Histoire des rapports entre droit et anthropologie

Sous la direction de

  • Frédéric Audren (CNRS - CEE / École de droit de Sciences Po)
  • Laetitia Guerlain (Université de Bordeaux, IRM-CAHD et CAK)

Présentation

L’axe « histoire des rapports entre droit et anthropologie » de l’Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie Bérose entend s’emparer des aspects normatifs de la culture, sous l’angle historique. (...)

Lier ainsi droit et anthropologie n’a rien d’évident, tant les relations entre ces deux branches du savoir sont complexes et difficiles. L’anthropologie, en effet, s’est construite dans un rapport distancié avec les catégories occidentales du droit, mais également en rejetant l’idée d’une autonomie du droit par rapport aux autres secteurs sociaux. À cet égard, le « droit », du moins tel que pourrait l’entendre un juriste, est le plus souvent absent dans les travaux des anthropologues : il peut être question de parenté, de filiation, de propriété, de pouvoir ou encore de rites (des catégories familières aux juristes), mais le concept de « droit », sa cohorte de règles, la structuration de ces dernières en systèmes et en ordres juridiques sont le plus souvent, quasi systématiquement, absents de cette production de l’anthropologie, fût-elle sociale et culturelle. Au-delà des différences nationales mais également des aires géographiques, l’anthropologie remet traditionnellement en question les évidences d’une tradition juridique particulière.

À l’inverse, le droit, tout particulièrement dans la tradition civiliste occidentale, issue du droit romain, s’attache à édicter, interpréter et appliquer un ensemble de textes normatifs. Dans cet espace normatif, le travail du juriste se pense indépendamment de toute considération culturelle, sociale ou économique. Cela ne signifie naturellement pas que le droit n’a pas des implications culturelles, sociales ou économiques mais le « bon » juriste n’a pas besoin, pour mener correctement les opérations du droit, de faire, dans son travail ou au cours de sa formation, un détour par l’anthropologie ou la sociologie. Nul besoin d’une connaissance plus fine et plus aiguë de la société, de ses spécificités et de ses besoins pour (bien) dire le droit. D’une manière exemplaire, de nombreuses facultés de droit en Europe (et tout particulièrement en France), héritières d’une tradition légaliste, n’ont jamais manifesté d’intérêt particulier pour les disciplines sociologiques et anthropologiques, qu’elles se sont efforcées de maintenir à l’extérieur de leurs murs.

Les rapports entre le droit et l’anthropologie seraient-ils condamnés à osciller entre mésentente, indifférence ou incompréhension ? Il est vrai que de nombreux juristes ont réglé cette question en lui déniant tout intérêt : l’anthropologie, ses questions et ses méthodes n’ont guère de dignité à leurs yeux et n’ont jamais été en mesure d’infléchir leurs visions du monde et leur pratique professionnelle. Les anthropologues, quant à eux, ne pouvaient complètement esquiver la dimension normative de la vie sociale, quand bien même cette dernière semblait ignorer toute instance juridique isolable ou tout corps de règles sanctionnées. Il leur a fallu, par conséquent, trouver des solutions pour penser le droit en société dans des groupes sociaux qui, justement, méconnaissent le concept de « droit ». Les uns se sont ainsi refusés à parler de droit et ont proposé une théorie du social qui ne distingue plus entre le politique, le juridique ou le religieux. D’autres réservent ce concept de droit aux sociétés disposant d’un appareil de contraintes. Les troisièmes ne séparent pas le social et le juridique et absorbent la règle de droit dans la règle sociale. Enfin, certains considèrent comme étant du droit tout ce qui produit les mêmes effets que le droit. Les stratégies des anthropologues sont multiples pour affronter cette difficile irréductibilité du droit aux relations sociales.

