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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

La Société de linguistique (1863-). Historique

Claudine Gauthier

IIAC-LAHIC, Université de Bordeaux

2008
To cite this article

Gauthier, Claudine, 2008. « La Société de linguistique (1863-). Historique », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article251.html

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Même si, officiellement, la Société de linguistique a été constituée en 1865 et n’a été autorisée, par décision ministérielle, que le 8 mars 1866, sa création véritable remonte pourtant au 28 mai 1863. Ce sont H. de Charencey et A. d’Abbadie qui ont, les premiers, l’idée de fonder une société pour l’étude de la linguistique à Paris. Le comte de Charencey est un homme fortuné qui se définit, à la fois, comme mythographe, philologue et américaniste français [1]; Antoine d’Abbadie est lui-même linguiste, géographe et astronome. Alexandre Chodzko et Schoebel se joignent rapidement à eux. La réunion de mai 1863, tenue au domicile même de A. d’Abbadie, initie une série de séances de caractère privé qui ont lieu désormais « dans une salle de table d’hôte de la rue de Beaune, où, faute d’un local plus convenable pour la tenue de nos séances, nous nous donnions provisoirement rendez-vous après le départ des commensaux ordinaires [2] », aux frais de H. de Charencey. Dès 1864, les quelques personnes qui assistent à ces rencontres nomment une commission chargée d’élaborer un règlement pour la société qui est à naître. Le nom de l’institution est également décidé alors. Loin de s’imposer comme une évidence, celui-ci a été l’objet de vives discussions et, si d’autres propositions avaient été retenues, il est assez évident que cette compagnie aurait pris ainsi des orientations scientifiques très différentes de celles qu’elle a connues. Citons, notamment, celui de Société d’ethnologie et de philologie qui avait été proposé, sans doute sous l’influence d’Antoine d’Abbadie. Il n’a pu être écarté qu’après bien des discussions et à la faveur d’arguments tenant au souci de délimiter « d’un seul mot » le champ des futurs travaux de la société comme à celui d’affirmer les spécificités de la Société de linguistique face à des sociétés spécialisées dans l’anthropologie et l’ethnologie [3]. Ce choix, qui manifeste une volonté d’autonomisation et de différenciation, révèle aussi la volonté implicite de se distancier des théories linguistiques de la Société d’anthropologie de Paris, placées sous l’influence des travaux de Chavée, en dégageant « le signe de tout déterminisme biologique » [4].

Il faut être attentif et ne pas entendre dans l’appellation « Société de linguistique », donnée à cette compagnie en 1864, le sens qu’elle aurait de nos jours. En effet, le terme « linguistique » est alors employé concurremment à celui de philologie, dont il peut être synonyme. Ce n’est qu’à partir de la fin du XIXe siècle, avec les travaux de Whitney, des néo-grammairiens puis, surtout, de F. de Saussure, qu’il prendra un sens différent qui rejoint le concept moderne [5]. Mais, à l’époque, le mot linguistique peut donc désigner l’étude philologico-historique. Il suffit de prendre connaissance des statuts de cette société pour comprendre que c’est bien ce sens qui sous-tend son nom. En se donnant pour but « l’étude des langues, celle des légendes, traditions, coutumes, documents, pouvant éclairer la science ethnographique », il est clair que le mot « linguistique » est ici employé dans une acception globalisante qui se confond alors pleinement avec celui de philologie.

Si la Société de linguistique a été autorisée par décision ministérielle du 8 mars 1866, la lecture de travaux scientifiques y commence pourtant dès le début de l’année 1864, dans la salle de table d’hôte de la rue de Beaune. La simplicité de moyens qui caractérise ses débuts contraste avec son devenir, comme avec celui de ses membres qui serviront à recruter l’essentiel du personnel enseignant de la jeune École pratique des hautes études. Dès 1878, la Société de linguistique se targuait même d’avoir vu l’admission de trois des siens à l’Académie des inscriptions et belles-lettres [6]. Très rapidement, cette société devient un organe officiel et obtient, dès 1869, une subvention annuelle de l’État d’un montant de 400 francs « pour encourager ses travaux ».

