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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Entre histoire de la nation et histoire de l’anthropologie : dialogues Cuba-Haïti (1884‑1959)

Elisabeth Cunin

URMIS-IRD, CIICLA-UCR

2021
Pour citer cet article

Cunin, Elisabeth, 2021. « Entre histoire de la nation et histoire de l’anthropologie : dialogues Cuba-Haïti (1884‑1959) », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2358.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Anthropologies et constructions nationales à partir de Cuba et d’Haïti (1930-1990) », dirigé par Kali Argyriadis (IRD, Université Paris-Diderot, URMIS) et Maud Laëthier (IRD, Université Paris-Diderot, URMIS).

Cuba-Haïti : Engager l’anthropologie. Anthologie critique et histoire comparée (1884-1959) [1] se propose d’étudier, dans une logique comparative, les liens entre histoire de la nation et histoire de l’anthropologie. La comparaison, a priori, ne va pas de soi [2] : Haïti, ancienne colonie française, est la première « nation noire » indépendante de l’histoire (1804) et la première à abolir l’esclavage dans l’espace atlantique (en 1793 d’abord, puis en 1804) ; à Cuba, ancienne colonie espagnole, l’abolition de l’esclavage (1886) et l’indépendance (1898) sont tardives, et donnent naissance à un projet politique de « nation blanche ». Pourtant, au fil des pages, la démarche révèle toute sa pertinence et le charme prend, dans un foisonnement de questions, d’idées, de rencontres, d’échanges et de découvertes. De fait, s’il est un terme qui pourrait résumer cet ouvrage, c’est bien celui de dialogue : dialogue entre les intellectuel.les des deux îles au tournant des XIXe et XXe siècles, dialogue entre les chercheur.es à l’origine de ce projet, dialogue avec les lecteurs et lectrices d’autres horizons géographiques et temporels. Précisons qu’une version espagnole de l’anthologie est en cours de publication, le projet ayant été conçu dès son origine dans ce va-et-vient entre Cuba et Haïti.

La distinction entre « eux » et « nous », les rapports d’altérité et les appartenances culturelles, raciales et territoriales sont au cœur des débats de la discipline anthropologique émergente dans les deux pays et des idéologies nationales en construction, amenées de plus à se positionner sans cesse vis-à-vis des anciennes métropoles coloniales et de l’impérialisme du voisin états-unien. Cuba-Haïti : Engager l’anthropologie. Anthologie critique et histoire comparée (1884-1959) est à la fois une histoire comparée de Cuba et d’Haïti entre 1884 et 1959 ; une étude du rôle de l’anthropologie dans la construction de la nation ; une analyse de la question raciale appréhendée par les racisé.es ; une réflexion sur les anthropologies du Sud ; une histoire des anthropologies sans histoire ; un ensemble de ressources pédagogiques pour l’enseignement de l’anthropologie ; une illustration des logiques de circulation caribéennes et mondiales ; la présentation de trajectoires biographiques d’intellectuel.les cubain.es et haïtien.nes ; la mise en œuvre d’une méthodologie comparative. Le projet est ambitieux et il tient largement ses promesses.

Le premier chapitre entre immédiatement dans le vif du sujet en confrontant citoyenneté et inégalités raciales. Les projets politiques haïtiens et cubains s’affirment-ils dans le rejet des inégalités raciales héritées du colonialisme, les reproduisent-ils, s’en accommodent-ils ? Les deux textes présentés, de Louis-Joseph Janvier (1884), médecin et historien, et d’Antonio Bachiller y Morales (1887), tout à la fois juriste, économiste et historien, se confrontent à ces questions. En Haïti, l’enjeu est de rendre compatibles les termes « citoyenneté » et « noir », en adoptant un positionnement radicalement décalé (république noire) et en se réclamant de l’universalité dans une logique d’égalité raciale. Pour autant, les hiérarchies raciales ne disparaissent pas et structurent la société haïtienne autour de l’opposition entre « noirs » et « mulâtres ». À Cuba, la continuité prédomine : les inégalités raciales prennent la forme d’une valorisation du blanchiment et d’un idéal de nation blanche. Néanmoins, on voit aussi apparaitre les prémices d’un discours antiraciste novateur en cette fin de XIXe siècle. Par ailleurs la pensée haïtienne et la pensée cubaine se nourrissent du cadre eugéniste et évolutionniste dominant en Europe et aux États-Unis. Le savoir anthropologique est alors conçu comme une histoire naturelle de l’homme. Pourtant, Louis-Joseph Janvier et Antonio Bachiller y Morales entament également un dialogue critique avec les écrits venus d’Europe notamment. Dans une relecture d’Ernest Renan, ils rappellent ainsi que la stigmatisation raciale a d’abord concerné les « Bretons » avant d’être appliquée aux « Noirs ». La « race » est le résultat de rapports de domination, et en particulier de l’esclavage. Ces réflexions annoncent une analyse plus contemporaine en termes de « racialisation » des inégalités politiques, économiques et historiques, tout en conservant le paradigme évolutionniste hérité du XIXe siècle (les populations noires « rattraperont leur retard » si elles sont placées dans les mêmes conditions sociales que les populations blanches).

