Je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance.
Emmanuel Kant, Préface de la seconde édition
La critique de la raison pure (1787).
Les mythes, les contes, les légendes et, d’une manière générale, toute cette partie du folklore qui est constituée par la littérature orale – directement recueillie à la source ou dans des documents écrits dont la source nous est inconnue ou mal connue –, sont des objets auxquels les anthropologues s’intéressent depuis la naissance même de leur discipline. Ils constituent, en effet, des documents de premier ordre donnant accès aux formes de pensée des populations qui les ont produits. Une illustration, parmi d’autres, nous en est fournie par les efforts incessants de l’un de ses fondateurs, Franz Boas, pour recueillir des textes chez les Kwakiutl de la côte nord-ouest de l’Amérique, notamment.
La Bible juive, également désignée comme les Saintes Écritures parce qu’elle est remplie de la présence et des actions du Dieu d’Israël qui en a fait don à son peuple et comprend un ensemble imposant de lois, de prescriptions rituelles et de règles morales, est aussi – et de façon essentielle – composée de récits à caractère mythologique, de légendes, de généalogies et de chroniques historiques. Pourquoi ne serait-elle pas susceptible, du moins dans ses parties narratives et descriptives, d’être étudiée selon les méthodes propres à l’anthropologie, et plus précisément en recourant à celle qui est mise en œuvre par l’analyse structurale telle qu’elle a été théorisée et pratiquée par Claude Lévi-Strauss dans maints articles et ouvrages et surtout, avec une ampleur inégalée, dans les quatre volumes de ses Mythologiques ? Nous allons voir que, pourtant, une telle entreprise ne va pas de soi.
Dialogue entre Lévi-Strauss et le philosophe Paul Ricœur
Dans un entretien avec Lévi-Strauss, organisé en 1963 par un groupe de philosophes de la revue Esprit à l’occasion de la publication en 1962 de La Pensée sauvage, Paul Ricœur se demandait pourquoi la méthode structurale ne devrait s’appliquer qu’aux mythes des sociétés primitives, qui certes intéressent, sinon exclusivement, du moins principalement les ethnologues, et négliger, par exemple, la Bible ou les matériaux helléniques qui nous touchent de si près. La réponse fut ferme, mais nuancée. Je la citerai assez longuement car elle commence par une référence teintée d’ironie à un auteur auquel est en partie consacrée cette étude.
Mon éminent collègue anglais Edmund Leach, de l’université de Cambridge, s’est amusé à faire une application de l’analyse structurale à la Bible, dans une étude au titre significatif : Lévi-Strauss in the Garden of Eden. C’est un travail très brillant et, en partie seulement, un jeu. Pour ma part, j’hésiterais beaucoup à entreprendre quelque chose du même genre […]. D’abord parce que l’Ancien Testament, qui met certainement en œuvre des matériaux mythiques, les reprend en vue d’une autre fin que celle qui fut originellement la leur. Des rédacteurs les ont, sans nul doute, déformés en les interprétant ; ces mythes ont donc été soumis, comme le dit très bien M. Ricœur, à une opération intellectuelle. Il faudrait commencer par un travail préliminaire, visant à retrouver le résidu mythologique et archaïque sous-jacent à la littérature biblique, ce qui ne peut évidemment être l’œuvre que d’un spécialiste. En second lieu, il me semble qu’une entreprise de cet ordre implique une sorte de cercle vicieux qui tient au fait qu’à mes yeux – et c’est peut-être là un point de désaccord avec M. Ricœur – les symboles – pour reprendre un terme qu’il affectionne – n’offrent jamais une signification intrinsèque. Leur sens ne peut être que « de position », et, par conséquent, il ne nous est pas accessible dans les mythes mêmes, mais par référence au contexte ethnographique, c’est-à-dire ce que nous pouvons connaître du genre de vie, des techniques, des rites et de l’organisation sociale des sociétés dont nous voulons analyser les mythes. Dans le cas de l’ancien judaïsme […] le contexte ethnographique fait presque entièrement défaut, sinon celui, précisément, qu’on peut extraire des textes bibliques. Toutes nos hypothèses reposeraient donc sur une pétition de principe (Lévi-Strauss 2004).
L’argumentation qu’on vient de lire est tout à fait claire, mais elle n’était pas sans appel aux yeux de Leach qui, tout en se réclamant du structuralisme, mais en rejetant les vues théoriques générales (trop « philosophiques » ?) de Lévi-Strauss, fit paraître un nouvel essai plus substantiel que le précédent. C’était un long article que nous allons étudier ; il est intitulé « The Legitimacy of Solomon : Some Structural Aspects of Old Testament History » (1966 ; la version française : « La légitimité de Salomon, Quelques aspects structuraux de l’histoire de l’Ancien Testament », est publiée en 1980). Bien qu’il n’ait disposé d’autres données sur la question de la légitimité royale que celles qui lui étaient fournies par le texte biblique, Leach pensait qu’il n’était pas tenu de se soumettre à la mise en garde de son inspirateur et qu’en l’occurrence, il ne fallait pas exagérer notre ignorance du contexte social et historique de l’Israël antique. Nous verrons ce qu’il en est.
Très étrange cependant fut la publication tardive, il est vrai, d’un article relativement bref que Lévi-Strauss lui-même consacra à l’élucidation de trois versets du Livre de l’Exode jugés énigmatiques par un grand nombre de commentateurs du Pentateuque. Il est intitulé « Exode sur exode » et paraît dans L’Homme en 1988. Cette espèce de « sortie de route », si l’on peut dire les choses ainsi, est assumée et se justifie à ses yeux par l’intéressante comparaison à laquelle se prêtent le rituel d’alliance de mariage que constitue la circoncision chez les anciens Hébreux et le rituel initiatique également lié à l’alliance, mais avec dépôt de l’étui pénien et sans circoncision, chez les Bororos du Brésil central, une population qu’il avait étudiée dans les années 1930 lors de ses enquêtes sur le terrain. Mais, il faut le préciser, et la raison en est évidente, Lévi-Strauss laisse de côté le rite de circoncision tel qu’il est présenté dans le Livre de la Genèse, où il symbolise sur un plan supérieur, un plan théologique, l’alliance entre Abraham et son Dieu qui sera le Dieu du peuple d’Israël dont il est l’ancêtre fondateur. À propos de cet article notamment, et de quelques autres portant sur des mythes provenant de sociétés avec écriture, Maurice Godelier note avec raison dans le bel ouvrage (Lévi-Strauss, 2013) qu’il lui consacre, que Lévi-Strauss : « prend plaisir à surprendre et à tenir en haleine son lecteur, l’amenant en quelques pages rigoureuses et brillantes à la solution d’un problème “impossible” posé dès les premiers mots. Nombre d’entre eux sont des joyaux intellectuels ». Là aussi, nous aurons à voir ce qu’il en est, et si le résultat, brillant à coup sûr, est vraiment convaincant.
La question se pose : si Leach n’a cure de la mise en garde de Lévi-Strauss, qui lui-même se plaît à nous surprendre en prenant les mêmes libertés avec les règles qu’il a énoncées avec beaucoup d’insistance, n’est-ce pas que pour ces deux éminents anthropologues, il y aurait quelque chose d’irrésistible dans l’attrait du fruit défendu, dans l’envie, fût-ce en feignant de se livrer à un jeu de l’esprit, de s’attaquer au texte biblique ? Pure conjecture et quoi qu’il en soit, les démarches suivies par chacun des deux auteurs sont totalement différentes, en dépit du label commun du structuralisme.
Mais que veut dire s’attaquer au texte biblique ? Depuis le XVIIe siècle, les « Saintes Écritures » ont fait l’objet de recherches érudites de tout ordre : philologiques, historiques et plus tard, archéologiques. Ces recherches ont été conduites par des savants d’origines et d’orientations différentes : des juifs attachés (ou non, pensons à Spinoza et à son Traité théologico-politique de 1670) au judaïsme, ou des chrétiens attachés à l’Église (plutôt réformée que catholique), ou bien encore par des érudits sans aucune attache religieuse. Athées ou agnostiques, mais ne poursuivant pas nécessairement un combat philosophique ou idéologique antireligieux. L’ensemble de ces travaux a donné lieu petit à petit à une discipline scientifique qu’on appelle la critique biblique. Elle s’interroge aussi bien sur les dates présumées des différentes versions des mythes et légendes recueillis par les rédacteurs et compilateurs successifs des textes réunis dans le canon biblique, que sur la portée des divergences doctrinales qui sont exprimées, parfois d’un chapitre ou même d’un verset à l’autre. Les spécialistes, évoqués par Lévi-Strauss, dont la tâche est « de retrouver le résidu mythologique et archéologique sous-jacent à la littérature biblique », n’ont pas manqué et ne manquent pas. Ils seraient donc les plus qualifiés pour le rôle d’herméneutes de cette littérature particulière. Mais cette « division du travail » qui correspond, il n’y a pas lieu de s’en étonner, à la division académique des disciplines qui sont enseignées dans les universités et les diverses institutions publiques ou privées (pensons aux Facultés de théologie) d’enseignement supérieur, ne doit pas être rigide. Je renouvelle la question : pourquoi le statut très particulier – celui d’un livre sacré pour les croyants – que possède la Bible serait-il, au moins dans certaines de ses parties – celles qui recueillent des mythes et des rites – de nature à interdire une interprétation anthropologique ? Surtout s’il s’agit d’un exercice limité à un thème ou à un passage précis du texte et qui n’aurait pas besoin du prétexte, à dire vrai, pas très sérieux, de son caractère ludique. Une réponse quasi réflexe serait de dire que l’anthropologue n’a pas à se soucier de quelque interdiction que ce soit qui ne peut émaner que d’un point de vue dogmatique, par exemple celui du judaïsme traditionnel orthodoxe, voire ultraorthodoxe, ou des fondamentalismes chrétiens dont, par vocation, le savant doit s’abstraire.
Les choses ne sont pas aussi simples. Dans son dialogue avec Ricœur, Lévi-Strauss est amené à répondre plus profondément à l’objection qui lui est faite par le philosophe. La position de Ricœur peut se résumer ainsi : contrairement à ce que vous prétendez sur l’unité de l’esprit humain (c’est cette idée « philosophique » qui agace Leach et l’oppose à Lévi-Strauss), vous creusez le fossé qui sépare la pensée rationnelle de celle que vous appelez « sauvage », et que vous attribuez aux civilisations dites « totémiques », qui seules produiraient des mythes se prêtant à l’analyse structurale telle que vous l’avez conçue et mise en œuvre. La « pensée rationnelle » dominante en Occident, puis universellement, a été élaborée dans nos civilisations qui ont fait en sorte de la plier, selon vous, aux nécessités du rendement qui sont au fondement des sociétés modernes et des progrès scientifiques et technologiques qui ont accompagné leur développement au fil des siècles. C’est pourtant celle par laquelle nous sommes plongés dans le devenir historique. Dans le temps d’une histoire qui a fait de nous les légataires d’antiques traditions toujours vivantes, notamment de légendes et de mythes recueillis par des poètes dans des épopées ou des prosateurs dans des ouvrages à caractère historique, ou bien encore dans la forme si spécifique qui est celle de la Bible et que la méthode structurale à laquelle ont recours les anthropologues est, selon vous, impropre ou impuissante à appréhender. Pour le philosophe, l’une des raisons essentielles en est que le structuralisme qui, de son propre aveu, privilégie la synchronie sur la diachronie, bute sur le sens ultime, le sens vrai du message, du « kérigme », dont ces traditions sont porteuses (Esprit, 2004 : 169-170).
La réponse de Lévi-Strauss est catégorique : il ne pense nullement à « une différence intrinsèque entre deux espèces de pensée et de civilisation », mais « à la position relative de l’observateur, qui ne peut pas, vis-à-vis de sa propre civilisation, adopter les mêmes perspectives que celles qui lui semblent normales vis-à-vis d’une civilisation différente ». En effet, en tant que membre de ma civilisation, j’intériorise ses traditions mythiques. Une telle affirmation est tout le contraire de ce qu’on appelle le relativisme culturel, car elle rejette toute position de surplomb à laquelle prétendrait le savant supposé indifférent aux différences qu’il étudie. Les traditions mythiques, et plus généralement les traditions culturelles dont je suis nourri depuis l’enfance, constituent le socle sur lequel repose ma capacité à donner du sens aux choses, à la vie. Mais il en va de même pour les membres des cultures exotiques que j’étudie : s’ils prenaient connaissance des analyses structurales de leurs mythes, ils me feraient des objections du même ordre. Il n’est que d’entendre cette réplique de Lévi-Strauss qui me semble décisive : « Quand M. Ricœur oppose dans son texte le totémisme et le kérigmatisme (mot qui implique l’idée d’une promesse, d’une annonce), j’ai envie de lui demander ce qu’il y a de plus kérigmatique que ces mythes totémiques australiens qui, eux aussi, se fondent sur des événements : l’apparition de l’ancêtre totémique en un certain point du territoire, ses pérégrinations qui ont sanctifié chaque lieu-dit et qui définissent pour chaque indigène les motifs d’un attachement personnel donnant une signification profonde au terroir, et qui sont, en même temps, à la condition qu’on lui reste fidèle, une promesse de bonheur, une assurance de salut, une certitude de réincarnation ? Ces profondes certitudes se retrouvent chez tous ceux qui intériorisent leurs propres mythes, mais elles ne peuvent être perçues, et doivent être laissées de côté, par ceux qui les étudient du dehors » (Esprit, loc. cit. : 175).
« Ces certitudes profondes », ces certitudes subjectives en tant qu’elles sont aussi partagées collectivement, ce sont les croyances. Et les croyances n’ont de consistance, de force – ce qui fait qu’elles sont porteuses de valeurs effectivement partagées par des multitudes (et dès lors capables de soulever des montagnes, comme on dit) – que si elles s’inscrivent dans des institutions qui sont au fondement de l’unité du corps social. C’est ce qu’on désigne par le terme de religion, et l’on sait que Durkheim avait choisi le terme d’église pour désigner le groupe, la société, dont les membres sont unis par un commun respect et une commune obéissance à des principes, à des règles de conduite qui sont ainsi marqués du sceau du sacré. À la différence de ce qu’on a appelé le sociologisme de Durkheim, qui fait correspondre « les formes élémentaires » du religieux aux formes élémentaires du social (thèse illustrée par l’importance cruciale qu’il donne au totémisme australien et aux rituels spécifiques qui s’y rattachent), l’anthropologie structurale professe une approche intellectualiste. Elle sépare complètement ce qui est de l’ordre de la foi, du sentiment religieux et du rapport intime aux valeurs, dont un courant dit « phénoménologique » de la sociologie avait pensé pouvoir faire un objet de recherche scientifique, de ce qui relève de l’ordre des représentations, des pratiques et qui constitue des systèmes de pensée. Pensée symbolique dont les manifestations premières ont pris forme dans le langage et les codes de la religion et de la magie. C’est dans la religion et la magie (leur différenciation et leur opposition dans leur rapport respectif au surnaturel et, du même coup, à leur place dans l’ordre social, n’apparaîtront que très progressivement et de façon très inégale selon les cultures) que se sont mises en place les catégories mentales qui, forgées au cours d’expériences millénaires, ont permis aux hommes d’appréhender le monde sensible dans lequel ils vivent, de le connaître, de le rendre intelligible et d’agir sur lui de façon réfléchie.
L’approche intellectualiste de la pensée sauvage revendiquée par Lévi-Strauss implique donc que le chercheur qui pratique l’analyse structurale des mythes et des rites, autrement dit qui aborde le fait religieux dans son expression symbolique, s’oblige à la suspension de tout jugement de valeur quant à leur contenu, lequel, pour la communauté et pour chacune des personnes qui lui donnent sens, est chargé de valeurs spirituelles et vitales. C’est cela qu’il doit impérativement « laisser de côté », mais certainement pas pour en nier la réalité.
Dans le cas des sociétés, des cultures lointaines auxquelles l’ethnologue s’intéresse de préférence, il semble qu’une telle attitude aille pratiquement de soi. Aussi intenses qu’aient été les émotions éprouvées auprès des personnes avec lesquelles il a vécu au cours de son enquête de terrain, notamment en partageant les moments d’effervescence collective lors de cérémonies rituelles, ou des moments d’intimité avec celles dont il a été le plus proche, la subjectivité du chercheur s’efface quand vient le temps où il s’agit d’élaborer et de penser les matériaux recueillis. Sinon, comment garantir la sérénité de la communication académique dans une communauté de chercheurs qui intérioriseraient, chacun à sa manière, les mythes et les croyances de la société qu’ils étudient ?
Mais qu’en est-il s’agissant de la Bible, à laquelle Leach et Lévi-Strauss se sont attaqués en principe (en théorie, mais pas en pratique) avec les mêmes armes ?
Avant de répondre, des précisions préalables touchant à l’objet appelé « Bible » sont nécessaires : les chrétiens appellent Bible l’ensemble des textes réunis dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Il en va tout autrement de la tradition juive qui sépare radicalement le Tenach (acronyme hébraïque de Loi – Torah, Prophètes – Nebiim, et Chroniques – Ketubim) des Évangiles et récuse donc la notion d’Ancien Testament. Celle-ci trouve son origine, comme l’indique Thomas Römer (2019), dans la deuxième épître de Paul aux Corinthiens (chapitre 3, verset 14). Pour l’apôtre, il est ancien parce que Dieu l’avait d’abord donné aux Hébreux pour qu’il témoigne, pour le nouveau dont il est l’annonce voilée, du fait que « c’est en Christ que [le voile] disparaît ». Dans le judaïsme, la Bible – c’est-à-dire les textes canoniques réunis dans le Tenach, et plus spécialement dans la Torah, la « Loi » – impose aux fidèles des devoirs : la lecture rituelle à l’office matinal du shabbat d’une parasha (un fragment du texte découpé pour chaque semaine), de telle sorte que le rouleau de la Torah, sorti à cette occasion de l’armoire sainte qui se trouve au cœur de toute synagogue, soit entièrement lu – ou plus exactement cantilé – au terme de l’année qui s’achève par la fête « de la joie de la Torah » ; une lecture assidue, sous la direction d’un maître, rabbin ou sage reconnu, et l’observance des lois, ainsi que des multiples règles rituelles qu’elle prescrit. La lecture assidue signifie pour les rabbins, leurs disciples, comme pour tout juif qui se veut pieux, l’étude infinie tout au long d’une vie ; une étude qui comprend inséparablement le Tenach, le Talmud et nombre des grands commentateurs rabbiniques (Rachi en est l’un des plus illustres) des périodes ultérieures. Pour ceux qui vont encore plus loin, il existe aussi une importante littérature philosophique et mystique. Ils peuvent donc s’inscrire dans un mouvement de pensée rationaliste et prendre pour guide Maïmonide, ou se plonger dans les livres ésotériques de la Cabbale dans lesquels chaque mot, chaque lettre de la Torah est objet de commentaire et de spéculation.
Face aux multiples niveaux d’interprétation dont nous parlerons plus loin, et qui font partie intégrante de la pensée traditionnelle du judaïsme, un judaïsme qui accepte en son sein la diversité des courants religieux qui sont apparus au fil du temps et qui conservent leur vitalité jusqu’à nos jours, que veut, que peut apporter l’interprétation anthropologique ? Dans la mesure où la croyance est ici intérieurement traversée par le savoir, un savoir capable de supporter, et même d’encourager la controverse entre écoles et de se critiquer lui-même, le savoir anthropologique, libéré en principe de toute concession à la croyance, peut-il se prévaloir d’une spécificité, en l’occurrence paradoxale, qui est celle d’un discours universel seul conforme à la Raison ? Cette faculté que les Grecs ont appelée logos, et que les philosophes ont cherché ou prétendu définir, n’est-elle pas mise en œuvre par les hommes de science, indépendamment des doctrines particulières défendues par les philosophes, lesquels, sont loin, comme chacun sait, de tous s’accorder sur ce qui est rationnel et sur ce qui ne l’est pas ? Ce sont les questions que nous nous proposons d’examiner dans cette étude.
L’Ancien Testament lu par Frazer
Nous commencerons par rappeler très brièvement l’une des entreprises les plus célèbres et les plus ambitieuses d’un anthropologue britannique qui se proposait d’appliquer la méthode comparative à l’interprétation de la Bible. Sir James Frazer, compilateur infatigable d’une immense documentation, tant sur les cultures de l’Antiquité que sur la littérature ethnographique, publia à partir de 1918 un ouvrage composé de trois gros volumes, Folk-lore in the Old Testament : Studies in Comparative Religion, Legend and Law. Un titre qui dit bien le propos de l’auteur : analyser le folklore biblique en le comparant à d’autres corpus provenant d’autres peuples, d’autres civilisations. En incluant dans le folklore non seulement les légendes, les coutumes et les lois, mais le fait religieux, qui comme tel, semble-t-il, ne relève pas à ses yeux d’un traitement particulier. C’est ainsi qu’il procède au découpage de la Genèse – par laquelle évidemment il commence – en thèmes bien distincts : la création du monde, celle de l’homme, Adam, le fratricide et le signe du meurtrier Caïn, le Déluge, etc. Pour prendre ce dernier exemple, Frazer ne se contente pas de comparer – la chose va de soi – le récit biblique dont Noé est le héros à un épisode semblable dans l’épopée mésopotamienne de Gilgamesh, qui remonte bien plus loin dans le temps et que, sans le moindre doute, les rédacteurs hébreux connaissaient. Bien au-delà de ce rapport de filiation, il étend sa recherche aux différentes légendes grecques de Deucalion et, s’ouvrant un champ illimité dans l’espace et dans le temps, il va puiser des exemples de Déluge dans tous les continents. Dans l’Inde ancienne et moderne, en Australie, en Afrique noire, en Amérique du Nord et du Sud, chez les Polynésiens aussi bien que chez les Mélanésiens. L’analyse comparative porte sur une quinzaine d’aires culturelles pour aboutir à l’idée de l’universalité du thème diluvien (qui pourrait trouver son origine dans la réalité de l’histoire climatique du globe terrestre) et au constat d’une très grande hétérogénéité dans la construction des éléments qui entrent dans la formation des récits. Une hétérogénéité, qui au demeurant, est interne au texte biblique dans lequel se mêlent des sources yahvistes et élohistes que l’on distingue par le nom donné au Dieu d’Israël. Sans entrer ici dans les détails, l’explication ultime qu’en donne Frazer se trouve dans la théorie évolutionniste encore très fortement dominante au début du XXe siècle. C’est pourquoi il parle du folklore biblique, entendant par-là que le Livre sacré des Hébreux, peuple qui comme tous les autres est passé par les différents stades qui ont conduit l’humanité de la sauvagerie à la civilisation, est encore rempli du folklore, des croyances et des coutumes comparables à celles des peuples sauvages et barbares, pour garder le vocabulaire repris par Morgan. Coutumes et croyances que, du temps de Frazer, on connaissait de mieux en mieux par les ouvrages anciens et récents des voyageurs, des explorateurs, des missionnaires et des administrateurs coloniaux, mais surtout par les enquêtes – extensives ou monographiques – des ethnographes de terrain qui commencent alors à se multiplier de par le monde. Ajoutons qu’elles nous sont aussi rendues de plus en plus intelligibles à mesure qu’avancent les travaux théoriques des anthropologues qui mettent en ordre ces données de plus en plus nombreuses et s’efforcent d’en faire la synthèse.
