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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Julius Lips, précurseur de l’anthropologie inversée

Diego Villar

IICS/CONICET-UCA, Argentina

2021
Pour citer cet article

Villar, Diego, 2021. « Julius Lips, précurseur de l’anthropologie inversée », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2397.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Anthropologie des basses terres sud-américaines », dirigé par Isabelle Combès (IFEA / CIHA, Santa Cruz de la Sierra / TEIAA Barcelona), Lorena Cordoba (CONICET/UCA, Buenos Aires / CIHA, Santa Cruz de la Sierra) et Diego Villar (CONICET/UCA, Buenos Aires / CIHA, Santa Cruz de la Sierra).

Résumé. Cet article retrace la trajectoire de Julius Lips, ethnologue allemand qui, pendant l’entre-deux-guerres, a fui le régime nazi pour s’installer aux États-Unis. Lips y a consolidé sa carrière professionnelle, a effectué un terrain ethnographique parmi les Algonquins et publié, en 1937, son œuvre la plus importante : The Savage Hits Back. Cet ouvrage analyse une collection d’objets ethnographiques qui documente les façons dont l’« art sauvage » représente l’homme blanc et anticipe ce que l’on appelle aujourd’hui « l’anthropologie inversée », c’est-à-dire la capacité indigène à objectiver ses propres observateurs.

Iraquai chez les nazis

Comme tant d’autres jeunes de sa génération, Julius Ernst Lips (1895-1950) prend part aux combats pendant la Première Guerre mondiale. Il y est blessé et restera toute sa vie traumatisé par son expérience dans les tranchées boueuses du front occidental. À la fin de la guerre, il étudie le droit, l’économie et la psychologie à l’université de Leipzig, où il prépare une thèse sur la philosophie politique de Thomas Hobbes. Il est membre de plusieurs associations étudiantes. Il se marie en 1924 avec Eva Wiegandt. À partir de cette même année, il entreprend plusieurs voyages en Afrique, en Europe et en Amérique en tant qu’employé du musée d’ethnologie de Cologne. Deux ans plus tard, il achève une thèse avec l’ethnologue Fritz Graebner sur les pièges de chasse parmi les « peuples primitifs » et devient professeur d’anthropologie.

Au cours des années suivantes, Lips mène la vie paisible d’un professeur universitaire. Il enseigne l’ethnologie et la sociologie comparative à l’université de Cologne et remplace Graebner à la tête du musée d’ethnologie (devenu aujourd’hui le musée Rautenstrauch-Joest). Entretemps, il réunit une ample collection d’objets ethnographiques qui témoignent de l’attitude des « gens de couleur » dans leurs contacts avec l’homme blanc. Mais bientôt, deux scandales bouleversent la routine académique du jeune professeur. D’abord, lorsque Lips publie son « Introduction à l’ethnologie comparée » (Einleitung in die vergleichende Völkerkunde), ses collègues propagent une fallacieuse accusation de plagiat en prétendant que le manuel puise ostensiblement ses arguments dans l’œuvre des diffusionnistes allemands les plus réputés : son maître Fritz Graebner, Wilhelm Koppers et le Père Wilhelm Schmidt (Lips 1928). La dénonciation ne va pas plus loin mais, immédiatement après, Lips se retrouve de nouveau au cœur d’une controverse alors qu’il organise une exposition intitulée « Les masques des hommes » (Masken der Menschen), dans laquelle des masques rituels africains côtoient des peintures expressionnistes, des crânes mélanésiens et les masques mortuaires de Beethoven ou de Napoléon. Comme il fallait s’y attendre dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres, la presse s’empresse de relayer la polémique et, malgré le succès de l’exposition, de nombreux visiteurs l’accusent de relativisme et de subversion (Centlivres 1997 ; Mangeon 2015).

