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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

Van Gennep en Suisse, ou l’échec international du Congrès de Neuchâtel (1914)

Serge Reubi

MNHN (Centre Alexandre Koyré)

2022
To cite this article

Reubi, Serge, 2022. « Van Gennep en Suisse, ou l’échec international du Congrès de Neuchâtel (1914)  », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article2588.html

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Published as part of the research theme « History of French Anthropology and Ethnology of France (1900-1980) », directed by Christine Laurière (CNRS, Héritages).

Mai 1914. Dans la toute jeune université de Neuchâtel règne l’effervescence qui annonce les grands événements [1]. Le professeur d’histoire des civilisations Arnold Van Gennep et ses collègues mettent la dernière main à l’organisation du premier congrès international d’ethnologie et d’ethnographie qui se tiendra début juin. La rencontre se promet déjà d’être un succès. Plus de trois cents inscrits et une trentaine de conférenciers français, allemands, suisses ou encore italiens sont annoncés, lesquels, à côté de la présentation de leurs travaux, doivent fixer en commun les orientations futures de l’ethnographie. Pourtant, une fois le congrès clos, le succès n’est plus si évident et son souvenir s’évanouit vite. Ainsi, l’année suivante, la principale résolution du congrès qui proclamait l’autonomie de l’ethnographie face à la géographie est oubliée, même à Neuchâtel où, après l’expulsion de Van Gennep du territoire suisse pour activités antinationales en octobre 1915 [2], la chaire d’ethnographie et d’histoire comparée des civilisations qu’il occupait est rebaptisée « chaire de géographie et d’ethnographie ». Son souvenir [3] s’éteint surtout durablement : non seulement le congrès suivant, qui devait se tenir à Paris en 1917, est-il annulé, mais lorsque renaît, dans les années 1930, le projet de mettre sur pied un congrès d’ethnographie, celui de 1914 n’est plus même mentionné et certains historiens vont jusqu’à prétendre qu’il n’a jamais eu lieu [4].

Ils ont tort car le congrès de 1914 est éclairant à double titre. D’une part, il permet de saisir la position qu’occupe Van Gennep, les ressources dont il dispose et les stratégies qu’il met en œuvre à un moment décisif de sa carrière. Le folkloriste vient en effet de connaître plusieurs échecs dans différents recrutements universitaires et est en conflit tant avec la Société d’anthropologie de Paris (SAP) qu’avec les durkheimiens [5] ; au même moment, une partie des érudits coloniaux qui forment ses alliés traditionnels déserte les institutions ethnographiques qu’il a fondées pour privilégier les cercles strictement africanistes [6]. D’une certaine manière, l’impression domine d’assister au chant du cygne du « dissident structurel » de l’ethnographie [7]. D’autre part, ce congrès permet d’identifier certains facteurs contingents et structurels qui expliquent le succès ou l’échec dans le champ scientifique, et les modalités selon lesquelles les savants les conçoivent. Mais il ne s’agit pas d’affirmer simplement qu’un congrès ethnographique organisé par le dissident structurel de la science de l’homme française dans la jeune université d’une petite ville dans un pays sans colonies, quelques semaines avant l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, avait peu de chances de succès. Le cas de Neuchâtel autorise une « description épaisse [8] » qui permet de saisir dans ses complexes circonvolutions le phénomène de l’échec dans la pratique scientifique.

À cette fin, il convient de se plonger dans le modus operandi du congrès et identifier d’une part les objectifs que Van Gennep lui a fixés et, d’autre part, les stratégies qu’il met en place et les ressources qu’il mobilise pour les atteindre. Leur examen permet de saisir les dispositions de Van Gennep à comprendre les enjeux du champ, attestant ainsi sa capacité à identifier les questions vives, ou sa légitimité à en imposer de nouvelles. De ce fait, il est possible de mesurer la capacité de Van Gennep à identifier des stratégies efficaces et à disposer des ressources et des compétences nécessaires pour les mettre en œuvre.

Des objectifs multiples

L’organisation du Congrès international d’ethnographie et d’ethnologie de 1914 sert trois ambitions, de nature à la fois épistémologique et stratégique. Il s’agit d’abord de promouvoir la réorganisation des savoirs anthropologiques ; le congrès doit ensuite assurer à Van Gennep, à travers le rôle qu’il occupe dans cette réorganisation, une place centrale dans la science de l’homme internationale et française ; enfin, il donne à Van Gennep les moyens de pérenniser son engagement à Neuchâtel.

Pour une ethnographie indépendante

Dès le début des années 1900, Van Gennep souhaite modifier radicalement les rapports entre les différentes branches de la science de l’homme et revendique pour l’ethnographie une autonomie qu’il juge nécessaire à son développement [9]. Jusqu’alors assujettie, selon les traditions, à l’anthropologie physique ou à la géographie, l’ethnographie a en effet le plus souvent adopté les méthodes et les objets de ses sciences de tutelle dont elle a également fréquenté les institutions. Dès 1908, Van Gennep contribue à son institutionnalisation en fondant la Revue des études ethnographiques et sociologiques puis l’Institut ethnographique international de Paris (IEIP) [10], mais il réalise vite que pour lui donner une fonction et une position nouvelles dans le champ de la science de l’homme et promouvoir sa disciplinarisation, il est également nécessaire de s’accorder sur son objet et sa méthode. D’une part, affirme-t-il dans ses Titres et Travaux publiés à la suite de sa candidature au Collège de France en 1910, l’objet de l’ethnographie devrait consister en tout ce que produit l’être humain sur le plan matériel comme psychologique. Or, regrette-t-il, en raison de la faible position de l’ethnographie, cet objet a été amputé par les historiens et les archéologues de l’ethnographie des peuples disparus pour se limiter à l’étude des peuples vivants, à laquelle les folkloristes ont encore retiré l’étude des populations rurales de l’Europe. L’ethnographie s’est ainsi vue réduite à l’étude des peuples vivants qui n’ont pas atteint le stade de production de la grande industrie moderne : elle possède donc son objet spécifique [11]. D’autre part, elle a développé ses méthodes propres qui ont permis de produire des schémas de classification des populations qui diffèrent de ceux de la linguistique ou de l’anthropologie physique. Selon Van Gennep, la méthode ethnographique se caractérise d’une part par l’observation directe [12] et de l’autre par une explicitation de la diversité à travers la méthode comparative ou historique [13]. Institutionnalisée à l’échelle française, s’étant donné un objet spécifique qu’elle étudie en se fondant sur des méthodes qui lui sont propres, l’ethnographie doit désormais se doter d’institutions internationales pour achever sa disciplinarisation. Voilà pourquoi il importe de fonder son propre congrès [14].