Dans la préface de l’édition de 1918, Frazer s’exprime sur la question que nous soulevons avec une grande clarté. Il le fait afin d’écarter tout malentendu d’ordre philosophique sur la signification de son œuvre : « L’objet de mes recherches m’a contraint à m’occuper surtout de l’aspect le plus bas de la vie des Hébreux, révélé par l’Ancien Testament, et des traces de barbarie et de superstition qu’on y trouve. Mais je n’ai pas pour cela ignoré, et encore moins ravalé, l’aspect le plus élevé du génie hébreu qui se manifeste dans une religion idéaliste et une moralité pure, et dont l’Ancien Testament est le monument impérissable. »
Autrement dit, le travail de l’anthropologue comparatiste qui s’attache à l’étude de l’Ancien Testament s’achève avec le terme mis – toujours provisoirement dans l’attente de nouvelles découvertes – à l’exploration dans l’espace et dans le temps des matériaux du folklore universel dont le rapprochement s’impose (et aux yeux de l’auteur, il a la valeur d’une démonstration) avec celui qui est présent dans le Livre sacré. Parvenu au seuil de la croyance, le savant est placé devant un choix philosophique. La position de Frazer que l’on vient de lire nous laisse entendre que, non seulement il se satisfait de rester dans « les limites de la simple raison », pour reprendre la formule que Kant utilise dans le titre de son livre sur la religion, mais que l’agnostique qu’il est éprouve une grande admiration – pas seulement littéraire – pour la hauteur spirituelle et morale dont témoigne ce « monument impérissable » qu’est la Bible juive.
Néanmoins, il n’y aurait pas en fin de compte une très grande différence pour l’anthropologue dans l’application de sa méthode comparative à tels ou tels matériaux folkloriques, que ce soit ceux que lui offre l’étude de l’Ancien Testament, ou bien ceux présents dans les épopées homériques ou la théogonie d’Hésiode. La seule différence, mais elle est de taille, est qu’avec la disparition de la civilisation qui les a vu naître et s’épanouir, la mythologie et, à travers elle, les idées et les pratiques religieuses des Grecs de l’Antiquité ont cessé de nous concerner collectivement – en tant que corps social – dans la civilisation moderne qui est la nôtre… tout en continuant à intéresser au plus haut point les spécialistes professant à l’Université, les érudits amateurs et, à l’occasion, le grand public cultivé. Ce n’est pas le cas du judaïsme et des monothéismes qui en sont issus. C’est-à-dire le christianisme, l’islam et, même si l’expression peut prêter à équivoque, le judéo-christianisme que symbolise la Bible comprenant l’Ancien et le Nouveau Testament réunis. L’agnosticisme et les expressions variées de l’athéisme, voire l’indifférence affichée en matière religieuse au nom de la science, ou simplement de la raison ne sont pas dirigés contre les dieux de l’Olympe et n’ont de sens qu’en regard des religions encore vivantes. Il en va de même, sur un autre plan, du respect des principes de la laïcité ; et si la liberté religieuse dans le cadre républicain nous importe au même titre que les libertés politiques, c’est qu’on ne peut, que personne ne peut dire qu’après la séparation de l’Église et de l’État, on en a fini avec la croyance religieuse qui a été un des piliers de la civilisation occidentale pendant de nombreux siècles. Et notamment telle qu’elle s’exprime dans les corpus de textes qui déterminent et guident la conduite de vie de nombre de nos contemporains, quand bien même ce nombre ne cesserait de diminuer.
Et nous n’oublions pas les cathédrales, qui souvent dominent les centres des villes, et les innombrables églises qui parsèment le paysage campagnard, et les clochers qui les surmontent et donnent à ces paysages leur tonalité si familière de paix et de sérénité.
L’anthropologue qui s’attaque, si l’on ose dire, à l’étude de la Bible le fait comme s’il procédait à une expérience intellectuelle hors de son champ d’expertise. Il n’en est pas un spécialiste : il n’est pas plus un hébraïsant qu’un archéologue ou un historien des religions antiques du Proche et Moyen-Orient ; il ne possède pas non plus les connaissances linguistiques et philologiques des orientalistes. Le simple lecteur qu’il est s’aventure donc dans un domaine du savoir profondément labouré en tous sens, avec pour seul bagage les outils fournis par la pratique de son métier d’ethnologue. Des outils qui ne sont certes plus tout à fait les mêmes que ceux de Frazer, comparatiste à l’ancienne, si grande que soit son érudition. Mais que peut-il bien chercher ? Quelle autre ambition pourrait-il avoir que de compléter, d’affiner, ou pour le dire sans le moindre dédain des résultats qu’elle a obtenus, d’approfondir l’œuvre de Frazer ? Un chercheur qui était – il importe de le rappeler – le fidèle disciple de Robertson Smith, grand hébraïsant et arabisant, et sans conteste l’un des fondateurs de l’anthropologie religieuse.
La Bible et les philosophes
La réponse ne va pas de soi, et d’ailleurs cela ne concerne, à ma connaissance, que fort peu d’ethnologues. Nous allons donc voir ce qu’il en est avec les deux auteurs que nous avons choisis, Lévi-Strauss et Leach. Je dirais seulement que leur amateurisme en matière de judaïsme et de critique biblique, aussi grands qu’aient été leurs efforts pour s’informer auprès des spécialistes, les place dans une situation que l’on pourrait sans artifice rapprocher de celle des philosophes qui ont eu l’occasion d’exprimer leur pensée tant sur le judaïsme que sur la question juive. Une pensée, il faut le dire, qui a été plutôt critique, et même parfois dépourvue de toute bienveillance. À cet égard, on pourrait citer de nombreux philosophes ; je me contenterai, en l’occurrence, de citer le nom de Kant qui, à l’époque de l’Aufklärung, avait senti la nécessité d’intervenir dans les débats alors passionnés sur les rapports entre philosophie et religion et en avait traité dans La religion dans les limites de la simple raison (2004), et celui de Hegel. Dans un écrit de jeunesse publié après sa mort sous le titre : L’esprit du christianisme et son destin (2003), il avait consacré de nombreuses pages à « l’esprit du judaïsme », dans lesquelles il se livrait à une réflexion d’inspiration chrétienne, mais très personnelle (il a recours à une démarche dialectique qui préfigure les œuvres de la maturité) sur le Pentateuque. Et notamment sur le rôle donné à Moïse comme libérateur et fondateur d’un peuple d’Israël qui, nous dit-il, ne sut pas s’élever à la hauteur de la mission spirituelle qui lui était donnée par son Dieu.
On sait l’importance de Kant et Hegel dans l’histoire intellectuelle de l’Europe moderne et l’on peut voir en eux à bon droit, je le crois, des porteurs éminents de la parole philosophique vis-à-vis de la religion, et de la religion juive en particulier. Ce n’est pas ici notre sujet, mais je pense néanmoins qu’il serait très éclairant de faire précéder l’examen critique qu’on va lire des deux essais d’interprétation anthropologique d’un texte biblique, d’un regard tourné en direction d’un grand philosophe du XXe siècle. Je pense à Bergson, dont l’ouvrage Les deux sources de la morale et de la religion, publié en 1932, permet de confronter de façon pertinente philosophie et anthropologie dans leur manière respective de traiter de la croyance religieuse, voire d’esquiver les questions qu’elle soulève dès lors qu’on se place du côté de la science.
Pour justifier la pertinence de cette confrontation, il convient d’abord de situer ces deux disciplines l’une par rapport à l’autre dans ce qu’on pourrait appeler, selon une image ancienne, l’arbre de la connaissance. L’anthropologie n’a pas de date de naissance, ni de filiation attestée sur laquelle il y aurait consensus. Mais si nous remontons aux origines de la civilisation occidentale, nous nous apercevons que toutes les sciences, et celles dites humaines, plus particulièrement, procèdent de la philosophie et sont même jusqu’à la Renaissance, plus ou moins incluses en elle. L’anthropologie sociale en est un des rejetons le plus proche. Elle est dotée d’un statut ambigu car si elle participe de l’universalité de la philosophie par l’extension illimitée de son champ de compétence qui se définit par tout ce qui fait l’être (l’esse) humain spirituellement et matériellement et, par son questionnement sur la nature de l’humain et sa relation avec l’univers du vivant et l’univers de la matière, le questionnement né en Grèce, et qui est proprement philosophique, lui est étranger. C’est, en effet, celui qui, de Parménide à Platon et Aristote, et dont la transmission s’est faite jusqu’à nos jours, concerne l’être, l’être en tant qu’être. En conséquence, le terme d’ontologie qui désigne ce questionnement ne me paraît pas vraiment adéquat pour répartir les différentes cultures qui existent et ont existé dans le monde en un certain nombre de classes auxquelles correspondraient des rapports à l’être qui seraient catégoriquement distincts. Cela se pourrait, mais à cette connaissance nous n’avons pas accès. L’anthropologie est et se veut l’une des disciplines qui se place du côté de celles qui relèvent de l’esprit scientifique, celui des sciences de l’observation et non de la métaphysique. Encore moins se mêle-t-elle de théologie, la religion – en fait, elle ne connaît que des religions et des représentations culturelles, donc spécifiques, de l’idée de dieu ou de divinité, ou encore de telle ou telle puissance invisible censée agir sur le cours des choses – étant pour elle un objet qu’elle se doit de constituer [1]. Tout comme elle se doit de constituer n’importe quelle autre institution, comme, par exemple l’État, qui se trouve jouer un rôle fondamental dans telle société et être absent de telle autre. Du point de vue de l’anthropologue, il n’y a, pour reprendre une formulation de Kant, que des religions populaires (ou déterminées, comme dira Hegel) et, si argumentées soient-elles, les opinions ou positions des philosophes touchant au religieux (au divin, en l’occurrence), à un « religieux » séparé de toute attache à une communauté ou à une Église, coupé de tout enracinement dans une société et ses coutumes, ne sont pas des faits d’ordre religieux. Ce sont des pensées philosophiques qui n’impliquent aucun acte concret marquant leur adhésion de la part de ceux qui les partagent, aucun engagement dans une règle de vie. La création continue du Dieu cartésien, le deus sive natura de Spinoza, les postulats kantiens de la raison pure pratique, tout comme l’instinct divin invoqué par Rousseau dans l’Émile (1957) sont totalement étrangers au domaine de la religion et ne sont certainement pas à classer dans un ensemble de notions théologiques à proprement parler. Ce point de vue est exprimé avec une grande clarté par Bergson à propos du principe premier de l’univers, le Moteur immobile, c’est-à-dire le Dieu d’Aristote. C’est l’exemple qu’il prend dans Les deux sources de la morale et de la religion (2012 [1932]), pour nous expliquer que lorsqu’ils emploient le mot Dieu, les philosophes et les croyants ne parlent pas de la même chose :
Tel est précisément le cas, en général, quand la philosophie parle de Dieu. Il s’agit si peu du Dieu auquel pensent la plupart des hommes que si, par miracle, et contre l’avis des philosophes, Dieu ainsi défini descendait dans le champ de l’expérience, personne ne le reconnaîtrait. Statique ou dynamique, en effet, la religion le tient avant tout pour un Être qui peut entrer en rapport avec nous ; or c’est précisément de quoi est incapable le Dieu d’Aristote, adopté avec quelques modifications par la plupart de ses successeurs (op. cit. : 312).
Cette observation de Bergson me semble tout à fait pertinente. Lecteur attentif, et en même temps très critique de Durkheim comme de Lévy-Bruhl, il est ouvert à la sociologie et à la psychologie des religions, tout en soulignant leurs limites. Notamment quand il s’agit de comprendre ce qu’il définit comme la religion dynamique, celle dans laquelle émerge la possibilité d’une relation personnelle, c’est-à-dire une relation mystique, d’une intensité variable, de l’homme avec le divin. À la religion dynamique, – il a en vue ce qu’il désigne comme étant le christianisme authentique –, il oppose la religion statique, qu’il appelle aussi religion naturelle ; elle est l’œuvre de la fonction fabulatrice de l’intelligence et, sans elle, il ne saurait y avoir de cohésion sociale. C’est elle et elle seule qui peut faire l’objet des sciences sociales. Encore faut-il que ces sciences ne s’encombrent pas de dualismes trompeurs. Pleinement fondée est la critique que Bergson adresse à la notion de mentalité primitive – celle qui a cours dans les « sociétés inférieures » – dont Lévy-Bruhl se sert pour opposer de façon catégorique la pensée magique, qu’il qualifie de prélogique, à la pensée rationnelle des « civilisés ». Mais nous savons que sa position sera beaucoup plus nuancée à la fin de sa vie. L’auteur des Deux sources n’a aucune peine à montrer que cette opposition est tout à fait artificielle, et que rationalité et pensée magique ne sont pas séparées par une paroi étanche. La régression n’est pas en cause car ne se cache là aucune intention de rabaisser la pratique ou le sentiment religieux de celui que l’on nomme civilisé, mais au contraire s’exprime de façon pertinente un jugement rationnel sur la signification des pratiques et des croyances magiques, qu’elles soient le fait du primitif ou du civilisé. Ainsi, il suffit à Bergson d’évoquer la psychologie du joueur qui mise au casino et qui ne peut s’empêcher de croire simultanément à la causalité mécanique qui va arrêter la boule sur un numéro donné en raison de la force de l’impulsion qu’elle a reçue du croupier et à la détermination – mystérieuse – du mouvement de ladite boule à finir sa course, conformément à son attente plus ou moins fébrile, sur le numéro qu’il a choisi pour de bonnes « raisons » tout à fait subjectives (op. cit. : 219). Élevé et instruit dans la religion statique, celle de sa famille, de son groupe social, de son milieu, le croyant civilisé ne pense pas autrement que le primitif. Et cette ressemblance est encore « bien plus frappante quand il s’agit […] de la mort, la maladie, l’accident grave » (ibid. : 219), autrement dit, du malheur, de la souffrance, des choses essentielles de la vie.
Les anthropologues ne disent pas autre chose, et c’est à partir des représentations collectives et des pratiques liées à ces choses essentielles qu’ils abordent l’étude de la religion. Mais il leur est difficile et, en ce qui me concerne, impossible de suivre Bergson dans sa conception de la religion dynamique, dont lui-même se demande d’ailleurs si le nom de religion lui convient vraiment car le mouvement qui l’anime, conduit jusqu’à son terme, aboutit au mysticisme, et plus précisément, au mysticisme chrétien. C’est qu’il faut, nous dit-il, distinguer la forme spirituelle qu’est le mysticisme, dont la provenance a pu être et a été aussi bien philosophique que religieuse, et le contenu proprement religieux auquel cette forme s’allie. Pour Bergson donc, c’est avec le christianisme qu’apparaît un mysticisme qu’il qualifie de complet. Le terme de complétude étant quasiment synonyme de perfection. Les mysticismes antiques (l’orphisme, le pythagorisme, celui des néoplatoniciens et, à ses yeux, le plus admirable, celui de Plotin), et aussi les mysticismes orientaux, s’achèvent tous dans le renoncement, le nirvana, tandis que celui qui est lié au christianisme, à l’imitation de Jésus-Christ, s’épanouit dans la joie, l’amour et, le point est essentiel, dans l’action. L’expérience mystique exige effectivement que la présence divine soit ressentie dans le champ de l’expérience intime de celui – et il ne peut s’agir que d’un être d’exception – qui atteint cet état de proximité de l’âme contemplative et de la volonté avec l’élan vital, tel qu’il est conçu dans L’Évolution créatrice (1959). La question qui nous intéresse ici est celle du choix des grands mystiques chrétiens, et d’eux seuls, pour illustrer cet accomplissement suprême de l’idéal d’humanité réservé à quelques-uns pour tirer, si l’on peut dire, la société, l’humanité toute entière, vers le haut, loin au-dessus de ce que la seule fonction affabulatrice de l’intelligence à l’œuvre dans la formation de la religion statique peut lui apporter.
Nous n’aurions pas à nous interroger sur ce choix de Bergson, un choix qui lui appartient absolument, s’il n’était suivi de brefs propos sur les prophètes d’Israël, qui font écho à ceux d’autres philosophes dont Hegel, comme nous l’indiquions plus haut, mais qui résonnent chez lui de façon particulièrement arbitraire, car rien dans ce qui précède ne les annonce. Il fait certes du Christ des Évangiles le continuateur des prophètes de la Bible, mais ces derniers sont restés enfermés dans une religion encore essentiellement nationale. « On l’a dit bien des fois », écrit Bergson, « [...] À un Dieu qui tranchait sans doute sur tous les autres par sa justice en même temps que par sa puissance, mais dont la puissance s’exerçait en faveur de son peuple et dont la justice concernait avant tout ses sujets, succéda un Dieu d’amour, et qui aimait l’humanité entière […] Jahveh était un juge trop sévère, entre Israël et son Dieu, il n’y avait pas assez d’intimité pour que le judaïsme fût le mysticisme que nous définissons » (op. cit. : 310-311).
Et le texte se poursuit, comme pour exprimer un remords : « Et pourtant aucun courant de pensée ou de sentiment n’a contribué autant que le prophétisme juif à susciter le mysticisme que nous avons appelé complet, celui des mystiques chrétiens. […] Nous avons trouvé cet élan (manquant dans les autres courants) chez les prophètes : ils eurent la passion de la justice, ils la réclamèrent au nom du Dieu d’Israël ; et le christianisme, qui prit la suite du judaïsme, dut en grande partie aux prophètes juifs d’avoir un mysticisme agissant, capable de marcher à la conquête du monde ». Ce « à la conquête du monde » laisse songeur quant à l’universalité du message chrétien tel qu’il s’est diffusé dans le mouvement effectivement planétaire des missions évangéliques qui ont accompagné l’expansion coloniale de l’Europe, mais ce n’est pas ce qui nous importe ici. Il faut peser les mots de Bergson : « la passion de la justice », qu’est-ce sinon l’exigence d’une justice authentique qui va jusqu’à s’exercer à l’encontre d’un ordre social toujours plus ou moins injuste ? Même si elle est réclamée au nom du Dieu des Juifs (dont l’un des attributs est la miséricorde), elle n’en est pas moins la volonté passionnée d’une justice pour tous, et d’abord pour les déshérités, pour la veuve et l’orphelin, pour l’étranger aussi (car les Israélites n’oublient pas qu’ils ont été étrangers en Égypte), comme le répètent inlassablement les textes bibliques. Que lui manque-t-elle qui la disqualifierait par rapport à un amour mystique porté à l’humanité entière ?
Cela étant dit, l’anthropologie, qui a pour principe de s’interdire de tels jugements de valeur, va-t-elle monter sur un piédestal et s’ériger en arbitre scientifique, et prétendument impartial, entre philosophie et religion, qui sont l’une et l’autre, elles aussi, des instances arbitrales et, mieux encore, pourvues de lettres de noblesse fort anciennes auxquelles la relativement jeune discipline qu’elle est ne peut pas prétendre ? Non, vraiment pas, ce serait braver autant la raison que le ridicule. Nous disons simplement ceci : puisque la réflexion des philosophes, celle de Kant ou de Hegel comme celle de Bergson, se nourrit du contact direct avec le texte biblique qu’elle interprète librement au moyen des concepts qui lui sont propres, on peut lui opposer une autre interprétation d’un texte qui est identique pour tous, qui est le même objet d’investigation et d’explication, qu’on l’aborde en tant que philosophe ou en tant qu’anthropologue. En tant que philosophe, c’est-à-dire en tant qu’on procède à une séparation tranchée entre religion populaire – domaine des rites, des croyances et de la foi – et spéculation métaphysique au moyen de concepts forgés par la raison ; en tant qu’anthropologue, c’est-à-dire en se limitant, si j’ose dire, aux moyens fournis par les diverses disciplines des sciences humaines appropriées : la philologie, l’histoire et l’archéologie, l’ethnographie et la sociologie comparative des religions. Ce n’est pas manquer à la modestie qui s’impose dans le domaine de la recherche de dire que les anthropologues sont plus strictement contraints par les règles d’objectivité auxquelles ils souscrivent, du fait de leur formation professionnelle, que les philosophes, lesquels restent maîtres des concepts qu’ils ont créés ou choisis. Mais cette différence n’implique en aucune façon, j’insiste sur ce point, une supériorité, qu’on se place sur le plan scientifique ou sur celui de la philosophie, de l’approche anthropologique sur celle qui est propre aux philosophes quant à l’interprétation du fait religieux. Nous verrons que l’une et l’autre atteignent assez vite leurs limites. On le perçoit bien et on l’admet, s’agissant du judaïsme et du christianisme qui, l’un et l’autre, bien qu’à des degrés très différents, imprègnent la pensée occidentale, laquelle est ainsi mise au défi de creuser toujours plus profondément ses fondations, au risque de ruiner tout l’édifice. Par mesure de précaution pour sa propre sauvegarde, chacun des domaines considérés – la religion, la science, la philosophie – se doit de dessiner ses frontières sans trop chercher à empiéter sur l’autre. Aucun des trois ne peut être la proie de l’autre, et surtout pas la religion, comme on a pu le croire à l’époque des Lumières qui a pensé pouvoir (et devoir) substituer une religion « naturelle », civile, aux dogmes des Églises.
Voyons maintenant ce qu’il en est de deux tentatives d’interprétation de textes bibliques faites par des anthropologues dont ce n’est pas la spécialité.
Edmund Leach : la légitimité du roi Salomon
Considérons l’essai d’Edmund Leach, ce chercheur britannique de grand renom, à la fois comme théoricien et comme spécialiste de l’Asie du Sud-Est. Il se propose, en utilisant à sa façon (nous la préciserons plus loin) la méthode d’analyse structurale qu’il déclare emprunter à Claude Lévi-Strauss, d’élucider la question de la « légitimité du roi Salomon ». Ce choix signifie qu’il n’aura à se soucier de rien d’autre que des événements et des personnages tels qu’ils défilent dans le récit, et qu’il écartera d’emblée toute considération d’ordre historique extérieure à ce qui est écrit dans le Texte sacré.
