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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Sur les pistes de la ruralité brésilienne et portugaise : une biographie intellectuelle de Colette Callier-Boisvert

Sónia Ferreira

Universidade NOVA de Lisboa
CRIA

2022
Pour citer cet article

Ferreira, Sónia, 2022. « Sur les pistes de la ruralité brésilienne et portugaise : une biographie intellectuelle de Colette Callier-Boisvert », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2579.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire de l’anthropologie et archives ethnographiques portugaises (19e-21e siècles) », dirigé par Sónia Vespeira de Almeida (CRIA/NOVA FCSH, Lisbonne) et Rita Ávila Cachado (CIES-IUL, Lisbonne).

Colette Callier-Boisvert, ethnologue [1] française née le 21 décembre 1938 à Bangui en République Centrafricaine, a contribué de façon marquante à l’histoire de l’anthropologie portugaise. Sa recherche, débutée dans les années 1960 dans la région du Haut-Minho, pose des questions innovantes sur la mobilité (les migrations), le genre (le rôle des femmes dans la sphère sociale et politique) et les évolutions sociales [2].

L’auteure a commencé ses études supérieures en langues et civilisations ibériques à l’Université d’Aix-en-Provence et en ethnologie à la Faculté de Lettres et Sciences humaines de l’Université de Paris (Musée de l’Homme). En 1965, sous la direction de Roger Bastide, elle soutient une thèse de doctorat à la Sorbonne intitulée « La migrante d’origine rurale à Recife, Brésil », qui inaugure un cycle de recherche qui s’étendra sur un demi-siècle.

Sa carrière académique se partage entre deux grands terrains de recherche : le Brésil (et plus précisément le Pernambouc, comprenant Recife et la zone de l’Agreste) et le Portugal (avec la région du Haut-Minho). Sur les conseils de son directeur de recherche Roger Bastide, elle choisit en 1962 le Portugal comme premier terrain, afin de se familiariser avec la pratique ethnographique. Son passage par le Portugal s’avérera très important. Consolidé par trente années de visites intermittentes, ce terrain sera développé en parallèle avec sa recherche au Brésil. Il convient de souligner que ces deux aires géographiques ne sont pas totalement séparées dans les réflexions critiques de Callier-Boisvert, qui mentionne comment la ruralité portugaise « [lui] a permis de voir le nord-est du Brésil avec un regard déjà formé aux réalités lusitaniennes » (1999 : 12). En réalité, les deux terrains coexistent, lui permettant de croiser les réflexions comme les thématiques abordées (mobilité, parenté, changement social, etc.).

Au Brésil, dès 1963, sa recherche s’est portée sur le nord-est du pays – Recife et l’Agreste de Pernambouc – avec un accent porté sur des thématiques comme les migrations depuis les régions rurales et les dynamiques urbaines dans les villes de petite taille. Elle y a analysé, entre autres, les systèmes du caciquisme et du clientélisme, la place des femmes au niveau social et politique, ainsi que la solidarité et la stigmatisation dans les relations sociales. Dans les années 2000, Callier-Boisvert poursuit sa recherche au Brésil, dans une réflexion continue sur le dynamisme des modes de sociabilité dans une société rurale de l’intérieur de Pernambouc (Agrestina), sa dernière visite sur le terrain datant de 2017.

Au Portugal, elle s’est consacrée à l’étude des communautés rurales, en particulier à Soajo (Haut-Minho), une paroisse sur laquelle elle a produit Soajo, entre migration et mémoire. Études sur une société agro-pastorale à l’identité rénovée (1999) [3], une de ses œuvres les plus marquantes. Bien que centré sur un seul village, cet ouvrage n’est pas considéré par son auteure comme ayant un caractère monographique, d’une part parce qu’il n’est pas guidée par une approche holistique, et d’autre part, parce qu’il ne s’agit pas d’un texte qui revisite un terrain précédemment [4] :

Je préfère proposer cet ouvrage composite, fait d’apports successifs, comme un essai sur la dynamique d’une micro-société centré sur l’analyse d’un certain nombre de questions. La dimension monographique vient « après coup », en raison de l’unicité de l’objet d’étude et non pas de l’exhaustivité de l’approche (1999 : 15).

