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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Romania. Historique

Claudine Gauthier

IIAC-LAHIC, Université de Bordeaux

2008
Pour citer cet article

Gauthier, Claudine, 2008. « Romania. Historique », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article256.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Réseaux, revues et sociétés savantes en France et en Europe (1870-1920) », dirigé par Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) et Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages).

Après avoir fondé, en 1866, la Revue critique, qui constituait déjà une innovation, Gaston Paris et Paul Meyer décident de créer ensemble une nouvelle revue, tout aussi novatrice en France, dédiée cette fois à la philologie des langues romanes, et plus particulièrement à la période médiévale. En effet, l’étude scientifique de la littérature médiévale est, comme celle des langues celtiques, un domaine encore nouveau dans ce pays. Les fondateurs de Romania appartiennent à la première génération de médiévistes ayant reçu une formation institutionnalisée. L’homme qui est parvenu à faire créer la première chaire d’études médiévales en France, à peine quelques décennies auparavant, Paulin Paris, le père de Gaston, était un autodidacte. Mais la création d’une chaire de littérature médiévale au Collège de France puis d’une autre, à l’École pratique des hautes études, ne parviennent pas à briser les fortes oppositions que rencontre ce domaine d’études dans certains milieux. Les classicistes, comme Bernard Jullien ou Brunetière, cherchent en effet à présenter les médiévistes littéraires comme les tenants d’un courant idéologique dont le but ultime serait la perte morale de la France par la décomposition de son identité nationale. La philologie romane est ainsi associée au mouvement de décadence dont on dit alors qu’il caractérise la France de la fin du XIXe siècle [1].

Le prospectus de cette revue, créée au lendemain de la guerre de 1870, précise que si le conflit franco-allemand en a retardé la parution, l’idée de sa création lui a pourtant été antérieure. Cette guerre n’a fait qu’affermir la volonté des fondateurs de Romania en leur faisant prendre conscience que la France, par la Révolution, a subi une rupture trop brusque et trop radicale avec son passé, et que c’est justement cette ignorance des véritables traditions française, l’« indifférence générale de notre pays pour son histoire intellectuelle et morale » qui doivent être comptées « parmi les causes qui ont amené nos désastres [2] ». Ainsi derrière un travail, avant tout, scientifique Romania se donne également pour but l’accomplissement d’une œuvre nationale, dont le devoir est dicté par une réflexion sur le déroulement du récent conflit franco-allemand. Ses fondateurs souhaitent ainsi substituer « aux vaines préventions qui nous ont fait tant de tort » la pratique d’une science rigoureuse et impartiale car, « pour les peuples comme pour les individus, le premier mot de la sagesse, la première condition de toute activité raisonnée, la base de la vraie dignité et du développement normal, c’est encore le vieil axiome : connais-toi toi-même [3] ». La France est donc destinée à occuper la première place dans cette revue mais elle n’en a pas l’exclusivité ; c’est l’ensemble des langues et littératures romanes qu’elle entend considérer. Tout comme pour La Revue Celtique, les fondateurs de Romania espèrent, au travers de leur revue, parvenir à établir un lien entre les différents savants européens.

