Ce thème de recherche entend interroger l’émergence du débat autour de la notion d’art populaire avec ses implications idéologiques, formelles et esthétiques dans le milieu artistique et culturel de la France entre la Monarchie de Juillet et le Second Empire. (...)
Si l’ensemble des productions artistiques relevant de la culture populaire existe certes avant le XIXe siècle, les études menées par Daniel Fabre montrent que, dans la période située entre le post-romantisme et la première génération réaliste, ce vaste champ hétéroclite commence à catalyser, de manière inédite, l’intérêt d’un certain nombre d’auteurs exprimant l’émergence d’une nouvelle sensibilité. Autour d’eux, prend pied un réseau d’échanges intellectuels qui mérite d’être creusé, un réseau susceptible, d’un côté, de discuter les hiérarchies esthétiques dominantes ; de l’autre, d’alimenter un moment de réflexion théorique important pour le développement de savoirs ethnographiques qui seront de plus en plus structurés les décennies suivantes autour des notions de folklore, de peuple, de primitif, d’enfantin, de nation, de tradition, d’arts et traditions populaires, de culture matérielle, de techniques traditionnelles à partir des travaux de la génération de savants nés sous la Troisième République dont Van Gennep, Patrice Coirault et Paul Delarue, par exemple.
Dans cette perspective, on peut constater que la monarchie de Juillet se donne à lire comme la première grande époque où l’observation sociale envahit simultanément les domaines politiques et artistico-intellectuels qui se font écho mutuellement. D’une part, on essaie de systématiser des enquêtes empiriques institutionnelles coordonnées par l’Académie des sciences morales et politiques à des fins essentiellement administratives et de sécurité portant sur la pauvreté, sur l’éducation, sur les conditions de la classe ouvrière etc. ; d’autre part, une véritable culture de l’enquête commence à prendre pied à travers les écrits littéraires et journalistiques diffusés surtout par la presse périodique (Kalifa : 2010 ; Thérenty : 2017 J. Lyon-Caen : 2017).
Dans ce panorama centrifuge et changeant, des artistes (le terme est à entendre dans la continuité de son ample acception romantique incluant des créateurs visuels, littéraires, relevant des arts, de la musique et du spectacle) commencent à s’interroger de façon approfondie sur les formes relevant de l’art populaire : ils s’engagent à la fois par la théorie et par la pratique, à travers des écrits, des tableaux, des dessins ou des estampes, des compositions musicales ou des performances théâtrales. Visant à l’union des arts, Eugène Delacroix, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, George Sand, Jules Champfleury, Frédéric Chopin, Franz Liszt par exemple (la liste n’est aucunement exhaustive), voient dans la définition d’art populaire – le passage du pluriel au singulier est digne d’attention – une tentative de délimitation d’un domaine de recherche à légitimer et enrichir à des fins artistiques (Fabre : 2009).
Amplifié par l’échec de la Deuxième République et par l’instauration de l’Empire de Napoléon III, l’engagement de certains auteurs formés dans le milieu post-romantique et républicain se développe dans une perspective réaliste. Les recherches menées par George Sand, Gustave Courbet, Jules Champfleury, Max Buchon et par Edmond Duranty en art visuel et en littérature montrent, en effet, que la remise en cause des hiérarchies artistiques passe par un renouvellement de la notion elle-même de mimèsis visant à assimiler codes visuels et stratégies narratives inspirés par les cultures non légitimées (Privat : 2017 ; Lo Feudo : 2021). Si elle produit un véritable « tournant » dans l’histoire des savoirs ethnographiques (Scarpa ; Fabre (dir.) : 2017), il s’agit d’interroger davantage la présence de cette « ethnologie spontanée » (Fabre : 2004, ds Scarpa : 2017) avec ses acteurs, ses démarches, ses résultats et ses limites dans une perspective historique, tout en essayant de la situer dans une époque où les projets créateurs associés à cette mouvance dialoguent – de manière souvent problématique – avec les notions telles que « philologie », « objet », « évolution ».