Cette distanciation d’avec la monographie de revisite est aussi due au caractère multiple de ses rencontres avec le terrain qui, reposant sur quarante ans d’observation, ont produit des questionnements thématiques et des positionnements épistémologiques qui se sont inévitablement accumulés.

Sur le plan méthodologique, Callier-Boisvert situe sa démarche entre une « ethnologie du proche » et une « ethnologie de l’exotique », combinant une approche intensive des lieux et de leurs habitants avec son statut d’étrangère. Elle effectue des séjours prolongés sur le terrain, proches de la pratique ethnographique « classique » au sens de Bronisław Malinowski (1884-1942), mais développe en parallèle, tant dans le contexte portugais que brésilien, une importante approche d’anthropologie historique, avec une recherche intensive dans les archives. Au Brésil, elle analyse la place des femmes au début de la colonisation à travers la correspondance des missionnaires jésuites (1994a, 1998), ainsi que la classification et la dénomination des gentils [5] (2000a, 2000b). À Soajo, les recherches dans les archives paroissiales (1988, 1994b) donnent lieu à une série de réflexions dans le domaine de la parenté, notamment sur le taux d’enfants illégitimes comme indicateur de hiérarchies de genre, ou sur le calendrier matrimonial comme révélateur de l’évolution des comportements par rapport au mariage. Ces textes, en introduisant une dimension comparative avec d’autres contextes (Grèce, France), insèrent le propos de l’auteure dans une anthropologie européenne des sociétés paysannes.

Les recherches de Callier-Boisvert s’inscrivent largement dans le mouvement de renouvellement de la tradition folkloriste française [6], actualisant, dans le sillage des travaux de Marcel Maget [7], le regard anthropologique sur les communautés paysannes. Cependant, contrairement à ce que l’on observe chez Callier-Boisvert, à partir des années 1960, l’orientation privilégiée de ces études concernait des lieux situés dans la campagne française profonde, inversant le mouvement centrifuge précédent [8]. Dans ce contexte, l’influence du structuralisme imposera une analyse particulièrement soucieuse du rituel ou de la parenté, qui est visible dans l’œuvre de Callier-Boisvert, par exemple dans un article tel que « Remarques sur le système de parenté et sur la famille au Portugal » (1968). Traitant un objet privilégié de l’ethnologie française de cette période (Chiva 2007 : 105), son analyse lui permet également d’insérer des variables comme la vie économique et politique, l’organisation du travail et la technologie.

Le Brésil de l’Agreste. Genre, clientélisme, pouvoir

Dans les années 1960, l’exode rural vers les grands centres urbains est une réalité qui n’échappe pas aux sciences sociales brésiliennes, et le travail de Callier-Boisvert s’inscrit dans ce courant, comme elle le mentionne elle-même : « Je me suis inscrite en 1963 dans la continuité de ces études qui avaient démontré la prédominance des femmes dans l’exode rural, en consacrant ma première recherche à l’intégration des migrantes vivant à Recife dans différents quartiers. » (2014 : 151). Ce travail a mis en évidence un double mouvement d’assimilation : une suburbanisation des migrants dans les zones centrales (marais) et périphériques (collines) et une ruralisation de la ville, surtout dans sa périphérie. C’est à partir de cette étude qu’est né son intérêt pour la zone de l’Agreste, région d’origine d’une partie des femmes qu’elle a interviewées. De la même façon que pour le terrain portugais, le modèle d’étude des communautés rurales s’est imposé dans ce contexte, auquel se sont ajoutées des discussions théoriques et des études de cas sur les « paysans » en Amérique latine. Rappelons que sa formation à l’Institut d’Ethnologie de Paris s’inscrivait dans une perspective américaniste, en associant une formation en sociologie rurale et études de parenté de façon manifeste dans sa production scientifique.