Un congrès pour faire carrière ?

Son combat pour une ethnographie autonome et institutionnalisée sert simultanément un objectif personnel. Car Van Gennep, conscient des enjeux du champ au début du XXe siècle, ne souhaite pas seulement défendre l’autonomie de l’ethnographie, mais il veut aussi se présenter comme son libérateur. Or il n’est pas seul à vouloir réorganiser l’anthropologie générale. Nombreuses sont en effet les tentatives concurrentes, souvent plus puissantes et mieux organisées, qui défendent des conceptions différentes des relations entre les différentes branches de la science de l’homme [15].

Le congrès de Londres

Après le congrès des américanistes qui eut lieu à Londres en juin 1912, les chefs de file de différentes traditions nationales se sont réunis pour évoquer la constitution d’un congrès unitaire d’anthropologie. Sous l’égide de Robert Marett du Royal Anthropological Institute, se retrouvent Augustin Krämer, représentant la Deutsche Gesellschaft für Anthropologie, Ethnographie und Urgeschichte (DGAEU), Louis Capitan de la SAP, Aleš Hrdlička de la Smithonian Institution, mais aussi les Berlinois Eduard Seler et Paul Ehrenreich, les Anglais Charles Seligmann, Edward Westermarck et Alfred Cort Haddon. De leur point de vue, il fallait réunir à la fois les congrès internationaux d’archéologie et d’anthropologie préhistoriques (CIAAP), les congrès internationaux de folklore, les congrès des américanistes, les congrès orientalistes et des sciences religieuses ainsi que différentes unions moins durables [16]. Dans ce nouveau congrès d’anthropologie, l’ethnographie et la sociologie auraient bien entendu leur place réservée, mais pas d’autonomie. En ceci, bien qu’il séduise de larges cercles, ce projet s’oppose frontalement à celui de Van Gennep. Quelques semaines après la rencontre de Londres, lors de la 19e session du CIAAP qui eut lieu à Genève, un comité est néanmoins appelé à le mettre en œuvre. Dirigé par Franz Boas, ce comité, au sein duquel siègent Louis Capitan, Wynfrid L. H. Duckworth (Cambridge), Franz Heger (Vienne), Aleš Hrdlička (Washington), Augustin Krämer (Stuttgart), Samuel Alejandro Lafone-Quevedo (La Plata), Robert Marett (Oxford), L. C. van Panhuys (La Haye), Émile Waxweiler (Bruxelles) et Alfred Maudslay (Londres), a reçu pour mission de sonder les partenaires envisagés.

C’est ainsi que le comité prend rapidement conscience des difficultés qu’il y aura à concilier les intérêts de ces congrès si différents et juge qu’il faudra procéder lentement et prudemment. De fait, programmé dans un premier temps pour 1915, le congrès ne devrait pas, après discussion, se tenir avant 1916. Car le comité s’est donné des objectifs ambitieux qui soulèvent trois importantes difficultés. D’une part, il importe aux promoteurs du nouveau congrès d’unir de manière équilibrée les trois branches de l’anthropologie générale – anthropologie physique, ethnologie, archéologie préhistorique ; d’autre part, puisque l’un de ses buts vise à informer le plus largement possible sur les expéditions ethnographiques et anthropologiques mises en œuvre par les institutions des différentes traditions nationales, le comité se trouve bientôt confronté à l’épineuse question de la terminologie. Soulevé par le Berlinois Eduard Seler, l’usage des mots constitue en effet un serpent de mer de la science de l’homme. À titre d’exemple, l’allemand Ethnologie se traduit dans l’anglais Ethnography ou Anthropology alors que l’anglais Ethnology devient l’allemand Anthropologie [17]. Enfin, le délicat équilibre entre les différents congrès qui se trouvent à l’origine de la nouvelle institution doit être conservé. En principe, pour le comité, le congrès pourrait se diviser en cinq sessions thématiques : la première, s’inscrivant dans la tradition française des CIAAP, traiterait d’archéologie et d’anthropologie préhistorique ; la deuxième, d’inspiration allemande, se concentrerait sur l’anthropo-géographie et les études technologiques ; la troisième, qui reflète l’organisation de l’anthropologie générale nord-américaine, porterait sur les questions linguistiques ; la quatrième session étudierait les problèmes ethnologiques, au sens anglo-saxon du mot, c’est-à-dire les relations entre les différentes familles de tribus ou entre races ; la dernière, enfin, serait une manière de pot-pourri, au sein duquel et sous le titre générique de sociologie, seraient examinés les problèmes d’organisation sociale ou de religion. Mais si cette formule respecte sans doute le premier objectif d’équilibre entre les différentes branches de l’anthropologie générale, elle pose enfin la question de la place réservée aux spécialisations régionales ou aux thématiques transversales. Que faire, en effet, des domaines américaniste et orientaliste, et comment distribuer les spécialistes des sciences des religions ? Si cette organisation était adoptée, ils devraient de fait s’intégrer dans les sections de sociologie ou encore d’anthropo-géographie et ces spécialisations, qui disposaient jusqu’alors de congrès et de revues qui leur étaient propres, ne constitueraient plus alors que des sous-sections du congrès. Le problème soulevé est en premier lieu cognitif (comment communiqueront ces spécialistes si leurs travaux sont présentés dans des sous-sections différentes ?), mais il révèle également des enjeux de pouvoir évidents dont la résolution réclame du temps – ce qui sert les projets de Van Gennep.

