de L’Art magique est sans doute à chercher ailleurs que dans son propos théorique : dans le montage, dans le musée personnel qu’il donne à voir (c’est peut-être du projet Mnémosyne d’Aby Warburg, ou du Musée imaginaire, de Malraux, qu’il faudrait rapprocher l’ouvrage). Il invite de fait à une pratique alternative de l’histoire de l’art, qui défait les hiérarchies consacrées et engage à voir d’un œil neuf des minores. Il constitue à sa façon un dispositif, au même titre que l’atelier de la rue Fontaine : un agencement (topo)graphique dont le ressort est la mise en résonance d’objets disparates, qu’ils soient sauvages ou surréalistes.
Après avoir reçu un exemplaire de L’Art magique (qui est, non sans aigreur, dédicacé de la main de Breton au jeune fils de Lévi-Strauss, Laurent, auquel son père avait également dédié Tristes tropiques), Lévi-Strauss reconnaîtra, dans une lettre de réconciliation de 1957, y avoir « gouté de bien belles pages »,
[…] et, soyons francs – sans toujours pouvoir vous suivre en ce qui concerne l’art anté-historique, primitif ou sauvage, terme– soit dit en passant – dont j’ai, moi aussi, proclamé que je le préférais à l’autre. Quant au mot « magique », triste occasion de nos dissentiments, il est clair que vous lui donnez une acception très différente de la nôtre. Mais après tout, c’est une étiquette comme une autre et je retiens seulement de cette lecture qu’elle contribue admirablement à cerner cette dimension nouvelle que le surréalisme a réussi à dégager de l’évolution des arts plastiques, en mettant en court-circuit des œuvres apparemment très éloignées les unes des autres, et qui possèdent toutes « je ne sais quoi » de très profond en commun. C’est ce « je ne sais quoi » que vous nommez magique, choix où les ethnologues ne peuvent vous suivre puisque le terme reçoit, dans leur langage, une affectation technique et restreinte à la fois. Mais je confesse, par ailleurs, une défaite en m’avouant incapable de lui trouver un meilleur nom [95].
On perçoit ici son effort pour réduire le malentendu à une querelle de mots, en soulignant celui sur lequel ils tombent d’accord [96], et sans occulter ce qui résiste à l’analyse du savant. Mais la confiance de Breton est rompue, et les tentatives de rapprochement faites par Lévi-Strauss en 1960 [97] n’aboutiront pas.
Plus qu’il n’entérine un partage des prérogatives en matière de savoir, ce différend met au jour les dispositions subjectives que l’on peut entretenir à son égard. En déroutant les questions de Breton, Lévi-Strauss cherche à vrai dire à les poser plus radicalement : examinons à présent les formes que ces mêmes interrogations prennent chez lui.
The Anthropologist’s Magic
En dépit de la réaction résolument critique de Lévi-Strauss à l’enquête de Breton, tout porte à croire que les questions soulevées par le poète ont bel et bien joué le rôle de provocation à penser pour l’anthropologue : on peut estimer que ses véritables réponses sont simplement différées. Car ses travaux à venir engagent précisément à sortir de la fausse alternative entre émotion et intellection, à définir le régime d’action de la magie et de l’art, à forger une méthode pour penser les artefacts à la fois en contexte et à distance. Les considérations esthétiques en viennent à occuper une place centrale dans sa réflexion, et plus encore dans l’explicitation des soubassements de l’anthropologie structurale.