Le choix de la région de l’Agreste, et en particulier de la commune d’Agrestina, s’explique par la nécessité de combler une invisibilité « académique », alors que la zone de la Mata et du Sertão faisaient l’objet d’études constantes de la part des chercheurs en sciences sociales. Avec la commune d’Agrestina, sans originalité apparente, elle trouve un espace social représentatif de la région : les trois quarts de la population sont des petits propriétaires pratiquant la polyculture et l’élevage de bétail, tandis que les résidents de la zone urbaine sont de petits commerçants, des prestataires de services ou des artisans.

La problématique initiale était centrée sur l’examen des structures du pouvoir local, en analysant, entre autres, les sociabilités familiales – dans l’espace urbain comme rural – et en cherchant à comprendre la pertinence de la distinction urbain/rural dans l’analyse des relations sociales. Approche qu’elle abandonnera plus tard, en raison du manque de pertinence de cette différenciation. En réalité, l’espace social était divisé non pas à partir de la dichotomie urbain/rural, mais par les figures des familles des élites locales qui se partageaient entre elles le soutien et la soumission de la population, un clivage qui, à cette époque, traversait tous les aspects de la vie sociale de la communauté d’Agrestina, et qui posait des défis particuliers à l’observateur :

Afin de ne pas marquer de préférence, je multipliais les contacts avec les familles des deux bords, sans pouvoir échapper à la surveillance comptable de mes relations. Mon statut d’étrangère et d’ethnologue me conférait une certaine liberté pour passer de l’un à l’autre (2014 : 159).

À partir des années 1990, Callier-Boisvert centre sa recherche brésilienne sur trois thèmes portant sur les transformations de l’environnement urbain : 1/ la situation des femmes, 2/ les structures de pouvoir local et 3/ le développement urbain. Ses réflexions sur le genre jouaient déjà un rôle majeur dans son travail au Portugal. Ce sera également le cas au Brésil, où le rôle de la femme dans la société de l’Agreste constituera une réflexion centrale dans son travail. Celui-ci se concentrera non seulement sur les questions familiales (organisation, hiérarchie, gestion de la fécondité), mais aussi sur la place des femmes dans l’espace public et dans la politique locale. En analysant les relations de clientélisme à partir des années 2000 (2014), Callier-Boisvert est tout particulièrement attentive à la production historiographique de divers chercheurs brésiliens en sciences sociales dans ce domaine, tels que Maria Isaura Pereira de Queiroz, Raymundo Faoro, Marcos Vinicios Vilaça ou Roberto Cavalcanti de Albuquerque. Cette question sera au centre de ses derniers séjours de terrain (en 2002 et 2004), pendant lesquels elle analysera non seulement les relations de clientélisme, mais aussi les rôles de genre, notamment la mobilisation des femmes lors des élections municipales de 2004.

Dans un récent article résumant le déroulement de sa recherche au Brésil, Callier-Boisvert conclut de manière autoréflexive : « Comment mettre fin à une recherche si étendue dans le temps, quand chaque retour conduit à des rebondissements dans le questionnement et l’interprétation ? » (2014 : 170).

Le Portugal du Haut-Minho : genre, migrations et patrimoine

Outre l’ouvrage sur Soajo déjà cité, les recherches entamées au Portugal dans les années 1960 donneront lieu à un ensemble important de publications. Comme par exemple l’article « Soajo. Une communauté féminine rurale de l’Alto Minho » (1966) ou des articles généralistes sur les études rurales au Portugal, notamment « La vie rurale au Portugal. Panorama des travaux en langue portugaise » (1967), un texte de synthèse assez exhaustif qui cherche à donner une visibilité à la production portugaise dans ce domaine. Plus tard, Callier-Boisvert revient sur Soajo (1994a, 1994c, 1994d, 1996) dans des textes qui abordent l’organisation communautaire, ainsi que la propriété et la gestion des biens, notamment à travers l’analyse des systèmes d’irrigation. Dans ce contexte, elle produit d’importants documents visuels, au nombre desquels on compte deux films ethnographiques intitulés « Trabalhos colectivos e regadio : a limpeza das poças e dos regos em Soajo, Alto Minho » (77 min) en 1993 et « As Maias de 94, cavadas e lavradas em Soajo » (119 min) en 1994, ainsi qu’un ensemble considérable de photographies. En plus de cette recherche, qui occupe une place majeure dans sa production sur la ruralité portugaise, il convient de souligner d’autres contributions sur des thèmes religieux, comme le Pèlerinage de São Bartolomeu do Mar (« Survivances d’un bain sacré au Portugal », 1969) ou la fête de São Martinho (« À propos de la Saint-Martin, fête de transition », 1989).