Il formule en ces termes sa démarche et l’objet qu’elle vise : « Mon analyse se contente de repérer une configuration d’arguments portant sur l’endogamie et l’exogamie, sur la légitimité et l’illégitimité qui sont à l’œuvre dans les processus de pensée des juifs palestiniens du IIIe siècle avant J.C. » Nous allons nous rendre compte très vite que le parallèle avec l’entreprise lévi-straussienne nous place face à de grandes difficultés. Que signifie avoir pour but – ou plus « modestement » se contenter – de « repérer une configuration d’arguments » dans des récits mythiques et légendaires rassemblés dans la Bible ? N’est-ce pas se donner au départ le sens du message que l’on prétend déchiffrer à la suite d’une sélection forcément arbitraire « d’arguments » relevés dans le corpus que constitue l’ensemble du canon biblique ? Que faut-il entendre par argument ? Il ne peut s’agir que des relations de parenté ou d’alliance, des actions de tel ou tel des protagonistes ayant valeur de justification ou de condamnation desdites relations au regard du corpus de normes et de lois énoncées dans la Bible dans laquelle est censée se refléter, nous dit Leach, la pensée juive dominante en Palestine à telle époque précise. À coup sûr, ce n’est pas recourir aux mêmes procédés que ceux mis en œuvre dans les Mythologiques. Immense corpus de près de deux mille mythes recueillis sur l’étendue des deux Amériques dans les aires culturelles les plus variées, et dont l’analyse structurale ne préjuge en rien le sens du, ou plutôt de la multiplicité des messages qu’elle révélera quand elle parviendra à son terme. Car elle est ici effectuée méthodiquement avec l’aide de « la boîte à outils », comme le dit justement Maurice Godelier, que Lévi-Strauss a expérimentée d’abord sur quelques exemples de mythes amérindiens, et qu’il a mise au point au fil des années qui ont précédé la publication de sa tétralogie.
Leach admet, bien sûr et comment en serait-t-il autrement, que le corpus auquel s’est intéressé Lévi-Strauss est d’une nature foncièrement différente d’un corpus constitué à partir de l’Ancien Testament, et surtout, arbitrairement limité à un thème choisi par le chercheur. Soit dit en passant, une telle démarche a pleinement sa valeur dans le domaine de la littérature, et de nombreux chercheurs et critiques littéraires l’ont pratiquée : en étudiant par exemple le thème du règne de l’argent dans tels romans de Balzac ou de Zola, ou celui du sentiment amoureux dans l’œuvre de Stendhal ou de Proust. Personne ne contestera que ces chercheurs y ont d’autant mieux réussi qu’ils avaient une connaissance approfondie du contexte. Mais Leach rejette les arguments de l’auteur des Mythologiques, lequel estime, nous l’avons dit, et il y revient avec insistance, que la démarche structuraliste est impropre [2] à s’emparer d’un tel corpus. Il contient certes, cela a été dit, un résidu mythologique archaïque mais tel que nous le connaissons, n’est-il pas constitué d’un vaste ensemble d’œuvres écrites à des périodes différentes – parfois fort éloignées dans le temps les unes des autres – et recueillies, puis réunies par des dignitaires qui étaient des représentants d’une élite savante, aux fins d’édification et d’enseignement ? N’est-ce pas cela, que sont la Torah et l’ensemble des textes qui composent la Bible juive, que les chrétiens appellent l’Ancien Testament ? Autrement dit, une pieuse compilation destinée à constituer le patrimoine sacré d’un peuple qui, dans et grâce à la pluralité des domaines représentés dans les textes : lois, règles rituelles, haute littérature spirituelle et poétique, récits historiques et textes de sagesse, a trouvé en eux l’inépuisable source de vie qui, au-delà de la période postexilique, lui a permis plus tard dans la diaspora, de se maintenir comme peuple et comme religion ? Et aussi de se développer et de s’épanouir spirituellement, des siècles durant, au milieu de nations et de religions souvent hostiles, et même violemment hostiles ? Leach se contente de répondre à Lévi-Strauss en écartant les arguments plus techniques qu’il résume ainsi :
Certes, Lévi-Strauss a peut-être une autre raison de rejeter l’interprétation structuraliste de ce genre de données. Les éléments d’un mythe dans une analyse structurale, les ‘symboles’, n’ont jamais de signification intrinsèque. Un élément ne doit sa signification qu’à la position qu’il occupe dans une structure globale et aux rapports qu’il entretient avec les autres éléments de l’ensemble. On a donc le droit de comparer un mythe à un autre et d’examiner comment les divers éléments considérés varient selon leur position et leurs relations mutuelles ; mais il est impossible d’aller plus loin sans s’appuyer sur le contexte ethnographique auquel le mythe se réfère. Or, en ce qui concerne le judaïsme ancien, Lévi-Strauss affirme que « le contexte fait presque entièrement défaut ». Cela me semble quelque peu excessif (Leach 1980 : 167).
Peut-être, mais Leach sait bien que l’argument d’absence de contexte est très fort, car il est au cœur de la démarche structuraliste, comme la note précédente le rappelle. C’est en effet cette absence qui empêche de mettre en évidence les oppositions pertinentes sur lesquelles repose le récit mythique (les classes paradigmatiques) et de dégager les différents codes – naturels (astronomique, géographique, botanique, zoologique, etc.) et culturels ou sociologiques – selon lesquels fonctionne le discours mythologique (les chaînes syntagmatiques). Discours faits de récits dont les unités sont des mythèmes, c’est-à-dire des objets et des fonctions qui ne relèvent pas du langage naturel, mais sont dégagés au terme d’opérations logiques (procédant d’un formalisme qui est condensé dans la fameuse « formule canonique » proposée dans un article fondateur de 1955) donnant lieu à une déduction transcendantale, comme le dit Lévi-Strauss, reprenant le vocabulaire kantien.
Leach pense parvenir à surmonter cet obstacle à l’analyse structurale des textes de l’Ancien Testament en recourant à toute une série de passages épars dans l’ensemble de la Bible, qu’il rassemble en un corpus à sa convenance, et dont il distribue l’information qu’il juge pertinente dans divers tableaux et commentaires qui doivent illustrer et fonder ce qu’il veut démontrer. Les citations retenues comprennent évidemment des données généalogiques – certaines d’entre elles sont démesurément longues, puisqu’elles nous font remonter, avant le Déluge, jusqu’à Adam –, dont les lignes patrilatérales et matrilatérales descendent jusqu’au nom du roi Salomon. Il en retient les noms propres, qui sont toujours accompagnés de leur signification [3], et aussi des fragments très courts de récits. Des personnages que ceux-ci mettent en scène, Leach analyse les relations statutaires que ces dits personnages, masculins et féminins, ont entre eux – parenté, alliance, amis, ennemis, étrangers, gens de même souche aussi loin qu’il faille remonter – et qui laissent voir des schèmes d’action donnant sens au concept biblique de légitimité. En disant concept biblique, on dit nécessairement concept théologico-politique. Problème décidément toujours posé : la méthode de l’analyse structurale est-elle adaptée à ce type d’objet ? Voyons donc ce qu’il en est et demandons-nous quel est l’objet de sa démonstration. Leach l’annonce très clairement :
Je me propose de démontrer que le récit biblique qui raconte l’accession de Salomon au trône d’Israël est un mythe qui ‘médiatise’ une contradiction fondamentale. L’Ancien Testament dans son ensemble affirme que le droit politique des Juifs sur la terre de Palestine est un don que Dieu a fait lui-même aux descendants d’Israël (Jacob). Cette situation fournit à l’endogamie des Juifs son assise essentielle : les Juifs seront un peuple de sang pur et de religion pure grâce à l’isolement dans lequel ils vivront sur leur Terre Promise. Mais avec ce dogme théologique vient interférer une autre tradition d’une forme moins idéale : elle représente la population de l’ancienne Palestine comme un agglomérat de petits peuples sur lesquels les Juifs ont établi leur domination politique en usant du droit de conquête. Les Juifs se marient alors librement avec leurs voisins ‘étrangers’. L’histoire de Salomon fait la synthèse de ces deux aspects… (Leach 1980 : 168.)
On l’aura compris, ce qui importe à l’anthropologue, quand il affirme, comme le fait Leach, sa fidélité à une démarche qui s’inspire du structuralisme, tout particulièrement, ce n’est pas la recherche de la vérité historique touchant la période des premiers rois d’Israël, celle des règnes des rois Saül, David et Salomon. Une position qui est tout à fait justifiée, selon lui, quand on sait qu’il y a des archéologues et des historiens pour mettre en doute l’existence même de ces personnages tels qu’ils apparaissent dans la Bible. Mais quoi qu’il en soit de la réalité des commencements de la royauté en Israël que relatent les textes des Livres de Samuel, des Rois et des Chroniques, Leach est quand même bien obligé de tenir compte de la signification politique et religieuse qui est la leur et de ce qu’ils nous disent sur l’Israël antique et ses rapports avec les populations voisines et les grands empires – égyptien, assyro-babylonien et perse – dont les politiques de puissance ont tant pesé sur son destin. Leach serait prêt à déclarer, non pas qu’il n’y a pas de vérité historique, mais qu’elle est hors d’atteinte et que, même quand les documents ne font pas défaut, c’est toujours une sélection, forcément entachée d’arbitraire, de faits jugés plus pertinents que d’autres qui est, en règle générale, à la base du travail de l’historien. Au demeurant, nous le laissions entendre, les chercheurs spécialistes des temps bibliques nous apprennent qu’il n’existe pas sur ces XIe et Xe siècles avant notre ère au cours desquels se situerait l’apparition d’un royaume d’Israël uni, c’est-à-dire incluant le Nord et le Sud de la Palestine (ou la terre de Canaan) avec Jérusalem pour capitale, de source, écrite ou archéologique, faisant mention de ces noms royaux, ou même attestant de vestiges de ce qui auraient été « l’empire » prétendument conquis par le roi David et la grande et puissante cité de Salomon, le constructeur du premier Temple et de nombreux palais à la mesure de sa richesse et de sa gloire légendaires.
Nous ne disposons pour en parler que des textes qui constituent l’Histoire Sainte, selon la terminologie religieuse, c’est-à-dire de ceux réunis dans le canon biblique juif tel qu’il a été fixé dans son état définitif à l’époque postexilique, celle du second Temple. Leach peut ainsi faire du ‘mythe’ de Salomon, ou pour être plus précis, des passages de la Bible qui relatent la généalogie, l’accession au trône et le règne du personnage mythique (je pense que le terme de légendaire conviendrait mieux, mais peu importe) qu’est le roi Salomon, un objet d’étude en soi. Toutefois, il convient de souligner que ce qu’il veut démontrer, cela a été rappelé plus haut, ne découle pas de l’analyse structurale du mythe qui est pour lui un outil, mais d’une hypothèse sur la fonction qu’il remplit comme discours, discours de médiation pour faire tenir ensemble (soulignons qu’il utilise le terme de synthèse) les éléments d’une réalité contradictoire, lequel est attribuable aux « éditeurs » ou aux compilateurs des textes sacrés.
C’est à ce titre qu’en référence au contexte historique connu de l’Israël antique postexilique, il considère ce discours comme l’une des pièces décisives d’une construction idéologique qui a, ou qui aurait, pris forme au IIIe siècle avant notre ère. Celle-ci viserait à justifier la domination d’un peuple qui s’est proclamé l’élu de son dieu, le Dieu unique, celui qui s’est révélé à lui dans le désert du Sinaï, sur un territoire conquis, mais toujours disputé par les populations qui l’occupaient antérieurement à la conquête et qui n’en ont pas disparu après. Et, d’autre part, à sanctifier (ce qui n’est pas absolument la même chose que légitimer) le pouvoir politique et spirituel d’une lignée, celle de David, sur ce même peuple. Un peuple d’Israël formé de tribus dont les ancêtres fondateurs, les trois Patriarches auxquels est consacré le livre de la Genèse, furent des éleveurs nomades et dont les lointains descendants, sédentarisés et partagés entre agriculteurs et citadins, créèrent un royaume. Leach ne se pose aucune question sur l’organisation politique à la tête de laquelle se trouve le roi Salomon, alors que la question de sa légitimité n’a vraiment de sens que si on la rapporte aux principes qui sont au fondement du pouvoir. Pas plus n’éprouve-t-il le besoin de préciser ce qu’il en est de cette notion chez les Hébreux. Aucune définition ne nous en est donnée, sinon celle d’un principe conçu pour surmonter une contradiction insurmontable.
À supposer même qu’il y ait là une vérité de portée générale plus ou moins apparentée à la conception matérialiste dialectique de l’idéologie, il apparaît clairement qu’aux yeux des Hébreux, elle est pourvue d’une nature double et surtout, qu’elle est ambivalente dès lors qu’il s’agit du monde humain.
Il faut en effet distinguer le pouvoir politique possédé par un homme qui ne peut être que faillible et pécheur devant l’Éternel, quand bien même il ne peut tenir ce pouvoir temporaire que de Lui (qui l’aura désigné par la bouche d’un prophète), de celui qui est conçu comme appartenant au Tout-Puissant et ne saurait sans un abus de langage, être qualifié de politique. Le Tout-Puissant dont les Textes sacrés ne cessent de proclamer la royauté absolue sur tous les peuples de la Terre et sur l’Univers dans sa totalité. C’est donc faire preuve d’une grande inconséquence, quelle que soit la méthode d’analyse choisie, que d’ignorer cette dualité. Tout comme de laisser de côté les passages où elle est exprimée et qui révèlent les différences de point de vue – l’un favorable, l’autre défavorable à l’institution monarchique – qui s’entrecroisent dans le canon biblique. Et avant tout, bien sûr, à propos de l’instauration même de la royauté en Israël, telle qu’elle nous est racontée dans Samuel, Livre I, au chapitre 8. Mais avant de rappeler la séquence conduisant à la royauté, forme de pouvoir qui prend la place de celle incarnée par les Juges, dont l’histoire très mouvementée constitue la matière du Livre qui porte ce titre et fait suite au Livre de Josué, successeur immédiat de Moïse, voyons les arguments de Leach qui, en conformité avec la démarche classique de l’ethnologue de terrain, se demande de façon tout à fait légitime : « Que peut-on apprendre de la légitimité du titre de Salomon en examinant sa généalogie ? »
Cette question, en dépit de ce que semble affirmer Leach, n’est pas logiquement dépendante de celle de la légitimité de la conquête et de la domination du peuple d’Israël sur la terre de Canaan. Il ne peut ignorer que, pour nombre d’archéologues et d’historiens, les récits bibliques de la conquête et de la domination d’Israël sur le pays de Canaan (et la cruauté jamais mise en cause des nombreux massacres qui les accompagnent) sont tout aussi problématiques, c’est-à-dire légendaires, que ceux qui relatent l’instauration de la royauté. La seule certitude est que pour les rédacteurs de ce qui sera le canon des Livres sacrés, il s’agit de la Terre Promise par Dieu à la postérité d’Abraham, promesse renouvelée à Moïse au moment où il fait sortir son peuple d’Égypte, « de la maison d’esclavage ». Le serment que fait Dieu n’est pas sans contrepartie : observer la loi divine, en extirper l’idolâtrie, celle des peuples qui l’habitent, celle qu’il porte en lui-même, c’est la condition faite au peuple d’Israël pour qu’il vive et prospère sur la « terre où coulent le lait et le miel ». Cela est dit et redit dans le Pentateuque. Nous lisons par exemple : « Tous les commandements que je vous commande aujourd’hui, vous veillerez à les pratiquer, afin que vous viviez, que vous vous multipliiez et que vous parveniez à conquérir le pays que Iahvé a promis par serment à vos pères » (Deutéronome, chap. VIII, 1).
On ne saurait confondre une telle promesse avec un processus de légitimation purement politique. Il y a un lien de fait, évidemment, puisqu’il a été procédé à une attribution de droits de propriété – avec les importantes restrictions édictées dans le Pentateuque touchant au sol comme aux personnes qui le travaillent, d’où il résulte qu’aucune attribution, qu’aucune possession ne sont perpétuelles – aux tribus et aux familles sur le territoire sur lequel s’exerce la souveraineté du roi. Un lien de fait, mais qui n’est pas un lien de droit. On peut penser à la différence qui nous est familière entre le titre de roi de France et celui de roi des Français qui fut accordé à Louis-Philippe.
Je me bornerai donc à la légitimité du titre royal qui est celui qui appartient au roi Salomon. La nouveauté du système de la royauté, par rapport au système précédent des Juges dont nous parlerons plus loin, est précisément l’entrée en vigueur du droit de succession en vertu de la filiation patrilinéaire qui trouve là sa toute première illustration sur le plan de la constitution politique. Ce droit n’était pas un droit de primogéniture, et la manière de régler la question de la succession n’allait absolument de soi. La preuve en est donnée par les Livres I et II de Samuel et par le Livre I des Rois. Ils sont pleins de récits détaillés des intrigues, ruses, mensonges et meurtres qui ont permis, grâce à l’intervention de nombreux personnages – rois, princes, prétendants, reines, princesses, tous liés par des rapports de parenté et/ou d’alliance, et sans oublier les prophètes, Nathan, en l’occurrence –, l’accession au trône de Salomon fils de David et de Bath-Schéba. Leach n’a pas de mal à mettre en scène les événements dramatiques et à faire des acteurs des dramatis personae, qui vont s’affronter au cours de trois Actes qui constituent un découpage auquel correspond une structure que sa méthode a mise en évidence, et qui donne son sens à la grandiose pièce théâtrale que le texte biblique déroule avec « l’inéluctabilité d’une tragédie grecque ». Nous n’allons pas suivre Leach dans le dédale de sa démonstration, mais nous allons en examiner un moment, en nous intéressant aux femmes qui apparaissent dans la généalogie de Salomon et « vérifier » si et comment, selon lui, l’exigence d’endogamie (qui est d’ordre ethnique et religieuse inséparablement) est ou non respectée et, quelle que soit la réponse, quelle signification lui donner.
Il examine le cas de six d’entre elles : celui de Bath-Schéba notamment, la mère de Salomon et aussi celui de l’aïeule de David, Ruth à laquelle, comme on sait, un rouleau de la Bible est consacré et représente de ce fait une figure féminine essentielle dans la tradition juive. Ce sont ces deux exemples que nous retiendrons pour discuter l’argumentation de notre auteur, qui tient toute entière dans sa manière de résumer les données supposées pertinentes de la narration.
Prenons l’ordre chronologique et commençons par l’histoire de Ruth. Je cite :
1°) Elimélec, de la tribu de Juda, a épousé une Israélite, Noémi, dont le lignage est pur.
2°) Noémi lui donne deux fils.
3°) Elimélec meurt. Les deux fils contreviennent à la loi d’endogamie et se marient avec deux femmes moabites, Orpa et Ruth.
4°) (La mort des deux fils vient punir leur péché)
5°) Noémi et Ruth retournent au pays, à Bethléem. Noémi conseille à sa belle-fille de se concilier les faveurs de Booz, un parent d’Elimélec, pour qu’il remplisse la fonction de lévir.
6°) Le lévirat de Booz fait même l’objet d’un contrat explicite conforme à la loi en ces matières et devant témoins.
7°) Ruth […] enfante un fils, Obed, qui est expressément désigné comme le fils de Noémi, c’est-à-dire que l’enfant vient remplacer les deux fils décédés d’Elimélec dont la descendance est désormais assurée par le sang impur de Ruth.
Résultat. Le comportement de Ruth est vertueux d’un bout à l’autre, même si ses premières entreprises auprès de Booz ressemblent manifestement à de la prostitution. En fin de compte, les descendants d’Elimélec sont traités comme s’ils étaient de sang pur alors que, du point de vue génétique, ils sont étrangers (op. cit. : 197-198).
Leach donne ainsi à son lecteur un résumé du rouleau de Ruth, qui consiste en un découpage du texte en unités narratives, qui sont autant d’unités signifiantes censées nous délivrer, par leur enchaînement, le message qui s’exprime dans le dernier alinéa intitulé « résultat ». En effet, le recours à la règle du lévirat permet à la veuve Noémi de faire bénéficier sa belle-fille Ruth, l’étrangère du pays de Moab, du mariage avec Booz, lequel est son lévir. Noémi fait valoir son droit, non seulement au nom de son mari défunt, mais également de ses deux fils morts. Le fils qui naît de l’union de Booz avec Ruth est appelé Obed ; il est en quelque sorte l’enfant de Noémi qui, dit la Bible, « prit l’enfant et le mit sur son sein, [et] se chargea de l’élever » (Ruth, chap. IV, 15). Obed, cela va sans dire puisque c’est la raison d’être du lévirat, mais aussi sa mère naturelle Ruth identifiée, pour ainsi dire, à sa belle-mère dont elle a refusé de se séparer, sont donc des judéens de « sang pur ». Obed, le fils, et Ruth, sa mère, le sont en vertu de l’observance de ce rituel de rachat qui reçoit ici une extension régularisée par un accord demandé (parce qu’il n’est pas le premier ayant-droit d’Elimélec) et contracté par Booz en présence des Anciens de la cité de Bethléem. Comme sera de sang pur leur descendant en ligne directe, le futur roi David. Roi dont la tradition n’oubliera cependant pas les liens avec Moab.