Il est indéniable que Lévi-Strauss privilégie, dans l’analyse, la dimension cognitive et intellectuelle de l’expérience esthétique sur son aspect affectif et existentiel. Ce parti est expressément énoncé dans l’article de 1945 sur « Le dédoublement de la représentation dans les arts de l’Asie et de l’Amérique », paru dans Renaissance en 1945, dont le propos est de rendre compte de manifestations stylistiques communes à des sociétés qui n’ont eu aucun contact dans le temps et l’espace, en mettant en évidence les relations entre style de représentation et organisation sociale. À un confrère qui invite, pour expliquer une analogie entre des arts de la Chine archaïque et de la côte nord-ouest, à envisager « une raison magique détenue par les deux peuples », Lévi-Strauss rétorque, en conclusion de cet article : « Peut-être ; mais les connexions magiques, comme les illusions d’optique, n’existent que dans la conscience des hommes, tandis que la nature humaine, comme l’univers physique, révèlent aux progrès de l’investigation scientifique un ordre toujours plus rationnel et cohérent [98] ». Entre cette première version de sa réflexion et sa reprise dans Anthropologie structurale en 1958, la question du lien entre production artistique et organisation sociale a également été examinée dans Tristes tropiques, au sujet des peintures faciales des Caduveos. Dans le chapitre intitulé « Une société indigène et son style », Lévi-Strauss montre que les apparentes improvisations enchanteresses des femmes caduveos sont aussi la traduction graphique de l’organisation sociale et de la pensée religieuse propres à cette culture – « adorable civilisation, de qui les reines cernent le songe avec leur fard [99] » –, dont l’analyse peut rendre compte.
Ce parti rationaliste n’implique pas, du reste, que les deux ordres, cognitif et affectif, soient disjoints dans l’expérience sensible, ni que l’appréhension émotionnelle soit hors-jeu dans l’approche scientifique : son enjeu est précisément de fonder en raison l’émotion esthétique, non de l’éradiquer. De fait, scènes de jouissance sensible et scènes d’intellection ne font qu’un chez Lévi-Strauss ; que l’on songe aux joies géologiques rapportées dans Tristes tropiques [100] ou aux intuitions olfactives évoquées dans La Pensée sauvage [101], par lesquelles le sens esthétique ouvre la voie à la taxinomie : les promesses d’intelligibilité contenues dans le sensible apparaissent en ce sens comme la source la plus certaine d’émotion. Pour l’anthropologue, la « magie » n’est donc pas la perception immédiate d’un mystère, c’est l’ordre deviné sous le désordre des apparences, l’intelligible décelé et éprouvé dans le sensible. Le prestige de la discipline telle qu’elle est alors refondée par Lévi-Strauss tient de fait à sa propension à mettre au jour, à partir des données les plus concrètes, les structures qui organisent le réel. Dans son célèbre article « The Ethnographer’s Magic », l’historien américaine de l’anthropologie George Stocking voyait dans le travail de terrain le « rituel central de la tribu » et le fondement de « l’autorité cognitive spécifique revendiquée par la tradition ethnographique moderne [102] ». C’est sur un autre type d’autorité cognitive que se fonde l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss : sur le modèle [103], soit un système qui organise les propriétés apparemment disparates accessibles à l’observation et fait apparaître celles qui ne l’étaient pas immédiatement. L’œuvre scientifique est donc conçue non comme l’autre de l’intuition et de l’émotion, mais comme une façon d’en rendre raison plus radicalement, par les moyens rationnels de la démonstration.
Si Lévi-Strauss se montre si sévère à l’égard des tâtonnements de Breton, c’est que lui-même a cherché à donner un sens plus exact au mot « magie », en spécifiant son mode d’opération ; c’est aussi qu’il mûrit alors une anthropologie de l’art, fondée sur sa puissance cognitive.
Déterminer, à la suite des travaux de Mauss, la nature de l’efficacité de la magie est en effet l’objet des articles « Le sorcier et sa magie » et « L’efficacité symbolique », tous deux parus en 1949, puis repris dans Anthropologie structurale [104]. En interrogeant le degré d’adhésion du sauvage à sa pratique, le premier de ces articles montre que le pouvoir de la performance du shaman procède avant tout de l’accord tacite entre un sorcier, un malade et une collectivité donnée : « la situation magique est un phénomène de consensus », et « qui se révèle à la conscience par des manifestations affectives, mais dont la nature profonde est intellectuelle [105] ». Dans le second, Lévi-Strauss montre que la magie, qui prétend à une efficacité instrumentale, a en réalité une « efficacité symbolique », que l’on peut lire dans la logique interne du rite, qui met en relation des structures de nature différente – en l’occurrence, le chant rituel du shaman et le corps de la parturiente qu’il doit soulager. Loin d’être « le déchaînement de forces obscures [106] », la magie cherche donc à attribuer au désordre des maux une signification admise par la communauté et à opérer une mise en ordre par la symbolisation.
