Histoire de l’anthropologie japonaise

Sous la direction de

  • Alice Berthon (Université Grenoble-Alpes / ILCEA4)
  • Damien Kunik (Musée d’ethnographie de Genève)
  • Nicolas Mollard (Université Lyon III Jean Moulin, IETT)

Présentation

Le propos du présent thème de recherche cherche à offrir un aperçu de quatre siècles de développement de la pensée anthropologique japonaise, de ses prémisses scientifiques au XVIIe siècle à ses défis les plus contemporains. (...)

Avec l’unification du territoire national japonais au début du XVIIe siècle, le contexte de paix politique durable favorise le développement des sciences et des arts, ainsi qu’une autonomisation culturelle du pays par rapport à ses voisins. Le Japon commence à cette époque à s’interroger sur son identité face à l’altérité rencontrée çà et là lors de contacts réguliers, à répondre à la prééminence du modèle civilisationnel chinois ou au prosélytisme des missionnaires chrétiens, à mettre en scène sa centralité culturelle dans la région, à dresser l’inventaire de son patrimoine ou de ses spécificités provinciales et enfin plus généralement à constituer en science des pratiques savantes qui fleurissent, se multiplient et se spécialisent.

L’étude de ce contexte intellectuel est tout d’abord impérative pour saisir les fondements d’une anthropologie japonaise consciente d’elle-même, telle qu’elle voit le jour entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Ce sont en effet ces acquis qui forment le bagage intellectuel du Japon à l’arrivée dans la région de nouveaux empires concurrents, russes ou britanniques notamment. Ces derniers effraient un pays relativement isolé du monde depuis le XVIIe siècle. Néanmoins, si l’acquisition d’outils intellectuels et techniques permettant au Japon de lutter avec des moyens identiques devient une priorité gouvernementale dès que les puissances étrangères cherchent à forcer les portes du pays au milieu du XIXe siècle, il faut apprécier pleinement l’effort de réorganisation de savoirs déjà bien installés. Celui-ci étaye et oriente la volonté d’acquisition de connaissances nouvelles.

Dans un second temps, la naissance d’une anthropologie japonaise moderne s’insère dans le processus d’invention d’un jeune État-Nation, inquiété et fasciné par les luttes de pouvoir qui se jouent à ses portes. Ce n’est qu’une fois écartée la menace initiale d’une annexion du pays que l’anthropologie japonaise va formaliser son discours et ses méthodes au sein d’institutions (les universités bien sûr, mais également de nombreuses sociétés savantes indépendantes) nouvellement créées sur un modèle exogène pour répondre à armes scientifiques égales à la présence occidentale en Asie. Les rapports scientifiques entre Japon et Occident se développent considérablement entre la fin du XIXe siècle et les années 1910.

Le modèle expansionniste et impérialiste occidental va également se voir reproduit au Japon et permettre à l’anthropologie japonaise de connaître une troisième vague de développement. Dès le début du XXe siècle, l’empire colonial japonais s’étend progressivement sur l’ensemble de la région, vers Taïwan, vers la Corée, vers la Mandchourie, vers l’Asie du Sud-Est et l’Insulinde, puis vers les îles et archipels du Pacifique. De fait, jusqu’en 1945, la pratique anthropologique institutionnalisée la plus dynamique en Asie est ainsi celle d’une puissance non occidentale, le Japon.

En parallèle de cet essor de l’anthropologie japonaise de la fin du XIXe siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui se développe dans le monde universitaire surtout, il convient de relever d’autres spécificités des sciences ethnographiques nippones : celle de la pérennité des études folkloriques, discipline parente de l’anthropologie et de l’histoire, mais soucieuse de son autonomie depuis la fin du XIXe siècle ; celle de l’importance historique des lettres et de la littérature dans le discours anthropologique ; celle d’un traitement esthétique des sujets d’étude, certains ethnologues n’ayant jamais véritablement admis une division occidentale des arts et des sciences perçue comme manichéenne ; celle d’une ethnologie pratiquée par un nombre important de chercheurs non alignés sur les présupposés méthodologiques des écoles dominantes ; celle d’une histoire muséale parfois stagnante ; ou celle encore d’un rapport complexe à ses homologues sur la scène internationale.

À l’issue de cette intense période de développement formel de l’anthropologie japonaise jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est important aussi de relever la façon dont se reformulent les sciences de l’homme dans un pays militairement défait et occupé. Le Japon ayant perdu l’ensemble de son territoire colonial, le virage ethnologique postcolonial y est bien plus soudain pour cette raison précise et les mésusages des sciences de l’homme y sont plus rapidement débattus. Dans le monde universitaire, l’entreprise expansionniste est largement critiquée dès 1946 et, dès les années 1950, les nouvelles générations d’anthropologues s’inspirent du modèle américain pour donner une nouvelle direction à l’ethnologie pratiquée hors du territoire métropolitain. Sur le sol japonais, les études folkloriques gagnent en visibilité et en légitimité pour s’être peu associées au gouvernement militariste précédent (ou, tout du moins, plus subrepticement). La conjonction de ces deux facteurs permet à l’anthropologie japonaise d’après-guerre de conserver des traits particuliers tout à fait remarquables.

Durant les mêmes années, le Japon connaît un contexte de redémarrage économique rapide qui légitime de manière concomitante une nouvelle forme de fierté dans l’entreprise scientifique japonaise et assure à celle-ci des fonds de recherche importants. Cette renaissance sera finalement mise à mal par l’arrêt brutal de la période de haute croissance, qu’accompagnent plusieurs catastrophes naturelles ou humaines entre les dernières années du XXe et les premières années du XXIe siècle, et qui reconditionne une fois encore les ambitions de l’anthropologie japonaise.

Sans jamais prétendre produire un récit linéaire, nous invitons ici à isoler des fils conducteurs et des relations propres à la nature d’une pratique consciente de ses spécificités, de ses méthodes et de ses développements. Ceux-ci sont méconnus en Occident puisque l’anthropologie japonaise, quoiqu’extrêmement fertile, est peu traduite et continue aujourd’hui de produire l’essentiel de ses résultats pour une audience strictement japonaise. Notre ambition est donc de faire connaître ses figures, ses motifs et ses fondamentaux pour le bénéfice d’un lectorat non japonisant.

Alice Berthon
Damien Kunik
Nicolas Mollard

Voir aussi Berthon, Alice, Damien Kunik & Nicolas Mollard, 2019. « Brève histoire de l’ethnologie au Japon (XVIIe-XXIe siècles) », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, Paris.

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