Des objectifs opposés

Les ambitions et les difficultés du congrès londonien, dont le récit paraît régulièrement dans les livraisons successives de Man, Anthropos, L’Anthropologie ou la Zeitschrift für Ethnologie n’ont pas échappé à Van Gennep et l’engagent, malgré l’avance prise par ses concurrents et en dépit de son isolement, à tout mettre en œuvre pour allumer, dans l’urgence, un contre-feu. À ce titre, le congrès de Neuchâtel doit se comprendre comme une réaction au projet londonien. C’est « parce que depuis deux ans, se marquait un mouvement offensif très dangereux pour l’ethnographie de la part d’un groupe d’anthropologistes et de préhistoriens décidés à étrangler une fois de plus notre science au moment où elle se relevait des attaques antérieures », que Van Gennep, entouré de nombreux « Africanistes, Océanistes, Orientalistes, archéologues de toutes sortes, esthéticiens, ethnopsychologues » [18], a souhaité mettre en place le congrès de Neuchâtel, dont les objectifs s’opposent à ceux du projet londonien. Il n’est donc pas seulement question de précéder ses adversaires dans la réorganisation de la science de l’homme. Les conceptions des rapports nécessaires entre ses branches s’opposent. Entre le comité londonien qui ne saisit pas la portée du processus de disciplinarisation et vise à renforcer l’unité de la science de l’homme, et Van Gennep qui souhaite au contraire l’accélérer, les positions sont inconciliables.

Le détour par l’international : un marchepied pour faire carrière en France ?

S’il ne fait aucun doute que le congrès de Van Gennep a une visée épistémologique, il ne s’y réduit pas. Il vaut également comme manœuvre tactique dans la carrière de Van Gennep. Le détour par l’international a en effet souvent constitué une ressource décisive pour obtenir des positions scientifiques en contournant les institutions académiques nationales occupées par des savants hostiles [19]. Appliqué au cas du congrès de 1914, il n’est pas impossible que Van Gennep y ait vu l’opportunité d’accroître sa propre valeur sur le marché ethnographique français. Il est en effet en froid avec les deux pôles dominants de la science de l’homme française. D’une part, il se trouve en désaccord avec les durkheimiens. Ceux-ci ambitionnent de faire de l’ethnographie une « science sociologique », laquelle, à terme, intégrera la sociologie [20] ; ils rejettent la méthode historique que Van Gennep juge au contraire complémentaire à la méthode comparative [21] ; ils défendent enfin des positions très différentes de celle de Van Gennep sur la formation des chercheurs de terrain [22]. D’autre part, il s’oppose aux anthropologues de la SAP, lesquels, à l’instar de René Verneau, s’élèvent avec virulence contre le projet de séparation de l’ethnographie et de l’anthropologie physique [23]. Van Gennep occupe donc une position fragile dans le paysage français qu’attestent ses échecs récents à l’École pratique des hautes études et au Collège de France [24]. Pour inverser l’équilibre, un coup d’éclat lui est désormais nécessaire. Réussir à organiser le premier congrès international d’ethnographie, émanciper cette discipline de ses sciences de tutelle, accroîtrait suffisamment ses ressources pour s’imposer définitivement à ses concurrents au sein de la science de l’homme française.

Un congrès à Neuchâtel pour s’y assurer un avenir

Le congrès de 1914 vise également un troisième objectif, à l’échelle locale. Lorsqu’il est nommé professeur d’ethnographie et d’histoire des civilisations en 1912 à la faculté des lettres, l’université de Neuchâtel et l’État de Neuchâtel voient dans ce recrutement une victoire qui confère à cette nouvelle université, fondée en 1909, une place prestigieuse dans le paysage universitaire suisse. Mais les moyens sont limités et il paraît difficile, en dépit du vif intérêt suscité par Van Gennep, de trouver les crédits nécessaires à son engagement : l’ethnographie, est-il rappelé au moment où l’affaire se discute, n’est pas un savoir absolument nécessaire [25]. Il faut donc recourir à un montage financier complexe impliquant des banquiers suisses installés à San Francisco, des particuliers à Neuchâtel et le Musée d’ethnographie de Neuchâtel, pour engager le savant français. S’il est compliqué, ce montage financier est également limité dans le temps : il expirera dès 1914 et c’est alors seulement que le gouvernement cantonal, l’université et la faculté des lettres décideront, en fonction du succès ou de l’échec de son enseignement, de proroger l’engagement de Van Gennep [26].

1914 constitue ainsi également une échéance pour ce dernier. Pour conserver son poste, il a, encore une fois, tout intérêt à frapper un grand coup et le projet de congrès ethnographique, qui répond à ses visées disciplinaires et stratégiques, pourrait bien satisfaire également ce dernier objectif. Faire de Neuchâtel l’un des centres de la science européenne, comme cela était le cas au milieu du XIXe siècle avec des savants de la stature de Louis Agassiz et Édouard Desor, qui y organisa le premier congrès international de préhistoire en 1866 [27], pourrait en effet flatter suffisamment l’orgueil local pour assurer le maintien de son poste. Van Gennep a vu juste. Une semaine après la clôture du congrès, lorsqu’il réclame la stabilisation de son poste à la faculté des lettres, il invoque le succès de son entreprise. L’argument est reçu et son poste est confirmé [28].