Le principe fondamental de l’esthétique, qui se révèle peu à peu au cœur de l’anthropologie structurale, est que « l’art met à l’œuvre les structures intelligibles de la sensibilité [107] ». Au-delà des articles, les Entretiens menés par Georges Charbonnier en 1958 révèlent au grand public l’objet de prédilection qu’est l’art pour l’ethnologue ; c’est dans ce volume d’abord qu’est formulée nettement la fonction de connaissance de l’activité artistique [108]. Mais c’est avec La Pensée sauvage (1962) que Lévi-Strauss formalise ces vues, offrant ainsi une véritable réponse à l’enquête de Breton. L’ouvrage donne en effet toute son ampleur aux pistes ébauchées dans sa réponse de 1955. Cette hypothèse d’une réponse différée a été formulée par José Pierre, qui « irai[t] jusqu’à prétendre que La Pensée sauvage était la véritable réponse du premier à l’enquête du second sur l’art magique [109] ». En ces termes, c’est sans doute surestimer l’importance qu’a pu avoir l’épisode aux yeux de Lévi-Strauss. Seconde partie du diptyque ouvert avec Le Totémisme aujourd’hui, La Pensée sauvage, qui est d’abord une réflexion sur les ordres classificatoires (vieux problème maussien) plutôt que sur l’art et la magie – même si celle-ci contribue à l’ordre puisqu’elle est, selon la formule de Mauss, une « gigantesque variation sur le thème du principe de causalité [110] » – déplace et dépasse les enjeux soulevés par le différend. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage lève bel et bien des impasses auxquelles Breton se heurtait sept ans plus tôt.
Notons d’abord que si, par contraste avec l’écriture de Tristes tropiques, Lévi-Strauss n’a pas le sentiment de « pécher contre la science » en écrivant ce volume, sa forme n’en est pas moins mixte : elle est « le pendant, sur le bord interne, de l’incursion littéraire hors de l’anthropologie que s’était autorisée Lévi-Strauss dans Tristes tropiques [111] », « alliant le brillant littéraire de l’ouvrage de 1955 avec la rigueur scientifique de celui de 1958 [112] », suivant les formules de Frédéric Keck. La démonstration scientifique puise aux sources les plus diverses, et laisse libre cours à des échappées inattendues, ou plus personnelles : c’est ce qui donne son tour « kaléidoscopique » à la poétique de l’ouvrage, fidèle en cela à son objet [113]. C’est d’ailleurs ce volume que son auteur considère comme mettant le plus expressément en œuvre la technique surréaliste du collage [114]. L’ouvrage procède ainsi à une « réhabilitation » de la pensée sauvage, non en invoquant un « retour » à la vérité originaire qu’elle constituerait, mais en administrant la preuve de sa cohérence intellectuelle et de sa coexistence possible avec l’esprit scientifique. Le dessein est de lever l’antinomie entre « notre » pensée et la « leur », en restituant la logique de « cette “ pensée sauvage ” qui n’est pas, pour nous, la pensée des sauvages, ni celle d’une humanité primitive ou archaïque, mais la pensée à l’état sauvage, distincte de la pensée cultivée ou domestiquée en vue d’obtenir un rendement [115] ». Ces termes entrent en résonance avec la célèbre formule de Breton, « l’œil existe à l’état sauvage » – les mots sur lesquels s’ouvrait en 1928 Le Surréalisme et la Peinture, restés inchangés dans la réédition augmentée de 1965, également repris dans L’Art magique [116], devenus « l’œil non prévenu » en 1962 dans « Main première » [117]. Malgré la proximité dans les termes, ces formules postulent deux façons distinctes de se figurer la distribution de l’émotion et de l’intellection dans la perception, et c’est sans doute sur ce point qu’apparaissent le plus manifestement les divergences de perspectives entre les deux hommes. La formule de Breton suppose la possibilité de l’immédiateté de la perception et d’une expérience sensible en dehors des conventions esthétiques. La sensation ou l’émotion peuvent, à le suivre, constituer un événement brut, vierge de tout conditionnement intellectuel, et qui remet l’homme en communication avec un « fonds commun » originaire, avec sa propre « primitivité » d’esprit. Pour Lévi-Strauss en revanche, c’est parce qu’elles n’adviennent pas en terrain neutre qu’elles peuvent faire événement : elles mettent déjà en œuvre les opérations de l’intellection [118]. Autrement dit, là où Breton pose le primat de l’affectif, Lévi-Strauss postule la concomitance de l’affectif et du cognitif [119]. D’où, chez Breton, l’idée que l’analyse peut trahir l’expérience première ; tandis que pour Lévi-Strauss, sa vocation est à l’inverse d’en déployer les ressorts, en restituant ses cadres d’appréhension. Pour l’anthropologue, si pensée extra-occidentale et pensée occidentale doivent être considérées d’un même mouvement, ce n’est donc pas parce que la seconde pourrait par intermittence retrouver sous ses propres apprêts la vérité nue de la première, mais parce que l’une comme l’autre font appel à des opérations logiques de même nature, celles de la « pensée sauvage », qui n’est pas localisée [120]. L’art est précisément un des domaines dans lesquels elle a encore libre cours [121].
