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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Le régime des castes dans l’Inde coloniale. Productions du droit dans les territoires sous domination anglaise et française, XVIIIeXXe siècles

Julie Marquet

CEIAS (EHESS)

2021
Pour citer cet article

Marquet, Julie, 2021. « Le régime des castes dans l’Inde coloniale. Productions du droit dans les territoires sous domination anglaise et française, XVIIIeXXe siècles », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2181.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire des rapports entre droit et anthropologie », dirigé par Frédéric Audren (CNRS - CEE / École de droit de Sciences Po) et Laetitia Guerlain (Université de Bordeaux, IRM-CAHD et CAK)

À partir du XVIe et, surtout, du XVIIe siècle, les Européens implantent des comptoirs de commerce sur les côtes de l’Inde. Au XVIIIe siècle, ils étendent progressivement leur présence dans l’intérieur du sous-continent et, à compter du milieu du siècle, la compagnie anglaise des Indes, l’East India Company, contrôle la riche province du Bengale. Quelle que soit l’étendue de leur domination, de l’immense Raj britannique aux minuscules Établissements français, les colonisateurs organisent l’administration de leurs territoires et l’encadrement des populations qui les habitent. Pour cela, dès les premiers temps de leur présence, Anglais et Français s’engagent à respecter la religion, les lois et les coutumes des Indiens. Ils réitèrent cette promesse de manière régulière aux XVIIIe et XIXe siècles. En conséquence, s’ils imposent de nouvelles règles de droit en matière civile et pénale, ils préservent dans le même temps une partie des normes sociales, culturelles et juridiques propres à la société indienne. Celle-ci est une société de castes, c’est-à-dire que son organisation repose sur un principe de hiérarchie des individus et des groupes sociaux répartis en castes, qui sont des unités sociales liées les unes aux autres par des liens d’interdépendance et caractérisées par des règles propres, une spécialisation professionnelle héréditaire et un principe endogamique. Si les castes sont millénaires, le terme lui-même a été introduit par les observateurs portugais au XVIe siècle. Son usage se généralise autour des années 1600 dans les textes européens, traduisant leur perception de l’organisation sociale indienne : il désigne alors des groupes unis par des lois. Les premiers voyageurs, militaires ou missionnaires présents dans le sous-continent ont en effet considéré les castes comme le fondement essentiel de la société indienne, quand bien même il existait d’autres unités structurant la vie sociale – institutions religieuses, sectes, conseils de villages, organisations claniques, ou encore unités militaires [1]. Comment alors, les colonisateurs ont-ils composé avec les castes dans leur entreprise d’encadrement des Indiens ? Comment ont-ils appréhendé par le droit ces corps sociaux, qui étaient chacun dotés de règles et de modalités de fonctionnement spécifiques non codifiées et non écrites ?

L’objectif de cette notice est d’éclairer la constitution et la mise en œuvre du régime des castes dans l’Inde sous domination anglaise et française. Dans une perspective d’histoire comparée, elle examine les règles de droit régulant le fonctionnement des castes et les modalités de leur production. Pour les Anglais comme pour les Français, le régime des castes est un régime d’exception, qui n’appartient ni au droit civil ni au droit pénal, et pour lequel la règlementation est produite localement par des administrateurs coloniaux. Toutefois, la législation coloniale ne procède pas que d’un geste d’imposition par le haut : elle est également le fruit des demandes sociales et de la manière dont les Indiens ont sollicité la justice coloniale. En particulier, les décisions judiciaires qui font jurisprudence dans l’Inde anglaise ou les règlements locaux des Établissements français de l’Inde ont pour certains été établis en réponse à des épisodes de tensions sociales. Cet article cherche donc à prendre en compte la dimension dialogique de la production du droit, sans pour autant imaginer que cette production se fait à parts égales : Anglais et Français conservent le pouvoir de dire le droit jusqu’à l’indépendance et, avec l’affermissement du contrôle de l’État colonial au XIXe siècle, les conceptions juridiques européennes tendent à s’imposer. Il s’agit de restituer cette évolution, en présentant de manière chronologique la formation et l’évolution du régime des castes dans l’Inde sous domination coloniale, à partir du début du XVIIIe siècle, lorsque des décisions administratives et des cas de conflits viennent éclairer la situation de contact juridique, aux indépendances de 1947 pour l’Inde anglaise et 1954 pour les Établissements français. Elle est fondée sur l’étude croisée de la législation, des recueils de jurisprudence et des ouvrages produits par les juristes coloniaux d’une part, et des décisions de justice d’autre part, afin d’examiner la production du droit dans son rapport avec l’action judiciaire, les demandes sociales et les différents niveaux de contextes dans lesquels elle prend place.