Cependant, le prix à payer pour atteindre ce dernier objectif est plus important que Van Gennep ne l’imaginait. Il lui impose en effet de s’allier à différents acteurs locaux pour s’assurer leur appui au congrès mais aussi au renouvellement de son poste. Or ce soutien se négocie, ce qui ne manque pas d’altérer les objectifs initiaux de Van Gennep. D’une part, le concours de ses collègues comme l’égyptologue Gustave Jéquier, le géographe Charles Knapp ou l’archéologue Paul Vouga, lui ouvre un accès aisé aux ressources locales, mais il sert également des intérêts qui diminuent la portée disciplinaire du projet de départ. Pour ces alliés de circonstance, l’organisation d’un tel congrès permettrait de donner « un certain lustre à l’Université [29] » ; en outre les professeurs espèrent que la ville en tirera d’autant plus de profit que Neuchâtel dispose d’excellentes conditions d’accueil (musée d’ethnographie, station palafittique de La Tène) et ils y associent de ce fait les différentes sociétés et institutions savantes de la ville : la Société d’histoire et d’archéologie, la Société des sciences naturelles, la Société de géographie et le Musée d’ethnographie [30]. Et si le soutien de l’université est finalement voté, il a pour contrepartie l’attribution d’un siège à chacune de ces sociétés savantes au comité du congrès [31]. Inopportunément, le soutien local conduit donc à l’éclatement des objectifs initiaux. Alors que Van Gennep souhaite libérer l’ethnographie de la tutelle de la préhistoire et de la géographie, il doit, pour assurer le succès de son congrès et voir son poste de professeur prorogé, s’allier à des préhistoriens et des géographes. Pire : alors que dans de nombreuses publications, il a condamné l’influence regrettable de l’archéologie préhistorique sur l’ethnographie et en particulier le poids accordé aux vestiges matériels, il se voit contraint de collaborer avec le Musée d’ethnographie [32]. Ce sont des alliances qui coûtent cher, mais rapportent peu.

D’autre part, les élites patriciennes neuchâteloises se montrent disposées à participer au financement du congrès qui constitue une question importante [33]. Mais elles ont en vue d’autres objectifs que Van Gennep et souhaitent tirer profit de la tenue du congrès pour valoriser la ville de Neuchâtel. C’est à leurs membres que l’on doit l’importance des mondanités dans le cadre du congrès, parmi lesquelles on peut relever différents spectacles de folklore suisse, une soirée de « chansons de l’ancien temps en costume » et une garden party dans le parc de la résidence des DuPasquier qui clôture le congrès. Cela dit, la dimension mondaine de l’entreprise est sans doute un moindre mal. Plus important est le fait que ces élites patriciennes fixent elles-mêmes, en partie, la date du congrès à la première semaine de juin 1914. Lors de la première séance du comité d’organisation, cette question occupe en effet une partie des débats et elle est tranchée en se fondant sur des critères surprenants. Trois dates sont évoquées : la première, en juin, est jugée particulièrement favorable puisqu’elle assure la présence des érudits locaux et de la bonne société neuchâteloise, mais présente l’inconvénient majeur d’exclure les savants anglais, lesquels, d’expérience, ne se déplacent pas pendant la semaine de la Pentecôte ; la deuxième, en juillet, ne recueille guère de suffrages, car c’est le mois où la bonne société neuchâteloise déserte la ville ; la troisième, enfin, en septembre, est d’emblée écartée car c’est aussi celle du congrès des américanistes à Washington. De manière symptomatique, en retenant la première semaine de juin, le comité tranche donc en faveur de la bonne société locale ; et choisit de tourner le dos aux Anglais [34].

En définitive, c’est un congrès aux aspirations multiples et contradictoires qui se met en place, mêlant celles de Van Gennep à celles des représentants des sociétés et institutions savantes locales : rénover l’organisation de la science de l’homme, en attribuer tout le mérite à Van Gennep et, très pragmatiquement, lui assurer une subsistance après 1914, mais aussi promouvoir la ville et l’université de Neuchâtel dans le paysage académique suisse. L’enchevêtrement de tous ces objectifs ne masque pas cependant l’excellente compréhension des enjeux disciplinaires, internationaux et locaux que Van Gennep avait de son projet. Il en souligne la complexité et signale la multiplicité des obstacles auxquels fait face Van Gennep, tant au niveau local qu’international.

Une difficile mise en œuvre

Avec le congrès de Neuchâtel, Van Gennep tente un coup de force contre une coalition très solide et il n’ignore donc pas que ce type d’opération réclame des alliés sûrs et puissants. Sa maîtrise du champ de la science de l’homme tant en France, en Allemagne, en Angleterre qu’aux États-Unis, qu’attestent ses innombrables comptes rendus dans le Mercure de France [35] semble le placer en position de force pour identifier et s’allier aux acteurs les plus importants de la science de l’homme européenne. Dans la pratique, pourtant, rien n’est si simple. Soit qu’il ne sollicite pas les bonnes personnes ni les bons réseaux, soit que ses tentatives d’alliance ne convainquent pas suffisamment, toujours est-il que Van Gennep se retrouve isolé. Et s’il en est ainsi, c’est que ses choix sont déterminés par son opposition immédiate au congrès londonien plus que par des considérations stratégiques. Ses relations avec les grands pôles de la recherche ethnographique européenne l’attestent.