Ses statuts sont simples et tiennent en 12 articles. Le premier, qui définit ses buts, est pour nous d’une importance toute particulière car il intègre explicitement l’étude des traditions populaires. Ainsi dit-il : « La Société de linguistique a pour but l’étude des langues, celle des légendes, traditions, coutumes, documents, pouvant éclairer la science ethnographique. Tout autre objet d’études est interdit. » L’article 2, en précisant : « La société n’admet aucune communication concernant, soit l’origine du langage, soit la création d’une langue universelle », situe clairement les positions théoriques des membres de la Société de linguistique dans une volonté de distanciation par rapport aux théories linguistiques de la Société d’anthropologie de Paris.

Le Dictionnaire des folkloristes contemporains [7] présente H. de Charencey comme un pionnier de l’étude des traditions populaires en France, mais il est loin d’être le seul membre de la Société de linguistique dans ce cas. Ainsi, parmi ses premiers adhérents trouvons-nous, outre celui du comte de Charencey, des noms aussi évocateurs en matière d’étude du folklore que ceux d’Henri Gaidoz, Paul Meyer, Gaston Paris, Eugène Rolland mais aussi G. Ascoli, le prince Bibesco, Michel Bréal, J. Cornu, E. Ernault, C. Joret, C. Ploix, J. Rhys… C’est même cette société qui sera à l’origine de la rencontre entre Henri Gaidoz et Eugène Rolland. Nous savons à quel point la collaboration qui en est issue a été longue autant que fructueuse pour l’étude du folklore.
Conformément à ses statuts, ce ne sont pas seulement les membres de la Société de linguistique, mais aussi ses travaux, qui entretiennent des liens avec le folklore. Ainsi, c’est au cours d’une de ses séances que Gaston Paris lit sa célèbre étude sur Le Petit Poucet et la Grande Ourse, qui est ensuite publiée dans les Mémoires de la Société [8]. Citons également le projet issu de la séance du 29 février 1868, visant à l’établissement d’un dictionnaire comparatif des noms populaires des plantes dans les différents patois français, et qui a été rendu presque aussi célèbre par Henri Gaidoz [9]. Mais, au-delà de ce projet avorté de glossaire de la flore populaire de la France, un examen des premiers volumes des Mémoires et des Bulletins de la Société de linguistique révèle que l’étude de la matière populaire fait alors partie intégrante des sujets de communication de ses membres. Ainsi Henri Gaidoz y lit-il une étude sur la légende de Gargantua et une autre sur des questions d’étymologies populaires ; Charles Ploix traite de mythologie latine et examine les dieux provenant de la racine « div-» ; Schoebel parle d’un conte de fée inédit en dialecte mecklembourgeois qu’il rapproche du mythe de Prométhée ; A. Chodzko évoque les chants du Rhodope sous l’angle de leurs réminiscences mythiques et historiques… Si bien qu’en 1872, le secrétaire de la Société, dans son rapport annuel, remarque que des travaux étendus comme ceux de Massieu de Clerval sur la Varitza, de Bergaigne à propos des mythes de Rhibbus ou encore de C. Ploix sur le dieu Hermès « ont ainsi rempli une suite de séances ». Même s’il en conclut que les longs mémoires traitent plus aisément de mythologie que de phonétique, il se sent obligé d’appeler de ses vœux l’accomplissement par la Société de travaux aussi développés en phonétique qu’ils le sont, pour l’heure, en mythologie.

Pourtant, en 1876, lors de l’obtention de sa demande de reconnaissance d’utilité publique, la Société de linguistique modifie ses statuts et ôte de ses buts l’étude des traditions populaires. L’article 1 est donc modifié comme suit : « La Société de Linguistique a pour objet l’étude des langues et de l’histoire du langage. Tout autre sujet d’études est rigoureusement interdit. »

Une étude des Bulletins de la Société de linguistique, imprimés mais non diffusés dans le commerce et réservés à ses seuls membres, suffit à révéler les raisons véritables qui ont sous-tendu l’adoption de ces nouveaux statuts, interdisant formellement à cette compagnie l’étude des traditions populaires qui pourtant, à l’origine, est le corollaire de l’étude des langues. Quand intervient la reconnaissance d’utilité publique, en 1876, et la modification de statuts qui l’accompagne, voilà plus de trois ans déjà que l’État et la Société de linguistique s’opposent précisément à ce sujet. Le ministère de l’instruction publique n’hésite pas à mettre en œuvre les moyens de pression dont il dispose et, en 1875, la situation est devenue critique.