Respect des usages des castes et premiers pas règlementaires au XVIIIe siècle

À la suite des Portugais, installés en Inde dès le XVIe siècle, les Anglais et les Français implantent des établissements de commerce sur les côtes indiennes à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle [2]. Dans ces établissements, tout au long du XVIIIe siècle, ils s’emploient à respecter les normes coutumières des Indiens et les pratiques des castes pour trois raisons principales. D’abord, ils ne prennent pas possession de ces petits territoires par la conquête : au contraire, ils négocient des concessions avec les souverains locaux et s’adaptent pour cela aux structures politiques et juridiques qui sont en place. Ensuite, le respect des mœurs de groupes sociaux ou régionaux envisagés comme des « nations » fait partie de la culture juridique des marchands, des militaires et des administrateurs qui sont alors actifs en Inde : le pluralisme juridique est une réalité de l’Europe moderne autant que du sous-continent indien. Enfin, les Européens font preuve d’un grand pragmatisme dans la situation de contact. Les savoirs sur l’Inde disponibles localement et produits par les voyageurs et les missionnaires présentent la caste comme unité sociale de référence, garante de l’ordre social ; or, l’objectif des Européens, dans la première moitié du XVIIIe siècle, est de préserver cet ordre afin de favoriser l’installation d’artisans et de marchands indispensables à la fabrication des toiles et au développement du commerce. Dans un contexte où les populations sont très mobiles et où les compagnies des Indes sont dépendantes du capital et de la médiation de leurs interlocuteurs indiens, ces derniers disposent d’une certaine marge de manœuvre pour demander le respect de leurs usages. Par exemple, à Pondichéry, les habitants s’engagent dans un rapport de force en 1715 pour obtenir la reconnaissance du droit de réaliser des processions. Après qu’ils ont déserté la ville, ce droit leur est reconnu par le gouvernement français. À Madras, en 1753, les habitants sollicitent le gouvernement anglais et obtiennent le droit de résoudre les litiges de caste de manière autonome, sans passer devant la Mayor’s Court [3].

Il existe donc, malgré des rapports de pouvoir inégaux, un espace de négociation dans lequel les Indiens savent manœuvrer pour faire appliquer la promesse de respect de leur religion et de leurs coutumes. Comment, alors, cette promesse est-elle mise en œuvre juridiquement par les colonisateurs ? Elle passe en grande partie par la reconnaissance des droits des castes. Ces droits ne font pas l’objet d’une règlementation systématique ou d’un projet législatif : ils sont reconnus de manière ponctuelle, ce qui laisse aux gouvernements une possibilité d’ajustement aux situations. Le régime des castes n’est donc pas élaboré par le législateur, mais constitué progressivement par des décisions administratives. Dans les territoires français, trois tendances règlementaires se dessinent dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, sous l’impulsion du Conseil supérieur de Pondichéry, à la fois organe de gouvernement et cour de justice coloniale. D’abord, le Conseil établit par arrêtés des règlements pour les castes considérées comme agitées, les Parias et les Pallis [4]. Cette intervention dans l’ordre interne de la caste, qui ne se retrouve pas au siècle suivant, rend compte de la conception française de la caste qui, elle, restera bien ancrée et informera l’ensemble des décisions administratives de la période coloniale. Cette conception est celle d’une unité sociale structurée, exerçant un contrôle interne sur ses membres et placée sous l’autorité d’un chef. Ensuite, le Conseil décide de limiter règlementairement les droits honorifiques des castes lorsque les concurrences pour l’accès à ces droits donnent lieu à des conflits violents qui perturbent l’ordre public. De la sorte, en 1768 et en 1785, il réduit les possibilités de circuler en palanquin ou à cheval dans les rues de Pondichéry ou d’utiliser des insignes somptuaires comme des lances ou des étendards. C’est là un aspect majeur du régime des castes : la règlementation est adoptée en réponse à des demandes sociales répétées ou à des affrontements directs entre les castes. Enfin, le Conseil établit plusieurs règlements délimitant la juridiction de caste. Le premier, daté du 30 décembre 1769, donne une définition large des matières relevant de cette juridiction et indique de quelles autorités elles relèvent : « Art. 7. Toutes disputes entre les castes malabares [hindoues], maures [musulmanes], Choulias [musulmanes], Persans, et autres naturels du pays, soit pour ce qui a rapport aux coutumes, usages, mœurs, soit pour mariages, enterrements, préséances, privilèges des pagodes, droits des castes de la main droite et de la main gauche, qui naîtront ou auront lieu, seront portées par-devant le lieutenant général de police, pour être décidées ou rapportées à notre dite cour, s’il y a lieu [5]. » Dix ans plus tard, le règlement provisoire de police de 1778 réaffirme la compétence du lieutenant de police, mais subordonne sa décision à celle des administrateurs, ce qui est définitivement acté par le règlement de police de 1788, lequel établit que la « connaissance exclusive » des « contestations qui s’élèveront entre les Maures et les Malabars, pour fait de leurs castes », « sera réservée aux Administrateurs » [6]. Ces règlements du dernier tiers du XVIIIe siècle instituent la prééminence de la justice des administrateurs sur les règles internes aux groupes sociaux, qui sera constante tout au long de la période coloniale et propre au cas français. Cependant, cette règlementation est loin d’être appliquée de manière systématique. Au contraire, dans les Établissements français comme dans tous les espaces coloniaux, la résolution des litiges reste en grande partie déléguée à des intermédiaires indiens. Ce mouvement de délégation prend des formes différentes selon les contextes. Par exemple, lorsque des conflits opposant main droite et main gauche, les deux grandes divisions dans lesquelles se répartissent les castes dans le sud de l’Inde, agitent Madras ou Pondichéry à propos de l’usage de certains honneurs ou de la circulation dans les rues de ces villes, les administrateurs coloniaux renvoient à la médiation ou à l’arbitrage de chefs de caste, de notables influents, d’hommes puissants employés par les compagnies des Indes ou, côté français, à un « chef des Indiens ».

