Raimundo Nina Rodrigues (1862-1906) – plus connu sous le nom de Nina Rodrigues – est né dans l’état du Maranhão. Après avoir suivi des études de médecine à Salvador (Bahia) et à Rio de Janeiro, il s’est installé à Salvador comme professeur à la Faculté de médecine de Bahia [1]. Il y a occupé notamment une chaire en médecine clinique, en médecine publique et en médecine légale, devenant l’une des figures centrales de « l’école de médecine de Bahia ». Auteur de plusieurs livres et de nombreux articles, Nina Rodrigues est une personnalité incontournable de l’histoire de la pensée brésilienne de la seconde moitié du XIXe siècle [2]. C’est à lui que l’on doit notamment les premières études systématiques sur les populations d’origine africaine du Brésil. Mais il est aussi – comme cela a été souvent souligné – une figure paradoxale.
D’un côté, il fut l’un des plus célèbres représentants de la pensée racialiste, prédominante au Brésil au tournant du XXe siècle. Comme l’a noté Mariza Corrêa, « la question principale défendue par Nina Rodrigues et ses adeptes concernait notre définition en tant que peuple et la définition de notre pays en tant que nation » (2013 : 12). Inquiet du retard du Brésil dans le concert des nations modernes, Nina Rodrigues a cherché l’explication de ce retard dans la question de la race. Influencé par les théories racialistes européennes, en particulier par Cesare Lombroso (1835-1909) et par « l’école italienne » d’anthropologie criminelle (ou criminologie), il considérait la race comme « l’élément crucial » pouvant expliquer « la fragilité, physique et mentale de la population brésilienne et, par conséquent, sa fragilité culturelle » (Corrêa 2013 : 145). Selon lui, les Noirs seraient « l’un des facteurs de notre infériorité en tant que peuple » (Schwarcz 2005 : 208). Le retard du Brésil serait aussi dû, simultanément, au poids du métissage – que Nina Rodrigues condamnait avec véhémence – dans la composition raciale du pays. Pour cette raison, contrairement à d’autres auteurs qui considéraient que le blanchissement de la population serait, à terme, une solution pour le Brésil, Nina Rodrigues était plus pessimiste : selon lui, les progrès des Noirs, bien que n’étant pas impossibles, seraient très lents et la progression du métissage aurait tendance à aggraver la composition raciale du pays [3].
D’un autre côté, Nina Rodrigues fut le précurseur des études sur les religions afro-brésiliennes. Il a consacré au candomblé de Bahia un livre pionnier – O Animismo Fetichista dos Negros Baianos (L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia) (2006 [1896-1897]). En 1906 – l’année de sa mort à Paris –, il était sur le point d’achever un second ouvrage, Os Africanos no Brasil (Les Africains au Brésil) (2008 [1933]), qui ne sera édité qu’en 1933. Nina Rodrigues revient dans ce texte sur le thème des religions afro-brésiliennes, en particulier dans le chapitre VII. Bien que les traces de ses opinions racialistes sur les Noirs du Brésil soient présentes dans ces livres – en particulier dans le premier – il en ressort aussi une approche du candomblé marquée par sa minutie ethnographique et son empathie [4]. Cette dernière, bien que moins manifeste dans L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia, est centrale dans Les Africains au Brésil.
Le versant racialiste de l’œuvre de Nina Rodrigues a été analysé par Mariza Corrêa dans une monographie très complète (2013) et a été étudié, plus succinctement, par différents auteurs ayant écrit sur les théories raciales brésiliennes au tournant du XXe siècle, comme Thomas Skidmore (1989) ou Lilia Schwarcz (2005). Quant à ses études sur les religions afro-brésiliennes, elles sont fréquemment citées dans de nombreux travaux contemporains dédiés aux religions afro-brésiliennes, dans lesquels le statut de précurseur de Nina Rodrigues dans ce domaine de recherche est souligné. Elles font également l’objet d’un ensemble d’articles relevant de l’histoire de l’anthropologie (voir par exemple Maggie & Fry 2008 ; Capone 2000). Cet article vise précisément à examiner ce second versant de son travail.
Malgré leur intérêt commun pour les religions afro-brésiliennes et, en particulier, pour le candomblé de Bahia, L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia et Les Africains au Brésil sont deux livres distincts. Ceci, tout d’abord – comme nous l’avons vu – en raison des circonstances qui ont accompagné leur rédaction et leur publication. Le premier ouvrage a été, à l’origine, publié entre 1896 et 1897, à travers une série d’articles pour la Revista Brazileira (La revue brésilienne). Ces articles ont ensuite été rassemblés dans une version française, publiée sous forme de recueil en 1900. Marcel Mauss en fera un compte rendu dans L’Année sociologique et le présentera comme une « monographie élégante » (Mauss 1900-1901 : 224). C’est seulement en 1935 – dans le cadre du renouveau des études afro-brésiliennes sur l’État de Bahia – que sera finalement éditée la version brésilienne du livre. Le second ouvrage – Les Africains au Brésil – ne sera pas édité du vivant de l’auteur. Son impression était presque achevée le jour de la mort de Nina Rodrigues – qui lui avait donné comme titre initial O Problema da Raça Negra na América Portuguesa (Le problème de la race noire en Amérique portugaise) –, mais il a fallu attendre 1933 pour que paraisse – sous un nouveau titre – sa publication posthume [5].