En termes chronologiques, les premiers terrains de Callier-Boisvert au Portugal ont eu lieu entre 1962 et 1964, pour être repris vingt-trois ans plus tard, en 1987, et durer jusqu’en 1998. Son éloignement physique du Portugal pendant les années 1970 ne correspond en rien à un éloignement du contexte portugais. En effet, à partir de 1973, elle renoue « le contact avec la paysannerie portugaise » (1999 : 12) en produisant des recherches sur des familles de la région de Poitiers provenant du nord du Portugal, à savoir du Minho (Callier-Boisvert & Brettell 1977 ; Callier-Boisvert 1978, 1981, 1987). En France, Callier-Boisvert a aussi coordonné le groupe, formé en 1987, d’anthropologues spécialistes de l’anthropologie portugaise qui intègre le Centre d’études portugaises de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, dirigé à l’époque par Jean Aubin. Le groupe encourage des sessions universitaires, promeut des publications et organise des rencontres scientifiques, comme le colloque « Ethnologie du Portugal : Unité et Diversité » qui s’est tenu en 1992 et qui donnera lieu à une publication marquante (Callier-Boisvert 1994e). C’est dans ce contexte que Callier-Boisvert reprend son étude de terrain au Portugal, dans le Haut-Minho, entre 1987 et 1998, après plus de vingt ans d’absence.

Pour l’histoire de l’anthropologie portugaise, l’œuvre de Colette Callier-Boisvert s’insère dans le groupe des « étrangers » (Leal 2006), c’est-à-dire des auteurs qui ont produit des lectures anthropologiques de la réalité portugaise, s’écartant de celles réalisées dans le pays jusqu’alors. Ces dernières étaient fortement marquées par l’idée de culture populaire (à caractère rural) et d’identité nationale, un binôme analytique qui marqua la discipline au Portugal du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1970. Jusqu’à cette période, comme le mentionnent Brian O’Neill et Joaquim Pais de Brito, le « Portugal est resté relativement périphérique dans le domaine de la recherche anthropologique » (1991 : 12). Le travail de Callier-Boisvert intervient précisément dans ce contexte de renouvellement de la discipline, où commencent à apparaître quelques recherches isolées menées par des auteurs internationaux [9] ou par des Portugais effectuant une formation académique avancée à l’étranger. Simultanément et avec un caractère plus institutionnel, se développe le travail du Centro de Estudos de Etnologia Peninsular, dont la figure de proue est Jorge Dias.

Callier-Boisvert, tout comme les autres « étrangers » ou « assimilés » (Leal 2006), ouvre la réalité portugaise à des comparaisons analytiques indispensables pour comprendre son insertion dans des régions culturelles et dans des processus sociaux plus larges. En établissant des comparaisons entre le Portugal et la réalité rurale de l’Europe occidentale, et notamment de la France, elle montre la particularité de la réalité portugaise qui se présente, pour ces auteurs « étrangers », comme un vrai laboratoire. Dans les années 1960, elle considère qu’il est possible d’observer des processus qui ont déjà eu lieu dans d’autres sociétés paysannes européennes, comme les phénomènes migratoires, l’exode rural et les processus de modernisation et/ou de patrimonialisation qui, dans le contexte portugais, se sont développés rapidement et massivement, rapprochant les villes et les villages portugais de leurs homologues européens en seulement trois décennies.