Le régime des castes, au cours du XVIIIe siècle, est donc un régime fluide et souple qui repose sur le respect de la caste comme unité sociale dotée de règles propres et sur la délégation des conflits de caste à des institutions ou des agents indiens. Même si les Français cherchent à produire une règlementation encadrant ces conflits, celle-ci reste peu précise et son application est toujours adaptée à des situations spécifiques, le plus souvent induites par un rapport de force dans un contexte donné. Le régime des castes apparaît alors comme un ensemble de règles composites et ajustables, produites localement, sans lien avec le pouvoir exécutif ou législatif métropolitain. Ces premières tendances se confirment au siècle suivant, et sont fixées dans le droit.

La première moitié du XIXe siècle, un temps de fixation règlementaire

Un premier moment de fixation règlementaire du régime des castes intervient à la fin des années 1820, à une période où les gouvernements coloniaux sont engagés dans des mouvements de réforme et de refonte administrative. En 1827, le contenu des conflits relevant de la juridiction des castes elles-mêmes et le périmètre de cette juridiction, sont définis par les Anglais comme par les Français. La Regulation II de la présidence de Bombay, une des trois entités administratives composant l’Inde sous domination anglaise, établit la constitution des cours de justice civile et les attributions des juges et des officiers de ces cours. La section 21 de cette Regulation détermine, à partir de la jurisprudence, ce qui est une matière de caste [Caste question] : la revendication de certaines fonctions religieuses impliquant la perception de droits matériels ou financiers, ou le bénéfice de certains honneurs, comme celui de porter les insignes de la caste lors des cérémonies publiques ; le droit à la propriété commune de la caste ; l’excommunication et la réintégration dans la caste ; la revendication de la cheffauté et des droits qui lui sont associés [7]. Cette section affirme l’autonomie des castes sur ces questions, repoussant tout « interférence » des tribunaux [8]. Elle ne précise pas quelles autorités sont compétentes pour juger les litiges, mais celles-ci apparaissent en filigrane dans les conflits qui surviennent plus avant dans le siècle : le Guru [guide spirituel], le Panchayat [conseil de village ou de caste], le chef religieux, le chef de caste, ou encore une partie des membres de la caste réunis collectivement [9].