En 1932, Lips sent que son idée est mûre : il a achevé l’étape de collecte de données et s’apprête à rédiger son livre. Mais l’histoire contrecarre ses projets, les nazis arrivent au pouvoir en 1933. Lips évoquera rétrospectivement une atmosphère déplorable, caractérisée par « le cri de guerre des incompétents et des râleurs », qui adhèrent sans trop de remords à la « philosophie de Gengis et Kublaï Khan » (Lips 1937, p. xxvi). L’année 1933 s’avérera désastreuse. L’un de ses anciens étudiants, pas encore diplômé mais sympathisant de l’idéologie national-socialiste, remplace Lips à la direction du musée. Le nouveau directeur lui interdit d’entrer dans son bureau, ouvre sa correspondance et répond même parfois à ses lettres. Puis un autre étudiant ambitieux, qui l’a aidé à monter les photographies de son exposition, se présente inopinément chez lui, accompagné de plusieurs agents de la police secrète en uniforme, pour exiger qu’il lui remette les photographies en question. Les autorités trouvent en effet de mauvais goût que la recherche s’oppose aux théories raciales national-socialistes en mettant en lumière la personnalité et l’esprit critique des « races inférieures ».

Lips refuse de remettre le matériel qu’il a mis si longtemps à réunir. Commencera alors une épuisante campagne de harcèlement dont il se souviendra plus tard avec amertume et quelque peu d’ironie : « Depuis, j’ai eu fréquemment le plaisir de saluer les agents de la police secrète dans ma propre maison » (Lips 1937, p. xxvii). On l’accuse de cacher des armes, de saboter la culture aryenne, d’être communiste ou encore d’insulter le nouveau directeur du musée. Un procès lui sera même intenté pour cela, dont il sort cependant absous parce qu’il parvient à démontrer que l’accusation repose sur le faux témoignage d’une personne soudoyée. Cependant, la pression s’accentue peu à peu : toujours en 1933, Lips est renvoyé du musée et de l’université, et menacé de ne pas pouvoir toucher sa pension s’il ne remet pas les matériaux de la discorde. Connaissant la machine légale de l’époque, et face à la menace d’un nouveau procès qu’il ne pourrait que perdre, il décide de s’enfuir en France. Les nazis lui ôtent sa citoyenneté allemande, confisquent ses biens et gardent même sa femme en otage, jusqu’à ce qu’elle réussisse à s’échapper et à rejoindre son mari à Paris.

Lips occupe pour une brève période un poste de professeur invité à la Sorbonne et au Musée de l’Homme. Le couple part finalement en 1934 pour les États-Unis, dans un élan qu’Eva décrira plus tard comme « la renaissance de la liberté » (Lips 1942). Là-bas, Lips renoue avec l’anthropologie au sein du prestigieux cercle de Franz Boas - l’un des pères de l’anthropologie nord-américaine, d’origine allemande, avec lequel il partage, outre la nationalité, l’attachement au prosélytisme de la Ligue germano-américaine de la culture. Durant la même période, il s’engage dans plusieurs associations qui combattent le fascisme, rédige quelques textes anthropologiques (Lips 1935, 1936), et achève son livre, dont la préface est signée par un autre monstre sacré de l’anthropologie :Bronislaw Malinowski. De son côté, Eva conclut Savage Symphony, une description personnelle de la montée du nazisme et de son impact dans la vie quotidienne (Lips 1938). En 1942, le couple adopte la nationalité nord-américaine. Outre son poste de professeur invité à Harvard, à l’université Howard de Washington et à la New School of Social Research, Lips étudie l’organisation légale des Algonquins sous l’égide de l’université de Columbia. Il se rappelle alors que, dans les lacs gelés du Nord, on l’appelait « Iraquai » (le fumeur) :

« Les indigènes n’ont pas de mot pour “Allemagne” et aucune notion de ce qui s’y passe ; c’est trop loin. Deux de ces Algonquins ont combattu sur le front occidental avec les forces canadiennes contre l’Allemagne ; c’est-à-dire aussi contre moi. Ils ont appris les techniques belliqueuses de l’homme blanc mais ils valorisent bien plus les sentiments de justice et d’humanité qui règnent chez eux. Ils sont devenus mes meilleurs amis en Amérique du Nord. À la demande de l’université de Columbia, j’ai réuni et analysé leurs idées sur la loi. Et vraiment, dans le domaine de la loi, quelle différence entre les barbares du Troisième Reich et les hommes « primitifs » du Labrador ! En comparaison avec la nouvelle loi allemande, que d’élévation morale, que d’humanité et que de justice immémoriale révèlent les simples codes moraux de leur vie sociale » (Lips 1937, p. xx).