Le deuxième chapitre interroge la figure même de la « nation » comme horizon exclusif des luttes anticoloniales. Pour Rafael Serra y Montalvo (1907), journaliste et leader politique, la citoyenneté prend son sens à une échelle locale. S’il suggère une forme de discrimination positive en prenant pour exemple les employés noirs du bureau de poste de La Havane et participe à la création du Parti indépendant de couleur (1908), c’est avant tout pour lutter contre les divisions raciales et favoriser une citoyenneté commune (comme le rappelle le titre de l’article sélectionné : « Pour les Blancs et les Noirs »). Pour Joseph Anténor Firmin (1910), homme politique et diplomate, l’appartenance politique devrait s’ancrer dans un espace caribéen dépassant les frontières coloniales. Le projet (abandonné) de Confédération des Antilles qu’il évoque vise en effet à réunir, dans une même entité, Cuba, Haïti, Porto Rico et la République dominicaine. On ne peut s’empêcher de penser aux analyses de Jane Burbank et Frederick Cooper (2009) sur l’évolution non nécessaire et non inéluctable de l’empire ou de la colonie à la nation, notamment en Afrique. Les textes de Rafael Serra y Montalvo et Joseph Anténor Firmin abordent la question d’un « vivre-ensemble » ne reposant pas sur l’origine, d’un territoire non national résultant d’une identification politique plus que raciale. Anticoloniale et antiraciste, cette réflexion en appelle ainsi davantage à une « citoyenneté pour tous » dépassant les distinctions raciales qu’à une mobilisation de la race dans une solidarité locale ou internationale (à l’instar de Marcus Garvey dans la région qui, à travers la création de l’United Negro Improvement Association (UNIA), en 1917, place la race au cœur de son action).

Le troisième chapitre aborde les formes de déviance et de maladie attribuées à la race et leur interprétation par l’anthropologie criminelle. La folie, la sorcellerie et la possession font l’objet d’études qui doivent permettre aussi bien d’assainir et de contrôler le corps social que de renforcer la nation. Les religions afro-américaines (vodou en Haïti et santeria à Cuba) sont alors au cœur d’analyses qui mêlent pathologisation des pratiques culturelles, explications en termes de retard de développement et premières interrogations sur l’héritage africain. Entre approches raciales et culturelles, la pensée sur la nation est en mouvement, se cherche et se contredit. Les écrits des médecins Justin Chrysostome Dorsainvil (1912-1913) et d’Israel Castellanos (1916) réunis dans l’anthologie font ainsi des religions afro-américaines une pathologie, tout en ouvrant la voie à leur observation minutieuse.