Dans les Établissement français, les conflits appelés « affaires de caste » sont définis de manière générique, en reprenant les textes du siècle précédent, et placés sous la compétence du juge de police ou du gouverneur, qui est l’administrateur général de ces Établissements [10]. L’article 6 de l’arrêté local du 26 mai 1827 établit que « les discussions particulières, autres que celles d’intérêts et contentieuses, qui surviennent dans les familles des Indiens ou dans une même caste au sujet des cérémonies, mariages, enterrements ou autres affaires dites de caste, sont portées par-devant le juge de police et renvoyées soit à la chambre de consultation, soit à l’assemblée de la caste ou de la parenté, pour y être examinées et décidées conformément à l’usage, et pour la décision à intervenir être ensuite homologuée par le juge, s’il y a lieu, en tout ou en partie. Àl’égard des contestations majeures qui peuvent s’élever entre une ou plusieurs castes au sujet de leurs cultes, coutumes ou privilèges, le juge de police ne peut en connaître que sur l’autorisation spéciale de l’administrateur général, auquel seul il appartient de prononcer [11]. » Ce premier moment de fixation règlementaire s’inscrit de deux manières dans la continuité du siècle précédent. D’abord, le régime des castes est ancré comme un droit d’exception découlant des spécificités culturelles, religieuses et normatives des Indiens, quelle que soit leur religion – les castes musulmanes sont ainsi reconnues. Ce droit d’exception reconnaît la capacité juridique des instances ou des agents indiens. Cette capacité est placée sous le contrôle des administrateurs par les Français, qui entendent conserver tout pouvoir décisionnaire, tandis qu’elle est reconnue comme autonome par les Anglais. Toutefois, bien qu’ils reconnaissent la pleine autorité des castes, les tribunaux britanniques peuvent recevoir des appels et statuent alors en dernier ressort [12]. Ensuite, la règlementation est produite localement par les administrateurs : à Pondichéry, l’arrêté est rendu par le gouverneur et à Bombay la Régulation est adoptée par le gouverneur en conseil. Le droit est donc produit par le gouvernement plutôt que par le législateur, à partir de l’expérience judiciaire, et sans intervention de la métropole, qui reconnaît la spécificité du terrain colonial. Ainsi, dans le cas français, les deux ordonnances royales fixent le fonctionnement de la justice en 1840 et 1842 et renvoient à la réglementation locale en matière de caste.

Les textes de 1827 restent le fondement du droit en matière de caste jusqu’à l’indépendance, alors même que les modalités de la domination coloniale modifient profondément leur application à partir du milieu du XIXe siècle. Ces modifications, qui n’ont laissé que des traces infimes dans la règlementation, peuvent s’expliquer par l’évolution de l’idéologie coloniale et des contextes économiques et sociaux régionaux. Les représentations de l’Inde des administrateurs coloniaux et leur manière d’appréhender le respect des coutumes et de l’autonomie des castes connaît une inflexion majeure à partir des années 1830 et surtout 1840-1850. Chez les administrateurs anglais, le courant de pensée dit« orientaliste », reconnaissant l’Inde comme une civilisation antique, aux structures sociales millénaires et immuables à préserver, cède le pas au courant dit « angliciste », qui entend moderniser le sous-continent [13]. Chez les administrateurs français, pour lesquels l’Inde est très loin d’avoir la même importance que l’immense Raj pour leurs homologues anglais, ce sont en grande partie les positionnements individuels qui orientent les conceptions de la gouvernance coloniale. À partir de la fin des années 1840, les agents à Pondichéry développent un discours négatif sur les coutumes, qu’ils réduisent à de simples préjugés ; ils estiment que le régime des castes est un privilège accordé aux Indiens et qu’il faut prévenir tout abus qui pourrait en être fait [14]. Ces nouvelles conceptions se diffusent à une période où les équilibres socio-économiques connaissent des reconfigurations. Dans le sud de l’Inde, des castes considérées comme basses hiérarchiquement acquièrent un meilleur statut économique en participant au développement d’activités artisanales ou commerciales favorisées par la colonisation. C’est le cas de la caste rurale des Sanars du Tamil Nadu, appelée Souraire par les Français, dont l’activité traditionnelle consiste à monter aux palmiers ou aux cocotiers pour en extraire du jus à partir duquel ils fabriquent de la liqueur ou du sucre. À partir du début du XIXe siècle, la caste s’est également spécialisée dans le transport de marchandises dans les territoires anglais de la présidence de Madras et s’est établie dans de petites villes qui sont devenues des relais commerciaux [15]. Forts de la rentabilité nouvelle de leurs activités, de leur utilité pour les gouvernements coloniaux, et, pour ceux d’entre eux qui se sont convertis au christianisme, de l’appui des missionnaires, les Sanars demandent des droits qui ne leur sont pas reconnus par les autres castes. Une partie de ces droits concerne la libre circulation dans les rues des localités. En effet, dans le sud de l’Inde, toutes les rues n’étaient pas considérées comme publiques et le fait même de les emprunter pouvait être interdit ou limité – par exemple autorisé aux hommes à pied mais fermé aux processions ou aux circulations en voiture, à cheval ou en palanquin [litière]. La revendication de nouveaux droits par les Sanars a donné lieu à des conflits avec les autres castes, dans lesquels Anglais comme Français sont intervenus par des décisions administratives. Dans les années 1850, dans la présidence de Madras, les rues de certaines villes sont ouvertes à la libre circulation par décisions du Collector [juge de police et receveur des taxes] et, à Pondichéry, par arrêtés du gouverneur [16]. Les concurrences autour du droit de circulation ne sont donc plus considérées comme relevant de règles propres aux castes et à l’organisation des cérémonies rituelles, mais de la gestion de l’espace urbain, définie comme une prérogative des gouvernements coloniaux. Ceux-ci entendent garantir un espace public ouvert à tous, notamment pour favoriser la liberté du commerce. Ces décisions, même si elles continuent à intervenir à la suite de tensions entre castes et de plaintes ou de demandes présentées à l’administration, correspondent désormais à un geste d’imposition du droit par le haut : les gouvernements ne se contentent plus d’arbitrer ou de temporiser, ils orientent la règlementation dans le sens de leurs objectifs de gouvernance.