Que dire de ce résumé ? Il est juste mais tendancieux, il n’exprime qu’une face du récit. Un récit dont les spécialistes nous disent que son substrat légendaire remonte sans doute au IXe siècle avant notre ère et, la version définitive, à un demi-millénaire plus tard. Celle-ci nous dit qu’une famine s’est abattue sur Bethléem et que pour y échapper, Elimélec, sa femme Noémi et leurs deux fils ont quitté leur pays pour aller s’installer durablement dans le pays de Moab. Elimélec meurt et le texte ne dit rien de la cause du décès. Les deux fils prennent chacun une épouse moabite et, dix ans plus tard, ils meurent à leur tour sans que le texte là encore nous dise quelle en est la cause. Leach, quant à lui, est catégorique : ils ont violé la règle d’endogamie et sont donc punis. Cette explication va de soi pour lui, semble-t-il. On pourrait ajouter qu’ils ont été des maris stériles pendant dix ans de mariage, ce qui serait aussi une punition ou la volonté divine d’empêcher que des hommes de Juda donnent naissance à des enfants moabites. Passons sur ce point et ce n’est pas parce qu’il convient à la démonstration de Leach (qui dans son ensemble ne nous convainc pas) que nous devrions le rejeter. Voyons la suite. Noémi reste avec ses deux belles-filles et, apprenant que grâce à Dieu la famine a pris fin à Bethléem, décide de rentrer au pays de Juda et de se séparer de ses brus. Elle invoque pour cette séparation douloureuse le fait qu’elle est trop vieille pour pouvoir encore enfanter et leur donner des fils comme maris léviratiques. Seule Ruth refuse de la façon la plus catégorique de se séparer de sa belle-mère et de retourner « vers ses dieux ». On connaît les paroles pathétiques que Ruth adresse à sa belle-mère :
N’insiste pas auprès de moi pour que je te quitte, en retournant loin de toi, car où tu iras j’irai et où tu logeras je logerai : ton peuple sera mon peuple et ton dieu sera mon dieu. Là où tu mourras je mourrai et là je serai mise au tombeau ! Que Iahvé en agisse ainsi envers moi (Ruth, chap. I, 16-17).
Pourquoi cette déclaration d’amour et de foi faite par Ruth et qui est cœur du récit dont elle est l’héroïne ? N’est-ce pas pour faire entendre au lecteur que le thème essentiel est celui de la conversion au judaïsme ? Un acte d’autant plus exemplaire qu’il est celui d’une fille moabite, c’est-à-dire originaire d’un peuple désigné dans la Bible comme l’ennemi le plus acharné d’Israël. Une fille qui, à l’instigation de sa belle-mère, est prête à se conduire comme une prostituée (Leach le relève à juste titre) pour s’attirer les bonnes grâces d’un Booz tout disposé à succomber aux manœuvres érotiques de celle qu’il avait d’abord assimilée à une servante, avant de la traiter généreusement comme une pauvre glaneuse qui mérite les plus grands égards. Booz ignore qu’il a été choisi par Noémi parce qu’il est un parent de son mari défunt et donc susceptible d’être son lévir ; c’est de plus un homme riche : il est en quelque sorte pris au piège dans lequel il tombe à sa plus grande joie. Joie d’avoir ainsi une jeune et belle épouse, joie d’avoir une postérité. L’enfant de cette union a deux mères judéennes : Noémi, sa grand-mère et mère nourricière selon la loi, et Ruth, sa mère biologique, judéenne par contrat et judéenne en raison de sa « conversion » au Dieu auquel elle a donné sa foi. Identifiée à sa belle-mère par le contrat très particulier qui la fait bénéficier du droit léviratique, elle est une pure juive, aussi et surtout par la grâce divine qui vient sur elle et la met au rang des « matriarches » Léa et Rachel, épouses de Jacob. Ce nouveau statut n’implique pas qu’une contradiction avec son origine de fille impure d’origine moabite a été levée de cette manière, c’est au contraire cette origine nullement effacée qui donne toute la grandeur à son geste et à son destin d’aïeule du roi David.
Rappelons que toute l’histoire de Ruth allant à la rencontre de Booz se déroule au moment des moissons, moment du cycle agricole auquel correspond la fête de Chavouoth (les Semaines, la Pentecôte), la fête des prémices qui est aussi désignée comme la fête du Don de la Torah. Après l’office solennel du matin et après le repas qui lui fait suite, les fidèles ont le devoir rituel de lire le Livre de Ruth, de se livrer à des commentaires et d’en méditer le sens. Car tout juif est d’abord un esclave qui a été libéré d’Égypte, ce que commémore la fête de Pâques, Pessah, comme il est d’abord un ignorant de la Torah, et c’est au moment de la fête de la Pentecôte que comme Ruth, la Moabite, il « reçoit » à nouveau le don divin de la Torah.
Que l’histoire de Ruth puisse être vue comme un argument à l’appui de la complète pureté juive des origines de David, on peut l’accepter et nous n’avons pas contesté le découpage auquel a procédé Leach. C’est une façon d’analyser le récit qui n’a rien de spécifiquement structuraliste et qui conviendrait au formalisme appliqué aux contes russes par Propp. Mais c’est négliger le message essentiel qui est de présenter Ruth, la Moabite, comme la femme par laquelle le Livre qui porte son nom rappelle la portée éthique universelle du judaïsme. Sans doute l’histoire de Ruth lui est-elle, dans l’esprit de compilateurs du canon, liée à la fonction de légitimer la lignée royale inaugurée par David et réaffirmée, on sait à quel prix, par l’accession au trône de Salomon, lequel n’est que l’un de ses nombreux fils, mais né à Jérusalem (donc dans « la pourpre », selon l’expression antique qui désigne le successeur né d’un roi ou d’un empereur au cours de son règne) et quatrième fils de Beth-Shéba. Mais ce lien est d’un autre ordre que politique, c’est-à-dire limité à la seule question de la légitimité dynastique. Comme l’écrit Thomas Römer (2019) : « L’insistance sur la lignée davidique doit donc plutôt se comprendre dans une perspective messianique. Le livret de Ruth peut alors se lire comme celui d’une attente messianique ouverte à l’intégration d’autres peuples » ( : 116).
Le paragraphe que Leach consacre à Bath-Shéba est des plus brefs. Après avoir noté que la généalogie de cette femme permet de la considérer comme un membre soit de la tribu de Juda, soit de la tribu de Benjamin, ou même une « étrangère proche », il en vient à l’essentiel : elle est l’épouse d’Urie, un étranger Hétien qui sert dans l’armée de David. Le roi David séduit Bath-Shéba qui tombe enceinte. Il « s’arrange pour qu’Urie le vertueux soit tué dans une bataille ; après quoi il la prend pour femme. Elle met au monde un enfant, qui meurt, en paiement du péché de David. Elle enfante un autre fils : Salomon. David désigne ce dernier comme son héritier de préférence à ses autres fils pourtant plus âgés et apparemment plus habilités. Ceux-ci étaient nés à Hébron et non à Jérusalem (Leach 1980 : 198-199).
Femme adultère, Beth-Shéba perd un fils ; devenue l’épouse de David, mais par un mariage qui n’a évidemment rien de léviratique, le fils qu’elle a, Salomon, est « presque », dit Leach, un fils d’étranger Heth, bien qu’elle soit – ou puisse être – fille de la tribu de Juda. On a donc affaire entre David et Beth-Shéba à un mariage strictement endogame et, en même temps, à une union sur laquelle pèsent lourdement le péché d’adultère et le péché de meurtre. Ce qui, nous dit le texte biblique, n’entache en rien la légitimité ni du mariage, ni du fils. Car la royauté de David comme celle de Salomon ont pour fondement le choix divin. L’analyse de Leach n’apporte pas d’éclairage particulier à la problématique de la succession dynastique, en récusant toute référence historique, fût-ce pour en mesurer la pertinence. Je m’en tiendrai sur ce point à une réflexion de l’éminent spécialiste déjà cité : « Nous n’entrons pas ici dans le débat sur l’historicité de Salomon qui, contrairement à David, n’est pas mentionné en dehors de la Bible. Il existe cependant quelques arguments en sa faveur, notamment l’histoire scabreuse de sa naissance : selon Timo Veijola et Ernst Axel Knauf, il est possible que Salomon ait, en fait, été un usurpateur et qu’on ait inventé l’histoire de l’adultère avec Bathshéba pour montrer qu’il descendait quand même de David, même si ce n’était pas via les femmes « officielles » du roi. Si Salomon n’est pas le fils biologique de David, toute la dynastie serait alors une construction mythique, ce qui, sur le fond, ne change pas grand-chose » (Römer 2014 : 130).
On ne saurait mieux illustrer ce qu’apporte le contexte, c’est-à-dire les données extérieures, aussi ténues soient-elles, au texte de l’Ancien Testament, pour l’analyse du contenu mythologique – ou mythico-légendaire – des récits dont, faut-il sans cesse le rappeler, ne sont jamais absentes les interventions divines qui déterminent tout au long des temps bibliques le destin d’Israël.
Prenons donc quelque distance par rapport à l’article de Leach et venons-en à l’instauration de la royauté en Israël telle qu’elle est racontée dans Samuel Livre I, chapitre 8 et que nous résumons ainsi :
1°) Le peuple demande à son guide Samuel (il est alors très âgé et il est dit qu’aucun de ses fils n’est digne de lui succéder) de lui donner un roi.
2°) La fin de non-recevoir que leur oppose l’homme de Dieu est accompagnée d’une mise en garde des plus énergiques contre les inconvénients, pour ne pas dire les malheurs, qui attendent le peuple dès lors qu’il est soumis à l’arbitraire d’un roi. On trouve ainsi dans la Bible la notion de servitude volontaire.
3°) Quoi qu’il en soit, Samuel a l’obligation de parler à Dieu et, quoi qu’il lui en coûte, de lui transmettre la demande du peuple.
4°) Finalement, l’ordre est donné par Dieu à Samuel d’accéder à la volonté populaire. Vox populi vox dei, selon la formule médiévale attribuée à Alcuin.
Cette séquence me paraît suffisamment parlante quant à l’évaluation faite de l’institution de la royauté par les « éditeurs » de ce passage pour ne pas réduire la question de sa légitimité à celle de l’observance ou non de règles de mariage, mais sans en contester bien sûr l’importance. Cette évaluation est doublement négative : d’abord, parce que la demande d’avoir un roi est en elle-même impie ; elle émane d’un peuple « à la nuque dure » et rebelle à la loi divine (certains textes parlent de trahison de l’amour que porte Dieu à son peuple) ; ensuite, parce que la loi royale – elle ressemble plutôt au fait du prince – est une tyrannie dont les sujets auront à subir les exactions qui sont de toutes sortes : obligations militaires, corvées agricoles, prélèvements abusifs sur les récoltes et autres services à fournir, en hommes et en femmes, afin d’assurer le bon fonctionnement du Palais. Néanmoins, la royauté répond à quelque chose qui s’apparente à une nécessité historique [4], et notamment, celle qui résulte d’un état de guerre endémique dans cette partie du monde antique. Les tribus d’Israël qui étaient jusque-là divisées et même quelques fois opposées entre elles, ont compris que faire la guerre efficacement exige une unité de commandement et un chef suprême. C’est à cela que tient la nécessité à laquelle, aucun peuple, fût-il bon, fidèle aux commandements divins ou, au contraire, infidèle à son Dieu et méchant, ne peut se soustraire. C’est ce que paraît concéder le texte biblique.
Ainsi, avec Samuel avait pris fin une certaine forme de gouvernement d’Israël, celle de la période des Juges qui avait vu se succéder des sauveurs d’un peuple d’Israël sombrant dans la détresse à chaque fois qu’il se détourne de Dieu et, avec le même Samuel commence, bien malgré lui, celle des rois. Compte tenu de ce contexte politico-religieux qu’on qualifierait aussi bien d’idéologique si l’on ne craignait pas user d’un vocabulaire décidément anachronique, la notion de légitimité, que ce soit celle de Salomon ou de tout autre monarque d’Israël, ne saurait avoir la portée malgré tout limitée que lui donne Leach. Je dirais même qu’elle est très limitée par le choix d’un objet arbitrairement découpé dans la Bible ramenée à des fragments de mythes susceptibles, selon lui, d’être analysés par la méthode structuraliste aux fins d’une démonstration dont, je le rappelle, il nous a fait connaître d’avance le résultat. La légitimité du roi Salomon pose, selon lui, dans les termes d’une mythologie, un problème dont la solution, illusoire car elle est hors de portée, serait le dépassement de la contradiction entre, d’une part, une pureté, voire une sainteté, exigeant du peuple d’Israël et de ses chefs, de son chef suprême surtout, une stricte endogamie et, d’autre part, la réalité politique. Non pas la réalité liée à la situation historique du pays de Canaan (incluant évidemment son environnement géopolitique) telle que les documents archéologiques et un certain nombre d’inscriptions pourraient nous la révéler, mais telle qu’elle est décrite dans le texte biblique. C’est d’après cette description, et conformément à la logique à laquelle elle obéit, que sont rendues inéluctables les unions exogamiques (dans le cas du seul Salomon, elles se comptaient par centaines) et les abominations qui leur font cortège, c’est-à-dire, l’idolâtrie, le culte des faux dieux, les dieux étrangers, tous les dieux nés de l’imagination dévoyée des hommes livrés à leurs seuls désirs.
La position si critique de Samuel sur l’institution de la royauté s’inscrit dans cette logique et, à cet égard, le commentaire des savants biblistes que sont André Caquot et Philippe de Robert est très éclairant – et il n’est pas inutile d’en citer le large extrait qui suit :
Le contenu de ce texte (c’est-à-dire la liste des exactions royales auxquelles doivent s’attendre les demandeurs de roi) reflète à coup sûr des pratiques courantes dans les régimes monarchiques dans l’ancien Proche-Orient, en particulier la société syro-palestinienne du IIe millénaire caractérisée par le régime des États territoriaux dominés par une capitale (on parle de « cités-États ») dont on connaît assez bien un échantillon grâce aux textes administratifs du XIVe siècle retrouvés à Ras-Shamra, l’antique Ougarit. Ces pratiques sont : la constitution d’une armée de métier, la confiscation de terres au profit du « domaine royal », la levée de corvées dans diverses catégories de la population […]. Si ces allusions peuvent se rapporter à des monarchies de l’âge du bronze, elles ne s’appliquent pas exclusivement à celles-ci. Les royautés de l’âge du fer n’ont pu que reprendre les agissements de celles qui les ont précédées, et c’est pourquoi on a vu souvent dans cet énoncé des droits du roi une dénonciation des abus du règne de Salomon (Caquot et Robert 1994 : 115).
Que retenir de ce savant commentaire, sinon qu’au discours historique qu’on peut lire dans le Livre I de Samuel (un discours et des récits indissociablement religieux et politiques, comme dans toutes les parties dites « historiques » de l’Ancien Testament) correspond un ensemble très significatif de données archéologiques et de documents écrits qui touchent à la période des XIe et Xe siècles avant notre ère, c’est-à-dire celle, comme nous l’apprennent les spécialistes, de l’instauration très probable de la royauté en Israël ? On voit aussi que ce discours reflète bien les attitudes opposées, mais non radicalement antagonistes vis-à-vis de la royauté, qu’ont eu, à des périodes différentes de l’histoire d’Israël – et donc dans des contextes religieux et politiques différents –, les divers « rédacteurs » et compilateurs des textes sacrés. Le texte canonique qui, par définition n’a pas choisi et n’avait pas à choisir entre les unes et les autres, est-il pour autant un texte contradictoire ? La réponse est non car il n’a nullement pour fonction de servir de charte ‘idéologique’ au peuple d’Israël. En revanche, il ne fait pas de doute qu’il a constitué depuis les origines jusqu’aujourd’hui pour les juifs fidèles au judaïsme (et pour eux, cela signifie pour toujours) une référence éthique fondamentale. Et à partir de laquelle ce qu’on désigne comme la tradition orale, la Michna, le Talmud et les différents commentaires et débats compilés au fil du temps par les autorités rabbiniques, leur a fourni une matière d’étude inépuisable pour nourrir leur réflexion religieuse et leur conduite dans la vie. Mais, en l’occurrence, s’agissant des rois David et Salomon, la référence éthique – qu’on pense au fameux jugement de Salomon et à l’immense sagesse qu’on lui attribue – est si essentielle qu’elle n’est nullement entachée par les inconduites, pour ne pas dire les turpitudes, dont l’un et l’autre de ces deux rois vénérés se sont rendus coupables et que la Bible relate sans leur trouver, si l’on ose formuler les choses de cette manière, la moindre excuse. Pour être des rois, ils n’en sont pas moins hommes, et si Moïse lui-même a pu commettre des fautes, ce n’est certainement pas des rois – qui pour être des hommes n’en sont pas moins des rois pareils (par l’ubris qui est inhérente à leur statut) aux rois des autres nations – qu’il faudrait attendre un comportement absolument impeccable et qui ne fasse jamais offense à Dieu. La légitimité du roi Salomon, puisque c’est d’elle seule que nous parle Leach, n’est pas en cause, et après tout, l’anthropologue est libre du choix des questions qu’il adresse au texte biblique et, s’agissant d’un roi ou de quelque façon qu’on désigne le détenteur de l’autorité politique suprême, la question de la légitimité est en soi tout à fait légitime.
Mais alors, pourquoi Leach ne tient-il pas compte d’une opposition, toujours pertinente quand il est question du pouvoir étatique et, à plus forte raison dans les civilisations qui connaissent l’écriture, entre une légitimité formelle conforme à un principe qu’on peut qualifier de constitutionnel et qui est enregistré dans un Code, et une légitimité substantielle découlant des valeurs fondamentales auxquelles la société, qu’il s’agisse de la nation ou de toute autre forme de corps politique, est attachée ? Nous admettons que la première est conférée par le respect des règles de filiation dynastiques impliquées par l’endogamie, c’est-à-dire que la mère comme le père du souverain doivent être d’origine « pure », si toutefois on est capable de la définir, la seconde, elle, est obtenue par le respect des lois divines. Autrement dit, quand l’action du souverain tout au long de son règne est en conformité avec celles énoncées dans les textes sacrés. Elles incluent des pratiques rituelles – le fait le plus marquant de celui de Salomon n’est-il pas la construction du Temple qui abritera le Saint des Saints et où siégera le pouvoir sacerdotal ? –, des règles juridiques et des règles de vie, mais au même titre, sinon par-dessus tout, que des principes de justice et de bienveillance qui doivent s’appliquer tout particulièrement à ceux qui, dans la société, sont les plus faibles et que symbolisent la veuve et l’orphelin, mais qui valent aussi vis-à-vis de l’étranger (en hébreu ger), celui qui séjourne en terre d’Israël. Il est sans cesse rappelé que l’Israélite a d’abord été un étranger, et rien n’est plus éloigné de la pensée du judaïsme que la notion d’autochtonie. Qu’il s’agisse d’une valeur d’opposition, comme c’est souvent le cas dans les sociétés africaines subsahariennes qui sont dotées d’une organisation étatique, entendons politico-rituelle, fondée sur la complémentarité entre « gens du pouvoir, conquérants venus d’ailleurs, et gens de la terre, détenteurs des fonctions de prêtrise », selon les termes utilisés dans l’aire voltaïque, ou, à plus forte raison, d’une valeur absolue impliquant une séparation radicale entre natifs et étrangers.
C’est dans le Deutéronome (dont l’exégèse biblique nous apprend qu’il fut composé entre la fin du VIIIe siècle et le début du VIIe avant notre ère) qu’apparaît pour la première fois la notion de royauté comme institution du peuple hébreu, et le texte qui a valeur de principe fondateur établit clairement un lien entre le devoir de justice et le statut de la personne du roi, puisque le peuple veut un roi. Il se trouve dans le chapitre XVII [5], qui commence par des prescriptions touchant à des sacrifices, et se poursuit par la condamnation implacable de celui qui se livre à des pratiques idolâtres, mais exige que la peine encourue soit juste. Il faut qu’au moins deux ou trois témoins se portent garants de la véracité des faits imputés au pécheur qui aura introduit le mal en Israël. On lit encore ceci :
Si une affaire à juger te semble trop difficile, affaire de sang, de droit, de coup, affaire de procès, dans tes portes, tu te lèveras et tu monteras au lieu qu’aura choisi Iahvé ton Dieu, tu viendras vers les prêtres, les Lévites, le juge qu’il y aura en ces jours-là, et tu consulteras : ils t’expliqueront la teneur du jugement.
Enfin le texte en vient à la royauté :
Quand tu seras entré au pays que te donne Yahvé, ton Dieu, que tu l’auras conquis et que tu y habiteras, quand tu diras : « Que j’établisse un roi sur moi, comme toutes les nations qui sont autour de moi ! », tu pourras établir sur toi un roi que choisira Iahvé, ton Dieu ; du milieu de tes frères tu établiras un roi sur toi, tu ne pourras t’imposer un homme étranger qui ne soit pas ton frère. Que seulement il n’ait pas beaucoup de chevaux pour lui et qu’il ne ramène pas le peuple en Égypte, afin d’avoir beaucoup de chevaux, car Iahvé vous a dit : « Vous ne recommencerez plus à revenir par cette route ! » Qu’il n’ait pas beaucoup de femmes pour lui et que son cœur ne dévie pas, qu’il n’ait pas pour lui trop d’argent ni trop d’or. Or, quand il sera assis sur le trône de sa royauté, il écrira pour lui un double de cette Loi sur un livre d’après les prêtres, les Lévites. Elle sera avec lui et il lira en elle tous les jours de sa vie, afin qu’il apprenne à craindre Iahvé, son Dieu, à observer toutes les paroles de cette Loi, ainsi que les préceptes, pour les pratiquer, pour que son cœur ne s’élève pas au-dessus de ses frères et pour qu’il ne dévie pas du commandement ni à droite, ni à gauche, afin qu’il prolonge les jours de son règne, lui et ses fils, au milieu d’Israël.
J’ajoute que, dans l’ultime bénédiction qu’au seuil de la mort Moïse adresse à son peuple, il s’y désigne lui-même comme un roi qui se place au-dessus de toutes les tribus qui le composent. Une simple lecture de ce texte autorise une paraphrase qui met en évidence les fondements théologico-politiques sur lesquels a reposé la société juive des temps bibliques :
1°) La souveraineté politique s’exerce dans un cadre territorial délimité par la conquête qui réalise la promesse divine, celle qui a été faite aux patriarches et qui a été réitérée à Moïse.
2°) La souveraineté est un attribut divin, toutefois le peuple veut qu’elle s’exprime par l’établissement d’une royauté comme en sont dotées les autres nations ; mais il appartient à Iahvé d’en choisir le titulaire.
Ces prémisses posées, le roi ne peut être choisi que parmi les membres de l’une des tribus d’Israël, lesquelles sont toutes issues de frères d’un même père, Jacob. Il ne saurait être question qu’un étranger, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas directement rattaché par filiation à l’un des douze fils de Jacob, soit intronisé. Le texte deutéronomique semble donc donner raison à Leach qui, curieusement, n’en fait état à aucun moment. Il multiplie les exemples d’infractions à la règle d’endogamie (ou de cas de filiation israélite sujette à caution tantôt du côté du père, tantôt du côté de la mère), donc de conduites religieusement fautives et qui appellent en conséquence des châtiments. Mais en omettant de citer ce texte, Leach néglige la première mise en garde adressée au peuple par la bouche de Moïse, qui vise non l’institution royale en elle-même, mais les rois en personne. Et c’est évidemment le roi Salomon qui est visé dans l’évocation du roi avide de richesses – des chevaux, des femmes, de l’argent et de l’or – et qui ainsi ramènerait les Hébreux en arrière. Il les ferait retourner en Égypte et donc en esclavage ; ils seraient dès lors asservis non pas à leurs maîtres locaux, mais aux dieux étrangers, aux faux dieux. Enfin est soulignée l’importance de la Loi écrite, c’est-à-dire d’une loi absolument indépendante de la volonté du détenteur de la royauté, une institution qui n’a d’autre justification ou, si l’on préfère, d’autre légitimité, qu’à l’appliquer tout au long de son règne. Le roi est un homme au service de la Loi (et de Yahvé) dont elle émane et c’est pourquoi il est dit que « son cœur ne doit pas s’élever au-dessus de ses frères ».