Certains auteurs, anthropologues et juristes, tenteront toutefois de poser les bases d’une anthropologie juridique ou chercheront à la développer, domaine de la recherche qui viendrait prendre place à côté d’une anthropologie culturelle, une anthropologie politique ou une anthropologie économique. À partir de l’œuvre d’Henry Sumner Maine (1822-1888), cette perspective connaît un succès réel dans le monde anglo-saxon, grâce aux pères de la « décennie prodigieuse » (A.-L. Kroeber) de l’anthropologie, qui lient intimement droit et anthropologie, à l’instar de Lewis Morgan, John McLennan ou encore, pour le monde germanique, Johann-Jacob Bachofen. Une telle perspective, toutefois, demeure plus modeste dans d’autres pays comme en France malgré les efforts de certains durkheimiens (Marcel Mauss, en particulier). La question de l’anthropologie des juristes ne saurait d’ailleurs se réduire à la seule institutionnalisation d’une discipline spécifique au sein des facultés de droit. Quand bien même cette discipline n’existe pas encore ou, inversement, s’effondre, les juristes ne renoncent pas pour autant à mobiliser quantité d’arguments anthropologiques dans leurs pratiques ou leurs édifices intellectuels. La question de l’homme resurgit constamment par la bande, dans les discours des juristes, à travers les catégories du droit : droit naturel, droits de l’Homme, coutume, etc.

L’axe « histoire des rapports entre droit et anthropologie » de Bérose se propose donc d’éclairer la manière dont les juristes occidentaux, tout au long des XIXe et XXe siècles (et même, incontestablement, antérieurement), ont cherché à mener des enquêtes ethnographiques, à mettre par écrit le droit coutumier, à découvrir le substrat culturel se cachant sous les règles formelles du droit, à alimenter leurs édifices intellectuels à l’aide de publications à caractère anthropologique, ou encore à élaborer des concepts propres d’anthropologie juridique. Ces différentes démarches s’effectuent le plus souvent en dehors des institutions universitaires. Le rôle des administrateurs coloniaux est bien connu. Mais, plus largement, des juristes (avocats, magistrats, professeurs) n’ont pas hésité à s’engager dans un travail d’observation pour rapporter quelques conclusions sur des institutions et des dispositions normatives dans d’autres sociétés. S’appuyant sur les réseaux et les milieux aussi bien de l’anthropologie physique que sociale, ces juristes apportent une contribution non négligeable non seulement à l’anthropologie juridique, mais également à une anthropologie générale. C’est dire qu’un certain nombre de juristes, depuis deux siècles, ont explicitement perçu ce lien entre droit et anthropologie et se sont directement saisi de la question anthropologique au cours de leurs recherches.

L’axe « histoire des rapports entre droit et anthropologie » de Bérose entend par conséquent ouvrir l’enquête sur ce processus d’émergence d’une anthropologie du droit dans toute son épaisseur historique, en proposant trois types d’entrées :

1) des entrées concernant des ethnographes, ethnologues ou anthropologues du droit, au sens très large. Il pourra s’agir d’érudits, de savants, d’administrateurs coloniaux ayant souhaité rédiger les coutumes en contexte colonial, de professeurs de droit, etc. (Henri Labouret, René Maunier, Jean Poirier, Michel Alliot, Jacques Flach, etc.)
2) des entrées concernant des institutions et revues liées à l’anthropologie du droit, comme des sociétés savantes, des congrès, des écoles, des entreprises, etc. (Coutumiers juridiques de l’Afrique occidentale française de 1939 ; collection « Études de sociologie et d’ethnologie juridiques » fondée par René Maunier ; Centre d’histoire et d’ethnologie juridiques de l’université de Bruxelles ; Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris ; Association internationale de droit africain ; revue Nomos. Cahiers d’ethnologie et de sociologie juridique (1974), etc.)
3) des entrées liées aux thèmes, concepts et traditions en anthropologie du droit (pluralisme juridique, évolutionnisme juridique, communisme primitif, droit coutumier, etc.)

Frédéric Audren,
Laetitia Guerlain

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