Dans le célèbre premier chapitre, « La Science du concret », Lévi-Strauss formalise la fonction de connaissance propre à l’activité artistique. Suivant la piste de réflexion ouverte dans sa réponse à l’enquête sur l’art magique (qui, on l’a vu, rapprochait l’art de la science plutôt que de la magie), il invite à considérer selon un continuum les rapports entre magie, art et science, tous trois activités de mise en ordre du monde, et qui possèdent par là même une valeur simultanément cognitive et esthétique. L’activité artistique est définie comme ce qui « s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique [122] », qui diffèrent moins par leurs opérations que par ce sur quoi elles opèrent : un ensemble ouvert pour la première, fini mais réorganisable pour la seconde, comme l’activité du bricoleur – des différences d’emploi et de stratégies, donc, non de nature. Si la production d’intelligibilité est le dessein même de l’art, rien n’est plus inepte, par suite, que de prétendre écarter l’intellection de l’appréhension des productions artistiques. L’écart entre la collerette de dentelle d’un portrait de François Clouet, souvenir de visites au Louvre, et une massue haida, offerte à son observation immédiate, donne l’occasion d’une théorie générale de l’art : la nature du plaisir esthétique est liée pour Lévi-Strauss à la modélisation à laquelle procède toute œuvre d’art, qui, faite de main d’homme et permettant d’appréhender l’objet dans sa totalité plutôt qu’en ses parties, se situe « toujours à mi-chemin entre le schème et l’anecdote [123] ». En considérant les différentes modalités suivant lesquelles les œuvres d’art intègrent structure et événement, il devient d’ailleurs possible d’envisager d’un même mouvement arts occidentaux, arts dits primitifs et arts appliqués. Autrement dit, s’il y a une universalité de l’art, elle n’est pas à rechercher dans les affects qu’il véhicule, mais à envisager du point de vue plus général des contraintes et des fins auxquelles il répond variablement.
Dans l’avant-dernier chapitre, « Le Temps retrouvé », Lévi-Strauss propose également une mise au point sur la magie, considérée cette fois du point de vue des opérations mentales qu’elle met en œuvre. Alors que, dans l’introduction de L’Art magique, Breton renonçait à prétendre dresser le partage et la généalogie entre magie et religion, problème largement débattu par la tradition anthropologique, et se contentait de relever en elles une différence d’attitude – à la magie, protestation et orgueil ; à la religion, soumission et humilité [124] –, Lévi-Strauss s’efforce de mettre de l’ordre dans leurs rapports, d’un point de vue logique, et non simplement chronologique (à la magie succèderait la religion). Tout en affirmant qu’il s’agit là de « deux composantes toujours données, et dont le dosage seulement varie », dont en outre « chacune implique l’autre », il considère que « la religion consiste en une humanisation des lois naturelles et la magie, en une naturalisation des actions humaines – traitement de certaines actions humaines comme si elles étaient une partie intégrante du déterminisme physique [125] ». Le magicien est ainsi porté à attribuer « à ses propres actes une puissance et une efficacité comparables à celles des phénomènes naturels [126] ». On voit qu’il déplie ainsi la définition qui était seulement esquissée dans sa réponse à l’enquête – « la magie comme un système d’opérations et de croyances qui prêtent à certains actes humains la même valeur qu’à des causes naturelles [127] ». Alors que la démarche de Breton, empreinte de mysticisme, se caractérisait par le rejet de la religion et la valorisation de la magie, celle de Lévi-Strauss, attentive aux types de causalité que chacune d’elles implique, postule leur interdépendance en se gardant de tout mysticisme. C’est de cette façon que la magie se trouve rétablie dans sa dignité intellectuelle.