Nous parlons de David et de Salomon : la première séquence d’une succession royale qui aboutit à poser le principe de filiation légitime – patrilinéaire et directe – comme fondement de la royauté appartenant désormais en Israël à une dynastie issue de la tribu de Juda. Celle-ci se perpétuera après le schisme avec le royaume du Nord, dans le royaume du Sud, celui de Juda et ce, jusqu’à la fin de l’indépendance politique du peuple juif. Mais n’aurait-il pas été de bonne méthode, pour un anthropologue comme Leach s’interrogeant sur la légitimité de Salomon – monarque choisi comme exemple précisément, je le suppose, parce qu’il a été le premier à ne la devoir qu’à sa simple naissance – de remonter aux origines ? Ou bien plutôt, puisque pensant, conformément à l’idée (tout à fait contestable si l’on se réfère à sa mise en œuvre dans les travaux de Lévi-Strauss) qu’il se fait de la méthode structurale, qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre mythe et histoire, de s’attaquer au « mythe-histoire » d’origine des rois d’Israël, donc à l’instauration de l’institution elle-même telle qu’elle est retracée dans l’Ancien Testament ? Je rappelle que celle-ci est présentée dans un ensemble comprenant des récits multiples, remplis de péripéties compliquées, dont la signification a donné lieu à des interprétations divergentes touchant à la valeur religieuse, et surtout éthique, qui lui est accordée dans le judaïsme antique.
Je me contenterai seulement d’évoquer l’intronisation qui fut celle du tout premier roi en titre, Saül, dont le nom signifie : « celui qui est demandé ». Nous avons vu plus haut en effet les circonstances qui ont conduit le peuple réuni ou (selon une autre version), les Anciens qui le représentent, à réclamer un roi comme il en existe chez les populations voisines. Dès lors, et quel que soit le poids respectif des opinions favorables ou défavorables à la royauté qui s’expriment dans le texte canonique, mais dont les aspects négatifs, tant d’un point de vue religieux que politique, sont admis par tous, ne faut-il pas reconnaître que nous sommes là aux antipodes du discours mythologique ? N’est-ce pas une évidence (car l’absence de tout mythisme est ici frappante) quand on lit dans le récit que s’élève un débat où sont aux prises le peuple et son guide Samuel, d’une part, et Yahvé, le maître suprême, d’autre part, afin de décider de la création d’une institution politique ? Une institution dont la réalité historique ne fait de doute pour personne, et dont les inconvénients et les avantages, pour dire les choses simplement, sont présentés par les parties en cause avec un réalisme qui n’aurait rien à envier aux discours les plus concrets qui seraient tenus dans une assemblée de citoyens à la veille d’une élection ? Bien entendu, Yahvé décide : vox populi, vox dei ; mais cette voix de la sagesse dite « des nations » et à laquelle Dieu en sa sagesse cède en dépit du refus que la piété de Samuel lui oppose en vain, est celle de la nécessité historique dans laquelle la loi doit s’inscrire.
Leach se trompe quand il affirme pouvoir traiter la Bible comme un corpus fermé dont les aspects narratifs, disjoints des versets édictant lois civiles et règles rituelles, offriraient un caractère mythique les rendant susceptibles d’une analyse de type structuraliste, tandis que les enchaînements chronologiques ne seraient que des leurres (comme le sont, dit-il ironiquement, les liens de causalité présentés dans nos manuels d’histoire – anglais ou français – destinés aux tout jeunes élèves). Le passage du Livre de Samuel porte témoignage d’une phase de transition dans l’histoire d’un peuple qui éprouve le besoin – ou qui se trouve contraint – d’abandonner une forme de gouvernement, celle des Juges, pour adopter la forme politique la plus commune en ce temps et dans cet espace géographique, celle de la monarchie fondée sur un pouvoir dynastique.
Que se passe-t-il au temps des Juges ? On voit se succéder, au gré des variations de la relation entre Israël et Yahvé, des phases contrastées de malheurs et de moments heureux : aux unes correspondent guerres et défaites, quand celle-ci se détériore du fait de l’impiété, et aux autres, victoire et retour à la paix et à la prospérité, quand le peuple repenti et implorant a pu l’emporter sur ses ennemis grâce à l’intervention divine. Celle-ci fait se lever des chefs, qui sont des conducteurs de guerriers, des généraux autant que des juges [6], mais dont aucun ne transmet le pouvoir à son fils, même quand cela lui est expressément réclamé, comme c’est le cas de Gédéon. Il refuse d’être roi car pour lui, Dieu et Dieu seul doit régner. Le dernier verset du Livre de Juges annonce pourtant la suite : « En ces jours-là il n’y avait pas de roi, en Israël ; chacun faisait ce qui semblait juste à ses yeux. » Manifestement, il semble qu’il n’était pas possible de continuer ainsi et qu’il était inéluctable que le peuple conquérant du pays de Canaan fasse droit à ce qui est la logique de la conquête : le conquérant, pour s’installer durablement, subit en quelque sorte la loi des autochtones. Certes, il s’agit de la Terre promise par Dieu à Abraham d’abord et aux deux autres Patriarches, mais leurs descendants avaient pour tâche – avec l’aide de Dieu – de s’en rendre maîtres. Le pays de Canaan était occupé par des populations diverses organisées en fédérations tribales et/ou en nations, dont les institutions politiques ne pouvaient manquer d’exercer leur influence sur celles des tribus conquérantes. Ce fait est très général et est d’autant plus marqué que, comme c’est le cas en l’occurrence, les différences au plan de la structure sociale et du mode vie économique, sont faibles entre le groupe conquérant et le ou les groupes plus ou moins soumis ou en voie de l’être. De ce processus de formation de l’État, les ouvrages d’anthropologie politique – monographies ou études comparatives – offrent de très nombreuses illustrations. Revenons donc à l’instauration de la royauté en Israël, c’est-à-dire à l’avènement de Saül.
L’histoire qui nous est relatée révèle une totale discordance entre ces deux légitimités dont nous parlons. Formellement, sur le plan théologico-politique, Saül était un roi tout aussi légitime que le seront, à leur façon, ses deux successeurs, mais on peut s’interroger sur le fait que la consécration de ce jeune homme comme étant l’élu de Dieu est l’objet de trois récits différents. Bien entendu, comme il ouvre le cycle royal dans le gouvernement des tribus d’Israël, une certaine part est faite à la contingence. Ou à ce qui se donne comme un trait singulier sans rapport apparent direct avec la fonction qui est celle de la royauté. Que dit-on de ce jeune homme de la tribu benjaminite lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le Livre I de Samuel ? Qu’il est beau, qu’il est même le plus beau et le plus grand (il les dépasse de la tête et des épaules) des jeunes gens du pays et cela semble même un des critères du choix que le guide Samuel se voit imposé par Dieu. Le point de vue dans ce chapitre de la Bible étant tout à fait défavorable, on l’a noté, à l’institution même de la royauté, on pourrait penser qu’à défaut de qualités spirituelles éminentes, Saül est au moins doté d’une belle apparence, mais on sait que le berger David qui lui succèdera possède aussi cette qualité physique.
Il nous suffit d’indiquer très brièvement que les formes de consécration qui font de Saül un roi passent par la divination, la transe et la prophétie, et enfin la folie, comme s’il s’agissait d’une royauté qui ne serait encore qu’un état transitoire entre l’institution politique que représentaient les Juges et la royauté véritable qui ne sera donnée qu’à David. Saül est certes un roi, mais un roi dont les fautes, la démence et tous les malheurs qui l’accablent traduisent l’échec de cette première tentative d’instaurer un pouvoir comme en sont pourvues les nations voisines ; et n’est-il pas écrit que Dieu se retire de lui ? Dès lors, la fonction royale, d’abord dévolue à un descendant de Joseph, ancêtre de la tribu de Benjamin (comme de celle d’Ephraïm), passe à un fils de la tribu de Juda : David. Il reviendra au roi David de faire de Jérusalem le siège du pouvoir, la ville où le Temple et le Palais seront édifiés, mais seulement sous le règne de Salomon. Répétons-le, les trois rois sont légitimes, mais pas de la même façon. Le choix théorique de Leach d’interroger de préférence la légitimité de Salomon est compréhensible car, de Saül à Salomon, le texte indique qu’on assiste à une légitimité croissante qui atteint avec lui sa plénitude, mais il ne se justifie pas par les exigences qui sont celles de l’analyse structurale. Laquelle demanderait plutôt d’appréhender comme une séquence pertinente l’ensemble des trois règnes, mais buterait alors sur les problèmes de la pensée religieuse juive qui commande en dernière instance l’intelligence du texte biblique, même dans ses aspects narratifs impossibles à ranger sous cette rubrique bâtarde de « mythe-histoire ». Je dis qu’elle est bâtarde parce qu’elle fait l’économie d’une réflexion théorique sur les rapports entre mythe et histoire, d’une façon générale, et plus particulièrement sur ce que sont ces rapports dans le cas de ce qu’on appelle l’histoire sainte (avec ou sans majuscules) pour le peuple d’Israël, comme pour le christianisme d’ailleurs puisque Jésus, nous disent les Évangiles, appartient à la lignée du roi David.
Leach se donne beaucoup de mal pour arriver à un résultat théorique qui, de son propre aveu, peut sembler des plus minces aux yeux des érudits qui s’acharnent précisément à distinguer dans le texte biblique les récits édifiants (l’adjectif est ici dépourvu de toute connotation péjorative, il signifie seulement le caractère religieux inhérent au récit) témoignant de l’intervention divine dans le cours des événements, des événements proprement historiques dont « ils rapportent la plate chronique ». Alors que lui-même, fort de la méthode structurale qu’il affirme être la sienne, aurait mis au jour la structure dramatique – un drame en trois actes avec prologues – du mythe-histoire que constitue l’ensemble des séquences qui se succèdent depuis le commencement de la royauté avec la désignation de Saül, jusqu’à l’avènement de Salomon.
Dans cette longue étude sur « La légitimité de Salomon », Leach nous l’avait annoncé dès le départ, l’apport qui est le sien à la compréhension du texte biblique est la mise en évidence des oppositions que combinent les récits canoniques : entre Israélite et étranger, entre endogamie et exogamie, entre nomade et citadin, entre vertu et péché. La suite de l’étude est faite de résumés forcément arbitraires (par le choix des éléments prétendument pertinents) du texte qui « démontrent » que ce sont bien ces oppositions qui permettent de rendre les récits intelligibles. En dernière instance, la légitimité du roi Salomon, c’est la légitimité d’une conquête par un peuple élu de Dieu sur une terre qu’Il a promise, mais qui est une terre peuplée d’étrangers, c’est-à-dire en réalité d’indigènes qui le plus souvent rejettent les envahisseurs et ne cessent de les combattre. Ce peuple « élu » ne peut avoir gain de cause que pour autant qu’il obéisse aux commandements de Yahvé, qu’il reste pur. Une pureté, et de l’âme et du corps, qui implique l’endogamie et, par voie de conséquence, la mise en garde contre tout rapport avec une étrangère qui, le point est essentiel, conduira inéluctablement à l’idolâtrie. Autant de contradictions avec le contexte (qui, rappelons-le, nous est fourni par la Bible seulement) dans lequel s’inscrit Israël et que le pouvoir royal, en raison de sa légitimité, est censé surmonter. À la fin de son étude, Leach nous apprend que si, comme il vient de le faire, on traite le texte biblique « comme une unité, alors s’efface la distinction traditionnelle entre le mythe et l’histoire. Les parties historiques de l’Ancien Testament constituent une histoire-mythe qui est là pour justifier l’état de la société juive à l’époque où cet élément du texte biblique parvient à peu près à sa « stabilité canonique ». Je relève en passant qu’on aimerait bien savoir ce que peut signifier l’expression ‘stabilité canonique’, sinon qu’on a affaire au texte tel qu’il est et pas autrement et qu’on ne peut invoquer une relation qui ne saurait être qu’hypothétique à une stabilité d’un autre ordre : politique, sociale ou religieuse. Quoi qu’il en soit, après une telle conclusion, claironner comme le fait Leach qu’on a osé et réussi ce que Lévi-Strauss, quant à lui, se refusait à faire au nom d’une authentique démarche structuraliste, a quelque chose, à mon sens, de tout à fait dérisoire. Dans ses quatre épais volumes des Mythologiques, Lévi-Strauss amenait au jour la richesse extraordinaire des représentations d’ordre cosmologique, esthétique, sociologique et moral, bref la richesse d’une pensée qu’il appelle « sauvage » (par opposition non pas à une pensée dite ‘civilisée,’ mais ‘domestiquée’) et qui est capable d’englober toute la diversité du monde dans sa complexité, qu’offrent à qui sait les analyser les mythes amérindiens. Rappelons que beaucoup de ceux qui les recueillaient – voyageurs et même chercheurs – ne voyaient guère en eux que des récits naïfs et en même temps obscurs et, à la limite, des ‘récits’ sans queue ni tête.
Dans son très long article prenant appui sur une saisie purement littérale du texte biblique, Leach réussit à donner la version la plus pauvre qui soit de récits aux intrigues enchevêtrées dont il n’arrive en définitive qu’à faire la paraphrase en présentant comme une explication la mise en évidence, selon lui, du statut (dans la parenté, l’alliance et sur le plan tribal) des personnages et du rôle qu’ils jouent dans ce qu’il appelle l’intrigue dramatique de pièces précédées d’un prologue et composées de trois actes. Tous ces efforts, tout ce déploiement de virtuosité apparente pour en tirer péniblement quel bénéfice intellectuel ? Ce résultat que l’on pourra juger bien maigre ou, au contraire, selon le jugement ou le préjugé qu’on a sur le destin historique du peuple juif, fort éclairant : l’Ancien Testament nous offre une idéologie théologico-politique qu’on ne peut qualifier que de boiteuse et qui se heurte à d’insurmontables contradictions. Cette idéologie est celle des juifs à l’époque où leurs autorités religieuses en ont fixé le canon. Ce qui, soit dit en passant, ne s’est pas fait en un an ni en dix ans, mais certainement en plusieurs siècles, pour s’achever dans la période du Second Temple. Parler ainsi d’une idéologie me paraît dépourvu de pertinence. Je me contenterai de citer ici le remarquable ouvrage de Jean Bottéro, Naissance de Dieu, La Bible et l’historien (1986), dont j’extrais la citation suivante ( :156) :
Les fastes d’Israël n’ont pas été écrits une seule fois au cours du millénaire que ce peuple a vécu avant notre ère : ils ont fait l’objet de plusieurs synthèses historico-religieuses, originales ou inspirées plus ou moins l’une de l’autre, dans chacune desquelles un auteur différent exprimait son propre point de vue et celui de son temps. Plus tard – sans doute autour du IVe siècle – pour conserver pieusement chacun de ces ouvrages et accuser en même temps leur convergence, on les a découpés en morceaux plus ou moins larges que, par une sorte de rhapsodie ou de mosaïque, l’on a ré-ordonnés en un récit suivi.
Sous des allures au fond anodines du chercheur qui se place sur le plan de la seule objectivité scientifique pour examiner un « matériel » qu’il se targue de ne vouloir aborder que comme anthropologue et anthropologue seulement, laissant à d’autres les soucis d’ordre historique, philologique ou les subtilités herméneutiques des savants religieux, Leach destitue la Bible du statut que nul ne peut lui contester (j’ajouterais : et certainement pas Lévi-Strauss). Juif, non juif, croyant d’une confession ou d’une autre, ou encore agnostique, quiconque se donne la peine de se plonger entièrement avec un esprit ouvert et questionnant dans son étude, prend vite conscience que littéralement celle-ci est impossible sans le secours de la connaissance des travaux de la critique biblique et, plus encore, sans le recours à la tradition et à sa transmission. C’est-à-dire à l’immense corpus qui comprend la Michna et la Guemarah, au premier chef, puis tous les grands exégètes et commentateurs, comme Rashi et Maïmonide, notamment, et qui ne prolongent pas, n’ajoutent pas au sens dit en hébreu « simple » (pschat) ou littéral du texte biblique, mais en constituent véritablement le sens pris dans sa profondeur. Une profondeur impliquant la saisie de différents niveaux de significations. Comme l’explique Catherine Chalier :
Même le sens obvie (pschat), celui qui semble le plus immédiat, ne va pas de soi : il résulte d’efforts pour rendre claire la signification des mots et pour en élucider le contexte, ce qui implique intelligence de la grammaire, de l’étymologie et de la philologie, connaissance de l’ensemble dont le verset fait partie et de la littérature talmudique qui le cite. À toutes ces exigences s’ajoutent dans la tradition juive qu’entretiennent et enrichissent ceux qui s’adonnent complètement à l’étude des Écritures, ces trois autres que sont : saisir les allusions contenues dans le pur signifiant (remez), saisir des significations symboliques et philosophiques (drach) et enfin chercher le sens secret ou sens mystique (sod) (2014 : 89-90).
C’est pourquoi je dirais qu’un article comme « La légitimité de Salomon », un travail apparemment très érudit [7], mais aussi beaucoup trop limité en matière de connaissance du judaïsme de l’intérieur, ne témoigne pas seulement d’une indifférence à la pensée juive en ravalant la question de la légitimité, concept qui, curieusement, semble aller de soi pour l’auteur, à une idéologie de la domination d’une caste de prêtres dans une société antique à une époque donnée (on a alors affaire soit à une platitude, soit à une hypothèse hasardeuse qu’aucune documentation historique ne vient étayer), mais d’un certain dédain, voire d’une arrogance qui n’est autre que celle de l’homme prétendu de science vis-à-vis du long travail d’exégèse, et notamment celui de cette pensée rabbinique à la fois modeste et savante. Et qui inclut en elle la controverse et demeure donc ouverte, et dont la Bible est la substantifique moelle.
Il n’est pas inutile de préciser à l’adresse de ceux qui partageraient le préjugé d’un commentaire talmudique étouffant le texte biblique par des ratiocinations sans fin sur les lois, les règles pratiques et les commandements rituels dont il abonde, qu’ils font complètement fausse route. L’un des grands penseurs juifs de la Haskala, Salomon Maimon, faisait remarquer à propos des auteurs du Talmud que leur pratique du commentaire n’admet ni dogmes, ni recours ultime à une infaillibilité garante, mais se doit, au contraire, de faire sa part au doute et à la contestation. Il écrit ainsi : « La disputation reste l’ultime phase de l’étude du Talmud […] l’acuité intellectuelle, l’éloquence mais aussi l’impertinence sont ici déterminantes. » Le Rabbin Adin Steinsaltz, responsable d’une édition en livre de poche du Talmud, va dans le même sens lorsqu’il écrit que le Talmud « est le seul texte sacré de toute l’histoire de la culture qui autorise et même encourage sa propre remise en cause. Douter n’est pas seulement légitime mais est une démarche essentielle à l’avancée de l’étude » (cf. l’article d’Isabelle Thomas-Fogiel in Haskala et Aufklärung pour les deux citations).
Nous allons poursuivre notre réflexion critique au cours de cet article sur l’anthropologie et la Bible en examinant brièvement ce que peut être une véritable analyse structurale, même si sa portée est très limitée puisqu’elle n’a pour objet que trois versets de l’Exode portant sur le rite de la circoncision et donnant lieu à une comparaison avec des matériaux amérindiens. Elle est l’œuvre de Lévi-Strauss lui-même qui, pour la circonstance et un peu par jeu, nous dit-il, transgresse la règle qu’il s’était lui-même donnée de se refuser à un tel exercice. Dont le résultat, assez peu convaincant, on va le voir, est au demeurant comme une preuve ironique de la validité de ladite règle.
La lecture de la Genèse par le philosophe Léo Strauss
Mais auparavant, nous allons examiner un autre type d’analyse d’un texte biblique procédant d’une toute autre manière, d’un tout autre rapport du chercheur avec le texte biblique. Cela nous a été suggéré par une remarque de Leach qui nous est apparue tout à fait surprenante de sa part, malgré les critiques de méthode que nous lui avons adressées. On ne s’explique pas en effet la profonde incompréhension dont il fait preuve vis-à-vis de la pensée de Léo Strauss telle qu’elle s’exprime dans un texte intitulé « Sur l’interprétation de la Genèse [8] ». Cet essai d’interprétation, de toute évidence, n’a qu’un très lointain air de famille avec l’analyse structurale ; Leach reconnaît même qu’elle n’en a pas du tout. Mais alors, pourquoi le résume-t-il ainsi en vidant le mot structure de toute valeur distinctive ?
Voici le résumé en question tel qu’il l’extrait de la conférence de Léo Strauss :
Il semble que la Création, au premier chapitre de la Bible, puisse s’énoncer selon la séquence suivante : du principe de séparation, la lumière ; par ce qui sépare, le ciel ; à ce qui est séparé, la terre et la mer ; puis à ce qui est produit du séparé, les arbres, par exemple ; ensuite à ce qui peut se séparer de son cours, les bêtes ; et enfin à un être qui peut se séparer de sa route, la bonne route. […] Un dualisme fondamental caractérise la conception du monde créé : d’une part les choses qui diffèrent les unes des autres sans avoir la capacité de se mouvoir localement, d’autre part les choses qui diffèrent les unes des autres, mais sont, en outre, capables de mouvement local. Si bien que le premier chapitre reposerait sur l’hypothèse que ce dualisme fondamental est celui de la distinction, ou de l’altérité, comme dirait Platon, et du mouvement local (Leach 1980 : 172-173).
Partant de là, nous dit Leach, Leo Strauss peut enchaîner (c’est-à-dire conclure) sur un argument qui serait celui-ci : « Sur la terre, ou bien les vivants ne sont pas créés à l’image de Dieu, ce sont des bêtes ; ou bien ils le sont : c’est l’homme. » En somme : Nature versus Culture. L’argumentation mise en œuvre n’a rien à voir avec l’École de Lévi-Strauss ; elle montre du moins qu’on ne devrait pas considérer la structure et l’herméneutique comme constitutivement opposées (Leach, loc.cit. : 173).