Les deux ouvrages diffèrent aussi par leurs objectifs. L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia résulte d’un travail d’observation ethnographique de l’auteur et se concentre exclusivement sur le candomblé de Bahia. Bien qu’il propose certains axes d’interprétation du candomblé, associés à une bonne connaissance de la bibliographie anthropologique disponible à la fin du XIXe siècle, c’est un livre guidé avant tout par la démarche ethnographique. Les Africains au Brésil, dont la thématique est plus vaste, est un livre moins ethnographique. Même si l’un des chapitres est consacré au candomblé, et même si l’ouvrage contient, par ailleurs, de nombreuses autres références à la culture yoruba, son objectif est de présenter une vision synthétique de l’influence africaine au Brésil. Tout en gardant certaines des références bibliographiques antérieures, le texte se caractérise surtout par son ouverture aux études sur les cultures africaines, en particulier sur la culture yoruba.
Les deux ouvrages sont marqués de l’empreinte d’une conception hiérarchisée des races, plaçant les Noirs à un niveau inférieur. Mais cette vision y est exprimée selon deux approches différentes. Dans L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia, cette infériorité est à la fois culturelle et raciale, et fait l’objet d’une démonstration qui constitue l’un des arguments principaux du livre. Dans Les Africains au Brésil, cette vision est tout aussi présente, mais elle ne constitue pas l’axe central de l’argumentation et est atténuée par la tentative simultanée d’ennoblissement de la religion yoruba.
L’animisme fétichiste des nègres de Bahia
L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia peut être considéré comme la première monographie ethnographique sur le candomblé de Bahia (et sur les religions afro-brésiliennes). La proposition de départ du texte repose sur la critique d’une idée communément admise, selon laquelle la population de Bahia serait « monothéiste chrétienne » (2006 [1896-1897] : 27). Se positionnant contre cette idée erronée, l’anthropologue brésilien souhaite démontrer « la persistance du fétichisme africain comme expression du sentiment religieux des Nègres et des Métisses de Bahia » (2006 [1896-1897] : 28), même au sein des « soi-disant classes civilisées » (2006 [1896-1897] : 28). L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia propose, dans ce sens, « une observation documentée » sur l’importance du « fétichisme nègre » (2006 [1896-1897] : 31).
La monographie repose sur cinq années d’observation et se concentre plus spécifiquement, parmi les diverses variantes du candomblé de Bahia, sur le candomblé d’origine yoruba. La plus grande partie de ce travail d’observation se serait déroulée au célèbre terreiro (maison de culte) du Gantois, mais a aussi porté sur d’autres terreiros, comme la Casa Branca do Engenho Velho et le terreiro de Garcia, qui seront considérés par la suite comme « les authentiques terreiros nagô de Bahia », comme le rappellent Yvonne Maggie et Peter Fry. « Mais ce ne sont pas seulement ces terreiros les plus connus qui sont décrits. Le terreiro de São Lourenço, le terreiro d’Isabel ou encore la Bica de São Pedro y sont cités pour montrer la complexité des pratiques et des croyances, au-delà de l’orthodoxie nagô des grands terreiros » (Maggie & Fry 2006 : 11) [6]. Fondée sur ces différentes études de cas, l’ethnographie proposée par Nina Rodrigues dans L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia est systématique et minutieuse. Il y aborde successivement le panthéon du candomblé, l’espace du terreiro, la hiérarchie interne des maisons de culte, les rituels d’initiation et différents aspects de la liturgie du candomblé, comme la possession, les sacrifices, les rites funéraires et les fêtes. Selon Maggie & Fry, « le récit de Nina Rodrigues privilégie toujours la description détaillée de cas concrets, qu’il s’agisse de terreiros spécifiques – le Gantois en particulier –, de rituels ou de l’initiation au santo », c’est-à-dire au candomblé. L’ethnographie détaillée de l’initiation d’Olímpia, au Terreiro de Tecla, qui s’est étendue sur plusieurs jours, est, en ce point, remarquable » (Maggie & Fry 2006 : 11).
Tout aussi notable est la façon dont Nina Rodrigues – malgré son affinité avec les théories racialistes dominantes à la fin du XIXe siècle – cherche à décrire, selon les termes mêmes du candomblé, cet univers religieux, et embrasse ainsi une approche ethnographique alors peu répandue.
Même si son travail est avant tout guidé par la démarche ethnographique, Nina Rodrigues s’autorise à proposer quelques clés d’analyse, dont l’une des plus importantes renvoie à ce que l’on appelle aujourd’hui le syncrétisme. Cette expression est absente de l’ouvrage – comme des autres écrits – de Nina Rodrigues [7]. Mais c’est de cela dont il est question quand, dans L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia, il parle d’« associations hybrides » (2006 [1896-1897] : 28) ou de « métissage religieux » (Ibid. : 116) entre le catholicisme et le « fétichisme africain ». Abordée dans l’introduction, cette question est surtout développée dans le chapitre final de L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia, intitulé « Les illusions de la catéchèse au Brésil » (Ibid. : 107-121) [8]. Nina Rodrigues revient dans ce chapitre sur l’idée de la superficialité du monothéisme chrétien au Brésil :
Ce n’est pas le Nègre qui se convertit au catholicisme, mais bien plutôt le catholicisme qui reçoit l’influence du fétichisme et s’adapte à l’animisme rudimentaire du Nègre qui, afin de mieux les assimiler, donne corps et produit des représentations objectives pour matérialiser tous les mystères et toutes les abstractions monothéistes (Ibid. : 107).