Le chapitre 4, sommet attendu de ce dialogue, donne la parole à Jean Price-Mars et Fernando Ortiz, les deux auteurs les plus connus de cette anthologie. Si le premier est médecin, le second, avocat, et tous deux diplomates, hommes politiques, écrivains, Jean Price-Mars et Fernando Ortiz sont surtout considérés comme les « pères fondateurs » de l’anthropologie haïtienne et cubaine. Leur convergence intellectuelle se transforme en rencontres personnelles (illustrées par leur correspondance, p. 310) et constitue un moment clé de ces rencontres caribéennes. L’accent du chapitre est mis sur la naissance d’ethnologies nationales qui dessinent une discipline scientifique singulière et novatrice, tout en contribuant à l’affirmation d’identités culturelles propres (haïtianité/cubanité). Les marges (peuple, africanité) occupent désormais une place centrale dans un discours qui est indissociablement anthropologique et politique. En ce sens, la revalorisation de l’héritage africain est le signe d’une rupture politique et scientifique avec les anciennes métropoles coloniales. La quête de l’authenticité culturelle s’exprime au travers d’un courant d’étude folkloriste, insistant à la fois sur les singularités locales et l’affirmation d’une identité nationale nouvelle. Au « bovarysme collectif » de Price-Mars, qui dénonce en 1928 les mécanismes d’imitation et d’emprunt de la société haïtienne (et annonce les écrits de Franz Fanon), répond la notion de transculturation de Fernando Ortiz (1929), qui discute elle-même le concept d’acculturation de Melville Herskovits en appréhendant la culture dans une relation de réciprocité. Dans les deux cas, leur participation à la fondation des premières revues et institutions culturelles (Institut et Bureau d’ethnologie en Haïti, Société de folklore cubain, Institution hispano-cubaine de culture à Cuba) accompagne l’invention d’une méthode ethnographique originale (basée notamment sur les contes et les récits populaires comme dans les deux textes de l’anthologie), une mise en relation de l’anthropologie avec la peinture, la musique et la littérature, une démarche de sauvegarde du patrimoine culturel, mais aussi un engagement direct dans la vie politique (Jean Price-Mars fut ambassadeur, député, ministre et même candidat présidentiel ; Fernando Ortiz fut diplomate et député).

Avec le chapitre 5, les rapports de pouvoir reviennent sur le devant de la scène : l’imbrication de la race et de la classe est directement posée. La grève, la résistance et la solidarité sont les objets d’étude de l’écrivain et journaliste Pablo De la Torriente Brau (1934) et de Jacques Roumain, écrivain et homme politique (1944). Le peuple est le principal acteur de l’histoire, la terre, le révélateur d’une domination qui perdure au-delà de l’abolition de l’esclavage et de l’indépendance. Quant à l’anthropologie, elle est, par définition, politique. Au moment où elles s’institutionnalisent, les anthropologies cubaines et haïtiennes conservent leur singularité en se rapprochant de la littérature et du journalisme, en privilégiant le recueil d’observations directes et en se donnant pour finalité de « changer le monde » et de questionner « la place parmi les hommes » des Haïtien.nes et des Cubain.es, pour reprendre le mot de Jean Price-Mars (p. 246).

Dans le dernier chapitre, les religions afro-cubaines et afro-haïtiennes sont désormais au cœur des anthropologies nationales, mais aussi d’un intérêt scientifique et artistique planétaire. Cuba et Haïti deviennent ainsi des points focaux de la recherche internationale, l’avant-garde d’une « tradition d’étude » sur les religions afro-américaines. Cette internationalisation passe également par le tourisme, la mise en valeur d’un « art nègre », la création de spectacles folkloriques, l’esthétisation de la religion et la mise en scène d’un certain exotisme, qui s’appuient sur l’anthropologie. Les textes de Lydia Cabrera et d’Odette Mennesson-Rigaud, tous deux publiés en 1953, témoignent de ces interrogations sur les origines, la singularité africaine, la survivance des rituels, mais aussi sur le syncrétisme, les brassages et les circulations qui caractérisent les deux sociétés. Leurs trajectoires personnelles incarnent une certaine fluidité des frontières entre les positions d’informatrices et d’anthropologues, terrain et vie personnelle. Dans leur démarche, la relation ethnographique elle-même est productrice de connaissances, l’écriture anthropologique se rapproche de la langue parlée et des catégories vernaculaires.

L’ouvrage s’achève à la veille de la révolution cubaine et de la prise de pouvoir de François Duvalier en Haïti. À Cuba, la question nationale est plus que jamais présente, tout en se distinguant de tout discours racial, les inégalités raciales étant supposées dépassées dans le nouveau régime politique. Il faudra attendre les années 2000 pour que l’anthropologie cubaine s’intéresse à nouveau à cette problématique (voir par exemple Afrodesc, 2006). En Haïti, au contraire, le régime Duvalier revendique un pouvoir noir (noirisme) et fait du vaudou le mythe fondateur de la nation. Avec François Duvalier, se réclamant lui-même de l’ethnologie, la confusion entre nation et anthropologie atteint son paroxysme, tout en superposant à nouveau race et culture.

