Horizons anthropologiques, histoires de l’ethnologie et du folklore en Turquie

Sous la direction de

  • Hande Birkalan-Gedik (Johann Wolfgang Goethe Universität, Institut für Kulturanthropologie und Europäische Ethnologie, Frankfurt am Main)
  • Abdurrahim Ozmen (Dicle Üniversitesi, Diyarbakir)

Présentation

En tant que tradition « nationale » en contact avec la recherche internationale, l’anthropologie en Turquie est intéressante à explorer à partir des années 1850, alors que plusieurs concepts et théories anthropologiques d’Europe sont habilement adaptés au cas turc et entrent en interaction avec lui. (...)

Il s’agit notamment de l’évolutionnisme et du darwinisme social, du matérialisme, mais aussi, plus tard, des discours sur le nationalisme – tendances philosophiques et idéologiques dont l’élite ottomane débat dans divers milieux intellectuels. Les interactions entre la scène anthropologique européenne et celle de l’Empire ottoman ne concernent pas qu’une « théorie du voyage » ou quelque autre théorie importée ou empruntée sans réciprocité par l’État musulman. En tout état de cause, les érudits turcs devaient s’emparer de nouvelles idées scientifiques dans le contexte d’une société musulmane dirigée par le sultan ottoman, qui était en même temps le calife, c’est-à-dire le plus haut représentant de la communauté islamique. C’est particulièrement vrai à l’époque du gouvernement despotique du sultan Abdulhamid II, qui régna de 1876 à 1909, jusqu’à son renversement par les Jeunes-Turcs, mais ça l’est aussi compte tenu des développements politiques et trajectoires disciplinaires ultérieurs. Les sciences ethnologiques dans l’Empire ottoman, comme plus tard dans la République turque, s’inscrivent en effet dans une histoire politique dans laquelle divers acteurs et institutions produisent activement des connaissances anthropologiques à partir d’un habitus spécifique. Dans ce cadre, les frontières de la politique et des disciplines sont devenues extrêmement poreuses, l’intelligentsia et les dirigeants politiques travaillant main dans la main, et en facilitant le transfert de connaissances entre acteurs, sources, sites et institutions différents.

Malgré les échanges antérieurs avec l’Europe et la scène anthropologique européenne dans l’Empire ottoman, l’histoire complexe de l’anthropologie, du folklore et de l’ethnologie en Turquie n’a pas été suffisamment documentée. Il faut souligner qu’à la fin du XIXe siècle, le champ disciplinaire "anthropologique" en Turquie était surtout compris à travers des termes correspondant à l’ethnologie et à l’ethnographie. La composante ethnographique, bien qu’elle ne soit pas explicitée ouvertement, était présente à travers l’utilisation d’éléments descriptifs sur la diversité humaine, révélant une vision « cosmopolite » dont rendent compte des concepts ottomans. Quant au terme Antropolociya (anthropologie), il renvoie à l’anthropologie physique.

Avec la révolution des Jeunes-Turcs de 1908, la plupart des cadres administratifs et politiques ont adhéré au nationalisme turc (Toprak 2012), ce qui a eu un effet durable sur l’anthropologie – c’est-à-dire sur ce qu’on appelait alors l’ethnologie – la conduisant à renoncer à une vision cosmopolite, humaniste et ouverte au profit d’une vision locale, nationale et repliée sur soi. Cette grande tendance, en dépit de révisions mineures, imprime encore aujourd’hui certaines études anthropologiques. À peu près à la même époque, notamment après son institutionnalisation en 1925, l’anthropologie physique est devenue le fleuron de l’édification de la nation turque à laquelle certains anthropologues ont contribué par des arguments particuliers tels que la « théorie du langage solaire » et la « thèse de l’histoire turque », promouvant l’ethno-nationalisme linguistique ou la « supériorité de la race turque », notamment après la défaite à l’issue de la Première Guerre mondiale. Les études folkloriques ont également contribué à consolider ces affirmations et à propager, de l’intérieur, l’idée d’une nation homogène. C’est une certaine version du nationalisme qu’ont partagée ces disciplines après la révolution des Jeunes-Turcs de 1908, non sans qu’elles se divisent au sujet des types de recherche qu’elles revendiquaient comme leur étant appropriées.

Alors que la version raciste du nationalisme était le principal paradigme de l’anthropologie physique dans les années 1930, elle a commencé à décliner dans les années 1940. Curieusement, l’« ethnologie » en Turquie, utilisée au sens moderne du terme, s’est ensuite développée à partir de la branche physique de l’anthropologie pour s’affirmer à nouveau comme l’étude comparative des cultures. Ce fut le début de plusieurs trêves disciplinaires entre l’anthropologie, le folklore et l’ethnologie. Les années 1950 marquent le relâchement des liens avec l’anthropologie physique européenne, principalement les traditions française et allemande, et le déclin du paradigme raciste. À cette époque, l’anthropologie en Turquie a acquis une signification socioculturelle plus large et s’est orientée vers l’école fonctionnaliste britannique, tout en s’appuyant sur les théories de la culture britanniques, américaines et françaises (Birkalan-Gedik 2013). Cependant, le nationalisme est resté la principale source du folklore, les chercheurs se consacrant au recueil et à la publication de textes philologiques. Et aujourd’hui encore il maintient son emprise jusque sur l’anthropologie.

Dans l’Encyclopédie Bérose, le thème « Horizons anthropologiques, histoires de l’ethnologie et du folklore en Turquie » est pris dans son sens le plus large et suggère d’analyser les « horizons disciplinaires » qui englobent l’anthropologie, le folklore, l’ethnographie et l’ethnologie. Il s’agit de montrer en quoi ces trois termes, issus de généalogies et de sources différentes, ont été effectivement utilisés et contestés sur la scène turque. En outre, le cas turc appelle des analyses détaillées qui vont au-delà de la dichotomie entre anthropologies « nationales » et « impériales » (Stocking 1982). En effet, la catégorisation déductive des « grandes » traditions anthropologiques est rendue plus compliquée quand on met l’accent sur une tradition anthropologique « périphérique », quoique dynamique, sur une scène anthropologique et dans un État-nation émergent qui se sont construits mutuellement après le déclin de l’empire.

Nos thèmes :
 Ethnographes et anthropologues : savants, amateurs, missionnaires, érudits et collectionneurs ; intellectuels historiquement liés à l’anthropologie.
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 Traditions anthropologiques, thèmes, concepts et œuvres.

Hande Birkalan-Gedik
Abdurrahim Ozmen

Voir aussi Birkalan-Gedik, Hande, 2019. “A Century of Turkish Anthropological and Ethnological Sciences (v. 1850s-1950s)” , in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, Paris.

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Hande Birkalan-Gedik