Le résumé n’est pas faux, mais il est réduit au squelette que forme l’énoncé d’un ensemble d’oppositions qui exprimeraient tout le sens du texte ; procédé qui dénature tout à fait la pensée de Leo Strauss. Mais, bien sûr, toute analyse de texte, de l’analyse grammaticale à ce qu’on appelle l’analyse de contenu, n’implique-t-elle pas la mise au jour d’une structure aussi rudimentaire soit-elle ou, plus simplement, selon le terme que l’on apprend à l’école dès la sixième, d’une construction ? On est très loin d’une herméneutique !
Que nous dit Léo Strauss ? Pédagogue s’il en est, surtout en s’adressant à un auditoire d’étudiants et de collègues, il prend la peine de formuler avec une grande clarté le propos qui est le sien en interprétant le récit de la création par lequel commence le premier Livre de la Torah. Ce Livre est désigné en hébreu, comme c’est le cas pour les quatre autres Livres du Pentateuque, par le premier mot du premier verset, mot qui par opposition au quatre autres fait sens par rapport au contenu, beréchit, « Au commencement de… » Question préalable : de quelle nature est le texte biblique, et celui-ci en particulier, pour un lecteur qui ne l’approche pas avec l’esprit d’un croyant, avec l’humilité de celui pour qui l’étude des Écritures Saintes est un devoir religieux [9] ? Pour l’agnostique, si l’on veut le nommer ainsi, Dieu – c’est le troisième mot du verset précédé du verbe créer dont il est le sujet –, le créateur donc de l’univers, n’est ni un dieu comme les dieux des religions polythéistes, ni un dieu accessible à la raison comme celui d’Aristote et des philosophes. C’est le Dieu qui est parole, celui qui s’est adressé à Abraham, Isaac et Jacob, le Dieu de Moïse, celui qui a donné au peuple d’Israël le Décalogue. Autrement dit, un dieu personnel et aussi tribal avant d’être national, et en même temps un maître du monde tout-puissant et omniscient, qui est inaccessible à la raison humaine, à sa capacité de connaître, mais qui parle à la conscience éthique des hommes, que la raison pratique, pour reprendre la terminologie kantienne, peut reconnaître comme le fondement de l’action morale. Le chercheur qui se sent tenu à l’objectivité et à la neutralité devant un texte qui n’a pour lui, par principe, nul droit à bénéficier d’un statut privilégié bien qu’il en soit évidemment pourvu pour ceux qui ont la foi en la vérité révélée qu’ils y trouvent, ne peut que s’interroger sur le risque de se mettre en porte-à-faux ; et sans doute en serait-il ainsi face à toute autre forme de littérature qu’on pourrait définir comme appartenant au même genre, c’est-à-dire comprenant une mythologie et des récits historiques dans lesquels la présence et l’intervention divines dans le monde humain sont des constantes, et enfin des codes juridiques et des prescriptions rituelles. En porte-à-faux car, du point de vue de la recherche scientifique, il n’y a pas lieu de porter un jugement de vérité sur l’objet étudié ; tout ce que l’on peut souhaiter obtenir c’est de l’appréhender, de le comprendre de manière aussi satisfaisante que possible au moyen de la ou des méthode(s) (philologique, historique…) choisie(s) à cette fin. Leo Strauss nous avertit que, puisqu’il est impossible « […] de parler de Dieu sans émettre sur lui des affirmations contradictoires », nous sommes réduits à l’état de doute. « Nous pourrions dire que ce que nous connaissons vraiment, ce n’est pas des réponses aux questions fondamentales, mais seulement ces questions elles-mêmes, ces questions que nous impose, à nous êtres humains, notre situation d’êtres humains » (Strauss 1981 : 23-24).
Ce qui nous renvoie, selon lui, à l’expérience commune, celle de tout homme qui s’interroge sur le monde, sur « tout ce qui se trouve dans le ciel, sur la terre, et entre le ciel et la terre ». La Bible commence par le commencement, qui est comme une réponse à ces questions, et Leo Strauss se propose d’examiner si et comment nous pouvons comprendre ce qu’elle affirme sur le commencement du monde, c’est-à-dire sur ce qu’est le monde voulu et créé par Dieu. Il a recours à une méthode de lecture qui, de prime abord, est simple et semble même naïve. Soit l’énoncé : « Au commencement Dieu créa les cieux et la terre. »
Un peu à la manière dont un ethnographe doit s’enquérir de l’identité et des qualités de l’informateur auprès de qui il va recueillir une (ou la) version du mythe cosmogonique afin de s’assurer de l’authenticité de sa parole comme parole des anciens fidèlement transmise et qu’il va mettre par écrit, Leo Strauss demande qui est l’énonciateur du premier verset. Quand Dieu parle, il est écrit que Dieu parle, donc nous ignorons qui parle. Bien sûr, c’est la tradition qui est transmise, comme c’est le cas dans l’enquête que mène l’ethnographe ; ce dernier est censé la saisir à sa source, tout en sachant que cette source a pu couler depuis de nombreuses générations, et que la tradition qu’il capte ici et maintenant ne véhicule pas un contenu inchangé, fixé une bonne fois pour toutes. Quand bien même elle recueille des traditions très anciennes – d’origine chaldéenne et assyro-babylonienne, notamment –, qu’elle présente dans une version qui lui est propre, la Bible, répétons-le, met l’interprète devant une toute autre situation. Suivons Leo Strauss dans sa lecture.
Première remarque : Dieu ne crée pas la terre et le ciel à partir de rien, car il y avait d’abord une terre « sans forme et vide et les ténèbres étaient sur la face de l’abîme et l’esprit de Dieu se mouvait sur la face des eaux. » Créer, c’est donc donner forme – procéder à des distinctions et à des séparations – à quelque chose de préexistant, quant à l’abîme (le texte dit tohou va vohou), il évoque à coup sûr des récits cosmogoniques babyloniens, lesquels sont aussi des récits théogoniques qui, eux, ne sauraient trouver place dans le récit biblique. Une seconde remarque est que la création est une œuvre effectuée jour après jour, jusqu’au sixième, donc selon l’alternance jour/nuit, alors que le soleil n’apparaît que le quatrième jour. Il y a là par conséquent une difficulté qui ne sera levée qu’en découvrant l’organisation logique – je dirais logico-grammaticale, au sens où la grammaire comprend aussi la sémantique [10] – qui commande la division de l’œuvre de création en six temps, et la corrélation de cette chronologie avec l’espace et le mouvement, ou l’absence de mouvement, comme attributs des êtres. Des êtres qui sont (et qui constituent les éléments du cosmos) et des êtres qui vivent (les végétaux, les animaux et l’homme) dans le monde créé. Leo Strauss résume ainsi son analyse très serrée des moments ordonnés de la création :
[…] la première chose créée est la lumière, quelque chose qui n’a pas de place. Toutes les créatures ultérieures ont une place. Les choses qui ont une place, soit ne comportent pas de parties hétérogènes – le ciel, la terre, les mers ; soit consistent en parties hétérogènes, à savoir des espèces ou des individus. Ou, si on préfère, les choses qui ont une place, ou bien n’ont pas une place définie, mais plutôt remplissent toute une région ou quelque chose à remplir – le ciel, la terre, les mers ; ou bien consistent en parties hétérogènes, en espèces et en individus, et ne remplissent pas toute une région, mais occupent une place à l’intérieur d’une région, dans la mer, dans le ciel, sur la terre. Les choses qui occupent une place à l’intérieur d’une région, ou bien ne peuvent pas se déplacer – les plantes ; ou bien peuvent se déplacer. Celles qui peuvent se déplacer, ou bien n’ont pas la vie – les corps célestes ; ou bien possèdent la vie. Les êtres vivants sont soit non terrestres – les animaux aquatiques et les oiseaux ; soit terrestres. Les êtres vivants terrestres, ou bien ne sont pas créés à l’image de Dieu – les bêtes brutes ; ou bien sont créés à l’image de Dieu – l’homme. Bref, le premier chapitre de la Genèse est fondé sur une division par deux, ou ce que Platon appelle la diairesis (division par deux) (loc.cit. : 29).
Deux autres bipartitions essentielles sont à considérer : 1°) les choses que Dieu nomme lui-même (le jour et la nuit, la lumière et les ténèbres, et aussi la terre, le ciel et les mers) et le reste qu’il reviendra à l’homme de nommer ; 2°) les choses déclarées bonnes, toutes à l’exception du ciel et de l’homme. Qu’est-ce à dire ? Le propre de l’homme, le caractère distinctif qui l’oppose absolument au reste de l’œuvre de création, on l’a vu, c’est d’être fait à l’image de Dieu. L’affirmation métaphysique est que l’homme n’est pas bon par nature ; il est libre et sa liberté de mouvement diffère de celle des animaux ; elle est à mettre en parallèle avec celle d’agir, d’aller dans le bon et aussi dans le mauvais sens. Quant au ciel, c’est l’autre conséquence que tire Leo Strauss de cette analyse, il est déprécié : ce sont la terre, la vie, l’homme qui comptent vraiment. Le ciel en lui-même n’est pas le lieu de la vérité ; les corps célestes, le soleil, la lune et les étoiles ne doivent pas être adorés. C’est qu’ils ne méritent pas l’admiration qui ne peut être que le fait de païens. Ainsi, la pensée biblique diffère-t-elle foncièrement de la pensée grecque – de Thalès à Aristote – pour laquelle le ciel, le monde, le cosmos, n’est qu’un. La conclusion est catégorique : « Il y a donc une profonde opposition entre la Bible et la cosmologie, au sens propre, et, puisque toute philosophie est en dernière analyse cosmologie, entre la Bible et la philosophie. » Allant au plus profond de la différence qui, selon lui, sépare Athènes et Jérusalem, une œuvre philosophique ou littéraire grecque de l’Ancien Testament, Leo Strauss affirme comme une profession de foi :
La Bible rejette le principe du savoir autonome et tout ce qui l’accompagne. Le Dieu mystérieux est le thème dernier et le plus haut thème de la Bible. […] Le livre sacré, la Bible peut […] abonder en contradictions et en répétitions qui ne sont pas voulues, tandis qu’un livre grec, le plus grand exemple étant le dialogue platonicien, reflète la parfaite évidence à laquelle aspire le philosophe ; il n’y trouve rien qui n’ait une base connaissable, parce que Platon avait une base. La Bible reflète dans sa forme littéraire l’insondable mystère des voies de Dieu qu’il serait impie même d’essayer de comprendre.
Forme littéraire dans laquelle est exprimé l’inconnaissable, le récit biblique de la création, aussi justifiés que puissent être les rapprochements avec d’autres cosmogonies de l’Orient antique ou même d’autres cultures plus éloignées, impose ses limites à l’interprète, quelle que soit sa méthode de lecture. On le vérifiera en examinant, plus loin, une analyse qui, elle, serait, en principe, strictement structuraliste puisque qu’elle nous est présentée par Lévi-Strauss lui-même (Lévi-Strauss 1988).
Mary Douglas et la Bible
Avant cet examen qui va clore notre questionnement sur la pertinence de l’analyse structurale appliquée au texte de l’Ancien Testament, nous allons nous intéresser, non pas à l’ensemble des travaux que Mary Douglas, anthropologue réputée et d’abord reconnue pour son œuvre d’africaniste, a consacrés à la Bible, mais à son essai d’explication des prohibitions alimentaires édictées dans deux des livres du Pentateuque, le Lévitique et le Deutéronome. Nous pensons qu’on peut accorder à ce texte la fonction d’experimentum crucis de la pertinence ou non de toute tentative de ce genre. Il s’agit du troisième chapitre de son célèbre ouvrage De la souillure (1967 [1971]), dont le titre original, Purity and Danger me semble plus adéquat à son objet. Il est intitulé : des « abominations du Lévitique ». Dans la préface qu’il a rédigée pour l’édition française de l’ouvrage, l’ethnologue africaniste Luc de Heusch, qui s’est toujours réclamé du structuralisme lévi-straussien, on peut, entre autres remarques extrêmement élogieuses, lire ceci :
Elle démontre brillamment que la « saleté » profane et la « souillure » sacrée, toujours définies avec le même arbitraire, contribuent à la constitution d’un ordre symbolique, c’est-à-dire logique, procédant par des exclusions et des inclusions. Le temps fort de cette analyse se trouve dans l’interprétation véritablement structurale, des abominations du Lévitique (in Mead 1971 : 10.)
On ne saurait être plus catégorique et, quant à nous, plus dubitatif, comme nous l’étions, nous le disions, vis-à-vis du linguiste Nicolas Ruwet, qualifiant de structuraliste l’analyse de Leo Strauss des premiers versets de la Genèse. Certes, Mary Douglas, dès l’avertissement qui ouvre son livre, nous dit que, disciple d’Evans-Pritchard, elle a été, comme nombre de ses collègues, influencée par la méthode structurale dans son travail d’anthropologue. Il faut toutefois préciser que ladite méthode a été surtout appliquée par l’École anglaise, dont Evans-Pritchard fut l’un des maîtres éminents, à l’étude morphologique des unités sociales telles que les groupes de parenté, les lignages, les clans, les communautés locales – et à leur articulation au sein d’un ensemble politique formant une totalité plus ou moins cohérente. C’était assurément une avancée théorique par rapport aux explications fonctionnalistes prônées par Malinowski, mais nous sommes très éloignés du structuralisme lévi-straussien. En tout cas, c’est à juste titre que Mary Douglas rappelle sa fidélité à la méthode structurale – ou, pour être plus précis, structuralo-fonctionnaliste – de tradition anglaise. Elle la réaffirme clairement dans ces lignes qui viennent à la suite de la présentation critique qu’elle fait des diverses interprétations, anciennes et récentes, certaines fantaisistes, d’autres apparemment plus plausibles, mais sans fondement solide, des prohibitions alimentaires du Pentateuque :
Aucune interprétation n’est valable qui traite isolément des interdits de l’Ancien Testament. Pour aborder correctement le problème, il faut oublier l’hygiène, l’esthétique, la morale, la répulsion instinctive et même les Cananéens et les mages zoroastriens. Il faut commencer par les textes. Chaque injonction est précédée d’un commandement : soyez saints. Aussi devons-nous chercher dans ce commandement la raison de ces injonctions. Il y a sûrement une opposition entre la sainteté et l’abomination qui éclairera d’un jour nouveau toutes les restrictions particulières (op.cit. : 69).
À la différence aussi de Leach, qui avait posé d’avance ce qui devait être le résultat de la démonstration qu’il entendait faire, à savoir que la légitimité de Salomon était liée au contexte social et politique du judaïsme à l’époque du Second Temple et qu’il fallait donc y voir, comme nous l’avons noté, une idéologie conçue dans le but de surmonter les insurmontables contradictions de la notion même de légitimité royale associée à la règle d’endogamie tribale, Mary Douglas procède à une analyse interne du texte biblique et du lexique qui est le sien. Seules la philologie et la discipline appelée « critique biblique » doivent être mises à contribution. Quant à la connaissance du contexte ethnographique exigé par la démarche structurale, elle est réduite aux données les plus générales : les Israélites, fidèles à leur identité d’origine qui fait d’eux les descendants des trois générations de patriarches éleveurs de bétail, conservent un ethos qui est celui des sociétés pastorales. Bien qu’ils se soient sédentarisés dans la Terre promise où ils sont devenus agriculteurs et éleveurs, l’on est en droit de supposer que leurs coutumes alimentaires, à la base, sont celles communes aux sociétés de ce type. Tout comme le sont les nourritures qu’ils considèrent comme dégoûtantes et non consommables. Ainsi peut-on relever que la plupart des gibiers leur sont interdits, la chasse étant une activité plutôt dépréciée, comme c’est le cas, remarque-t-elle, chez les pasteurs nuer du Haut-Nil étudiés par Evans-Pritchard. L’histoire des Patriarches nous le montre de façon exemplaire, dans l’opposition entre les frères jumeaux Jacob et Esaü. Le premier est le cadet, il est attaché à la terre et au bétail, le second est chasseur et voué à l’usage des armes. Le cadet ravit par ruse son droit d’aînesse à son frère ; le fait est d’autant plus remarquable que leur père Isaac appréciait beaucoup la viande de chasse. Jacob accède au statut de patriarche ; il est l’ancêtre des douze tribus qui formeront le peuple d’Israël ; Esaü est l’ancêtre de tribus idolâtres à jamais ennemies du peuple d’Israël et de son dieu Iahvé.
À l’inverse, il est permis d’imaginer que Mary Douglas a dans l’esprit le cas des Lele d’Afrique centrale qu’elle avait étudiés sur le terrain : cette société, qui vit en zone forestière, privilégie la chasse et la consommation de gibier. Elle apprécie beaucoup la chair de l’antilope et du cochon sauvage, qu’elle qualifie de façon significative de « clean et wholesome », et considère avec dégoût la chèvre et le porc, parce qu’ils sont des animaux du village et relèvent de la catégorie désignée par le terme hama (saleté, souillure) qui s’applique aux rats et aux chiens, ainsi qu’aux plaies suppurantes et à toutes les excrétions corporelles (voir Douglas 1954 : 5).
L’étude des prohibitions alimentaires nous plonge au cœur du code sacerdotal qui concerne au premier chef les lévites, ceux qui officient au Temple et ont en charge les sacrifices animaux, mais les règles de pureté rituelle s’appliquent à toute la population, et c’est cette pureté rituelle qui est pour elle la condition de la sainteté. La sainteté sur laquelle Mary Douglas insiste avec raison est l’attribut divin qui est au fondement des lois édictées par Moïse. Qu’est-ce donc que la sainteté telle qu’elle est formulée notamment dans les deux derniers versets (45 et 46) du chapitre XI du Lévitique auquel elle fait référence ?
Car je suis Iahvé qui vous ai fait remonter du pays d’Égypte pour devenir votre Dieu et vous serez saints, puisque je suis saint. Telle est la Loi relative au bétail et aux oiseaux, à tout animal vivant qui remue dans l’eau et à tout animal qui rampe sur la terre, pour distinguer entre l’impur et le pur, entre le vivant qui peut être mangé et le vivant qui ne peut être mangé.
Le respect des prohibitions constitue donc pour les enfants d’Israël une sanctification, au sens littéral du mot, dans la mesure où celles-ci reposent sur le principe d’une correspondance que Mary Douglas met en évidence avec la classification des animaux, et du vivant en général, dont l’esquisse nous est donnée dès le premier chapitre de la Genèse. La division des espèces – entre pures et impures – n’est pas énoncée dans le premier récit de la création, parce que celle-ci englobe bien-sûr la totalité de l’univers, les cieux, les eaux, la terre et les êtres vivants qui l’habitent et s’y déploient. Ainsi est-il écrit que le cinquième jour, la création de la faune aquatique comprend les dragons qui sont des monstres marins apparentés aux serpents, lesquels, comme tous les rampants et bestioles qui pullulent sur le sol, sont interdits à la consommation. Mais l’insistance mise par le Créateur sur la stricte distinction des espèces et leur assignation à leur milieu propre – la terre ferme, les eaux et le ciel – et, du même coup, à une forme de mobilité en relation avec ce milieu, prépare en quelque sorte la distinction rituelle qui est d’un autre ordre : celle du pur et de l’impur. L’une ne va pas sans l’autre et c’est la volonté divine, sainte par essence, qu’il en soit ainsi.
Ainsi sont purs et donc consommables : 1°) les ongulés au pied fourchu, quadrupèdes et qui ruminent ; 2°) les poissons à écailles et qui nagent avec des nageoires ; 3°) les volatiles ailés pourvus de deux pattes. Sont impurs les animaux qui ne répondent pas à ces critères : le chameau rumine, mais n’a pas le sabot fendu, le porc a le pied onglé, mais ne rumine pas, etc.
Au regard de ces critères qui définissent une sorte d’idéal de chaque animal selon son espèce et son milieu, et dont le choix n’a rien d’évident, même si, comme Mary Douglas semble le concéder, les bovins « sont la viande par excellence d’un peuple pasteur », que dire de la sainteté en tant qu’elle rendrait ce choix intelligible ? Recourant à l’étymologie, Marie Douglas nous indique que la racine du mot hébreu qadosh signifie séparer. Séparer peut avoir un sens négatif, éloigner une chose de l’autre, désunir ce qui ne faisait qu’un, mettre à part en impliquant que ce qui est séparé est de valeur inégale. Dans le texte biblique, ce verbe veut dire aussi distinguer, différencier, c’est-à-dire classer, mettre de l’ordre : opérations qui appartiennent à la nature même des actes de la création. Comme elle le dit, citant le Deutéronome (XVIII, 1-14) :
Au moyen de la bénédiction, l’œuvre de Dieu consiste essentiellement à créer l’ordre grâce auquel prospèrent les affaires humaines. Dieu promet que les femmes, le bétail et les champs seront fertiles pour ceux qui respectent son alliance et observent tous les préceptes et toutes les cérémonies (Douglas 1971 : 69).
Rappelons que dans la Genèse, chacune des journées où s’accomplit l’œuvre de la création, depuis la première, où apparaît la lumière originelle avant même que le soleil et les corps célestes ne fussent créés, jusqu’à la cinquième, qui voit la venue au monde des animaux, s’achève par la formule : « et Dieu vit que c’était bien », c’est-à-dire qu’il bénit son œuvre. La sixième, couronnement des précédentes, voit l’apparition de la faune terrestre, bêtes sauvages et bestiaux ; enfin et surtout elle est celle où Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance […] » (Genèse I, 26). Il créa l’être humain, mâle et femelle, et, au verset 28, il est écrit : « Elohim les bénit et Elohim leur dit : Fructifiez et multipliez-vous » et leur donna autorité « sur tout vivant qui remue sur la terre ». Autrement dit, la création dans sa totalité est accompagnée d’une bénédiction – paroles performatives, s’il en est – qui est source de tous les biens, tandis que son retrait est source de tous les dangers, de tous les maux.