Négliger les Anglais : une tactique risquée

Arnold Van Gennep salue régulièrement dans sa chronique pour le Mercure de France la situation de l’ethnographie britannique qu’il considère comme l’une des mieux organisées [36]. Non seulement signale-t-il « les admirables monographies de Spencer et Gillen et de Howitt sur les Australiens, de Rivers sur les Todas, de Seligmann sur les Mélanésiens de la Nouvelle-Guinée et sur les Veddas de Ceylan », mais il applaudit aussi à l’institutionnalisation de l’ethnographie anglaise : « […] voici que le ministère des Colonies anglais a créé une catégorie spéciale de fonctionnaires, les Ethnologists in charge ; que le gouvernement de l’Inde a organisé tout un vaste système d’enquêtes, dirigé dans chaque province par un Superintendant of ethnography qui a sous ses ordres des enquêteurs spéciaux ; l’ethnographie est enseignée dans les universités anglaises [37]. »

En dépit de ces jugements favorables, lors de la préparation du congrès de 1914, il n’estime cependant pas nécessaire d’approcher les savants anglais. Pas de tous, du moins. De fait, deux critères dessinent la carte de ses alliances. D’une part, il ne sollicite que les ethnographes qu’il connaît personnellement – et il n’est familier qu’avec ceux d’Oxford [38]. Voilà pourquoi il ne s’adresse ni à Grafton Elliot-Smith, ni à William Rivers, que Van Gennep apprécie pourtant [39]. D’autre part, il refuse de solliciter ceux qu’il nomme les fossoyeurs de l’ethnographie et qui promeuvent, comme Alfred Haddon ou Charles Seligmann, le congrès de Londres. Or ce second critère exclut une bonne partie des ténors de l’anthropologie britannique. Pour faire échec à l’énorme machinerie mise en œuvre en 1912, Van Gennep cherche dès lors le soutien de savants anglais peu reconnus – et donc peu influents. Scott Mefie, à Liverpool, est ainsi sollicité ainsi que différentes personnalités liées à l’organisation coloniale britannique, comme le naturaliste et explorateur Sir Richard Temple, consul au Congo, et Sir Harry Johnston, commissaire en Inde et au Bengale.

En reproduisant ainsi la stratégie qu’il avait mise en place avec des érudits coloniaux dans le cadre français, Van Gennep fait preuve d’une naïveté saisissante, car il semble convaincu que dans le contexte d’une ethnographie britannique beaucoup plus structurée, la présence des uns vaut bien celle des autres. Préférant consacrer son temps à la rédaction d’articles et de comptes rendus plutôt qu’à répondre à l’invitation de Robert Marett à présenter son projet de congrès devant la section « Anthropologie » de la British Academy, il assure Gustave Jéquier qu’il n’aura aucun mal à compenser ce refus par une « lettre bien tapée » à Temple qui préside la section [40]. À dire vrai, il ne s’agit pourtant pas d’aveuglement : Van Gennep est parfaitement lucide. Il sait que les Anglais sont réticents et souligne combien leur absence serait désastreuse, mais juge que même « en admettant la mauvaise humeur de quelques [-uns], il en resterait assez ensuite [41] ». Néanmoins, il ne semble pas comprendre que l’enjeu dépasse celui du nombre des participants. Il peut faire venir autant de Scott Mefie qu’il veut, si les ténors sont absents, le congrès sera un échec. Mais, dans son esprit, leurs positions sont inconciliables avec les siennes, aussi refuse-t-il de négocier avec eux. Ce n’est pas sans conséquence. Ainsi, Marett, le seul Anglais de renom qui avait annoncé sa présence, décide finalement de ne pas venir, sans doute échaudé par le refus de Van Gennep de se rendre à Birmingham l’année précédente. Sa décision illustre l’état d’esprit qui prévaut chez les Anglais et finalement, seuls quatre d’entre eux seront présents : Édouard Naville, genevois plus qu’anglais, et ami de Jéquier qui a été délégué par la Biblical Archaeology Society de Londres, est accompagné par l’archéologue amateur Jamieson Hurry de Reading et deux savants dont on ne connaît que les noms, H. Higgins de Liverpool et J. Griffiths, de Chester. C’est un échec retentissant.

Séduire les Allemands

Du côté allemand, Van Gennep paraît bien plus certain de son fait. Car il semble que le congrès de Londres ne séduise guère les Allemands qui y voient une remise en cause de leur hégémonie par les Anglais et les Français [42]. Simultanément, ils semblent davantage réceptifs que les Anglais aux positions de Van Gennep qu’ils considèrent sans doute comme un allié utile contre l’Entente cordiale. Ainsi, non seulement est-il nommé par Felix von Luschan membre correspondant de la Berliner Gesellschaft für Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte (DGAEU) en 1913, mais il est également invité à présenter le congrès de Neuchâtel devant cette société savante à Nuremberg en août 1913. Par sa faute pourtant, il n’y rencontrera pas un succès très vif. Il a, il est vrai, oublié d’emporter avec lui les talons d’inscription qui auraient permis d’enregistrer les participants. Mais, surtout, il a donné sa conférence en français, devant un parterre de savants allemands perplexes. Et le résultat s’en ressent. Certes il obtient quelques adhésions – et du beau monde : Georg Thilenius, de Hambourg, les Berlinois Eduard Seler et Karl von den Steinen ou encore Karl Weule de Leipzig sont sollicités et feront le voyage de Neuchâtel. Cependant les vrais maîtres de l’anthropologie allemande comme Felix von Luschan, Augustin Krämer, Georg Buschan ou Paul Ehrenreich ne viendront pas. Et c’est une déception, d’autant qu’au bout du compte les effectifs allemands sont maigres. C’est le résultat d’une stratégie contradictoire de Van Gennep. Il souhaite recruter le plus de monde possible, mais simultanément refuse d’agir pragmatiquement et ne noue guère d’alliances de circonstance pour servir son congrès. Certes, il approche les élèves de l’école de Bastian, dont il est pourtant légitime de penser qu’ils sont peu enclins à voir diviser la science de l’homme, mais néglige les contacts avec la nouvelle génération de l’école historique autour de Wilhelm Foy et Fritz Graebner dont il méprise la fétichisation des ethnographica [43]. Cependant, contrairement au cas des Britanniques, Van Gennep juge ici avoir réussi son affaire, ce dont il se réjouit d’autant plus qu’il pense ainsi avoir fait coup double. Car sa stratégie était de séduire les Allemands, pour forcer les Anglais à adhérer sans qu’il ait à les solliciter [44]. Cependant, soit que la participation des Allemands soit trop faible, soit que les Anglais, alliés aux Américains, ne se soucient pas du projet continental, l’effet de levier qu’il imaginait ne fonctionne pas. Si les Allemands sont très peu présents, les Anglais n’apparaissent pas davantage.