Dans le domaine spécifique des migrations et du genre, trois femmes, anthropologues et étrangères, laisseront un héritage important pour l’histoire de l’anthropologie portugaise. Il s’agit de Colette Callier-Boisvert (France), Caroline Brettell [10] (1986 [11]) (Canada/États-Unis) et Sally Cole [12] (1971) (Canada), les deux premières ayant co-écrit un texte (1977) sur l’immigration portugaise en France. La question migratoire aura une importance particulière dans le travail de Callier-Boisvert sur Soajo, à savoir la manière dont elle a renforcé le poids économique et social des femmes dans la vie du village, provoquant des changements dans les structures économiques et sociales. L’émigration a constitué un facteur structurant de la communauté rurale, et la lecture de Callier-Boisvert a offert un regard approfondi sur les implications de ce phénomène dans les changements des rôles selon le genre, révélant une préoccupation pour des questions qui ne sont pas toujours présentes dans les monographies de cette période. Son œuvre aborde et souligne deux vecteurs analytiques peu considérés dans ce type d’études : a) les relations de genre, et notamment l’évolution du rôle des femmes dans ces contextes et b) l’émigration comme une réalité qui déclenche des processus de mutation sociale.

Les processus migratoires sont assez anciens à Soajo, avec des migrations internes vers des centres urbains comme Lisbonne, l’émigration transatlantique (Brésil, Venezuela, États-Unis et Canada), et plus tard européenne (France et Suisse). Dans son ouvrage sur Soajo (1999), l’auteure présente un cadre chronologique qui organise les flux migratoires non seulement par phases (trois générations – 1880-1930, 1940-1970, après 1970) mais aussi par destinations, parmi lesquelles figurent, outre les pays précités, l’Australie et la Nouvelle-Calédonie après la Seconde Guerre mondiale, Cuba comme porte d’entrée vers les États-Unis via le Brésil entre les années 1940 et 1970, ou Andorre après les années 1970. Le cadre présenté par l’auteure nous donne l’opportunité de saisir non seulement quelles étaient les destinations directes, mais aussi les circuits plus complexes, où les migrants traversaient des pays et des continents en différentes étapes, ce qui permet, à partir d’une micro-échelle, de comprendre les tendances plus larges de l’histoire de l’émigration portugaise. L’auteure questionne également les concepts et thèmes clés de l’anthropologie de la migration : résidents/non-résidents, émigration de retour et multi-localité, foyer/domicile, participation à la vie politique et construction de la citoyenneté, mémoire et construction du lieu, transferts de fonds et acquisition de biens matériels.

L’importance de Soajo

En raison de l’importance que le travail sur Soajo (1999, 2004) revêt dans la production de l’auteure, il convient de l’analyser plus en détail. La publication de 1999 est un recueil d’articles parus sur une trentaine d’années, entre 1966 et 1996, dont certains ont été publiés à l’origine en portugais, traduits et révisés pour cet ouvrage. D’autres articles sont inédits. Selon les termes de l’auteure : « Cet ouvrage est un recueil d’études, fruit d’une observation de “longue durée” pour la discipline ethnologique » (1999 : 9). Les terrains de recherche s’étant déroulés entre 1962 et 1998, l’ouvrage suit non seulement l’évolution chronologique des thèmes abordées, mais aussi les changements survenus sur le lieu même de l’analyse :

Ce qui m’avait frappée en 1962 était la nette prédominance des femmes dans la population soajeira, en raison de l’émigration massive des hommes et des jeunes gens, mouvement précoce dans cette région frontalière du nord-ouest du Portugal par rapport à l’ensemble du pays, qui devait connaître le même phénomène 5 à 10 ans plus tard. [...] À mon retour sur le terrain, j’ai repris cette problématique axée sur la femme, en focalisant mon étude sur le thème des mères célibataires et des enfants illégitimes, qui connaissait une certaine vogue dans le champ anthropologique. Cependant, les recherches entreprises à partir de 1987 sont orientées essentiellement vers l’examen des changements que j’ai pu observer dans cette communauté, et plus spécialement dans les relations qu’elle entretient avec son environnement (1999 : 13).