Lips revient en Allemagne en 1948. Des professeurs sympathisant ouvertement avec le national-socialisme subsistent à Cologne, ce qui le conduit à demander un poste à Leipzig, en République démocratique allemande, où il devient professeur d’ethnologie et de sociologie de droit comparé, puis recteur de l’université locale. Jusqu’à sa mort, peu de temps après, il se consacrera à l’administration de l’institution et enseignera l’anthropologie, la sociologie, le droit naturel et les sciences économiques.

The Savage Hits Back, le sauvage contre-attaque

Le livre rassemblant les photographies de la discorde, que Lips publie finalement aux États-Unis en 1937, s’intitule The Savage Hits Back, or the White Man through Native Eyes. Il s’agit sans aucun doute de sa plus importante contribution à l’histoire de l’anthropologie. Son argument est aussi simple qu’innovant : à travers l’analyse de centaines de photographies d’objets ethnographiques, il montre la façon dont l’« art sauvage » représente l’homme blanc. « Ce livre ne se veut pas une recherche exclusivement scientifique que seuls les experts comprendront. Il s’adresse à tout lecteur cultivé qui désire savoir comment l’art des peuples primitifs perçoit le monde occidental et sa civilisation » (Lips 1937, p. xiii). Lips propose une image simple et concrète : c’est comme si l’indigène soutenait un miroir devant le colonisateur et lui disait « c’est comme cela que vous êtes » (Lips 1937, p. xiii). Autrement dit, l’œuvre anticipe ce que d’aucuns appellent aujourd’hui « l’anthropologie inversée », c’est-à-dire la capacité indigène à objectiver ses propres observateurs (voir par exemple Sillitoe 2015, p. 16 ; Déléage 2017, p. 8). À travers les siècles et les continents, il s’agit de comprendre la facette la moins connue de la dynamique coloniale, c’est-à-dire la caractérisation de l’homme blanc du point de vue autochtone et, en particulier, la censure, la moquerie, l’ironie, l’étonnement, voire l’incompréhension que le contact avec lui provoque parmi les populations qui le subissent le plus fréquemment (Lips 1937, p. xxi, 29, 35, 58). Pour y parvenir, nous dit-il, il faut saisir « l’âme et la pensée » de l’art sauvage, sans le réduire à la logique esthétisante de la scène culturelle européenne de l’entre-deux-guerres, dans laquelle les masques, les objets exotiques ou l’ « art nègre » deviennent peu à peu reconnus par les avant-gardes artistiques (Clifford 1998 ; Penny 2002 ; Giobellina Brumana 2005 ; Laurière 2012 ; Delpuech, Laurière et Peltier-Caroff 2017). Lips cherche à dépasser les oppositions qu’il juge simplistes – apollinien vs dionysiaque, ligne vs couleur, abstrait vs figuré – et valorise particulièrement dans l’art indigène son aptitude psychologique à peindre le changement social ou, en d’autres termes, sa capacité à être « un juge intelligent des caractères » : « Quelle observation précise, quelle critique acerbe, quelle observation complète déploie l’artiste dans son œuvre ! » (Lips 1937, p. 96, 223).

Figure 1
Illustration indigène d’un bateau à vapeur en Nouvelle Calédonie (Lips 1937, p. 62).
Figure 2
Dessin amérindien d’un vapeur, recueilli par Theodor Koch-Grünberg (Lips 1937, p. 69).

Le problème est que, bien qu’indéniablement attrayante, l’hypothèse peut sembler révélatrice, mais finit la plupart du temps par être incorrecte, ou pour le moins partiale. Ni le colonisateur, ni le colonisé n’ont de stratégie unique. La capacité figurative de l’« art sauvage » ne révèle pas seulement un examen ironique de l’homme blanc, mais s’exerce aussi pour d’autres raisons : admirer, imiter, entrer en contact, négocier, absorber ou saisir le potentiel matériel ou symbolique de la machine colonisatrice. Certes fascinants d’un point de vue esthétique ou muséographique, les objets sélectionnés par Lips sont pratiquement décontextualisés. Pourquoi ont-ils été fabriqués ? Quelles étaient les intentions de l’artiste ? S’agit-il d’artisanat, d’objets rituels, pratiques ou décoratifs ? Ont-ils une utilité dans la vie quotidienne ? Est-ce que ce sont des objets rituels, ou des produits élaborés pour les explorateurs, touristes ou fonctionnaires coloniaux de passage ? Le livre ne fournit aucune piste sur les contextes d’élaboration ni sur les intentions explicites des artistes ; les objets se succèdent les uns aux autres en fonction d’une muséologie obsolète, idiosyncrasique et résolument comparatiste (Brus 2015, p. 203-204).