Et la France ?

Du côté français, les cartes paraissent a priori mieux distribuées pour Van Gennep. De grands noms sont annoncés : René Verneau, Marcel Mauss, Joseph Deniker. La venue des préhistoriens Joseph Déchelette et Henri Breuil, « qui promet d’amener ses amis personnels [45] », bien qu’elle contrevienne à son idée d’autonomie, est même attendue. En termes institutionnels, également, le succès est là : le musée du Trocadéro est représenté, ainsi que l’École pratique des hautes études, la SAP, l’IEIP de Van Gennep lui-même ainsi que d’innombrables sociétés savantes de province. Mais il ne s’agit là en aucun cas d’alliés sérieux.

Verneau, directeur d’un Trocadéro vieillissant, compte parmi ceux qui s’opposent avec le plus de vigueur au projet de démantèlement de la science de l’homme ; Mauss, le frère ennemi, qui lui a soufflé la place à l’École pratique, et le promoteur de l’école de sociologie, se moquera gentiment de Van Gennep au cours du congrès, en pointant les contradictions d’une institution sécessionniste qui a accueilli, à l’encontre de son propre programme, un très grand nombre de conférences archéologiques [46] ; Deniker, enfin, qui s’oppose depuis longtemps à la partition de l’ethnographie et de l’anthropologie, représente la SAP, dont l’un des membres, Louis Capitan, porte depuis l’origine le projet de 1912. Quant à l’IEIP, dont les quelque deux cents membres pourraient constituer des alliés importants, Van Gennep ne le sollicite pas, non plus que Maurice Delafosse et son réseau d’érudits coloniaux alors qu’il l’avait promis à Jéquier [47]. Il n’en explique pas les raisons, mais il est permis de supposer qu’il considère que ces savants non professionnels sont de faibles renforts pour le combat qui s’annonce, ou que ceux-ci cherchent alors à se faire reconnaître comme africanistes plutôt que comme ethnographes [48]. Certes, en contradiction avec son projet initial, Van Gennep invite également au congrès de nombreuses sociétés françaises de géographie ainsi qu’une multitude de petites sociétés savantes de province, mais il semble encore une fois, qu’à ses yeux, il faut faire nombre – en dépit de l’incohérence de l’ensemble.

Ailleurs, le vide

Derrière ce nombre tout relatif – on compte 300 congressistes – le paysage de l’ethnographie savante que sollicite Van Gennep frappe par quelques absences de marque, qui dessinent sa cartographie personnelle de la discipline. Aucun Belge, aucun Néerlandais, aucun Italien non plus, dont Van Gennep dit qu’ils se joindront plus tard au colloque [49]. Et surtout : aucun représentant des États-Unis. Jamais, dans toute la correspondance de Van Gennep, il n’est fait allusion aux ethnographes d’outre-Atlantique, dont il saluait pourtant l’organisation et leur Bureau of Ethnology [50]. Certes, Franz Boas et Aleš Hrdlička sont dans le camp du congrès de Londres, mais le choix de Van Gennep est d’autant plus incongru qu’il loue les travaux de Boas dans le Mercure de France [51] et qu’il aurait pu s’en faire un allié. Cela dit, l’ignorance est réciproque : aucune revue américaine n’évoque le congrès de Neuchâtel qui n’intéresse, ni n’inquiète les Américains. Il y a fort à parier que Hrdlička n’est pas le seul à penser que le congrès de Neuchâtel est voué à l’échec, comme il le formule dans une correspondance avec Eugène Pittard : « As everywhere, conclut-il, the fittest will survive and I think in this case it will be the Congress which we are preparing [52]. » Même les Suisses qui pourraient servir le projet ne sont pas approchés : le Genevois Eugène Pittard, proche de la Société d’anthropologie et qui rapporte tout à « [Georges] Hervé et à sa clique à Paris [53]», n’est pas personnellement invité, en dépit de son importance croissante dans la science de l’homme internationale, et les cousins Sarasin, qui disposent d’importants appuis aux Pays-Bas, en Allemagne et en Angleterre, ne sont contactés qu’en mai 1914. Au fond, si l’on met de côté ses anciens alliés comme l’ethnographe-missionnaire Henri-Alexandre Junod ou l’égyptologue et ancien camarade d’études Gustave Jéquier, Van Gennep fait ici encore cavalier seul.