Nina Rodrigues ajoute que « la conversion religieuse n’a rien fait de plus que de juxtaposer les manifestations extérieures très mal comprises du culte catholique à [des] croyances et pratiques fétichistes qui n’ont aucunement changé » (Ibid. : 107). Prédominant chez les populations d’origine africaine, ce « métissage » religieux imprégnerait la société de Bahia dans son ensemble : dans ce domaine « toutes les classes, même la classe dite supérieure, sont susceptibles de devenir nègres » (Ibid. : 116) [9].
À partir de ces présupposés, Nina Rodrigues développe une réflexion sur ce que l’on nomme aujourd’hui le syncrétisme ; réflexion qui constitue la première analyse sur ce thème dans le champ de l’anthropologie des religions afro-brésiliennes (et des religions afro-américaines en général) en abordant, tour à tour, une définition de l’expression alors plus courante d’« associations hybrides », une typologie de ces « associations » et, finalement, l’exposition de certaines des raisons ayant facilité leur adoption.
Résultat du « mélange » (Ibid. : 108) entre croyances et pratiques fétichistes africaines et catholicisme des colons blancs, les « associations hybrides » dont parle Nina Rodrigues auraient trouvé leur expression principale dans la correspondance établie entre saints catholiques et orishas. Concernant la typologie de ces « associations », il établit une distinction entre deux modalités principales. Selon l’une de ces modalités, l’équivalence entre saints catholiques et orishas se produirait par « simple juxtaposition » (Ibid. : 109) et n’impliquerait donc pas d’identification entre les deux groupes d’entités spirituelles. Cette association par juxtaposition serait dominante chez les Noirs « africains » (c’est-à-dire nés en Afrique). La seconde modalité correspondrait à une « association » par fusion qui conduirait, au contraire, à une identification entre saints catholiques et orishas. Cette « association » par fusion serait prédominante chez les Noirs créoles (nés au Brésil) et chez les Métisses. Enfin, l’analyse de Nina Rodrigues s’intéresse à certains des facteurs qui auraient facilité ces « associations hybrides », dont notamment l’influence de certaines caractéristiques du catholicisme des colons portugais. Celui-ci – surtout en ce qui concerne le culte des saints – pourrait être considéré comme « un véritable polythéisme à l’usage des classes moins cultivées » (Ibid. : 109). Cet aspect, ainsi que la fascination pour les « manifestations extérieures du culte catholique » (Ibid. : 28), auraient facilité le « mélange » entre fétichisme et catholicisme. Dans ce sens, l’adoption du catholicisme par les Noirs reproduirait ce qui s’est passé lors de la conversion de l’Europe polythéiste au tout début du christianisme.
Mais la caractéristique principale de L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia réside dans l’interprétation du candomblé de Bahia qu’il propose, à partir des thèses de l’anthropologie évolutionniste de la fin du XIXe siècle. Edward Burnett Tylor (1832-1917) en particulier – et son analyse de l’animisme – est déterminant dans la réflexion de Nina Rodrigues. Parmi les autres auteurs cités par l’anthropologue brésilien, se trouvent aussi Theodor Waitz (1821-1864) ou Charles Letourneau (1831-1902). C’est en s’appuyant sur cette bibliographie que Nina Rodrigues tente de situer le candomblé de Bahia sur l’échelle évolutive de la religion. Pour lui, le « fétichisme » serait une expression trop générale pour décrire le candomblé. En réalité, « la forme par excellence du fétichisme africain de Bahia est un animisme diffus, c’est-à-dire l’attribution à chaque être et à chaque chose d’un double, un fantôme, un esprit, une âme, indépendante du corps où elle [réside] momentanément » (Ibid. : 33). Plus loin, Nina Rodrigues tente de mieux définir l’animisme caractéristique du candomblé : les Africains de Bahia se situeraient à la charnière entre un « animisme diffus et un animisme condensé. [Leur] conception religieuse [...] correspond rigoureusement à la doctrine de l’idolâtrie de l’Afrique occidentale, comme l’a formulé Waitz » (Ibid. : 47). D’une part, pour les fidèles les plus évolués, cet animisme atteint déjà « les limites du polythéisme » (Ibid. : 33), d’autre part, « ces manifestations d’un animisme inférieur, loin d’exclure l’adoption d’une mythologie déjà complexe, coexistent au contraire avec elle » (Ibid. : 48). Il faut retenir ces deux idées. Par leur intermédiaire, Nina Rodrigues nuance la caractérisation animiste du candomblé et l’élève à un niveau moins rudimentaire de l’évolution religieuse.