En 1875, Eugène Rolland, dans un rapport lu à la commission en 1875, annonce que la demande de reconnaissance d’utilité publique va finalement leur être consentie. Il laisse alors entendre tout le poids des démarches personnelles que leur président, Egger, a été contraint de mener auprès du ministre afin d’autoriser enfin l’aboutissement, après plusieurs années de refus, de cette demande. Mais, à l’arrière-plan de cette apparente victoire d’Egger, et du vœu formulé alors par Rolland espérant que ce succès « sera conforme à nos désirs [10] », se cache le sacrifice consenti de la modification statutaire de la Société, qui renonce ainsi à l’étude des traditions populaires. Ce sacrifice n’exprime pas seulement une contrepartie à la reconnaissance d’utilité publique ; il a représenté tout l’enjeu des débats.

La situation financière de la Société révèle bien tout le poids et la nature des pressions auxquelles l’État l’a soumise dans le seul but de la voir abroger de ses statuts l’étude des traditions populaires. Non seulement la Société de linguistique se voit refuser, depuis 1872, sa demande de reconnaissance d’utilité publique, mais elle lui réclame également en vain la subvention annuelle de 400 francs, allouée dès 1869, depuis cette date. Outre la carence des subventions étatiques, la Société n’est pas non plus autorisée à recevoir les legs et donations dont certains « généreux linguistes » veulent la gratifier [11] ! Voyant que l’asphyxie financière ne parvient pas à vaincre la détermination de ses membres, l’État menace alors d’enlever à la Société le local public où se tiennent ses séances [12].
En revanche, le sacrifice de l’étude des traditions populaires, qui accompagne la reconnaissance d’utilité publique, lui autorise, tout à la fois, à conserver son local, à recevoir de nouveau sa subvention et, même, à espérer la voir prochainement augmentée ! Michel Bréal commente cette transformation dans son rapport moral, en disant: « Le conseil d’État nous a fait payer la bienvenue dans le monde des personnes morales par le retranchement de la partie mythologique de notre programme ; la Société, qui avait autrefois pour objet, outre l’étude des langues, “celle des légendes, traditions, coutumes” se trouve dorénavant bornée aux seules langues et à l’histoire du langage [13] ».

Au même moment, pourtant, la Société de linguistique évoque dans son bulletin les nombreux témoignages qui la situent comme « un foyer d’études aimé et reconnu en Europe » et qui la confortent dans l’idée qu’elle devait demeurer dans la voie qu’elle poursuivait depuis dix ans [14]

Si l’ensemble des membres de la Société de linguistique semble accepter, résigné, la métamorphose ainsi imposée, il se pose pourtant une exception à cette concorde : Henri Gaidoz. Après sept années passées à administrer la Société de Linguistique, il démissionne immédiatement de cette charge pour pouvoir consacrer son temps à la fondation d’un organe spécialement consacré à l’étude de ces buts scientifiques que la compagnie vient de sacrifier aux exigences de l’État : ce sera Mélusine [15]. Après avoir d’abord cherché à convaincre ses collègues de refuser un cadeau que l’on faisait payer « si cher », il décide finalement de recueillir « la fugitive » et fonde, en collaboration avec Rolland une revue consacrée « à la mythologie, à la littérature populaire, aux traditions et usages [16] ».