Dans l’argumentation abondent les dilemmes d’interprétation qui reposent sur les idées préconçues de Lips. C’est ainsi que nous apprenons qu’un modèle de bateau représente « manifestement le premier vapeur que les autochtones avaient vu » (cf. figures 1et 2), que des figures qui tirent en l’air sont « une déification de l’art de tirer », qu’un soldat reflète « une joyeuse satire contre le militarisme », que les masques sont « évidemment des incarnations des esprits des morts », ou qu’une autre figure est « indiscutablement » un portrait d’Edouard VII (voir respectivement Lips 1937, p. 63, 75, 82, 113, 234 ; cf. figure 3). Parfois, l’arbitraire frôle l’association libre : « Qu’est-ce qui fait le soldat ? Le fusil. D’où il s’ensuit que les dessins de soldats sont surtout des dessins de fusils. Qu’est-ce qui surprend dans un soldat ? L’uniforme. Est-ce que le soldat est un individu ? Non. C’est un facteur massif, un parmi d’autres, et par conséquent il est représenté généralement au pluriel. Mais il y a un autre genre de soldat, celui qui commande, qui a des étoiles, des boutons et un rang : l’officier. Lui est une conception : un individu » (Lips 1973, p. 73).

Lips ne se prive pas d’attribuer des sentiments aux objets : de la sorte, une statuette « saisit à la perfection l’arrogance et l’ennui de l’officier du gouvernement qui, en faisant sa ronde quotidienne, parcourt un peu en colère le paysage primitif, en regrettant sans aucun doute le bal, le café et la splendeur de sa terre natale ». Lorsqu’il décrit les masques rituels, il explique également que « les yeux ont une expression particulièrement opaque et la bouche, comme dans les exemplaires les plus anciens, est tordue de douleur […] Le masque montre l’engourdissement final de la souffrance… il y a une étincelle de vie dans l’expression de la bouche, mais une étincelle sur le point de s’éteindre » (Lips 1937, p. 113, 206). Il en arrive même à deviner les nationalités des personnages représentés par les objets. Ainsi, le type de barbe d’un soldat « prouve facilement qu’il est français ». À propos d’une autre statuette, Lips affirme : « Toute la personnalité s’exprime dans la tête qui, avec son képi, sa bouche riante et sa barbe, n’indique pas seulement la race blanche, mais aussi la nationalité française ». Il écrit encore : « Le long visage, le nez droit, la suggestion de la caricature dans la distorsion de la bouche, la silhouette musclée et athlétique ne peuvent provenir que d’un fils de l’Angleterre » (voir respectivement Lips 1937, p. 82, 103, 105). On découvre aussi dans l’ouvrage des jugements de valeur significatifs : une femme blanche montre « un rire imbécile », les visages des commerçants sont « sans scrupule » et « calculateurs », ou bien le soldat colonial est représenté comme « un clown incompréhensible qui semble ridicule sous le soleil tropical » : une sorte d’« idiot complaisant et obéissant », d’une « discipline sans cerveau » et « dépourvu de talent individuel » (Lips 1937, p. 84, 96, 161, 189).

Figure 3
Gauche. Edouard VII selon un autochtone des îles Nicobar (Lips 1937, p. 234). Droite. La reine Victoria sculptée sur la côte de Guinée (Lips 1937, p. 232).

En vérité, Lips n’échappe pas aux postulats théoriques chers au Kulkturkreis allemand (la doctrine diffusionniste à laquelle adhérait son maître Graebner pour identifier l’évolution des cercles culturels : chasseurs-cueilleurs, horticulteurs, éleveurs, etc.), ni à l’idée de la « mentalité archaïque » ou « prélogique » de son ami Lucien Lévy-Bruhl, qui postule que tous les « peuples primitifs » partagent une imagination émotive qui ignore le principe de non-contradiction et ne distingue pas le concret de l’abstrait, le symbole de la réalité, le littéral du figuratif (Lips 1937, p. 41-44). Ce n’est qu’ainsi qu’il peut affirmer que l’artiste indigène est excessivement lié à l’émotionnel, ou qu’il est « incapable de distinguer entre le bas du pantalon et les souliers » (Lips 1937, p. 82, 174).