Avec ce livre sur les opérations fondamentales de l’entendement, Lévi-Strauss vient donc relever par d’autres voies une des ambitions du surréalisme, défini par Breton dans L’Art magique comme « la refonte intégrale de l’esprit humain [128] », « l’appel au “fonctionnement réel de la pensée” [129] », en écho au Manifeste de 1924. L’exploration de la pensée sauvage, qui se caractérise « à la fois par une dévorante ambition symbolique, et telle que l’humanité n’en a plus jamais éprouvé de semblable, et par une attention scrupuleuse entièrement tournée vers le concret, enfin par la conviction implicite que ces deux attitudes n’en font qu’une [130] » peut apparaître comme une description à la fois empirique et théorique de ce que le surréalisme a cherché à mettre en pratique [131].
Ce n’est pourtant qu’en 1975 que Lévi-Strauss consacrera un volume à des artefacts artistiques, avec La Voie des masques, auxquels il étend les principes d’analyse rodés entre temps sur les mythes [132]. D’abord paru dans la collection d’art « Les Sentiers de la création » [133], ce volume s’ouvre sur une auto-citation d’un article de 1943, paru dans la Gazette des Beaux-arts. Lévi-Strauss alors n’était pas insensible à une certaine « magie » :
Il est à New York, écrivais-je en 1943, un lieu magique où les rêves de l’enfance se sont donné rendez-vous ; où des troncs séculaires chantent et parlent ; où des objets indéfinissables guettent le visiteur avec l’anxieuse fixité des visages ; où des animaux d’une gentillesse surhumaine pressent leurs petites pattes, priant pour le privilège de construire à l’élu le palais du castor, de lui servir de guide au royaume des phoques, ou de lui enseigner dans un baiser mystique le langage de la grenouille et du martin-pêcheur. Ce lieu, auquel des méthodes muséographiques désuètes, mais singulièrement efficaces, confèrent les prestiges supplémentaires du clair-obscur des cavernes et du croulant entassement des trésors perdus, on le visite tous les jours, de dix heures à cinq heures, à l’American Museum of Natural History : c’est la vaste salle du rez-de-chaussée consacrée aux tribus indiennes de la côte nord du Pacifique qui va depuis l’Alaska jusqu’à la Colombie britannique [134].
C’est d’abord la qualité poétique de cette entrée en matière qui saisit le lecteur : elle fait se rejoindre la caverne et le musée, l’univers du mythe et le cadre new-yorkais, tout en donnant une singulière délicatesse à la continuité entre humain et non-humain, entre réel et imaginaire. Le procédé de délai dans la désignation explicite du lieu permet, stylistiquement, de donner le pas à la « magie », à la déstabilisation poétique, sur les coordonnées de l’information, prolongeant ainsi l’expérience esthétique que ce lieu a suscitée. Mais le geste d’auto-citation est-il à nouveau, comme dans le cas du coucher de soleil ou de « L’Apothéose d’Auguste » repris vingt ans auparavant dans Tristes tropiques, une « façon paradoxale d’exhiber la tentative littéraire ancienne tout en signifiant qu’on y a renoncé [135] » ? En citant ces lignes, il s’agit non de documenter des préoccupations antérieures pour mieux les liquider, mais de ranimer une ancienne fascination afin d’en mettre au jour les motifs. Si l’auto-citation datée met à distance, elle n’est pas désaveu. L’enjeu sera donc de rationaliser la « magie », mais pour amplifier la puissance de l’expérience initiale, en gageant que l’enchantement peut être intensifié par la démonstration.