Il est manifeste que ce sont les circonstances historiques qui sont venues contrarier le destin scientifique de cette Société. La guerre de 1870 détermine la chute de l’Empire ; elle génère également un profond sentiment germanophobe dans la population française qui exprime un besoin de revanche sur l’Allemagne. Or les membres de la Société de linguistique tiennent manifestement à situer leurs travaux dans la droite ligne des progrès de la philologie comparée telle qu’elle est pratiquée en Allemagne. Ainsi, Sylvain Auroux a-t-il mis en évidence le « scandale historiographique » que représente la leçon inaugurale de Bréal au Collège de France sur « les progrès de la grammaire comparée », publiée dans le premier tome des Mémoires de la Société de linguistique, où ne citant aucun auteur français, il présente ses travaux comme « l’implantation sur le territoire national d’une tradition purement germanique [17] ». L’étude des « légendes, traditions, coutumes », qui faisait l’objet de l’article litigieux, correspond pleinement à cette conception globale de la philologie qu’illustre le modèle allemand. Or le folklore est alors un domaine doublement marqué par l’Allemagne, tant en raison de ses liens avec la philologie que du fait de son association aux travaux de Jacob Grimm et à l’effort allemand de construction d’une identité nationale basée justement sur ses « légendes, traditions, coutumes »… De plus ces études, en France, sont étroitement associées à la personne du prince-président, Napoléon III. On dit même que l’enquête Fortoul a été déterminée par l’influence que l’Allemand Firmenich a eue sur lui. Voilà sans doute pourquoi la IIIe République s’est ainsi acharnée à contraindre la Société de linguistique, qui s’est donné pour but l’étude des traditions populaires, à retrancher ce domaine de ses objets scientifiques, dès le lendemain de la guerre de 1870. Les liens de ces études avec la tradition allemande ont certainement pesé d’un grand poids mais n’ont sans doute pas représenté l’unique motivation de l’État. La volonté de la IIIe République de rompre avec des orientations scientifiques qui caractérisent fortement le Second Empire doit certainement être prise en compte également.

Lorsque Bréal adresse ses vœux de réussite à Mélusine, dans l’enceinte même de la Société qui « en a vu naître l’idée, et où elle compte presque autant de parrains qu’il y a de personnes présentes », il espère que les membres de la Société de linguistique parviendront, malgré tout, à conserver une place à l’étude de la mythologie, placée sous la protection de la linguistique, dans les Mémoires de la Société [18]. Il en sera effectivement ainsi. En dépit de la modification de ses statuts, et de l’interdiction d’aborder désormais tout autre sujet d’études que les langues et l’histoire du langage, la Société de linguistique continue encore à accueillir, pendant quelques années, des communications concernant la partie de son programme qu’elle a été contrainte de retrancher en 1876. Certes, les Mémoires de la Société, diffusées dans le commerce, ne présentent plus qu’accidentellement de tels articles désormais hors-la-loi, tel un travail de d’Arbois intitulé « mythologie et histoire primitive » en 1878 ou un autre de A.H. Sayge sur « le mythe de Niobè », en 1881. Mais les Bulletins, réservés à l’usage de ses seuls membres, révèlent que la Société de Linguistique a effectivement bravé le bannissement imposé par l’État. Citons ainsi des communications d’Eugène Rolland sur la légende du corbeau qui aurait l’habitude d’abandonner ses petits huit jours sans nourriture, attestée jusque dans les Psaumes, et sur la tradition qui fait arrêter l’Arche de Noé au mont Ararat ; Gaidoz évoquant la religion des Gaulois ; Schoebel et « la nuit dans les mythologies » ; Sébillot sur les patois français ; Charencey sur le mythe des hommes-chiens et sur la symbolique planétaire chez les Sémites ; Halévy sur la signification religieuse du chien chez les Babyloniens et sur l’épisode de la fille de Jephté dans la Bible… Cet effort de résistance scientifique au dictat du gouvernement perdure environ dix ans. Petit à petit, la part de ces études se réduira dans les Bulletins de la Société au profit d’études de linguistique, au sens étroit du terme. Les raisons doivent cependant être recherchées moins dans un effet d’usure face aux exigences imposées par l’État que dans un renouvellement du concept de linguistique au cours de ces mêmes années.