Le nom de Romania a été donné à ce recueil car il représente un calque parfait à celui de Germania – revue allemande consacrée aux antiquités littéraires germaniques. Gaston Paris et Paul Meyer entendent donc faire pour les nations romanes l’équivalent de ce que Germania a fait pour les nations germaniques [4]. Un long article, en ouverture du premier numéro de la revue, précise au lecteur ce que ses fondateurs entendent par le mot « Romania ». Leur Romania exprime la fusion complète des peuples par Rome, en une seule nation opposée aux Barbares qui les entourent. Elle constitue l’ensemble de la civilisation et de la société romaine. Elle n’a donc pas pour base une communauté de races car, contrairement à l’unité germanique ou slave, « c’est sur le sacrifice de la nationalité propre et originelle que repose l’unité des peuples romans [5] ». Romania est donc un produit tout historique qui désigne la fusion des races par la civilisation. Le Moyen Âge, chez les peuples romans, a signifié une lutte perpétuelle entre la tradition gréco-romaine et des tendances nouvelles de la société provenant des conquêtes allemandes. Les Allemands ont ainsi adopté en grande partie les idées, mœurs et institutions romaines tandis que les pays romans, et particulièrement la France, subissaient l’influence germanique. Aussi, Gaston Paris n’hésite-t-il pas à dire que l’Europe de son temps ne constitue qu’une autre forme de l’empire romain restauré par Charlemagne [6]. La fraternité des différentes nations romanes concerne l’histoire de leur littérature, comme celle de leurs langues. Il estime donc que le sentiment d’individualité qui a fini par se constituer pour chacune d’entre elles ne doit pas obérer la communauté profonde de leurs langues et de leurs littératures, communauté dont il souhaite provoquer une reviviscence durable, basée sur un intérêt tout scientifique, au travers de sa revue [7].

Initialement, il a été prévu que la revue soit consacrée à la période ancienne des langues et littératures néo-latines, les études que Romania est destinée à accueillir ne devant pas dépasser, sauf rare exception, la Renaissance ou la Réforme. Mais, une fois délimité le cadre chronologique, le genre des études qui doit composer la revue est défini comme « le plus divers » conformément à l’épigraphe de Wace, choisie pour devise :

« Pur remenbrer des ancessurs
Les diz e les faiz e les murs [8] »

Mais les fondateurs de cette revue établissent, dès le prospectus, deux exceptions aux règles chronologiques qu’ils se sont fixées : l’étude des patois modernes et celle de la littérature populaire. Ils affirment que Romania connaîtra pour ces études « un intérêt spécial et durable ». Un appel est d’ailleurs lancé alors pour recueillir, dans tous les pays romans, les contes, légendes et chansons du peuple. Ils souhaitent publier à ce sujet tant « des textes sincères » que les études auxquelles ils donneront lieu [9].

Les orientations scientifiques de cette nouvelle revue, si elles sont inédites en France, ne le sont pourtant pas à l’échelle européenne. Le Jahrbuch für Romanische und englische literatur a déjà adopté, en Allemagne, une ligne éditoriale similaire. Mais il semble aux deux jeunes fondateurs de la Romania que le centre des études romanes doit être situé en France plutôt qu’en Allemagne. De plus, ils estiment également qu’il existe désormais un public suffisant pour qu’il soit possible d’accueillir une telle publication à côté du Jahrbuch. D’autre part, il existe déjà, également, La revue des langues romanes de Montpellier, mais elle est davantage orientée vers l’étude de la langue d’Oc et de sa littérature.

Même si, à l’origine, Romania doit considérer la période ancienne de la littérature et des langues néo-latines, très rapidement, ses intérêts se concentrent manifestement sur le Moyen Âge, réduisant ainsi considérablement le champ scientifique qu’on avait d’abord voulu circonscrire pour elle. Toutefois, ce n’est que tardivement qu’elle renoncera aux deux exceptions qu’elle s’était fixée dès ses débuts : l’étude des patois et de la littérature populaire. Et, même, une étude exhaustive de Romania, depuis sa création jusqu’au lendemain de la première guerre mondiale, permet de suivre fidèlement l’ensemble du processus d’autonomisation du folklore en France par rapport à la philologie, science dont il est issu.




[1Bahler, Ursula, Gaston Paris et la philologie romane, pp. 346-348.

[2Romania, 1872, p. 1.

[3Ibid.

[4Ibid., p. 2.

[5Paris, Gaston, « Romani, Romania, lingua romana, romancium », Romania, 1872, p. 20.

[6Id., ibid., p. 21.

[7Id., ibid., p. 22.

[8« pour rappeler les dits et les faits et les mœurs des ancêtres » (traduction de Claude Thomasset).

[9Romania, 1972, pp. 2-4.