De ce point de vue, le candomblé de Bahia – d’origine nagô – contrasterait avec les expressions culturelles d’origine bantou présentes aussi au Brésil. Comme l’écrit Nina Rodrigues, en se référant à Charles Letourneau :
[Le] fétichisme des Bantou est beaucoup plus simple et rudimentaire que celui des Nègres d’Afrique occidentale [...]. En effet, c’est dans cette région que l’on trouvera, comme dans la région de Bahia, les maisons fétiches ou Iara-Orishas, la sorcellerie qui s’organise sous forme de culte, le fétichisme diffus formé de mythologies rudimentaires, l’idolâtrie en voie d’évolution, etc. etc. (Ibid. : 104).
Il faut toutefois souligner que, dans ce livre, Nina Rodrigues fait preuve d’une certaine prudence sur cette question. En effet, il considère que son étude a été effectuée « superficiellement » (Ibid. : 103). Il s’agit, selon lui, d’un « sujet qui mérite d’être approfondi comme il se doit » (Ibid. : 103). Malgré ces précautions s’affirme dans ce texte une perspective marquée par le nagô-centrisme et par le contraste hiérarchisé entre « les Nègres » du Golfe de Guinée (ou « Soudanais ») et les Bantou, perspective que l’on retrouvera dans Les Africains au Brésil.
S’il lui permet de distinguer la supériorité du candomblé face aux expressions culturelles d’origine bantou, le nagô-centrisme de Nina Rodrigues ne suffit cependant pas à contrarier une conception de la « race noire » perçue dans son ensemble en tant que race inférieure. La supériorité nagô ne serait que relative, et L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia ne cesse pour autant de véhiculer une vision des Afro-brésiliens de tendance nettement racialiste, dont les précédents écrits de Nina Rodrigues étaient déjà imprégnés. Cette vision est tout aussi tributaire de sa conception racialiste de l’infériorité « nègre » que du recours à l’évolutionnisme culturel de Tylor, Letourneau ou Waitz.
Le ton est donné dès l’introduction, où Nina Rodrigues s’insurge contre le fait de qualifier la population de Bahia de « chrétienne monothéiste » (Ibid. : 27). Cette idée erronée serait due, en partie, au fait d’ignorer « l’incapacité psychique des races inférieures à considérer les abstractions élevées du monothéisme » (Ibid. : 27 ; mes italiques). Le même ton reviendra ensuite dans d’autres passages de L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia. La façon dont Nina Rodrigues choisit de conclure sa description de l’ambiance régnant au terreiro de Gantois en est un exemple :
Le lieu, isolé et caché, les heures mortes de la nuit, la monotonie grave et triste de la musique rude et de la mélopée africaine, le caractère extravagant des danses religieuses ; tout concourrait à donner à l’ensemble une empreinte de poésie sauvage et mystérieuse qui devait probablement trouver un écho profond dans l’esprit penaud et inculte d’une race superstitieuse à l’extrême (Ibid. : 51, mes italiques).
Un peu plus loin, la figure du pai de santo (père de saint) est décrite comme celle d’« un directeur de consciences superstitieuses, ignorantes et fanatiques » (Ibid. : 62, mes italiques).
Mais c’est surtout dans le chapitre abordant la possession que cette conception hiérarchisée des Noirs apparaît avec évidence. Nina Rodrigues commence par y rejeter la thèse de la possession interprétée comme simulation, en insistant sur le fait que celle-ci résulte « d’une conviction profonde et d’une foi sincère » (Ibid. : 71). Cependant, juste après, il caractérise la transe comme un ensemble d’« états de somnambulisme provoqués, avec dédoublements et changement de personnalité » (Ibid. : 74), oscillant, à cet égard, entre deux diagnostics : l’hystérie ou la neurasthénie. Dans les deux cas, la possession serait l’expression d’un état pathologique à travers lequel se reflèterait l’infériorité raciale des Noirs. Ainsi, contre ceux qui refusent de voir en l’hystérisme une caractéristique raciale des Noirs, Nina Rodrigues écrit : « le fond extrêmement neuropathique ou hystérique du Nègre apparaît de façon très claire » (Ibid. : 168). Plus loin, alors qu’il présente la neurasthénie comme une explication à l’origine de la possession, il affirme qu’il s’agit d’une maladie « typique d’une race intellectuellement peu développée » (Ibid. : 90).
Les Africains au Brésil
Tandis que L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia est un livre de nature principalement ethnographique, exclusivement centré sur le candomblé de Bahia, Les Africains au Brésil est un ouvrage plus ambitieux et visant des objectifs plus larges. Nina Rodrigues tente d’y exposer une vision d’ensemble des racines africaines des cultures noires au Brésil et des transformations que celles-ci ont subies au cours de leur processus d’adaptation à un nouveau contexte.
Le premier chapitre du livre procède à un inventaire des antécédents africains des Noirs brésiliens. Puis, dans les chapitres suivants, Nina Rodrigues développe certains aspects de l’histoire noire du Brésil, en abordant successivement « les Nègres mahométans », les rébellions esclaves – en particulier Palmares – et, finalement, le processus d’extinction graduelle des « nations noires » au Brésil. Après avoir présenté ce cadre historique, il se concentre sur les « survivances » africaines au sein des populations d’origine africaine du Brésil : dans la langue et les beaux-arts, les fêtes populaires et le folklore (« survivances » qu’il qualifie de « totémiques »), et dans la « religion, la mythologie et le culte ». Tout au long de ces chapitres, Nina Rodrigues oscille entre une présentation d’aspects caractéristiques des cultures africaines et une démonstration de la façon dont ces aspects ont « survécu » au Brésil. Quant aux derniers chapitres du livre, ils abordent respectivement la « valeur sociale des peuples nègres et de leurs descendants ayant colonisé le Brésil » puis « la survivance psychique dans la criminalité au Brésil » [10].