Le non-respect des commandements divins, en l’occurrence, ceux qui ont trait à ce qu’il est permis ou interdit de consommer, a pour conséquence toute une série de malédictions qui accableront le pécheur. À cet égard, nous dit Mary Douglas, ces commandements sont semblables « aux tabous rituels des primitifs ». Cette similitude peut n’être qu’apparente, car il ne va pas de soi que le lien entre la transgression et la punition soit conçu de la même façon dans les deux cas. L’identité de l’agent – de la puissance – qui l’inflige est en question, ou encore l’idée alternative d’une causalité « mécanique » déclenchée par la faute. Il est clair que dans le Lévitique, c’est Iahvé qui inflige les sanctions : la pensée religieuse du judaïsme est traversée par l’affirmation que le Dieu d’Israël parle à son peuple, qu’il lui demande d’écouter, d’obéir à ses commandements, faute de quoi il retombe inexorablement dans l’idolâtrie, et alors les pires calamités l’attendent. L’idolâtrie doit être prise au sens littéral : le culte des divinités païennes, mensongères par essence et, en réalité, inefficaces, impuissantes. La sainteté, c’est la séparation, une séparation qui s’approfondit jusqu’à l’opposition radicale entre d’un côté Iahvé, le Dieu de vérité, dont le nom est vérité et, de l’autre, les idoles. Le prédicat qui convient le mieux pour parler des idoles est en effet celui de fausseté. Le fait que la langue biblique (Deutéronome, XXIII, 18) à propos de ces abominations propres aux cultes païens que sont les hiérodules, les prostitués sacrés des deux sexes, utilise les termes de qedéshim et qedéshoth – saints et saintes, (il faudrait plutôt dire sacré(e)s) – dérivés de qadosh, montre que la sainteté qui est celle de Iahvé, la sainteté véritable, doit sans cesse être rappelée au peuple « élu » trop souvent enclin à transgresser sa loi.
Quand Mary Douglas poursuit son analyse en nous disant que : « […] la notion de sainteté comprend aussi celle de totalité, de complétude » (Douglas 1971 : 70), la question que nous posons est de savoir s’il est justifié, non pas d’inclure l’une dans l’autre, mais quasiment d’identifier sainteté et pureté. Car les notions de complétude, d’intégrité, notamment physique, celle du corps des êtres humains, hommes et femmes selon les caractères propres à leur sexe, comme du corps des animaux qui sont destinés aux sacrifices, sont des attributs de la pureté.
C’est le cas dans le Pentateuque, c’est le cas aussi, il est intéressant de le relever, dans certaines cultures africaines, celle des Dogons du Mali, par exemple, qui opposent la pureté qu’ils désignent par le terme omo, qui signifie vivant, à l’impureté, puru, qui touche les choses et les personnes en rapport avec la mort, qu’il s’agisse du traitement des défunts dans les rites funéraires, ou de la mort symbolique dans les rites de l’initiation.
Un exemple choisi par Mary Douglas pour illustrer son interprétation du Lévitique, permet, me semble-t-il, de bien mettre en évidence la différence – disons plutôt la non-identité – entre sainteté et pureté. Après avoir rappelé la longue énumération allant des versets 17 à 21 (Lev. XXI) des tares physiques qui interdisent à un lévite officiant au Temple d’approcher le lieu saint, elle écrit ceci :
Cette notion, qui revient si souvent, de plénitude physique, on la retrouve dans la vie sociale, et notamment dans le camp des guerriers. La culture israélite atteint son plus haut degré dans la prière et dans le combat. L’armée ne peut vaincre sans bénédiction, et le camp doit être saint afin de conserver la bénédiction. Il faut préserver le camp de toute souillure, au même titre que le Temple. Les sécrétions corporelles interdisent l’accès au camp comme au Temple. […] La notion d’intégralité, de totalité, s’étend aussi jusqu’à signifier, dans un contexte social, l’idée d’achèvement. Une fois commencées, les affaires importantes ne doivent pas être laissées inachevées. S’il n’est pas « entier » en ce sens-là aussi, le guerrier ne peut se battre (Douglas 1971 : 71).
L’état de pureté exigé du guerrier, comme du camp où il est assigné pour se préparer au combat et qui est à cet égard assimilé au Temple, implique l’idée que la guerre dans l’Israël antique est toujours sainte. Quelle que soit la cause qui la déclenche, l’agressivité d’une tribu païenne voisine ennemie héréditaire d’Israël, ou les fautes d’Israël provoquant la colère de Iahvé, le livrant à la merci de l’ennemi, mais lui permettant dans sa miséricorde de se laver de ses péchés et d’obtenir la victoire, victoire qui est en vérité celle de Dieu, la guerre a pour finalité non seulement le retour à la prospérité lié à celui de la bienveillance divine, mais avant tout le salut, l’intégrité des âmes. Un salut découlant de l’obéissance aux commandements, laquelle est la condition du rétablissement de l’idéal de sainteté que Iahvé a imposé à son peuple et qui est le témoignage de son amour, ou dit autrement, de l’alliance (alliance que de nombreux passages de la Bible désignent comme un mariage) qu’il a contractée avec lui. Pour en être digne et s’efforcer de l’atteindre, les règles de pureté qui touchent la totalité de l’ordre social, mais qui surtout font peser de fortes contraintes sur l’exercice des fonctions vitales de l’individu, et notamment la sexualité et l’alimentation, sont autant de moyens, même si, comme tels, ils peuvent être élevés à la dignité de fins. Ils consistent en pratiques, en comportements, en gestes efficaces qui sont des devoirs (mitsvoth) dont l’accomplissement est à la portée de tout fidèle. Les commandements de la Torah ont pour visée dernière la sainteté, mais forment ensemble un code rigoureux, pour ne pas dire pointilleux, de la pureté en ne perdant pas de vue la différence entre ceux qui valent pour les prêtres, qui s’approchent davantage de la sainteté, et ceux qui concernent le reste du peuple.
Venons-en donc à l’interprétation que Mary Douglas donne des prescriptions alimentaires. Curieusement, elle considère celles-ci comme des développements de la métaphore de la sainteté, c’est-à-dire de l’unité, de l’intégralité, de l’ordre et de la perfection de l’individu et de ses semblables. Sans suivre pas à pas son analyse, nous nous demanderons d’abord en quel sens il s’agit de métaphore dans ces interdictions. De quoi sont-elles la métaphore ? Arrêtons-nous un instant sur un exemple de commandement que nous choisissons pour sa très grande simplicité : il faut se laver les mains en prononçant une bénédiction avant de manger. Assurément, de son point de vue, la propreté des mains, et donc l’hygiène, n’est pas la raison de ce petit rituel d’ablution et nous ne pouvons que l’approuver. De quoi donc est-il symbolique, étant donné que tout rituel est symbolique ?
Le corps est en danger lorsqu’il absorbe de la nourriture, son intégrité au-delà même de sa santé est en jeu, c’est pourquoi non seulement il doit consommer des aliments purs, mais il faut que lui-même soit purifié par l’eau qui coulera sur ses mains tandis que sa bouche dira la formule de bénédiction. Nous sommes dans un univers symbolique où les gestes, les comportements qui constituent des actes de purification, sont la condition du maintien ou du rétablissement de cet ordre sur lequel repose l’alliance de Iahvé avec son peuple. Et dont découlent vie et prospérité.
Il ne faudrait pas croire qu’il y a là quelque chose de particulier au judaïsme. Nombreuses sont les sociétés, d’Afrique occidentale notamment, où les récoltes sont l’objet de grands rituels, à l’occasion des fêtes de la moisson ou de telle autre occasion similaire, comme la rentrée dans le grenier de l’aîné de l’unité domestique des gerbes de mil en provenance de ses champs. Par la durée, la complexité des cérémonies auxquelles ils donnent lieu, ils relèvent sans aucun doute de ces « phénomènes sociaux totaux » dont parle Mauss, mais aussi et peut-être surtout des rituels de purification, faute desquels la nourriture serait « creuse », dépourvue de la substance, de l’âme qui en assure la fonction nutritive. Chez les Moundang du Tchad, la fête de fin des récoltes des céréales est appelée cié sworé, « l’âme du mil ». Elle culmine dans un rite au cours duquel un jeune initié nu transporte au péril de sa vie – car le parcours qui lui est imposé est très long – une lourde gerbe sur la tête qu’il déposera dans l’un des greniers du Chef. S’il trébuchait sous sa charge sacrée, ce serait une malédiction pour toute la population.
Pureté et danger, pour reprendre le titre anglais de l’ouvrage de Mary Douglas, constituent un couple d’opposés d’une portée universelle, ce que la littérature ethnologique permet largement de confirmer. Il n’en va pas de même de la sainteté qui nous est donnée à penser par les trois monothéismes, et qu’il n’est évidemment pas question de comparer ici. Le judaïsme la distingue bien du profane (kadosh/chol), mais l’opposition entre le sacré et le profane est une opposition relative ; il s’agit d’alternance dans le temps, de séparation de lieux dans l’espace, ou de règles en rapport avec l’usage de certains objets. Entre le pur et l’impur, elle est absolue, comme est absolue l’opposition entre la sainteté de Iahvé et l’abomination qu’est la sainteté mensongère de l’idolâtrie. Nous l’avons signalé plus haut, le rapport entre pureté et sainteté nous paraît difficile à préciser dans l’analyse que fait Mary Douglas des interdits alimentaires dans le Lévitique. Mais en raison précisément de cette difficulté à laquelle elle se heurte et qu’elle s’efforce de surmonter en s’attachant au plus près à la lettre du texte, celle-ci constitue, selon nous, une avancée incontestable dans les études bibliques tentées par les anthropologues.
Dans un article intitulé « Mary Douglas et la Bible » et au sous-titre quelque peu énigmatique, « la (re)conversion d’une anthropologue », Christophe Lemardelé (2014), un chercheur spécialiste du judaïsme antique, aborde sans détour son sujet. Entre les anthropologues et les spécialistes des sciences bibliques il y a eu, selon lui, méprise. Les premiers ont crédité les écrits bibliques de Mary Douglas en raison de la compétence qu’ils lui attribuaient en la matière, les seconds en raison de sa grande réputation en tant qu’ethnographe des Lele et anthropologue. « Or », écrit Lemardelé, « la réalité est tout autre, car il y a un écart important – voire une contradiction profonde – entre Mary Douglas anthropologue et Mary Douglas bibliste » (Lemardelé 2014 : 39). L’article, très précis et très érudit, se présente comme une démonstration de cette « contradiction profonde » qui aurait marqué l’œuvre de recherche d’une ethnologue se « reconvertissant » en exégète de la Bible, sous l’influence d’un rabbin grand spécialiste du Lévitique. Mais en même temps, il affirme que « la clé d’interprétation » qu’elle avait énoncée dans De la souillure, c’est-à-dire quand c’était encore l’anthropologue qui s’exprimait en elle, garde toute sa valeur. Nous souscrivons à ce jugement et nous ajoutons qu’à nos yeux, la contradiction n’est pas dans les démarches successives empruntées par Mary Douglas dans la recherche biblique dont elle avait fait son objet, mais dans l’objet lui-même. Quelles que soient les motivations subjectives qui ont poussé l’anthropologue qu’était et qu’elle est restée jusqu’à la fin de sa vie à travailler les textes bibliques, en quête a-t-elle dit « des sources de notre propre civilisation » (propos cité par Lemardelé dans une note de son article : 142), Mary Douglas ne pouvait pas ne pas buter sur les limites de l’analyse anthropologique dans ce domaine. Nous l’avons constaté à propos de l’essai de Leach, comme nous le verrons ci-dessous à propos de celui de Lévi-Strauss.
Mary Douglas a franchi le pas en apprenant l’hébreu, comme elle avait appris, sans doute imparfaitement la langue, mais aussi la culture des Lele du Kasaï, et en s’aventurant plus avant dans l’étude de la Bible et du judaïsme. Dans les deux cas, elle nous a beaucoup appris, et nous a fait aussi prendre conscience des limites de l’interprétation dans les sciences humaines.
Structuralisme et exégèse biblique
L’article de Lévi-Strauss porte sur trois versets de l’Exode (chap. IV, 24-26) qui prennent place dans le récit du voyage de Moïse, accompagné de sa femme et de son fils, en direction de l’Égypte. Il doit s’y rendre sur ordre de Dieu afin d’en faire sortir le peuple d’Israël après l’avoir libéré de l’esclavage et de le conduire vers la Terre Promise. Le titre de l’article n’annonce pour objet que le texte de l’Exode (et cela, on va le voir, de manière très peu banale, je dirais même quasiment humoristique), mais la démarche qui rend possible « l’analyse structurale » est la comparaison entre des pratiques rituelles qui sont fort éloignées. Celles qui avaient cours dans l’Israël antique, d’une part, et celles qui ont été observées chez les Indiens bororo du Brésil. Je citerai intégralement le petit résumé qui précède l’article, parce qu’il en expose parfaitement l’objet.
Exode sur Exode. – La circoncision et l’imposition de l’étui pénien sont en rapport de symétrie inversée. La Bible contient une description du premier rite, obscure en raison de son archaïsme et sur l’interprétation de laquelle les hébraïsants n’ont pas fini de s’interroger. Bien que l’imposition de l’étui pénien soit un rite toujours en vigueur chez les Indiens Bororo, il pose exactement les mêmes problèmes aux américanistes ; mais ceux-ci penchent pour une solution que les hébraïsants ne semblent pas avoir envisagée. Cette conjoncture piquante méritait d’être signalée (Lévi-Strauss 1988 : 13).
Au cas où cela échapperait au lecteur, on a droit à cet exergue :
Parmi les Latins, exode a été pris dans un autre sens. C’était parmi eux à peu près ce que la Farce est parmi nous. Dictionnaire de Trévoux (1704).
Nous sommes prévenus, ne prenons pas trop au sérieux ce qui va suivre et le dernier mot du texte de Lévi-Strauss sera celui de fantaisie. Nous avons déjà lu qu’il s’agit d’une conjoncture piquante que l’ethnographe des Bororos du Brésil jugeait digne de signaler. Le lecteur sera vite surpris en se rendant compte qu’il ne va pas tant s’amuser que cela et qu’il se trouve en présence d’une étude très serrée de données difficiles à interpréter, conformément à la méthode structuraliste dont Lévi-Strauss a dit et redit (à l’adresse de Leach, comme à l’adresse de Paul Ricœur, notamment) qu’elle n’était guère applicable à la Bible. Curieusement, les premières lignes sont pour nous dire ce qu’il ne veut pas faire : pas de comparatisme « à fleur de peau » et poussant à des généralisations hâtives, à la manière de Frazer, dont néanmoins il tient à nous rappeler que son œuvre monumentale (et, en l’occurrence, les trois volumes de Folk-Lore in the Old Testament) suscite toujours chez lui la plus grande admiration ; et pas plus une analyse structurale à strictement parler. Quel est donc l’intérêt de comparer deux « rites en apparence incomparables » mais qui, dit-il, soulèvent des problèmes comparables, nous confrontent à des difficultés du même ordre ? La réponse qu’il nous fait, qu’il se fait à lui-même, a un caractère si général qu’on se demande comment il peut la juger satisfaisante dès lors qu’elle repose sur une telle disproportion entre la portée forcément limitée d’un problème ethnographique particulier et l’immense portée de la « solution » qui ne saurait en être une, car ce qu’elle affirme à titre d’hypothèse est en tout état de cause indémontrable. Qu’on en juge :
Le parallélisme que j’entends souligner n’est probablement qu’une curiosité. Si un enseignement s’en dégage, il se réduira à la constatation souvent faite que dans le domaine des croyances religieuses et des actions rituelles, où la pensée, relativement affranchie des contraintes du milieu, paraît avoir le champ libre, elle est restée néanmoins soumise à des lois propres. La récurrence des mêmes problèmes d’interprétation, posés par des sociétés fort éloignées dans le temps et dans l’espace, vient donc appuyer l’hypothèse que des cadres logiques astreignent le pouvoir créateur de l’esprit à des cheminements obligés (Lévi-Strauss 1988 :13).
Il me semble inutile de commenter mot à mot des formules aussi générales (elles résument les thèses de La Pensée sauvage) et qui, en l’occurrence, sont assez peu éclairantes si, comme l’auteur nous l’a indiqué, il faut considérer que le rite de la circoncision et celui de l’imposition de l’étui pénien sont dans un rapport de symétrie inversée en raison du caractère essentiel de chacun des actes qu’ils impliquent. Certes, il s’agit dans les deux cas de rituels initiatiques, c’est-à-dire de marqueurs d’un moment du cycle de vie de la personne, nécessairement liés à d’autres moments importants, celui du mariage, en l’occurrence, et aussi celui des funérailles, pour n’en citer que deux. Mais dans l’excision du prépuce, l’exécutant de l’acte agit sur la chair elle-même, sur une partie de l’anatomie du garçon (il touche donc à l’intégrité physique de son corps), alors que dans l’imposition de l’étui pénien, il fait usage d’un objet culturel avec lequel on recouvre (une dissimulation qui peut être aussi une exhibition) la verge plus ou moins complètement. La fonction ou les significations respectives de chacun de ces deux actes que l’on nous dit opposés, ne font pas l’examen d’une analyse approfondie, comme si le fait qu’ils se présentent dans un rapport de symétrie inversée suffisait, sinon à les rendre intelligibles, du moins à en fournir les conditions de possibilité. Lévi-Strauss ajoute même qu’il va ainsi plus loin en tout cas que ceux qui se contenteraient de ranger la pratique de la circoncision du côté de la mutilation corporelle, voire de la castration symbolique, et pour ce qu’il en est de l’étui pénien, de n’y voir qu’une espèce de vêtement et/ou de parure, ce qui est d’ailleurs le cas de la peau de cabri que reçoit le néophyte africain du Sud tchadien au sortir du camp d’initiation, peau taillée de façon à lui servir de caleçon et de cache-sexe. L’ethnographie nous apprend qu’il existe un peu partout dans le monde, et en Afrique noire notamment, de très nombreuses sociétés qui font les deux choses à la fois, lors des rites de l’initiation des garçons : d’abord l’excision du prépuce, et quand la plaie est cicatrisée, l’imposition d’un étui pénien sur le gland. Ce dernier geste signe pour chaque initié la sortie heureuse de l’épreuve et, dans certaines sociétés, l’objet constitue en effet une parure (parfois extraordinairement spectaculaire par ses dimensions) qui peut faire la fierté de celui qui la porte ; il n’est pas réduit à un simple cône de paille tressée. Il y a donc bien une différence de traitement de la verge chez les anciens Israélites et les Bororos d’Amazonie, mais cette différence n’est pas une opposition à laquelle correspondraient deux classes de rituels d’initiation totalement séparées.
Venons-en au texte de l’Exode et lisons les trois versets dans la traduction d’André Caquot [11] :
V. 24. Et ce fut en route, à la halte de la nuit que YHWH le rencontra et chercha à le faire mourir. V. 25. Et Sipporah (femme de Moïse) prit un caillou et coupa le prépuce de son fils (à elle), et elle toucha ses pieds (c’est-à-dire ses parties sexuelles, à lui). Et elle dit : ‘tu es pour moi un mari de sang’ (hatan damim). V. 26. Et il se retira de lui. Alors elle dit ‘mari de sang’ à propos (?) des circoncisions.
Selon Caquot, ces versets présentent des obscurités sur le plan grammatical (c’est ce qu’indiquent les italiques du pronom le et du possessif ses) : qui est celui que rencontre YHWH et qui veut-il faire mourir, et de qui Sipporah touche-elle les pieds ? Et, d’autre part, que signifie l’expression mari de sang ? En fait, il ne saurait y avoir de doute : c’est Moïse que YHWH aborde et qu’il cherche à faire mourir, ce sont les « pieds » (ses organes génitaux) de Moïse que son épouse touche avec le prépuce de son fils qu’elle vient d’exciser. Reste à comprendre l’expression « mari de sang ». Dans la note qui accompagne ces trois versets dans la traduction de la Pléiade, Édouard Dhorme nous donne, me semble-t-il, des explications éclairantes, même si elles ne sont pas pleinement satisfaisantes. Il observe d’abord que « la scène est mystérieuse » au sens fort du terme, qu’elle est enveloppée et cachée sous les voiles du mystère. Elle l’est par elle-même – narrativement – du fait de son extraordinaire brièveté en regard de l’importance de son contenu, elle l’est aussi par la place qu’elle occupe dans ce passage consacré au retour de Moïse en Égypte. Il accomplit ce voyage pour remplir la mission, une mission grandiose, que YHWH lui a confiée, ce même YHWH qui, à cette halte, veut le faire mourir. Mais peut-on vraiment parler d’identité, de l’identité du Dieu qui se proclame Un, sous cette unique dénomination ? Cette question renvoie aux origines mêmes du Dieu qui, en devenant le seul Dieu du peuple d’Israël se fera connaître comme celui qui se désigne ainsi : « Je suis que je suis » (en n’oubliant pas qu’en hébreu, le verbe être est ici employé au futur).
Nous en discuterons plus loin, mais voyons d’abord la question de ce « mari de sang ». Le sens n’est pas évident. Bien sûr, Lévi-Strauss signale que mari se dit hatan en hébreu, terme qui désigne aussi le fiancé et le gendre, qu’il est dérivé du verbe hatan qui signifie circoncire en arabe [12] ; en dérive également l’hébreu hotên, beau-père. Selon A. Caquot, pour qui les trois versets garderaient la trace d’anciennes coutumes disparues, il faut comprendre que l’époux ou le fiancé est un homme « capable de verser le sang, c’est-à-dire de déflorer une vierge ». É. Dhorme, quant à lui, nous dit simplement que : « Primitivement, la circoncision était une initiation au mariage et se pratiquait au moment des fiançailles [13] » (1956 : 186). Il incombait au père ou au frère aîné d’une femme de circoncire le fils, rite dont la fonction serait de fonder la relation de parenté entre ce dernier et sa famille maternelle. Fort de cette donnée qui, dûment établie, constituerait manifestement un trait structural de l’organisation sociale des tribus de l’ancien Israël, Lévi-Strauss relève que : « Par une symétrie frappante, chez les Bororos qui sont matrilinéaires, […] le parrain du novice, qui lui impose l’étui pénien, est toujours membre du clan du père » (Lévi-Strauss 1988 : 15).
Comme je l’ai déjà signalé, l’analyse de Lévi-Strauss, et pour cause, porte massivement sur les implications structurales du rituel bororo, population dont il avait une connaissance de première main. Or mon propos est d’appréhender la position qui est celle de l’anthropologue face au rituel juif dont il est question dans la Bible. Je ne m’attarderai pas sur la comparaison en elle-même et laisserai donc de côté l’analyse détaillée du cas bororo, qui relève strictement de l’ethnologie, pour m’interroger sur l’étrange rôle dévolu à YHWH dans la scène qui nous occupe et qui, à coup sûr, exige une autre approche.