La comparaison entre le propos du texte cité et celui du texte citant permet de mesurer le chemin parcouru en trois décennies. L’article de 1943 était à la fois plus scientiste (Lévi-Strauss versait son tribut au diffusionnisme, par des hypothèses sur les contacts entre peuples, vite renvoyées aux « débats de spécialistes » [136]) et plus exalté que le volume de 1975. Le très léger travail de réécriture effectué en 1975 va dans le sens de la sobriété, en tempérant la ferveur surréaliste, qui demeure néanmoins perceptible [137]. De l’un à l’autre, l’enjeu a changé : comme le note Claude Imbert, il n’est plus question, en 1975, de se demander « où placer » l’art extra-occidental, mais « que voir et comment voir » [138]. Autrement dit, ce n’est plus, alors, sa légitimité, mais sa lisibilité qui est en jeu. Mais c’est aussi l’auteur qui a changé, et trouvé une façon de concilier les doubles postulations, scientifiques et poétiques, qui étaient les siennes.
Au point de départ de La Voie des masques est le sentiment d’une énigme : le volume, qui va de l’affirmation d’un « lien presque charnel [139] » noué avec l’art de la côte nord-ouest au patient dépli analytique de ses formes et significations, dramatise sa résolution. « Ce sentiment de vénération, écrit Lévi-Strauss, restait miné par une inquiétude : cet art me posait un problème que je n’arrivais pas à résoudre [140] ». Il s’agit donc de faire crédit à sa propre demande d’intelligibilité, pour donner une démonstration de méthode. Aux questions adressées à Breton au sujet de l’« art magique » : « Donc, de quoi parle-t-on ? Quel art ? Quelle magie ? Et surtout quelle société ? », Lévi-Strauss peut pour sa part donner des réponses très claires [141] : il partira d’un type de masque, le masque swaihwé des Indiens Salish, envisagé à la fois comme objet, pour ses caractéristiques formelles, et replacé dans son contexte mythique et social. Cela le conduit à considérer d’autres types de masque (les masques xwéxwé et dzonokwa des Kwakiutl), qui transforment ou inversent certaines caractéristiques du premier. L’analyse suivra les jeux de correspondances, directes ou inversées, entre masques, mythes et institutions, en démontrant qu’un objet d’art ne saurait être compris sans être mis en rapport avec la totalité des niveaux sociaux et culturels des sociétés dont il est issu.
L’ouverture du volume se fait d’ailleurs l’écho de la théorie des correspondances, par l’intertexte baudelairien disséminé dans l’article de 1943 [142]. De 1943 à 1975, la démarche de Lévi-Strauss aura en somme consisté à donner aplomb et portée à cette théorie, qui est aussi au principe de ce que Breton nommait « art magique [143] ». Le projet intellectuel de l’anthropologue peut apparaître comme visant précisément à se frayer une voie dans la « forêt de symboles humains et non humains [144] » : à fonder en raison la théorie des correspondances, en multipliant et en systématisant ses points d’incidence, et sans contribuer au halo mystique qu’elle porte avec elle [145]. À l’instar des masques et des mythes, qui n’ont de signification que par les rapports de corrélation et d’inversion qu’ils entretiennent, la pensée ne peut prétendre à un gain d’intelligibilité que par les jeux de différences et de mises en relation qu’elle opère. La perception des correspondances ne doit donc plus être considérée comme une propriété exclusive de la « conscience lyrique [146] » mais comme le propre de la nature, partant, de l’activité de l’esprit. Dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss avait donné à ces vues la formulation la plus pénétrante, et une portée programmatique :
Cette quête de correspondances n’est pas un jeu de poète ou une mystification […] ; elle propose au savant le terrain le plus neuf et celui dont l’exploration peut encore lui procurer de riches découvertes. Si les poissons distinguent à la façon de l’esthète les parfums en clairs et en foncés, et si les abeilles classent les intensités lumineuses en termes de pesanteur – l’obscurité étant pour elles lourde, et la clarté légère – l’œuvre du peintre, du poète ou du musicien, les mythes et les symboles du sauvage doivent nous apparaître, sinon comme une forme supérieure de connaissance, au moins comme la plus fondamentale, la seule véritablement commune, et dont la pensée scientifique constitue seulement la pointe acérée : plus pénétrante parce que aiguisée sur la pierre de faits, mais au prix d’une perte de substance ; et dont l’efficacité tient à son pouvoir de percer assez profondément pour que la masse de l’outil suive complètement la tête [147].