Bien que l’on trouve dans l’ouvrage plusieurs références au candomblé de Bahia, c’est surtout dans le chapitre VII, intitulé « Survivances religieuses – religion, mythologie et culte » (2008 [1933] : 197-235), que le thème est abordé. À travers cette approche du candomblé de Bahia, Nina Rodrigues reprend les formulations sur le stade évolutif du candomblé déjà présentes dans L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia. Comme il l’écrit : « Il s’agit d’une véritable religion, à la lisière du franc polythéisme, où la période purement fétichiste se trouve presque dépassée » (Ibid. : 223) [11].
Mais il n’y a pas beaucoup plus de points communs entre les deux approches. La réflexion que Nina Rodrigues propose cette fois se distingue en de nombreux autres aspects. Alors que, pour L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia, il s’était surtout appuyé sur des anthropologues évolutionnistes ayant étudié les religions primitives, pour Les Africains au Brésil, les références bibliographiques mobilisées privilégient des auteurs qui, depuis la fin du XIXe siècle, ont écrit sur l’Afrique, notamment sur les cultures « soudanaises » en général, et sur les yoruba en particulier.
Le colonel Alfred Burdon Ellis (1852-1894), plus connu sous le nom d’A. B. Ellis, est le principal de ces auteurs. Il s’agit d’un militaire anglais qui, après un court séjour en Inde, a été envoyé dans les colonies anglaises d’Afrique occidentale, où il a servi entre 1874 et 1893. Malgré les opérations militaires contre les populations locales qui ont forgé sa réputation, Ellis a développé un grand intérêt pour l’étude ethnologique de l’Afrique occidentale anglaise, en particulier pour les cultures fanti, ashanti, ewe et yoruba. Il a consacré à ces dernières un livre publié en 1894, The Yoruba-Speaking Peoples of the Slave Coast of West Africa, (Ellis 1894). C’est précisément cet ouvrage que Nina Rodrigues a utilisé pour sa description de la culture et de la religion yoruba. Dans son compte rendu sur L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia, Marcel Mauss – tout en employant un ton élogieux – avait regretté que Nina Rodrigues ait « ignoré les travaux du colonel Ellis sur les Yoruba » (Mauss 1900-1901 : 224). Nina Rodrigues comble donc cette lacune. En réalité, la première partie du chapitre VII de l’ouvrage Les Africains au Brésil (p. 197-210) constitue, bien plus qu’un texte sur les survivances religieuses africaines au Brésil, un long exposé sur la religion yoruba, à partir de la description d’A. B. Ellis. Les références au candomblé de Bahia y sont ponctuelles et c’est seulement à la fin du chapitre qu’il consacre une section au Brésil.
Comme nous l’avons vu, le ton globalement dépréciatif de L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia est parfois entrecoupé de formulations valorisant des aspects plus positifs, lorsque par exemple Nina Rodrigues considère que, pour les fidèles les plus évolués du candomblé, celui-ci frôlerait déjà « les limites du polythéisme » (2006 [1896-1897] : 33) ; ou que leur animisme coexisterait avec « une mythologie déjà complexe » (Ibid. : 48). Le nagô-centrisme dont Nina Rodrigues se faisait écho allait déjà dans ce sens. Dans Les Africains au Brésil, non seulement ce ton plus élogieux domine, mais les expressions qu’il emploie se font bien plus enthousiastes. En effet, toute la première partie du chapitre est marquée par un langage et des commentaires analytiques à travers lesquels Nina Rodrigues procède à une sorte d’ennoblissement de la religion yoruba – et, par extension, du candomblé de Bahia.
Ainsi, dès le début du chapitre, Nina Rodrigues écrit que « les Nègres nagô possèdent une véritable mythologie, assez complexe » (2008 [1933] : 199), d’où ressort la figure d’Olorum, le « Dieu-ciel » (Ibid. : 199). Cette figure serait « la représentation d’une très forte aptitude de la race à la généralisation » (Ibid. : 199). Bien que n’ayant pas de culte propre, et ne faisant preuve que d’une faible capacité de pénétration dans « la masse populaire », cette conception serait « un signe incontestable de progrès dans l’évolution de la pensée et du sentiment religieux chez les Nagô » (Ibid. : 200). Ce progrès témoignerait de la tendance monothéiste de la religion nagô : « le Nègre tend au théisme, comme le dit Tylor avec justesse, et nous pourrions affirmer [qu’il tend au] monothéisme » (Ibid. : 201).