Au total, les réseaux ethnographiques internationaux sur lesquels se fonde Van Gennep ne sont ni suffisamment efficaces, ni assez vastes pour assurer un succès à son entreprise. Ils ne disposent d’aucun relais aux États-Unis et de très faibles en Angleterre, n’ont que des soutiens fragiles en France et, si les alliés allemands sont solides, il manque les chefs de file et un large pan des protagonistes. Ce bilan médiocre devient même franchement insuffisant après la guerre, puisque les ethnographes allemands, qui ont adhéré au Manifeste des 93 [54], sont exclus du paysage ethnographique international des années 1920. Si le congrès de 1914 est un succès à l’échelle locale et mondaine, il est surtout un échec sur le plan international et savant. À Neuchâtel, le succès est attesté par les comptes rendus élogieux dans la presse ; mais il se traduit surtout par la titularisation de Van Gennep et la prise en charge de son salaire par l’État, que le succès du congrès autorise la faculté des lettres à solliciter [55].

En termes savants en revanche, le résultat est tout autre. Mis à part les débats sur la nature de l’ethnographie et ses relations avec les disciplines voisines, les conférences ne suscitent guère d’intérêt et surtout manquent de cette unité qui serait si nécessaire à un congrès de fondation. À cet égard, la seule conférence marquante est celle de Karl Weule sur les rapports entre ethnographie et géographie. Mais pour le reste, comme le signale René Verneau, le champ est trop vaste et les interventions trop peu nombreuses et trop dispersées pour produire une quelconque avancée [56]. À titre d’exemple, Georges-Henri Luquet fait un exposé sur les décorations mycéniennes, Charles de Montet tente de lier la psychologie des « primitifs » et celle des psychopathes, et Adolphe Reinach identifie les origines de la fauconnerie. De fait, la trentaine de conférences traitant de l’histoire de l’ethnologie, des rapports entre ethnologie et géographie, d’archéologie et de sciences des religions [57], est bien trop hétéroclite pour que son souvenir ne disparaisse pas rapidement de la mémoire savante [58].

Conclusion

À première vue, ce constat pourrait s’expliquer en invoquant une mauvaise appréciation par Van Gennep du fonctionnement du champ savant et une méconnaissance de l’équilibre des tendances de l’ethnographie contemporaine et de l’usage qu’il pourrait en faire. Même s’il peut lui être reproché d’avoir multiplié les objectifs, il ne fait cependant aucun doute que Van Gennep saisit parfaitement les enjeux de la science de l’homme du début du XXe siècle et que, en dépit de son statut de dissident structurel, il est loin d’être un solitaire [59]. Il dispose donc des ressources institutionnelles et stratégiques pour triompher de ses opposants, mais tout se passe comme s’il ne voulait pas s’en servir pour atteindre ses objectifs ou qu’il les pensait inopérantes.

Pourtant, s’il agit de cette manière, c’est bien qu’il la juge efficace. Comme il l’indique à son éditeur Picard, il juge en effet qu’un « individu arrive toujours plus vite qu’une équipe [60] ». Il a donc de bonnes raisons de privilégier une action singulière plutôt que d’activer ses réseaux. Car, par ailleurs, il estime que le succès vient à celui qui agit le premier. Voilà qui est instructif, car cette conception des chemins qui mènent à la réussite savante s’oppose au moins à deux hypothèses de l’historiographie contemporaine des sciences. D’une part, Claude Blanckaert a montré que l’historiographie, disciplinaire par son objet et disciplinante par sa fonction, sélectionne les individus, les moments, les lieux, qui servent d’ancêtres opératoires, de lieux de mémoire ou de contre-modèles [61]. C’est donc elle qui distribue les bons et les mauvais points et, de ce fait, il est bien plus utile de dominer l’écriture de l’histoire qu’être premier à redessiner un champ. D’autre part, la plupart des historiens des sciences jugent depuis au moins trente ans que le succès s’obtient en agissant collectivement et que, si l’isolement n’interdit pas la réussite, il empêche sa mise en œuvre et sa reconnaissance sociale. Van Gennep ne croit pas à cela.

Ce constat ne doit pas servir à juger les erreurs du passé avec les certitudes que donne l’expérience, ni à « signifier d’un étonnement mêlé de scandale, les contradictions curieuses des auteurs consacrés aujourd’hui encore pour leur avant-gardisme et leur modernité [62] ». Il ne doit pas non plus invalider les hypothèses des historiens des sciences, mais bien plutôt souligner la variation synchronique et diachronique des stratégies savantes. À ce titre, il permet d’expliquer le congrès de 1914 en invoquant, non plus une méconnaissance par Van Gennep du champ savant ou son absence de ressources, mais bien davantage une mutation progressive et inégalement distribuée de ce que les savants identifient comme les instruments du succès.

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[1Cet article a d’abord été publié, sous le même titre, dans Daniel Fabre & Christine Laurière (dir.), Arnold Van Gennep. Du folklore à l’ethnographie, Paris, Éditions du CTHS, 2018, pp. 99-115 (ouvrage épuisé).

[2Voir dans ce volume l’article de Jean-Paul Morel, « Pour un folklore vivant aux racines du peuple. Van Gennep et Henry Poulaille, convergences anarchistes », dans Daniel Fabre & Christine Laurière (dir.), Arnold Van Gennep. Du folklore à l’ethnographie, op.cit., pp. 289-311 et à paraître dans le dossier Van Gennep dans Bérose.

[3Le successeur de Van Gennep est le géographe Charles Knapp, lequel saisit davantage que le folkloriste les enjeux que soulèvent la chaire et le musée d’ethnographie à Neuchâtel. De fait, la mémoire de Van Gennep à Neuchâtel est éclipsée jusqu’aux années 1970, puis se réactive à la faveur du renouveau général qu’il connaît dans le paysage ethnographique et de l’arrivée de Pierre Centlivres et Jacques Hainard à la tête des institutions neuchâteloises de la discipline.