Où se révèle la valeur de projet, l’aspect « protensif », pour employer un terme de Roland Barthes [148], de Tristes tropiques : depuis lors, la démarche de Lévi-Strauss aura de fait consisté à transformer un « jeu de poète » en « terrain » de savant. C’est en offrant à ce dernier des intuitions à déplacer, des expériences à réfléchir, que le poète ou le sauvage ont pu lui signifier ses défis.
En envisageant en regard L’Art magique (le poète braconnant dans les contrées des anthropologues) et La Voie des masques (l’anthropologue cheminant dans les parages des poètes), on mesure pourtant ce qui sépare la démarche de l’un et de l’autre : l’anthropologue a préféré la petite énigme au grand problème, et trouvé la « magie » dans le pari de l’intelligibilité, dans son déploiement même. Ce qui invite à réviser le privilège du particulier et du concret qu’on attribue parfois à l’écrivain, qui peut tout autant être le terrain de jeu du savant ; ce qui engage également à corriger le monopole de l’émotion souvent accordé au texte littéraire : elle est aussi à l’œuvre, transformée, dans le texte scientifique. Mais l’œuvre du savant est bel et bien « seulement la pointe acérée » d’une forme de connaissance dont la voie a été frayée par d’autres [149]. « Qu’on le sache ou qu’on l’ignore, on ne chemine jamais seul sur le sentier de la création [150] » : tout en faisant écho, par ces derniers mots de La Voie des masques, à l’intitulé de la collection poétique qui l’accueille, Lévi-Strauss, qui motive son comparatisme en brisant l’illusion de la peuplade ou de l’artiste isolés, signifie aussi que lui-même « réplique à d’autres créateurs, passés ou présents, actuels ou virtuels [151] ».
Dans le « Prière d’insérer » de l’édition originale de Regarder écouter lire, texte le plus librement esthète de son auteur, Lévi-Strauss dira faire retour, à partir d’œuvres occidentales diverses, sur « sa façon de penser l’art », tout en « se souvenant qu’il est ethnologue [152] » : sans oublier que l’art est un fait de culture et que les seules productions de celle dont il est lui-même issu ne suffisent pas pour en éclairer les tenants et les aboutissants. Il se souvient aussi d’un échange fondateur : le chapitre XX donne les lettres échangées avec Breton à bord du Capitaine Paul-Lemerle, épisode par lequel s’était ouvert l’amitié des deux hommes – ultime hommage, près de trente ans après la mort du fondateur du surréalisme.
L’épisode par lequel ces liens s’étaient distendus montrait que les affinités électives ne sont pas à l’abri des querelles de mots et des conflits de territoires ; il montrait aussi que les questions de poète, pour mal posées qu’elles puissent paraître au savant, sont pourtant en mesure d’aiguiser la création scientifique et d’inciter à « faire ressortir la place tenue par l’art dans la connaissance de l’esprit [153] ». Si, avec La Pensée sauvage, Lévi-Strauss résout le problème de l’« art magique », et, partant, la question des prérogatives entre lettrés et savants, envisager ce volume comme une manière de réponse différée à l’enquête de Breton engage néanmoins à concevoir le malentendu comme modalité de l’échange, et à mesurer la capacité de la pensée littéraire à figurer ou pré-figurer les chantiers de la science, par d’autres biais et à d’autres fins. Comme la magie à l’égard de la science, elle n’est pas la version fausse d’un savoir que la science viendra corriger, mais une version autre de questions partagées, auxquelles artistes comme savants peuvent apporter des réponses pertinentes – son « ombre » projetée, tantôt vers l’avant, tantôt vers l’arrière, « aussi achevée et cohérente, dans son immatérialité, que l’être solide par elle seulement devancé [154] ».