Parallèlement, d’autres conceptions témoigneraient de la « tendance de la mythologie nagô à l’élévation et au perfectionnement » (Ibid. : 201). Ce serait le cas du culte à Obatalá et à Odudua, que Nina Rodrigues rapproche des cultes chthoniens de l’Antiquité. Le caractère systématique et intégré de la théogonie nagô irait aussi dans ce sens. Celle-ci formerait un « système [...] coordonné où tout s’enchaîn[e] et se subordonn[e] » (Ibid. : 203), pour gagner une « expression unitaire qui n’est pas inférieure à celle des stades mentaux correspondants à des races plus cultivées » (Ibid. : 203). L’anthropologue brésilien souligne aussi un autre point : l’existence, dans la religion yoruba, d’« un sacerdoce organisé » (Ibid. : 213), qui la distinguerait de la religion des « autres peuples nègres arriérés » (Ibid.).
Cette argumentation en faveur de la supériorité de la religion yoruba – bien plus soutenue que dans L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia –, est le reflet d’une idée plus générale que l’on retrouve, à partir de la fin du XIXe siècle, dans la littérature consacrée aux cultures d’Afrique occidentale, littérature avec laquelle Nina Rodrigues s’était familiarisé. Comme nous l’avons déjà mentionné, A. B. Ellis est l’auteur qu’il cite le plus. Mais il a aussi recours à d’autres auteurs. Parmi eux – dans le chapitre dédié aux « langues et aux beaux-arts » –, il se réfère à Samuel Crowther (1809-1891) et à Thomas J. Bowen (1814-1875). Ces auteurs appartiennent tous deux à ce que J. Lorand Matory (2005) nomme la « Renaissance de Lagos » [12].
Il s’agit d’un mouvement, né à Lagos à la fin du XIXe siècle, qui a regroupé des intellectuels et missionnaires africains – comme Samuel Crowther – et des savants européens – comme le colonel et administrateur anglais A. B. Ellis – ou nord-américains – comme le missionnaire baptiste Thomas J. Bowen – fascinés par les cultures africaines. S’appuyant sur certaines théories évolutionnistes considérant les Yoruba comme un groupe africain plus évolué (Capone 2000), ils ont, avec d’autres auteurs, commencé un travail d’observation et de revalorisation de la culture yoruba, fondé sur le relevé de données linguistiques et ethnographiques. Cette revalorisation – selon Matory – est particulièrement évidente dans les écrits de A. B. Ellis et, notamment, dans The Yoruba-Speaking Peoples of the Slave Coast of West Africa, œuvre que Matory décrit comme « the most influential work of the Lagosian Renaissance » (2005 : 63). Bien que son livre « clearly plagiarized Father’s Baudin earlier [...] account of religion in Porto-Novo [...] Ellis [...] added a laudatory tone typical of his Lagosian surroundings during the nationalist Renaissance » (2005 : 63) [13].
C’est dans les travaux d’Ellis que Nina Rodrigues est allé puiser aussi bien l’ethnographie sur la religion yoruba que le ton élogieux qu’il emploie dans le chapitre VII de l’ouvrage Les Africains au Brésil. L’ennoblissement de la religion nagô – et, par extension, du candomblé de Bahia –, présent chez Nina Rodrigues s’inscrit donc dans le sillon de l’ennoblissement de la culture yoruba, né avec le mouvement de la Renaissance de Lagos et, en particulier, avec A. B. Ellis. En cela, Les Africains au Brésil peut être lu comme un spin-off brésilien de la Renaissance de Lagos.
La façon dont Nina Rodrigues a pris connaissance du livre d’A. B. Ellis reflète le caractère transatlantique de la Renaissance de Lagos et l’importance qu’a pu avoir, pour ce mouvement, la circulation des individus, des livres et des idées entre l’Afrique et les Amériques. C’est grâce à ces échanges transnationaux que Nina Rodrigues a pris contact avec les idées de la Renaissance de Lagos. L’œuvre d’A. B. Ellis, par exemple, lui aurait été transmise par Lourenço Cardoso, qui, selon Andrade Lima (cité par Matory), était un commerçant de Lagos, devenu, durant l’un de ses séjours au Brésil, professeur d’anglais et traducteur de yoruba pour Nina Rodrigues (2008 [1933], 2005 : 62). Quant aux œuvres de Samuel Crowther et Thomas J. Bowen, il se peut qu’elles lui aient été transmises de la même manière ou, éventuellement, par l’intermédiaire de Martiniano Eliseu do Bonfim (1959-1943), qui, comme l’indique Matory (2005 : 62), a offert à Nina Rodrigues une grammaire yoruba élaborée par la Church Missionary Society et intitulée Iwe Kika Ekerin Li Ede Yoruba/The Fourth Primer in Yoruba Language.
D’autres aspects du livre Les Africains au Brésil peuvent être lus à la lumière de ce regard positif porté sur la religion nagô. Cela se note dès la deuxième partie du chapitre VII. Le rapport que Nina Rodrigues établit entre cette partie et la première moitié du chapitre n’est pas très étayé. Il se concentre soudain exclusivement sur Bahia qui, jusqu’alors, n’occupait dans le texte qu’une place discrète. Le sujet abordé – sans relation directe avec l’exposé élogieux de la religion nagô jusqu’ici prévalant – concerne les persécutions policières contre le candomblé. Cette question était déjà présente dans L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia, mais, l’approche y était plus descriptive, comme par exemple lorsque Nina Rodrigues, s’intéressant à la hiérarchie interne des terreiros, se référait à l’importance des ogãs dans la protection des terreiros face aux persécutions policières. Cette fois-ci, le ton qui domine est celui d’une dénonciation vigoureuse de la violence policière et d’un éloge de « l’extraordinaire résistance » (2008 [1933] : 222) du peuple du saint (povo de santo), permettant « la vitalité [des] croyances de la race nègre » (Ibid. : 222). Comme l’écrit Nina Rodrigues :
Nos candomblés, les pratiques religieuses de nos Nègres, peuvent, certes, céder à l’erreur, d’un point de vue théologique et, en cela, nécessiter la conversion de ses adeptes. Mais, en aucun cas, elles ne représentent un crime et ne méritent les agressions brutales de la police dont elles sont victimes (Ibid. : 223, mes italiques).