En effet, outre ces modifications de statuts, les Bulletins de la Société de linguistique révèlent une autre mutation, interne cette fois. Bréal, dans le même rapport moral annonçant la création de Mélusine commente la prochaine naissance de La revue de philologie, de littérature et d’histoire ancienne fondée par Tournier et Havet, également membres de la Société de linguistique. Leur prospectus mentionnant qu’ils n’entendent pas confondre deux ordres d’études, la philologie et la linguistique, qui selon eux n’ont plus grand chose en commun désormais, du fait des avancées de la grammaire comparée, Bréal réagit vivement et s’oppose à de telles considérations, disant se faire ainsi l’interprète de l’ensemble des membres de la Société dont il est le secrétaire. Le sujet de la distinction entre philologie et linguistique lui est cher et il l’entend dans un sens opposé à celui de Tournier et Havet. S’il peut concevoir que philologie et linguistique appartiennent à deux ordres d’études distincts, comme il en est « du classement des manuscrits de Démosthène à l’origine des lettres palatales », pour lui, il ne s’agit là que des extrémités opposées de deux sciences qui présentent de nombreux points de communication. Il prend alors exemple sur la façon dont les autres pays européens mêlent encore les deux sciences, et notamment l’Allemagne, prouvant ainsi qu’une distinction entre linguistique et philologie n’est pas si aisée à établir. Et même, il voit dans ces deux sciences un mélange de plus en plus intime, caractéristique selon lui des progrès accomplis par l’une et l’autre [19]. Dès l’année suivante, c’est le président de la Société, Benoist, qui ouvre les séances de l’année par un discours qui renforce les positions déjà énoncées par Bréal l’année précédente :
« j’ai senti de bonne heure la nécessité qu’il y a pour quiconque s’occupe d’une partie de la science philologique en général, c’est-à-dire de la science du langage, que l’on étudie son développement et ses lois, ou bien les monuments qui en subsistent, de se tenir au moins au courant des résultats généraux des sciences voisines et apparentées. (…) que ferait celui qui s’est donné pour tâche la critique et l’interprétation des textes s’il ignorait absolument la grammaire, l’histoire, l’archéologie, la mythologie, si même il n’était pas en état de connaître les résultats les plus nouveaux et les plus assurés de ces diverses sciences ? Et quelle valeur auraient les considérations du grammairien, de l’historien, de l’archéologue, du mythologue, s’ils ne pouvaient reconnaître les meilleurs textes, et au besoin en contrôler la teneur ? C’est qu’en réalité les divisions de la science n’existent que par une conception de notre esprit, qui, hors d’état d’embrasser d’une seule étreinte l’universalité des connaissances, est réduit à y opérer des sections suivant ses inclinations et sa portée. Les branches diverses s’entrecroisent, se mêlent, se pénètrent. (…) la philologie en général, que l’on a très justement définie une science historique et dont l’objet est l’étude critique des monuments du langage, est-elle sans rapports avec la linguistique (…) ? Si le philologue ignore les lois générales du développement des langues, les règles d’après lesquelles leurs éléments se transforment, souvent ses observations seront incomplètes et capables de l’égarer.(…) mais si le linguiste néglige les matériaux que le philologue amasse, si même il ne s’y attache fortement et assidûment, il risque fort de bâtir en l’air ses spéculations, et de substituer à la science un appareil de considérations où la fantaisie a plus de part que la réalité. En somme, la philologie et la linguistique, malgré les différences que l’on peut constater dans leur but spécial et dans leur méthode, sont les deux côtés d’une même étude. (…) Ne sont-ce pas là, Messieurs, les vues qui ont dirigé votre société (…) quand elle a si souvent écouté dans ses réunions des communications inspirées par les recherches de la philologie, et qu’elle a inséré dans ses Mémoires des études où la philologie a une part principale [20] ? »