En outre, son explication tombe presque systématiquement dans ce que l’anthropologie moderne appelle le « grand partage », c’est-à-dire dans une dichotomie stéréotypée entre deux grands ensembles homogènes et incompatibles : d’un côté « nous » (les Occidentaux, les Blancs, les scientifiques, le public cultivé, les Européens) ; de l’autre, « eux » (les indigènes, les autochtones, les sauvages, les Naturvölker ou « peuples naturels »). Mais nous savons que la dynamique de l’identité et de l’altérité est un mécanisme relationnel, et que les définitions sociales dépendent avant tout des contextes et des circonstances : du fait d’une généralisation inacceptable, la catégorie de « sauvage » de Lips englobe, comme s’il s’agissait des mêmes personnes, des artistes arabes, africains, chinois, perses, aztèques, australiens, polynésiens, sibériens, esquimaux ou indiens des basses terres de l’Amérique du Sud, qui appartiennent de plus à différents moments historiques, et n’ont rien de plus en commun entre eux qu’un Argentin moderne avec un fonctionnaire de l’empire britannique du XIXesiècle. Plus encore, Lips tombe dans un manichéisme manifeste lorsqu’il fait d’« eux » les héros et de « nous » les méchants d’une histoire ingénue, naïve, sans nuances, racontée en noir et blanc. Dans son récit schématique de la colonisation mondiale, l’arrivée des bateaux qui transportent l’homme blanc scelle l’anéantissement inexorable d’indigènes qui jusqu’alors vivaient dans une harmonie millénaire (voir figure 4). Par moments, sa description du système colonial semble une espèce de métaphore anachronique du régime hitlérien, Lips projetant sur les sauvages contestataires une critique voilée de sa propre société dans une sorte d’ethnocentrisme inversé qui déguise l’autre pour mieux se critiquer soi-même (Déléage 2015, p. 31-32 ;2017, p. 35-36).

Figure 4
Un vapeur dans le détroit de Torres selon l’artiste Misi, recueilli par A. Haddon (Lips 1937, p. 60).

Lips n’est pas non plus très tolérant lorsque les faits ne s’ajustent pas à son modèle explicatif. On observe dans son argumentation un certain parti-pris paternaliste moyennant lequel il s’attribue la capacité de savoir dans chaque cas ce qui est le mieux pour l’artiste indigène : ainsi, lorsque dans les faits, l’art indigène commence à se conformer à la maxime occidentale qui affirme que « le temps, c’est de l’argent », et ne reflète pas la nature satirique qu’il veut y trouver (« la pureté qui est la source élémentaire de toute véritable création »), il juge qu’il a perdu son essence et est devenu un « art métis » : « l’imitation fallacieuse et l’impasse de la production commerciale remplacent les inestimables trésors de la pensée sauvage, qui transmettaient curiosité, étonnement, habilité artisanale et magie » (Lips 1937, p. 238).

Figure 5
Commerçant sculpté dans une défensed’éléphant. Afrique occidentale (Lips 1937, p. 194).

Pour couronner le tout, les études contemporaines contribuent à identifier une série d’ombres et de lumières dans le personnage même de Lips. Au-delà du récit rétrospectif qu’il a su construire avec son épouse, nous savons qu’il a été destitué de ses fonctions en Allemagne pour des raisons politiques et pas seulement pour sa résistance au nazisme, et qu’il n’a pas été exempt de sympathies antisémites. De fait, bien qu’il se présente comme un paladin antiraciste, il est important de noter que la logique de son argumentation repose sur le postulat d’acteurs collectifs comme « la race blanche », « le Noir » ou « la race jaune » [1]. De la sorte, The Savage hits back n’élimine pas la logique raciale qu’il prétend combattre, mais ne fait qu’inverser les signes discriminatoires (les « Blancs » deviennent les méchants et les « sauvages », les héros), sans jamais remettre en question la nécessité d’une domination des uns sur les autres, ni l’idée de « supériorité » ou d’« infériorité » culturelle (Mangeon 2015 ; Brus 2015). Il est vrai que Lips condamne clairement et sans équivoque le racisme hitlérien, mais sa thèse repose sur l’existence de « races » qui rivalisent entre elles dans une guerre sans fin. De fait, dans ses pages les plus exaltées, il prophétise que le triomphe du nazisme provoquera paradoxalement la chute de l’homme blanc, parce que les races de couleur du monde entier prendront conscience de sa faiblesse et se rebelleront contre lui : « pour la première fois dans l’histoire, Adolf Hitler a réveillé la conscience de race et sa théorie raciale, reprise des anciens ouvrages de Gobineau et Chamberlain, pourrait bien être le boomerang le plus puissant de l’histoire mondiale […] Il se peut qu’Hitler passe à la postérité non comme le héros des Blancs, mais comme celui des peuples de couleur » (Lips 1937, p. 25). Le raisonnement est dangereux. En considérant le conflit colonial exclusivement sur le plan racial, il court le risque de donner un poids excessif aux théories racistes (Centlivres 1997, p. 8).