Il n’est pas étonnant que le nagô-centrisme, quelque peu tâtonnant, de L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia, surgisse ici de façon plus emphatique, d’autant plus qu’il était déjà au centre de la pensée des auteurs de la Renaissance de Lagos. En effet, pour Nina Rodrigues, malgré l’importance des peuples bantou dans la formation des populations noires du Brésil, les « Soudanais » auraient exercé une influence beaucoup plus déterminante sur le développement des cultures noires au Brésil [14]. Comme il l’écrit :
Quelle qu’ait pu être l’importance des peuples noirs du Sud de l’Afrique, appartenant au vaste groupe de langue [...] bantou [...], le fait est que l’avantage numérique ne leur a pas suffi pour dépasser celle des Noirs soudanais, auxquels revient la primauté concernant tous les faits où les Noirs ont affirmé, dans notre histoire, leur action et leurs sentiments de race (Ibid. : 32).
Cette primauté résulte – comme dans L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia – de la supériorité intrinsèque des cultures « soudanaises ». Chez « les Nègres », comme l’écrit Nina Rodrigues, « les Soudanais détiennent la supériorité intellectuelle et sociale, même si celle-ci n’est pas celle du nombre » (Ibid. : 45) [15].
L’adhésion de Nina Rodrigues à une vision ennoblie de la culture yoruba ne signifie pas, cependant, qu’il ait renoncé à certains des aspects essentiels de sa pensée sur l’infériorité de la race noire. En effet, comme il l’écrit au début de l’ouvrage Les Africains au Brésil, mis à part certains cas individuels de réussite, « les Nègres n’ont pu, jusqu’à présent, s’organiser en peuples civilisés » (Ibid. :22). Si sa « sympathie » pour le « nègre brésilien » est certaine (Ibid. :22), il écrit aussi que « la race noire au Brésil sera toujours l’un des facteurs de notre infériorité en tant que peuple » (Ibid. : 24). Dans l’un des derniers chapitres du livre, cette idée est reprise : « Ce n’est pas la réalité de l’infériorité sociale du Nègre qui est en cause. Personne ne prétend contester cela. Il ne sert à rien de contester une évidence » (Ibid. :237).
À nouveau, comme dans L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia, la supériorité des Nagô – et d’autres peuples « soudanais » – n’est que relative. Mais elle semble atténuer légèrement le pessimisme plus sombre qui caractérise les autres textes de Nina Rodrigues sur l’avenir de la question raciale au Brésil. Ainsi, bien que soit « extrêmement lente l’acquisition de la civilisation européenne par les Nègres » (2008 [1933] : 238), la primauté « soudanaise » pourrait avoir une influence favorable dans cette longue marche des Noirs vers la civilisation. Comme l’écrit Nina Rodrigues :
Il est clair que l’influence [que les Noirs] exercent sur le peuple américain dont ils font partie serait encore plus nocive si le degré d’infériorité et de dégradation de l’élément africain introduit par la traite avait été plus élevé. Nos études montrent que, contrairement aux idées communes, les esclaves introduits au Brésil n’appartenaient pas exclusivement aux peuples africains les plus dégradés, brutaux et sauvages. La traite négrière a amené ici certains des [individus] plus avancés (Ibid. :242).
À travers le prisme du nagô-centrisme auquel il reste fidèle, Nina Rodrigues semble entrevoir une lueur d’espoir pour l’avenir de la question raciale au Brésil.
L’héritage de Nina Rodrigues
La mort prématurée de Nina Rodrigues a interrompu le développement de l’anthropologie des religions afro-brésiliennes. En effet, durant les premières décennies du XXe siècle, Manuel Querino (1851-1923) (2006 [1915], 2009 [1919]) sera le seul auteur actif dans ce champ de recherche, et il faudra attendre les années 1930 pour que – simultanément dans les états de Recife et de Bahia – l’étude des religions afro-brésiliennes se transforme en un projet d’ampleur plus collective, et surtout devienne un domaine plus visible dans le paysage intellectuel brésilien.
Dans l’État de Bahia – où se sont distinguées les figures d’Arthur Ramos (1903-1949) et d’Edison Carneiro (1912-1972) – ce regain d’intérêt pour les religions afro-brésiliennes a été placé sous le signe d’une nouvelle conception, expurgée du racialisme dont la réflexion de Nina Rodrigues était empreinte. Ce changement a été favorisé par le triomphe d’une perspective sur le Brésil – à laquelle est généralement associée le nom de Gilberto Freyre (1900-1987) – qui ne reposait plus sur la notion de race, mais sur celle de culture, et faisait l’éloge du métissage et de la contribution africaine dans la formation du Brésil. Les différences entre cette nouvelle conception et les idées défendues par Nina Rodrigues ont été soulignées (voir par exemple Skidmore 1989) ; mais ceci n’a pas empêché l’auteur de L’animisme fétichiste des Nègres de Bahia et de Les Africains au Brésil de conquérir – à partir de Bahia – le statut de père fondateur de l’anthropologie des religions afro-brésiliennes.