Le choix de Soajo comme terrain de recherche se justifie par l’intérêt que l’auteure a déjà porté aux questions de migrations et d’exode rural. Le village lui est signalé par son ancien professeur José da Silva Terra (Université d’Aix-en- Provence) car c’est un lieu qui, depuis 1962, présente un important flux migratoire vers la France, anticipant un mouvement qui s’étendra ensuite massivement. Ces textes révèlent ainsi la relation de longue date de l’auteure avec le terrain en question et permettent de mettre en lumière non seulement les changements opérés sur le terrain, mais aussi les hypothèses analytiques et les intérêts thématiques. Des années 1960 à 1998, l’ouvrage met en évidence trois thèmes : 1) la question démographique comme fil conducteur de la thématique de l’émigration, celle-ci étant le résultat et le catalyseur du changement social en transformant la stratification sociale et les rapports de genre ; 2) l’articulation entre communautaire/privé et entre individuel/collectif comme échelles de construction sociale et la relation entre organisation sociale et configuration territoriale, à travers l’analyse des usages distincts des terres privées et communales, la transmission des droits, l’évolution du statut de la propriété et des systèmes d’irrigation ; 3) les processus identitaires en situation de changement. Ces derniers sont liés au processus de patrimonialisation du village, à travers son intégration dans le Parc National de Peneda-Gerês et la valorisation du soi-disant « patrimoine régional traditionnel ». L’ouvrage intègre des réflexions contemporaines sur les processus de reconfiguration identitaire associés à la patrimonialisation et à la touristification des zones rurales, comme, par exemple, les nouveaux usages de la tradition et les thèmes du développement durable et de la protection et valorisation du patrimoine culturel. À la fin des années 1990, l’auteure en arrive à questionner la réalité locale et son caractère « rural » : « Est-ce encore une société agrosylvopastorale qui s’offre à la curiosité des touristes ? » (1999 : 218).

Tout au long de l’ouvrage, Callier-Boisvert insère continuellement son ethnographie et ses réflexions dans l’ensemble plus vaste des œuvres et des auteurs qui, tant dans le passé que dans le présent, travaillent sur la réalité portugaise. L’ouvrage entre en dialogue permanent avec les anthropologues qui constituent l’histoire de la discipline au Portugal [13], mais aussi avec ses contemporains, comme João de Pina Cabral, Joaquim Pais de Brito ou Brian O’Neill. À commencer par la caractérisation même du village :

Soajo est en effet un de ces villages communautaires-types qui ont servi un certain discours ethnologique, et ont déclenché un effet miroir dans la production de l’identité soajeira qui n’est pas sans rappeler celui, paradigmatique, étudié à Rio de Onor par Joaquim Pais de Brito (1996, op. cit.) (1999 : 21).

En s’insérant dans l’histoire de l’anthropologie portugaise par l’intérêt qu’elle a montré pour une étude de la communauté avec des caractéristiques jusqu’alors mises en évidence par les travaux antérieurs de Jorge Dias (Vilarinho da Furna (1948) et Rio do Onor (1953)), actualisées par des auteurs qui ont modernisé le domaine (José Cutileiro, João de Pina Cabral, Joaquim Pais de Brito ou Brian O’Neill), Colette Callier-Boisvert apporte une double perspective qui non seulement accentue le rôle des mobilités comme facteurs de changement, mais aussi féminise la ruralité portugaise en montrant la place centrale et singulière occupée par les femmes de Soajo dans la gestion de la famille, du territoire et de la communauté.

En ayant contribué de façon significative à l’histoire de l’anthropologie portugaise, il ne faut pas oublier cette œuvre qui enrichit également l’anthropologie française, dans son renouvellement de l’analyse de la ruralité, ainsi que l’anthropologie brésilienne, avec ses études sur les paysans d’Amérique latine. Parallèlement, le fait d’avoir abordé de façon systématique et durable les questions de genre, les systèmes de parenté, les structures politiques, les migrations et les technologies agricoles lui confère une portée remarquable.