Au terme de la lecture de Cuba-Haïti : Engager l’anthropologie. Anthologie critique et histoire comparée (1884-1959), on ne peut qu’être fasciné.e par ces anthropologies oubliées, et plus précisément par la profondeur historique de ces « anthropologies sans histoire », par la richesse conceptuelle et l’inventivité méthodologique de ces « anthropologies périphériques » et par les connexions entre ces anthropologues caribéen.nes. À la finesse de l’écriture et l’érudition de Jean Price-Mars répond l’ampleur des réflexions théoriques de Fernando Ortiz ; à l’engagement politique de Jacques Roumain fait écho la dénonciation des « géophages » de Pablo De la Torriente Brau, tandis que la fascination pour les cultes afro-cubains de Lydia Cabrera renvoie à l’immersion dans le terrain d’Odette Mennesson-Rigaud. De fait, les intellectuel.les cubain.es et haïtien.nes connaissent les écrits (scientifiques, littéraires et politiques) venus d’Europe, des États-Unis, d’Amérique latine ou d’Afrique. Grands voyageurs, ils et elles ont fréquenté les milieux intellectuels et diplomatiques du monde occidental. La réciproque n’est pas vraie : ce « déséquilibre épistémologique » (p. 27) est aussi bien sûr un rapport de domination politique. Néanmoins, cette situation de subordination permet aussi aux anthropologues de Cuba et d’Haïti de s’approprier les débats dominants, de les discuter, les contester, les détourner, et d’élaborer finalement leurs propres concepts et méthodologies. Si le décentrement est au fondement de la démarche anthropologique (voir par exemple Agier, 2012), cet ouvrage donne à voir des « anthropologies décentrées », moins en termes d’objets de recherche que, plus fondamentalement, de sujets et de démarches de recherche. Et qui annoncent cette « anthropologie transculturelle » proposée par Fernando Coronil (1996), se réclamant lui-même de Fernando Ortiz !

Un autre apport de cet ouvrage est la mise en lumière de la contribution des intellectuel.les de Cuba et Haïti aux réflexions sur les questions raciales : abandon de l’anthropologie physique évolutionniste et adoption d’une ethnologie attentive aux singularités culturelles, critique des idéologies racistes au nom du principe d’universalité, engagement antiraciste pionnier et ethnographie des religions afro-américaines. De plus, les textes de l’anthologie entrent bien souvent en résonnance avec les discussions contemporaines, en particulier en France, sur l’articulation des questions raciales et sociales, sur une analyse en termes de construction sociale de la « race », sur le discours des racisé.es face à la domination raciale ou même sur une quête de « dignité » (p. 38, 40, 47, 82, 432) qui n’est pas sans rappeler les demandes de justice et de réparations actuelles. Cette discussion passe par un admirable travail de contextualisation sociohistorique qui permet de mener une réflexion générale sur la race et le racisme tout en replaçant les discours, les pratiques et les catégories dans des situations qui leur donnent sens. L’étude des circulations est, simultanément, un examen des dynamiques de relocalisation qui les accompagnent tandis que la référence à la race est, parallèlement, une analyse des conditions sociohistoriques d’utilisation du terme.

Certaines absences nous invitent à poursuivre le dialogue avec les intellectuel.les de l’anthologie. Celle des femmes tout d’abord. Le dernier chapitre montre bien tout l’intérêt d’une approche genrée des questions soulevées par l’ouvrage. Lydia Cabrera et Odette Mennesson-Rigaud pratiquent une anthropologie bien différente de leurs collègues masculins : autodidactes, fortement immergées dans leurs terrains et privilégiant la parole des acteurs à la réflexion théorique, elles jouent davantage un rôle d’intermédiaires (qui leur a été attribué et qu’elles se sont attribué) entre les pratiquant.es des cultes afro-américains et les anthropologues désormais professionnels, le plus souvent étrangers. D’autres voix d’intellectuelles se sont-elles fait entendre (différemment sans doute) dans cette double fondation de la nation et de l’anthropologie, fissurant ainsi cet autre rapport de subalternité que révèle le livre ?

Par ailleurs, si la cubanité et l’haïtianité se sont construites en référence aux populations afrodescendantes, on peut s’étonner de la quasi-disparition des populations amérindiennes/ autochtones dans les textes présentés. Est-elle révélatrice de discours sur la nation centrés sur un rapport d’altérité « blanc/noir » et aveugles à d’autres rapports d’altérité (« blanc/ indien », « noir/ indien ») ? Par ailleurs, comment le récit national a-t-il représenté la place des « étrangers » (migrants chinois à Cuba, migrants syro-libanais en Haïti) ? Sont-ils à leur tour qualifiés en termes raciaux (l’étranger étant synonyme du « blanc » en Haïti) ? De leur côté, comment se sont positionnées les anthropologies cubaines et haïtiennes sur la « question indienne », au fondement même de l’anthropologie américaniste ? En définitive, quel est le rapport à l’autochtonie et à l’héritage amérindien dans la double construction de la nation et de l’anthropologie, dont on perçoit toute l’ambiguïté en Haïti (dont le nom renvoie aux indiens Taïnos et dans l’utilisation de la notion d’ « indigénisme ») mais aussi à Cuba (avec la place de l’archéologie et la valorisation d’un héritage amérindien dans le mouvement littéraire du « siboneyismo ») ?