Pour ce faire, il a fallu, au-delà de la relativisation de la vision racialiste défendue par Nina Rodrigues, mettre en évidence des aspects plus intéressants de son œuvre. Arthur Ramos fut le principal artisan de ce travail de relecture. Se présentant comme l’un des héritiers de Nina Rodrigues, Ramos a non seulement veillé à la réédition de certaines de ses œuvres, mais il a aussi, dans nombre de ses propres textes, rendu un hommage fervent au « maître ». Il est aussi à l’origine d’une contribution décisive pour la relativisation de la dimension racialiste de son œuvre. Comme il l’a affirmé dans son intervention au deuxième congrès afro-brésilien, qui s’est tenu dans l’État de Bahia en 1937 (en grande partie en l’honneur de Nina Rodrigues) :
Nombre des [...] idées [de Nina Rodrigues] ne résisteront évidemment pas à la critique scientifique actuelle, qui estime qu’il n’est déjà plus envisageable de parler « d’infériorité anthropologique » du Noir, ou d’une prétendue « dégénérescence » du métissage. Mais Nina Rodrigues a mené ses recherches selon les « hypothèses de travail » de son époque. Sa sympathie humaine envers le Noir [...], le dévouement d’une vie consacrée à déchiffrer les mystères de la vie des Noirs – tout cela pourrait participer à corriger, déjà à son époque, les failles méthodologiques que ses successeurs allaient ensuite dénoncer. Mais, ce que ses critiques n’ont jamais attaqué, c’est le sérieux, l’honnêteté, l’enthousiasme et l’immense élan de sympathie avec lesquels ses recherches et ses études ont été menées (Ramos 1940 : 338).
On peut ne pas souscrire complètement aux éloges de Ramos – Edison Carneiro (1964 [1956]) sera d’ailleurs, à cet égard, plus modéré et précis –, mais il demeure cependant difficile de ne pas reconnaître le rôle central qu’occupe Nina Rodrigues dans l’émergence de l’anthropologie des religions afro-brésiliennes (et afro-américaines en général).
Il a en effet donné corps – et cela malgré son racialisme – à un « canon » de l’étude des religions afro-brésiliennes, canon qui deviendra un modèle dominant entre 1930 et 1970 et dont les sujets habitent encore – bien que plus occasionnellement – certaines réflexions contemporaines. Outre la priorité donnée à l’étude ethnographique des religions afro-brésiliennes, ce canon contient surtout un ensemble de thèmes et de principes qui, comme le soulignent Maggie & Fry (2006), ont gagné une place centrale dans l’analyse anthropologique des religions d’origine africaine au Brésil, et plus spécifiquement du candomblé de Bahia.
Parmi ces principes, on retrouve, en premier lieu, la conception nagô-centrique des religions afro-brésiliennes. Bien qu’atténuée par Edison Carneiro – dont la contribution fut primordiale pour la revalorisation du candomblé de caboclo (1954 [1948]) –, cette idée a occupé une place importante, aussi bien dans la réflexion d’Arthur Ramos que dans l’œuvre de Roger Bastide (1898-1974) (voir Capone 2004). Le second principe devenu canonique est celui de la comparaison systématique entre le Brésil et l’Afrique – entre l’original africain et son adaptation au Nouveau Monde – comme élément central de réflexion sur l’authenticité des religions afro-brésiliennes. C’est ce principe qui sera suivi par Arthur Ramos – notamment dans son ouvrage As Culturas Negras (Les cultures nègres) (1945) –, puis par Roger Bastide, pour qui les terreiros de candomblé de Bahia étaient « des morceaux d’Afrique plantés en plein cœur du Brésil » (2005 [1958] : 74). Même Edison Carneiro – généralement plus circonspect sur le sujet – a suivi cette piste transatlantique pour aborder les candomblés de Bahia (1954 [1948] : 213-221). Enfin, la réflexion de Nina Rodrigues aura des échos importants sur l’étude du syncrétisme chez des auteurs comme Arthur Ramos et Roger Bastide. Ramos, qui fut le premier auteur à utiliser cette expression dans le champ de l’anthropologie des religions afro-brésiliennes (Ramos 2001 [1934]), accordera une place centrale dans sa réflexion aux idées qui, chez Nina Rodrigues, se rapportaient notamment aux similitudes entre le polythéisme africain et le quasi-polythéisme du catholicisme populaire (Ramos 2007 [1935] : 25). Quant à Bastide (voir par exemple 2002 [1946]), malgré le caractère novateur de sa réflexion sur le syncrétisme, l’un des aspects les plus importants de son approche – la distinction entre le syncrétisme religieux (le « bon » syncrétisme) et le syncrétisme magique (le « mauvais » syncrétisme) – reprend la différenciation établie par Nina Rodrigues entre les « associations hybrides » faites par juxtaposition et celles faites par fusion.
Références
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