Ces prises de position ne révèlent pas seulement des dissensions scientifiques internes à la Société. Elles sont surtout révélatrices du passage qui est alors en train de s’opérer en France, contrairement à l’Allemagne, d’une philologie conçue comme une science totale à une science entendue dans un sens restreint, cantonnée à « l’étude critique des monuments du langage », conséquence de l’influence des travaux de l’Américain Whitney. Ce morcellement d’une science, jadis conçue comme globalisante, est le signe d’une évolution de la conception de la Science, dans les mentalités, qui passe du règne de l’érudition à celui de la spécialisation. Il amorce également la « répudiation dédaigneuse » de la philologie face à une linguistique triomphaliste. C’est à ces modifications profondes que ces discours, prononcés à la Société de linguistique, tentent de s’opposer. La défense de leurs points de vue théoriques n’est pas circonscrite au seul cadre des séances de leur compagnie. Aussi Ernest Renan, qui compte parmi les membres de la Société de linguistique, donne-t-il en 1878, en Sorbonne, une conférence sur « les services rendus aux sciences historiques par la philologie » où il insiste longuement sur les rapports insécables qui unissent philologie comparée et mythologie comparée, en cherchant donc encore à promouvoir l’approche de cette discipline comme celle d’une science totale.
L’on sait bien en quel sens la marche des sciences s’en est allée.




[1Émile Carnoy, s.v. « Charencey », Dictionnaire des folkloristes contemporains, p. 19.

[2Bulletin de la Société de linguistique, 1878, lxxiij.

[3Pour un historique complet de la création de la SDL, cf. Bulletin de la Société de linguistique, 1869, pp. XXI-XXIII et 1878, pp. lxxij-lxxiij. La SDL a ensuite reçu l’hospitalité de l’État et a tenu ses séances dans le local de la Société française de numismatique et d’archéologie (au 30 de la rue de Lille) puis dans celui de la Société d’horticulture de France.

[4Sylvain Auroux, Linguistique et anthropologie, pp. 12-13.

[5Alain Rey, s.v. « linguistique », Dictionnaire historique de la langue française, p. 2031.

[6 Bulletin de la Société de linguistique, 1878, p. lxxiv.

[7Émile Carnoy, s.v. « Charencey », Dictionnaire des folkloristes contemporains, p. 19.

[8Si cette étude de Gaston Paris a fait couler beaucoup d’encre, le Bulletin de la Société de linguistique ne rapporte, en revanche, aucun commentaire fait à la suite de sa lecture.

[9Il y fait référence à plusieurs reprises pour dénoncer l’inertie qui, selon lui, caractérise alors cette société. En effet, le projet établi, une commission, composée de Gaston Paris, Paul Meyer, Baudry, Fournier et Schoenfeld, est nommée pour « arrêter les bases (sic) de ce travail. Et une circulaire était lancée en date du 1er mai 1868 – la date de la traditionnelle et poétique fête de mai : avait-on cherché cette éphéméride ? ». Signée Bréal, la dite circulaire précise l’intention de la Société de linguistique qui entend rassembler les noms vulgaires donnés aux plantes dans les diverses régions de France, « afin d’en composer un glossaire spécial ». Toutes les précautions doivent être prises pour que chaque nom vulgaire soit rapporté exactement à une appellation scientifique. Ce glossaire aurait dû être limité aux mots français ou à ceux employés dans un dialecte ne différant du français que par son origine ; il pensait donc exclure le domaine basque, breton ou germanique. Mais « On avait nommé une commission ; l’affaire était réglée et enterrée. La Société s’était contentée “d’arrêter des bases”, comme elle disait dans sa langue ». C’est finalement Eugène Rolland qui « a entrepris et mené seul à bonne fin ce qu’une société savante avait promis », en suivant exactement le plan annoncé par la circulaire de la Société.
Cf. notamment Henri Gaidoz, Introduction à Flore populaire de la France, t. IX, p. V-VI.

[10 Id., ibid., p. Xj.

[11Ibid., p. xlviij.

[12Ibid., p. xlv. Des démarches ont été menées auprès de l’École des sciences politiques, qui leur aurait accordé l’hospitalité demandée. La Société de linguistique n’a jamais eu à profiter de cette offre grâce aux manœuvres de son président, Egger, auprès du ministre, lui vaut de pouvoir finalement conserver l’usage du local « très-modeste » prêté par l’État.

[13Ibid., p. xlviij.

[14Bulletin de la Société de linguistique, n° 15, p. XV.

[15 Ibid., p. xlvj et p. xlix.

[16 Ibid., xlix.

[17Sylvain Auroux, Linguistique et anthropologie en France, p. 12.

[18Id.

[19Bulletin de la Société de linguistique, n° 15, pp. l-lj.

[20 Ibid., pp. liij-liv.