[4P. Centlivres, Ph. Vaucher, 1994, p. 91.

[5E. Sibeud, 2002, p. 206-207. Voir également l’article de Christine Laurière, « L’ethnographie pour raison de vivre : un portrait d’Arnold Van Gennep », Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, Paris, 2021 : https://www.berose.fr/article1899.html

[6Ibid., p. 183.

[7Ibid., p. 155.

[8C. Geertz, 1973, p. 5 sqq.

[9E. Sibeud, 2002, p. 153 sqq.

[10Ibid., p. 160 sqq.

[11A. Van Gennep, 1911, p. 8 sqq.

[12E. Sibeud, 2002, p. 165-166 ; 2004, p. 96.

[13A. Van Gennep, 1914a, p. 26-31.

[14E. Sibeud, 2002, p. 163 sqq.

[15E. Sibeud, 2001, p. 173-174.

[16Il s’agit de l’International Congress of Anthropology qui ne s’était réuni qu’une seule fois, en 1894, et du congrès international d’ethnographie dont la seule session eut lieu en 1900.

[17A. Van Gennep, 1914b, p. 330.

[18A. Van Gennep, 1914b, p. 331-332.

[19M.-A. Kaeser, 2001, p. 216-217.

[20E. Sibeud, 2002, p. 161-162.

[21A. Van Gennep, 1911, p. 12-13.

[22A. Van Gennep, 1914a, E. Sibeud, 2002, p. 211-212, E. Sibeud 2004, p. 93.

[23E. Sibeud, 2002, p. 141 sqq, p. 206-208.

[24Ibid., p. 154.

[25S. Reubi, 2011, p. 243.

[26S. Reubi, 2011, p. 245.

[27M.-A. Kaeser, 2004, p. 341 sqq.

[28S. Reubi, 2011, p. 248.

[29Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN), Procès-verbal du Sénat de l’université, 22.5.1913.

[30Ibidem.

[31MEN, Procès-verbal du Comité général du Congrès, 5.6.1913.

[32Van Gennep, 1914c, p. 21 sqq.

[33MEN, Procès-verbal du Comité général du Congrès, 5.6.1913.

[34MEN, Procès-verbal du Comité général du Congrès, 12.6.1913.

[35E. Sibeud, 2002, p. 157.

[36Ibid.

[37A. Van Gennep, 1911, p. 7.

[38Institut d’ethnologie, Neuchâtel (IE), Lettre de Van Gennep à Gustave Jéquier, 27.8.1913.

[39E. Sibeud, 2002, p. 166-169.

[40IE, Lettre de Van Gennep à Gustave Jéquier, 1.9.1913.

[41IE, Lettre de Van Gennep à Gustave Jéquier, 27.8.1913.

[42En voyant la main des Allemands derrière le projet de Van Gennep, Aleš Hrdlička se trompe. En revanche, son opinion est instructive en ceci qu’elle signale une opposition entre Anglais et Allemands, dont les Français seraient les arbitres, et atteste la puissance encore attribuée à la tradition allemande. Musée ethnographique de Genève (MEG), Lettre de Aleš Hrdlička à Eugène Pittard, 21.6.1913.

[43A. Van Gennep, 1911, p. 21 sqq ; 1914c, p. 25.

[44IE, Lettre de Van Gennep à Gustave Jéquier, 27.8.1913.

[45MEN, Lettre de Van Gennep à Arthur Dubied, 20.7.1913.

[46G. Montandon, 1914.

[47IE, Lettre de Van Gennep à Gustave Jéquier, 27.8.1913.

[48E. Sibeud, 2002, p. 183. L’attaque de Van Gennep contre l’Institut français d’anthropologie, fondé en 1911 et auquel Delafosse vient d’adhérer, signale également que l’alliance est désormais fragile, cf A. Van Gennep 1914b.

[49IE, Lettre de Van Gennep à Gustave Jéquier, 15.9.1913.

[50A. Van Gennep, 1911, p. 7.

[51E. Sibeud, 2002, p. 155.

[52Musée ethnographique de Genève (MEG), Lettre de Aleš Hrdlička à Eugène Pittard, 21.6.1913.

[53IE, Lettre de Van Gennep à Gustave Jéquier, 28.8.1913.

[54Le Manifeste des 93 est un texte signé par 93 savants et intellectuels allemands de très grande réputation (Max Planck, Gustav-Adolf von Harnack, Ernst Haeckel, Wilhelm Röntgen, Paul Ehrlich) et intitulé Aufruf an die Kulturwelt, revendiquant le droit de l’Allemagne à se défendre, contestant sa responsabilité dans le déclenchement de la guerre et réfutant les accusations d’exactions contre la population belge. Compris comme une adhésion sans limite des intellectuels à ce que certains identifiaient à une politique d’hostilité de l’Allemagne, il a conduit à l’exclusion des savants allemands des sociétés savantes françaises et britanniques. A. Gingrich, 2010, p. 369-376.

[55S. Reubi, 2011, p. 247-248.

[56R. Verneau, 1914, 370.

[57W. Deonna, 1914, 188.

[58Cela est d’autant plus vrai que les actes du colloque ne seront jamais publiés et que ne paraissent en tout et pour tout que quatre comptes rendus très partisans : René Verneau dans L’Anthropologie et George Montandon dans le Journal de Genève considèrent l’exercice comme un échec ; Waldemar Deonna, co-organisateur du congrès, dans la Revue d’histoire des religions et Arnold Van Gennep dans le Mercure de France le décrivent comme un succès.

[59D. Fabre, 1992, p. 643.

[60Ibid., p. 657.

[61Cl. Blanckaert, 1995a.

[62Blanckaert, 1995b, p. 23.