L’inconfort de l’entre-deux, en matière intellectuelle, dispose au pire et au meilleur. Au pire : « rien à gagner avec ce genre d’hybrides », suivant la formule de Leiris ; zone qui prête, dans les termes de Lévi-Strauss, à « se placer à un niveau où la signification se dissout ». Au meilleur : il engage à mettre en suspens l’étiquetage a priori des titres et des idées, condition nécessaire à l’exercice d’une pensée inquiète. Le malentendu, dans la « querelle de l’art magique », apparaît en somme, par l’insatisfaction qu’il laisse derrière lui, comme un carburant intellectuel : en vertu du travail d’explicitation et de dépassement des contradictions qu’il appelle, il agit comme ressort du dialogue, poursuivi solitairement.
On conçoit d’ordinaire que les normes auxquelles le travail scientifique se conforme sont d’abord externes, tandis que la rigueur du poète procède de contraintes qu’il se doit d’inventer : la science est science d’abord par conformité, la littérature est telle par écart. L’inventivité de la pensée scientifique et la dimension normée des pratiques littéraires ne sont pourtant plus à démontrer. Mais l’exigence de la norme et de l’écart, de la contrainte et de l’invention, ne s’exerce pas au même titre dans l’un et l’autre cas. Tel est en somme le propos du premier chapitre de La Pensée sauvage : l’intelligence est une, mais ses formes, s’adaptant à des circonstances et des objectifs variables, sont plurielles, non exclusives les unes des autres ; et c’est d’ailleurs parce que Lévi-Strauss se sait lui-même pouvoir être « bricoleur » et « ingénieur » qu’il en fait des modi operandi de la pensée qui ne sont pas assignés à tel ou tel. Votre propos suit un itinéraire moins battu que celui qu’emprunterait un scientifique, écrivait-il à Breton avant leur différend, « ce qui n’empêche pas qu’on aille dans la même direction ». La rencontre entre le poète et l’anthropologue est de même ordre, mutatis mutandis, que celle qui oriente le propos de La Pensée sauvage, ressaisi dans sa conclusion : « c’est donc rester encore fidèle à l’inspiration de la pensée sauvage que de reconnaître que l’esprit scientifique, sous sa forme la plus moderne, aura contribué, par une rencontre qu’elle seule eût su prévoir, à légitimer ses principes et à la rétablir dans ses droits [155] ». Si pensée sauvage et science contemporaine sont appelées à converger, rien d’étonnant à ce que l’anthropologue s’emploie, chemin faisant, à fonder en raison les tâtonnements et les fulgurances des poètes. Ce n’est donc pas uniquement sur le mode du deuil (celui des Belles-Lettres et celui de l’homme total, fédérant en lui les champs du savoir) que se donne la conscience de la partition des régimes discursifs : elle est aussi une source d’élan, parce qu’elle peut révéler en d’autres des « alliés substantiels [156] » et en soi des ressources plurielles.
Pour Lévi-Strauss, être devenu un ethnologue professionnel ne suppose donc pas de renoncer à l’exploration de soi-même par des voies littéraires, ni de tenir pour nulles les intuitions de poète, que ce poète soit d’ailleurs soi-même ou un autre. C’est au contraire une incitation à les prendre au sérieux : le souci du professionnalisme ne se découple pas, en l’occurrence, de la reconnaissance des limites de la science, ni de celle de la pertinence des expériences littéraires. Ce malentendu témoigne donc à la fois de l’intériorisation des partitions discursives et de la conscience de leur défaut de pertinence. Pour les ethnologues, notait Daniel Fabre, « même si le rêve d’une écriture unique travaille quelques œuvres singulières, la règle a toujours cours qui exige la séparation [157] ». S’il n’est pas donné aux acteurs pris isolément de lever ces lignes de démarcation, il leur est possible, en revanche, de ne pas les consolider.
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