Or, le corpus qui nourrit cette réflexion est varié et difficile à cerner. Il échappe aux acteurs du débat eux-mêmes. En effet, il réunit des formes, des artefacts, relevant à la fois de la culture matérielle et d’enjeux de type esthétique : faïences, enseignes, estampes, imagerie d’Épinal, chansons populaires, dessins d’enfants, etc., constituent un ensemble mouvant qui fait émerger un questionnement sur l’ « autre de l’art » dont il est utile d’explorer davantage les spécificités, dans la continuité des intuitions de Daniel Fabre. Il s’agit d’un sujet d’autant plus intrigant que les productions de territoires marginalisés ou lointains tels que les provinces de France ou le Nouveau Monde (Fabre : 2006) et d’époques révolues sont prises en considération par ces auteurs aussi bien que des formes expressives contemporaines, fruit d’une culture urbaine ‟mineure” en expansion telles que le journalisme, la caricature ou la pantomime (Lo Feudo : 2013). Elles relèvent d’une réflexion qui inclut l’art populaire des villes avec ses bas-fonds (Kalifa : 2013), un art qui s’inscrit dans la continuité du processus de démocratisation de la culture inauguré par la Révolution française tout en se prolongeant dans les transformations du champ culturel liées à la diffusion de médias de masse et à l’art industriel.
Ce thème de recherche sollicite et présente des études portant en particulier sur :
– la notion d’art populaire en tant que thème historiquement situé : artistes, genres, formes et espaces (géographiques et sociaux) envisagés ici pour leur valeur heuristique et non seulement dans une perspective d’histoire de l’art ;
– les artistes et les intellectuels ayant alimenté la réflexion sur la notion elle-même, leur contribution méthodologique et théorique dans le cadre du débat français et européen de l’époque ;
– les échanges entre écrivains, artistes, savants, collectionneurs, imagiers, voyageurs autour du sujet ;
– le dialogue entre art populaire et poétiques expérimentales : intersections entre formes non légitimées et productions littéraires et artistiques innovantes (l’art populaire en tant que tremplin, repoussoir, etc.) ;
– le problème de la représentation visuelle et textuelle des mœurs à l’époque réaliste ;
– l’art populaire dans ses rapports avec la construction des savoirs ethnographiques au XIXe siècle à partir de la relation avec d’autres notions-clés telles que : enquête, philologie, objet (conçu dans sa dimension matérielle et esthétique), témoin, etc.
Références bibliographiques citées
Fabre, Daniel, « L’effet Catlin », Gradhiva, 3, 2006, pp. 55-75 : http://journals.openedition.org/gradhiva/194
Fabre, Daniel, « “C’est de l’art ! ” : Le peuple, le primitif, l’enfant », Gradhiva, 9, 2009, pp. 4-37 : http://journals.openedition.org/gradhiva/1343
Fabre, Daniel & et Jean-Marie privat (dir.), Savoirs romantique. Une naissance de l’ethnologie, Presses Universitaires de Nancy, 2020.
Fabre, Daniel, « D’une ethnologie romantique », in Savoirs romantiques, op. cit., 2020, pp. 5-75.
Kalifa, Dominique, « Enquête et “culture de l’enquête” au XIXe siècle », Romantisme, 2010, n° 149, pp. 3-23 : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2010-3-page-3.htm
Kalifa, Dominique, Les bas-fonds : histoire d’un imaginaire, Paris, Éd. du Seuil, 2013.
Lyon-Caen, Judith, « Enquêtes, littérature et savoir sur le monde social en France dans les années 1840 », in Le moment réaliste, op. cit., pp. 31-58.
Lo Feudo, Michela, « “Égyptiens” aux Funambules. Les pantomimes de Champfleury entre hiéroglyphes et arts populaires », in G. Chamarat et P.-J. Dufief (dir.), Le Réalisme et ses paradoxes (1850-1900). Mélanges offerts à Jean-Louis Cabanès, Paris, Classiques Garnier, 2013, pp. 157-169.
Lo Feudo, Michela, « Champfleury écrivain et la caricature. Éléments pour une poétique du trait », Fabula / Les colloques, Littérature et caricature (XIXe-XXIe siècles), Textes réunis par A. de Chaisemartin et S. Le Men : https://www.fabula.org/colloques/document6886.php
Privat, Jean-Marie, « La Mare au diable ou comment “faire le populaire” », in Savoirs romantiques, op. cit., pp. 257-289.
Scarpa, Marie et Daniel Fabre (dir.), Le Moment réaliste. Un tournant de l’ethnologie, PUN, 2017.
Scarpa, Marie, « D’une ethnologie réaliste », in Le moment réaliste, op. cit., pp. 7-28.
Thérenty, Marie-Ève, « “Choses vues”, corps impressionnés au XIXe siècle. Du journal au roman », in Le moment réaliste, op. cit., pp. 59-73.