La dernière absence est celle du métissage. Le terme apparaît très rarement et semble laisser la place à celui de « créolité », qui reste néanmoins également marginal. Le métissage est un élément central du discours, politique et intellectuel, de José Marti, autre « père fondateur » de la nation cubaine (notamment dans « Nuestra América », écrit en 1891). Il est aussi au cœur de l’articulation entre anthropologie et nation au Mexique et au Brésil, qui ont fait l’objet de nombreuses études. Pourquoi les intellectuel.les cubain.es ne s’y réfèrent-ils.elles pas ? Pourquoi le terme de « créolité » lui est-il préféré ? Retrouve-t-on ici le poids de l’ancrage dans l’aire francophone pour Haïti ? Une prise de distance avec le continent et son « identité latino-américaine métisse » pour Cuba ? La mobilisation d’autres catégories d’analyse et d’identification politique (transculturation, noirisme, cubanité) ?

Sur la nature même du projet scientifique ayant donné naissance à cet ouvrage, il convient enfin de noter qu’il fallait une bonne dose de courage (ou d’inconscience ?) aux coordinateurs et coordinatrices de Cuba-Haïti : Engager l’anthropologie. Anthologie critique et histoire comparée (1884-1959) pour se lancer dans une telle entreprise et faire revivre des textes cubains et haïtiens méconnus en les traduisant, annotant et commentant au sein d’une équipe trinationale (venant de Cuba, d’Haïti, et de France) séparée par la mer, la langue et toutes les difficultés scientifico-institutionnelles que l’on peut imaginer dans chacun de ces pays. Cette recherche repose ainsi sur une immersion en profondeur dans la littérature cubaine et haïtienne pour en dégager quelques textes à la fois singuliers et révélateurs et pour produire un jeu de miroir significatif des questionnements et des analyses partagés, mais aussi des discordances entre les deux pays. À ce travail aussi minutieux que rigoureux s’ajoutent des encarts biographiques sur les anthropologues étudié.es et des notices sur les principaux acteurs du monde intellectuel et artistique de l’époque, une chronologie comparée Cuba-Haïti-reste du monde, une iconographie très précieuse (photographies anciennes, documents, lettres), un index et une vaste bibliographie. L’obtention de financements, les présentations dans des colloques et le dispositif méthodologique ont ainsi accompagné la confiance intellectuelle et la complicité humaine que l’on devine, une réflexion partagée, un engagement sur le long terme, une écriture collective et, finalement, une générosité et un plaisir qui sont aujourd’hui des qualités rares dans la recherche.

Références bibliographiques citées

Afrodesc, 2006. “Relaciones raciales en Cuba : aportes empíricos y nuevas interpretaciones”. Cuaderno de trabajo, 14.

Agier Michel, 2012. « Penser le sujet, observer la frontière : le décentrement de l’anthropologie », L’Homme, 203/204, p. 51–75.

Burbank Jane & Frederick Cooper, 2009. « ‘Nouvelles’ colonies et ‘vieux’ empires », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 27, p. 13-35.

Coronil Fernando, 1996. “Beyond Occidentalism : Toward Nonimperial Geohistorical Categories”, Cultural Anthropology, 11 (1), p. 51-87.

Ferrer Ada, 2014. Freedom’s Mirror : Cuba and Haiti in the Age of Revolution. New York, Cambridge University Press.




[1Kali Argyriadis, Emma Gobin, Maud Laëthier, Niurka Núñez González, Jhon Picard Byron. Montréal (dir.), Cuba-Haïti : Engager l’anthropologie. Anthologie critique et histoire comparée (1884-1959), Éditions du Centre International de Documentation et d’Information Haïtienne Caribéenne et Afro-Canadienne, 2020, 676 pages.

[2Voir néanmoins Ada Ferrer (2014) sur les « effets de miroir » entre Haïti et Cuba au moment de l’indépendance haïtienne.