Le Moïse de Martin Buber
C’est dans le Moïse (1957) de Martin Buber [14] qu’à mon sens nous pouvons trouver des lumières pour l’éclairer d’un point de vue qui réponde à la fois aux exigences de la critique savante et à celles d’une lecture que je qualifierais de religieuse, mais non orthodoxe ni même pieuse, d’un texte religieux. Un court chapitre intitulé « Démonie divine » est consacré à nos trois versets. Alors que pour É. Dhorme, l’incongruité de ce passage se justifierait par la nécessité de souligner l’importance de la circoncision – mais pourquoi en cet endroit précis du récit ? –, Buber souligne que l’événement relaté est apparemment en contradiction avec la mission que Moïse a reçue de Dieu, et qu’il exige donc, « dans sa raideur archaïque », d’être interprété. Plusieurs éléments dans ce que nous montre cette scène sont ‘archaïques’ : a) le fils de Sipporah est un enfant dont l’âge n’est pas précisé (est-ce un bébé de huit jours ou un adolescent ?) ; b) l’instrument de l’opération n’est pas un couteau, mais un silex taillé, et je note au passage que cet usage du silex pour circoncire existait dans l’Égypte antique. Cependant, dans le chapitre V, 2 du Livre de Josué, le successeur de Moïse, qui vient de conduire son peuple au seuil de la Terre promise après lui avoir fait traverser le Jourdain à pied sec, reçoit l’ordre suivant de YHWH (lequel vient d’accomplir ce miracle comme il avait accompli auparavant celui qui avait permis aux Hébreux d’échapper aux armées du Pharaon en leur ouvrant un passage à pied sec pour traverser la mer Rouge) : « Fais-toi des couteaux de silex et recommence à circoncire une seconde fois les fils d’Israël » (car la génération née dans le désert ne l’avait pas été). YHWH dit ensuite à Josué : « Aujourd’hui j’ai roulé loin de vous l’opprobre d’Égypte. » L’opprobre qualifie bien sûr l’incirconcision, comme le prouve le verset 14 de la Genèse chap. XXXIV, où le même mot opprobre (herpah) est employé pour les incirconcis de Sichem qui ont souillé la fille de Jacob, Dinah, que ses frères Siméon et Lévi vengeront de la plus cruelle des façons ; c) l’opératrice, en ce cas d’urgence absolue, est la mère elle-même qui, en touchant les organes de Moïse, prononce les mots énigmatiques de « mari de sang » ; d) enfin, l’intervention de YHWH – dieu ou démon – qui cherche à tuer l’homme qu’il vient de charger de la mission la plus sacrée qui soit.
Cette « agression démonique », pour reprendre le qualificatif utilisé par Buber, a aussi son pendant dans le Livre de Josué. Comment comprendre autrement le bref épisode qui suit la traversée du Jourdain et l’approche de la première ville que les Hébreux s’apprêtent à conquérir (V, 13) :
Il arriva, comme Josué était près de Jéricho, qu’il leva les yeux et vit qu’il y avait un homme debout en face de lui ; il avait en sa main son épée dégainée. Josué marcha vers lui et lui dit ‘es-tu pour nous ou pour nos adversaires ?’. Il dit ‘Non ! Car je suis le chef de l’armée de YHWH, je viens d’arriver !’ Alors Josué tomba à terre sur sa face et il se prosterna. Puis il lui dit ‘Que dit mon seigneur à son serviteur ?’ Le chef de l’armée de YHWH dit à Josué : ‘Enlève ta sandale de ton pied, car le lieu sur lequel tu te tiens debout est sainteté’ !’ Ainsi fit Josué [15].
Édouard Dhorme ne fait pas ce rapprochement qui me semble pourtant s’imposer puisque Josué, comme Moïse, est l’objet d’une menace mortelle ; l’épée dégainée pointée face à lui n’est-elle pas une arme prête à le transpercer ? Josué, qui ignore l’identité de l’homme qui se tient devant lui, ne peut que l’éprouver ainsi, ou à tout le moins éprouver un doute angoissant sur le sens de ce qui lui arrive. Mais É. Dhorme, dans une note accompagnant ce verset, fait un autre rapprochement qui s’impose également et qui, je pense, ne contredit en rien le précédent mais s’y ajoute. On y lit ceci : La vision de Josué, après le passage du Jourdain, est de même inspiration que celle de Jacob au gué du Jaboq (Genèse, XXXII, 25-33). Le passage d’un cours d’eau nécessite la permission de la puissance céleste qui garde l’accès du territoire situé de l’autre côté du cours d’eau [16].
Il s’agit bien sûr du célèbre passage qui raconte le combat de Jacob avec l’ange, lequel se présente aussi à lui sous la forme d’un homme. Sans même prendre le temps de le menacer, il engage immédiatement une lutte avec Jacob qui était resté seul après avoir fait traverser tous les siens ; elle durera toute la nuit et, à l’aurore, il recevra le nom d’Israël, dont la signification est expliquée par l’ange lui-même : « Car tu as combattu Elohim comme avec des hommes, et tu as vaincu ! » La victoire acquise par Jacob l’est au prix d’une blessure à la cuisse qui le fera boiter. C’est la raison pour laquelle il est interdit aux fils d’Israël de manger « du nerf sciatique qui est au creux de la cuisse ». Dans cet épisode qui voit Jacob subir et surmonter une épreuve qui le transforme radicalement et en fait un élu de Dieu, comme dans celui que traverse Josué et qui sera suivi par la proclamation de la sainteté de la terre d’élection de son peuple, on peut dire que l’on a affaire à des rites de passage, au sens le plus concret – passage d’un cours d’eau séparant deux espaces qualitativement différents, passage d’un moment essentiel qui concerne une personne, celle du « héros », aussi bien que le destin d’une nation –, mais aussi au sens le plus hautement symbolique puisqu’il s’agit de manifestations de la présence divine. Qu’en est-il de l’événement qui arrive à Moïse, c’est-à-dire de l’intervention de YHWH qui fond sur lui en cherchant à le faire mourir et que sauve la circoncision pratiquée par son épouse ? Sans doute cette intervention, qui donne à l’épisode son caractère le plus étrange, peut-elle être mise en parallèle, comme Lévi-Strauss en fait la remarque en poussant, me semble-t-il, à l’extrême sa démarche comparative, avec un aspect du rituel bororo au cours duquel « les novices affrontent des acteurs représentant un monstre terrifiant », apparition qui est censée les castrer, puis les dévorer. La figure de YHWH serait alors, dans cette perspective, celle d’un démon ou bien, pour prendre un exemple dans un domaine qui nous est familier, celle de cette instance tout aussi mystérieuse qui se manifeste sous la forme d’un masque, instance personnalisée et nommée, dont la présence est fréquente dans les grands rituels initiatiques d’Afrique noire, comme dans les cérémonies funéraires. Chez les Moundang du Tchad, pour citer cet exemple, il survient menaçant, armé d’un bâton ou d’une lance ; il est accompagné d’un joueur de flûte ou d’un assistant faisant tournoyer un rhombe, car tels sont les moyens utilisés pour accomplir le geste de la mise à mort initiatique. C’est le moment crucial au cours duquel et grâce auquel va devenir effective la métamorphose des novices en initiés qui, dès lors, seront admis à rentrer au village avec la dignité de personnes. Celle d’hommes véritables qui ont triomphé des épreuves où ils ont eu effectivement, pour certains, à affronter la mort et où tous ont connu l’effroi de la mort symbolique. Néanmoins, ce rapprochement avec le verset biblique nous pose un problème car on peut lui objecter que ce dernier n’évoque pas un rite pubertaire et/ou prénuptial, et moins encore un processus initiatique de socialisation, mais un rite qui suit de peu la naissance du garçon et qui est ici exécuté en catastrophe, si l’on peut dire les choses ainsi. Dans ce qui survient alors, c’est la vie du père et non celle du fils qui est en danger. Il n’en demeure pas moins que, pour Buber, le problème posé à l’interprète n’est pas d’expliquer un rite obscur parce qu’ancien et peut-être à moitié oublié, au dire de certains commentateurs, par le rédacteur de ce passage, mais de comprendre ce que vient signifier cet archaïsme à ce moment du récit de l’Exode.
Voyons donc l’interprétation qu’il nous propose. Revenant en détail sur le texte, Buber voit dans le geste de Sipporah consistant à toucher avec le prépuce ensanglanté les « jambes » du circoncis « un acte dont la signification symbolique, comme celle de l’imposition des mains sur la tête de l’animal offert en sacrifice, est sans doute une identification de celui qui accomplit l’acte avec l’être touché par lui : l’enfant doit représenter et figurer le clan entier ». De façon très audacieuse, il interprète alors l’expression « mari de sang » comme signifiant le fait que le fils circoncis est comme un « mari » pour elle, la mère du clan, et pour le clan. Par cet acte, la madianite, l’étrangère, « soumet son clan, avec les enfants nés ou encore à naître, au Dieu d’Israël et elle concilie celui-ci ». Buber s’oppose ainsi très fermement aux exégètes partisans de ce qu’il appelle « un primitivisme fantastique » pour lesquels, au cours de la nuit de noces, un démon « a voulu disputer à Moïse le jus primae noctis, ‘privilège des dieux’. Sipporah (qu’il orthographie Sephora) aurait alors coupé le prépuce de son mari et l’aurait jeté sur les parties sexuelles du ‘monstre nocturne lubrique’, en prononçant une ‘formule magique’ par laquelle elle simule qu’il a consommé le mariage avec elle et qu’il est ensanglanté. »
Il termine ces lignes en décochant à mes pareils qui ne sont peut-être pas tout à fait mes semblables, cette flèche dont la cible inclut pêle-mêle des historiens, des exégètes et, curieusement, des ethnologues : « Il n’est guère possible de trouver exemple plus caractéristique des ravages exercés dans le domaine de l’histoire des religions par une complaisance exagérée [17] pour les séductions de l’ethnologie » (Buber 1957 : 84). Je ne crois pas que la distinction entre les deux disciplines soit aussi tranchée qu’il est dit dans cette phrase, qui me paraît seulement polémique et sans grande portée théorique. Vers quoi donc, en l’occurrence, nous conduit l’histoire des religions telle que la conçoit Martin Buber ? À vrai dire, il va au-delà de cette discipline et rejoint un point de vue assez différent de celui de Leo Strauss exposé plus haut, car pour lui l’intervention de YHWH contre Moïse doit s’interpréter en tenant compte simultanément de l’historicité du dieu singulier qu’il fut à l’origine, lié à un peuple, à son peuple, par un pacte exigeant de ce dernier une fidélité qui n’est jamais absolument garantie et de l’essence inconnaissable d’un dieu unique qui règne sur tous les peuples et sur toute chose. C’est ainsi que l’on doit comprendre cette phrase : « Il appartient au caractère primitif de ce Dieu d’imposer des exigences absolues à celui qu’il a élu ; celui à qui il s’adresse, il l’entraîne à lui. » Buber range dans la même catégorie d’interventions de YHWH impliquant une menace mortelle la promesse faite à Abraham d’un fils qu’il lui donne, mais c’est pour lui demander de le lui offrir en sacrifice. Et ce n’est que lorsqu’Abraham s’apprête à accomplir effectivement l’ordre reçu que Dieu le lui rend. Et aussi, le combat de Jacob avec l’ange que nous évoquions plus haut. Ce qu’il y a de particulier dans l’étrange agression dont Moïse est l’objet, c’est qu’elle fait suite à la théophanie du buisson ardent et qu’alors, Moïse avait accepté d’obéir et de se rendre en Égypte pour en faire sortir le peuple d’Israël. Or, poursuit Buber :
YHWH assaille celui qu’il vient tout juste de dépêcher, manifestement parce que, après avoir vaincu sa résistance, sa soumission ne lui paraît pas encore assez complète. Ici, il ne peut guère s’agir de la personne, mais du clan. C’est pourquoi la femme est ici le personnage actif. Elle accomplit l’acte par lequel, du point de vue israélite, le clan comme tel – ce qui explique que ce soit l’organe génital qui soit l’objet du ‘signe’ – incarne son pacte avec le Dieu et le renouvelle sans cesse. C’est ainsi que la femme obtient la réconciliation (Buber 1957 : 85).
Un peu plus loin, Buber se fait, sinon théologien, du moins un historien des religions qui n’hésite pas à puiser dans une psychologie de la vocation teintée de mysticisme, quand il tente de nous emmener vers ce qu’il pense être au plus près de l’expérience vécue du héros fondateur :
Par la vie des fondateurs de religion, mais également par celle d’autres âmes qui tirent leur vie des profondeurs de leur foi, nous connaissons cet événement nocturne, cet effondrement soudain de la certitude qui vient d’être péniblement gagnée, cet instant de ‘contingence mortelle’ où, le démon, agissant en vertu d’une toute-puissance apparemment illimitée, se manifeste dans un monde rempli, l’instant auparavant, du seul règne de Dieu.
L’énigme posée par les trois versets de l’Exode est ainsi résolue par Buber, car même si les difficultés grammaticales relevées par A. Caquot demeurent, il faut bien trancher en tenant compte de leur contexte proche et plus large. Une autre solution tout aussi acceptable, et tout aussi digne d’être mentionnée et discutée que celle de Buber avec laquelle elle n’est pas incompatible, nous est présentée par Didier Luciani déjà cité (voir la note 12) :
Par l’étrangeté même de son lexique, par l’indétermination de sa syntaxe, par le flou artistique de son encadrement spatio-temporel et par l’opacité sur l’identité de certains de ses protagonistes, l’énigmatique épisode de la route où l’antagonisme meurtrier de YHWH semble se superposer à celui de Pharaon et où le fils non circoncis de Moïse – le premier-né ( ?) d’une mère étrangère et d’un père en voie d’assimilation (si c’est lui la victime) – pourrait être promis à un sort identique à celui du fils premier-né égyptien, […] met en scène cette étape transitoire de perte de repères, en même temps qu’il parachève la préparation de Moïse à sa nouvelle tâche… (Luciani in Burnett et Luciani 2013 : 92.)
Le mérite de ces lignes est de ramasser en une seule phrase les termes du problème et l’une de ses solutions possibles. Mais celle de M. Buber comme celle de D. Luciani disent en fin de compte la même chose : ce qui nous est relaté, c’est l’ultime épreuve – épreuve de caractère indéniablement initiatique – que doit subir celui qui est appelé à être le guide et le législateur du peuple juif avant d’être prêt à remplir la mission que YHWH lui a confiée. Car Moïse est censé ne pouvoir la remplir qu’en s’assimilant complètement à son peuple (d’où l’importance extrême de la circoncision, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle de son fils), peuple dont il a été jusqu’ici éloigné, et pour lequel il est quasiment un étranger. Depuis sa naissance, pris en charge par la fille du Pharaon qui l’a recueilli, qui l’a « sauvé des eaux », selon l’étymologie hébraïque biblique, il grandit à la cour royale et il est écrit qu’il est pour cette princesse un fils et que c’est elle qui lui a donné son nom. Le jeune homme Moïse appartient de ce fait à la haute noblesse égyptienne, sinon à la famille royale. Après sa fuite dans le désert consécutive au meurtre d’un gardien qui s’est montré brutal vis-à-vis d’un esclave hébreu [18], il trouve un lieu pour habiter et vivre comme berger auprès du prêtre de Madian, Jethro, qui lui donne sa fille Sipporah pour épouse. De cette union naissent deux fils. Ces fils dont l’Exode nous donne les noms hébraïques, sont de fait des madianites et sont aussi des incirconcis. Par conséquent, lorsque, comme on vient de le lire, D. Luciani parle de Moïse comme « d’un père en voie d’assimilation », il n’y a pas lieu d’être choqué par cette manière de décrire sa situation, ou si l’on veut, son état civil provisoire, à ce moment de son existence, sur le chemin qui le ramène en Égypte. Avons-nous là, avec un Moïse à demi égyptien par son adoption, à demi madianite par son alliance avec le prêtre Jethro, une sorte de transition obligée nous conduisant à discuter la thèse freudienne [19] de Moïse l’Égyptien ? Obligée, certes non, mais tout à fait intéressante à maints égards, notamment pour l’anthropologue qui a pu être déçu par la portée très limitée des résultats obtenus par des représentants éminents de sa discipline qui se sont essayés à interpréter des textes bibliques. Freud avait fait un certain nombre d’emprunts aux anthropologues, mais il s’en était écarté et s’était même opposé à leurs théories, pensant aller plus en profondeur avec les outils de la psychanalyse pour atteindre les données archaïques de l’histoire de l’humanité.
Freud n’était ni un historien des religions, ni un anthropologue, ni un penseur juif, et surtout pas un penseur juif du judaïsme, comme l’était Martin Buber et aussi, de façon différente, Léo Strauss. L’inventeur de la psychanalyse, qui a montré qu’elle pouvait et devait éclairer certaines disciplines des sciences humaines, celle qui se consacre notamment à la religion, et en tirer bénéfice pour elle-même, voulait, sans se l’avouer, être un peu tout cela à la fois, dans son Moïse dédoublé.
Il n’est évidemment pas question d’examiner ici le contenu et la valeur des interprétations freudiennes du monothéisme juif, d’autant plus qu’elles ne se fondent qu’accessoirement sur la lecture des textes bibliques, bien qu’il mentionne, pour leur caractère très mystérieux mais sans s’y attarder, les trois versets de l’Exode qui ont retenu notre attention dans cette étude. Nous la terminerons, sans vraiment conclure, par une récapitulation sur ce qui, pensons-nous, est à l’horizon des recherches sur la Bible juive tentées par les sciences humaines, et plus particulièrement par les ethnologues.
Conclusion
L’ethnologie, nous l’avons dit avec insistance, aborde le champ religieux d’un point de vue comparatiste. Elle le fait à la manière de Frazer, en incluant par principe dans son projet toutes les sociétés sur lesquelles nous disposons de connaissances suffisantes en la matière ; sans oublier bien sûr les sociétés occidentales dont il retient plutôt le folklore, en laissant de côté la théologie. Ou bien elle le tente à la manière structuraliste, qui s’est avérée, en l’occurrence, très problématique. Nous avons aussi insisté sur les arguments invoqués par Lévi-Strauss pour mettre en garde contre l’application à l’Ancien Testament, notamment, de l’analyse structurale telle que lui-même ou d’autres, se réclamant de lui, l’ont mise en œuvre. Rappelons-en deux qui sont de nature tout à fait différente : 1°) l’absence de contexte ethnographique autre que celui fourni par le texte lui-même et qui a pour effet d’invalider la méthode ; 2°) l’existence d’un rapport d’intériorité entre le chercheur et une composante essentielle de sa propre histoire, de sa propre culture, et dont l’effet est de le placer en porte–à-faux par rapport à elle et d’empêcher une étude proprement scientifique. Or il importe de relever que Lévi-Strauss loge à la même enseigne les mythes des Amérindiens qui ont fait l’objet de gloses et d’interprétations par les sages amérindiens, qu’il s’agisse de ceux des grandes cultures andines (pré-incaïques et incaïques) et d’Amérique centrale (maya, aztèque…) ou des prophètes guarani d’Amérique du Sud. Il s’interdit de les mettre sur le métier du structuralisme, mais pas tout à fait au même titre que la Bible. C’est d’un perfectionnement, d’un affinement de la méthode dont on ne voit pas, à le lire, en quoi cela consisterait tant elle est déjà sophistiquée, que Lévi-Strauss nous dit attendre une possible application d’un structuralisme – disons « augmenté » – à ce type de matière mythologique qui a été travaillée par les intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire des sages ou des savants appartenant à la communauté d’où elle provient. Ceux-ci ont en quelque sorte « devancé » l’analyse de l’ethnologue de terrain, soucieux de recueillir des mythes à l’état « sauvage », et qui, de ce fait, se trouve confronté au choix impossible : découvrir à tout prix le « résidu mythologique » en espérant atteindre le mythe « authentique », non déformé, ou bien ajouter son interprétation, ses gloses, à celles des sages indigènes en s’arrogeant le privilège d’occuper une position de surplomb pour donner le sens du sens. Dans les deux cas, il y a renoncement, forcé ou accepté, à l’idéal de la science qui est celui du chercheur.
La Bible, nous l’avons dit, a été lue, étudiée, discutée et interprétée, à l’intérieur du judaïsme pendant des siècles. Elle a été le lien spirituel et moral vivant dans les communautés et entre les communautés juives de la diaspora jusqu’à nos jours. Par ailleurs, il existe, nous l’avons également rappelé, une discipline dont personne n’a contesté qu’elle ait droit au même statut dans le champ universitaire que celles des autres « sciences de l’homme et de la société », pour reprendre la nomenclature académique officielle : il s’agit de la critique biblique. Un domaine où se rejoignent des linguistes, des philologues, des archéologues, des historiens, des orientalistes, etc. Ajouter des anthropologues (en fait, peu d’entre eux s’y sont risqués) à cette liste des spécialistes qui concourent à faire œuvre de recherche rigoureuse dans le champ des études bibliques serait donc des plus problématiques. C’est la conclusion à laquelle nous a conduit notre réflexion.
À prendre à la lettre l’ambitieux projet qui a été celui du structuralisme tel qu’il a été conçu, mis en œuvre et réalisé magistralement par Lévi-Strauss, je m’avancerai jusqu’à dire qu’en remplissant son programme, l’auteur des Mythologiques a d’une certaine manière renversé la formule que Kant a mise à l’orée de son entreprise critique et que nous avons choisie comme exergue :
Je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance.
Ce qui nous donne la formule suivante :
Je dus donc abolir la croyance afin d’obtenir une place pour une mythologie qui soit véritablement une science des mythes.
Mais une entreprise qu’on peut sans emphase qualifier de grandiose, offerte au public il y a près d’un demi-siècle et qu’autant qu’on le sache, n’a donné lieu à sa suite à aucune œuvre dans le champ des études mythologiques, qui puisse, de près ou loin, lui être comparée et qui apparaît donc comme absolument unique dans l’histoire de l’anthropologie, une telle entreprise doit-elle être considérée comme scientifique au sens strict du terme ? Le propre d’une expérience scientifique n’est-il pas qu’elle puisse être refaite, et donc contrôlée par d’autres savants ?
Je ne crois pas que Lévi-Strauss se retournerait dans sa tombe si un ethnologue qui fut un de ses auditeurs assidus disait qu’en faisant son œuvre ô combien savante, il nous a donné une splendide œuvre d’art. La Bible est aussi, sans même parler de la beauté de ses parties purement poétiques, une splendide œuvre d’art, et il n’est pas nécessaire d’être croyant pour le ressentir et en reconnaître toute la profondeur.
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