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O’Neill Brian & Joaquim Pais de Brito 1991. « Prefácio », in Brian O’Neill & Joaquim Pais de Brito (dir.), Lugares de Aqui. Actas do Seminário “Terrenos Portugueses”, Lisbonne, Publicações D. Quixote, p. 11-26.

Pais de Brito Joaquim, 1996. Retrato de Aldeia com Espelho. Ensaio sobre Rio de Onor, Lisbonne, Dom Quixote.

Weber Florence, 2014. « Marcel Maget, le folklore et la Corporation paysanne. Archiver, publier, enquêter de 1935 à 1944 », in Jacqueline Christophe, Denis-Michel Boëll & Régis Meyran (dir.), Du Folklore à l’ethnologie, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de L’homme, p. 231-253.




[1Sur la différence entre le terme « ethnologue » et « anthropologue » dans le contexte français, voir Macdonald (2008).

[2Recherche financée par des fonds du gouvernement portugais grâce à une dotation de la Fondation pour la science et la technologie (Fundação para a Ciência e a Tecnologia), dans le cadre de la réglementation transitoire (Norma Transitória) DL57/2016/CP1349/CT0007.

[3L’ouvrage est publié en français en 1999, et en portugais en 2004 (dans une version augmenté.

[4Comme, par exemple, l’œuvre de Joaquim Pais de Brito (1996) sur Rio de Onor.

[5Terme d’origine théologique qui, dans le contexte de la colonisation portugaise du Brésil, faisait référence aux premiers habitants du territoire colonisé. Callier-Boisvert analysera l’utilisation et l’évolution du terme dans ce contexte.

[6Dont il faut remarquer « les enquêtes du musée national des Arts et Traditions populaires (les Atp), créé en 1956 par Georges Henri Rivière, et du Centre de recherches collectives, animé par Lucien Febvre et André Varagnac » (Chiva 2007 : 103).

[7Marcel Maget (1909-1994), collaborateur de Georges Henri Rivière, a dirigé entre 1948 et 1962 le Laboratoire d’Ethnologie Française du Musée National des Arts et Traditions Populaires (MNATP). Son travail s’est surtout porté sur les sociétés paysannes en France, et il a contribué autant à l’approche empirique qu’à la terminologie utilisée (« ethnographie métropolitaine », « ethnographie française ») pour la consolidation de l’ethnologie française moderne dans la période de l’après-guerre. Pour des informations plus détaillées, consulter Weber (2014).

[8« L’ethnologie française a littéralement dédaigné pendant longtemps les sociétés rurales de ce pays. La force même de l’école ethnologique, son mouvement centrifuge expliquent pour partie seulement cet état de fait, mais plus encore le postulat selon lequel, pour pouvoir comprendre les sociétés, il fallait les choisir aussi différentes que possible de la culture de l’observateur » (Chiva 2007 : 103).

[9À l’exception de Colette Callier-Boisvert, la présence de chercheurs français est pratiquement inexistante.

[10Caroline Brettell a travaillé tout au long de sa carrière principalement sur les migrations, avec un regard centré notamment sur les questions de genre. Sur l’immigration portugaise, elle a travaillé en France (Paris) et au Canada (Toronto), produisant des ouvrages comparatifs intéressants.

[11Édition nord-américaine. L’édition et la traduction portugaises sont de 1991.

[12Édition nord-américaine. L’édition et la traduction portugaises sont de 1994. La carrière de Sally Cole a été marquée par des travaux dans le domaine de l’anthropologie féministe, ayant pour terrain le Portugal, le Brésil et le Canada.

[13Apparaît plus d’une fois le voyage de Leite de Vasconcelos à Soajo et le partage de ce « terrain ethnographique » : « Il est, toutefois, intéressant de voir quelles sont les images qui nous restent de cette superposition de visions différentes au cours d’un siècle d’observation, de 1882, date de l’“excursion à Soajo” de José Leite de Vasconcelos jusqu’à mon plus récent séjour de 1987 » (1999 : 61).