Il semble qu’Eva Lips elle-même l’ait perçu lorsqu’en 1983, elle choisit de publier une traduction allemande de The Savage Hits Back. Il s’agit d’une version aseptisée, mise au goût du jour et certainement édulcorée du livre, qui cherche manifestement à introniser Lips comme le fondateur de l’art postcolonial : l’introduction hagiographique d’Eva y remplace l’ancienne préface de Malinowski, les « peuples primitifs » sont remplacés par les « peuples de la nature »(Naturvölker), la « pureté » des sauvages par l’intégrité (Unverbildetheit) et les douteuses références aux races « jaune », « blanche » et « noire » disparaissent du texte, remplacées par le terme plus neutre de « populations »(Centlivres 1997, p. 12) [2].

Conclusion : vers une anthropologie inversée

Les dilemmes dans la biographie et l’œuvre de Lips – qui existent en fin de compte dans toute vie et dans toute œuvre – ne doivent pas nous empêcher de valoriser une recherche aussi singulière qu’en avance sur son temps (Brus 2015, p. 204). De son étonnante collection d’objets émane son pouvoir d’imagination et sa capacité d’observation des artistes indigènes, « inestimables trésors de la pensée sauvage » (Lips 1937, p. 238). Dans cette perspective, on pourrait penser que la caricature tukano de l’anthropologue Theodor Koch-Grünberg (Doturu-hede, “docteur-montagne”, cf. figure 6), le portrait de Karl von den Steinen réalisé par les Xinguano, celui de Fritz Krause élaboré par les Araguaya ou même le sien, dessiné par ses amis Algonquins, en font un précurseur inattendu de l’anthropologie inversée (Lips 1937, p. 211-212).

Figure 6
L’anthropologue Theodor Koch-Grünberg dessiné par un Tukano (Lips 1937, p. 211).

Loin du modèle en vigueur au XIXe siècle, dans lequel l’explorateur, le militaire, le scientifique ou le missionnaire observaient sans état d’âme les indigènes tandis qu’ils répandaient parmi eux l’évangile de la civilisation et du progrès, The Savage hits Back inverse la donne et nous révèle le revers de la médaille : les barbares habitent dans le Troisième Reich et les gens civilisés, dans la péninsule du Labrador. Avec toutes ses ambigüités, Lips, lucide, provocateur et radical, documente pour la postérité la capacité indigène d’observation et de réflexion et, avec acuité et sens de l’humour, nous révèle ce qui aujourd’hui est pratiquement une évidence : que les autres ne sont pas des acteurs passifs, des figurants secondaires de l’histoire, mais bien des acteurs de premier plan avec unpoint de vue personnel sur le contact interculturel.

Bibliographie

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[1À comparer aussi avec la curieuse opinion d’Eva Lips sur les mariages entre hommes noirs et femmes blondes en France (Lips 1942, p. 19).

[2L’idéalisation de Lips de la part d’Eva (que son époux appelait « Panthère » dans l’intimité) n’est pas surprenante : celle-ci insiste constamment sur le don de son mari pour les langues, ses leçons de tolérance anthropologique et même sur son aspect physique : « Je me suis promenée avec Jules : un époux dont on peut être fière ! Un mètre quatre-vingts, bronzé, joyeux, jeune ; il ressemblait plus à un pionnier, un pirate, un bourreau des cœurs en route pour Hollywood qu’à un professeur d’université allemand » (Lips, 1942, p. 4).