Le XIXe siècle est donc marqué par deux moments de fixation règlementaire : aux textes très généraux et ouverts de 1827, s’ajoutent des décisions administratives ponctuelles dans les années 1850. Ces dernières ne sont cependant pas refondues dans un corpus règlementaire ou enregistrées dans des recueils de jurisprudence.

Des années 1860 aux indépendances : interprétations judiciaires et évolution du régime des castes

En effet, le mouvement d’intervention des États coloniaux dans la définition des droits et des compétences des castes est stoppé net par la grande mutinerie de 1857. Celle-ci agite l’Inde du Nord pendant plus d’une année. À la suite de cette révolte, les Anglais reviennent à une politique de respect des coutumes et des cultes des Indiens, proclamé par la reine Victoria le 1ernovembre 1858. Les Français abandonnent également l’entreprise de redéfinition du régime des castes dans laquelle ils s’étaient engagés dans les années 1850. Ce coup d’arrêt à l’interventionnisme européen invisibilise le tournant majeur opéré par les administrateurs au milieu du siècle. Les gouvernements restent prudents en matière législative, et ce sont les textes généraux et ouverts de 1827 qui restent le fondement du régime des castes jusqu’au XXe siècle. La Bombay Regulation et l’arrêté du gouverneur Desbassayns de 1827 sont ainsi cités pendant plus d’un siècle comme références dans les rares manuels de droit ou recueils de jurisprudence qui traitent de la question des castes. Dans l’ensemble de l’Inde anglaise, l’autonomie des castes sans interférence des cours civiles continue à être reconnue sur la base de la Regulation, ainsi que le rappelle un arrêt de la cour suprême de Bombay en 1862 [17]. Dans les Établissements français, trois nouveaux textes règlementaires sont produits jusqu’au milieu du XXe siècle, qui se réfèrent tous à l’arrêté de 1827. Le premier est le décret du 18 septembre 1877, qui vient compléter le décret du 6 mars de la même année rendant applicable le code pénal métropolitain. Il s’agit du seul texte règlementant le régime des castes produit par l’exécutif métropolitain. Il reprend les principes de la règlementation locale, réaffirmant le caractère exceptionnel de ce régime et les pouvoirs tout aussi exceptionnels du gouverneur [18]. Deux autres arrêtés, datés du 27 avril 1911 et du 19 juin 1918, réaffirment ensuite ces principes et se réfèrent à la règlementation antérieure, tout en adaptant les règles d’administration des « pagodes » [temples] et des mosquées à la loi de séparation des églises et de l’État [19].

Cette pérennité des textes règlementaires de 1827 ne signifie pas pour autant que le régime des castes reste figé. Au contraire, dans le dernier tiers du XIXe siècle, il connaît des évolutions profondes sous l’effet de l’interprétation judiciaire. Celle-ci porte sur les objets qui continuent à être présentés à la justice coloniale, après l’ouverture du droit de circulation dans les rues. Dans l’Inde anglaise, les plaintes déposées en matière de caste (et donc repoussées par les tribunaux civils) s’inscrivent dans les domaines généraux définis par la Bombay Regulation  : les biens communs et la direction de la caste ; l’obligation de faire des offrandes volontaires et d’offrir des honneurs et des cadeaux à certains membres de la caste ; l’exercice du sacerdoce ou d’un office religieux ou de caste conférant un statut ou une autorité ; les cérémonies, processions et rituels religieux ; les dignités, honneurs et précédences ; les invitations obligatoires à des dîners ; l’exclusion de la caste [20]. Dans les Établissements français, après 1857, les demandes se font plus rares et se concentrent sur les objets que la justice coloniale continue à prendre en charge, à savoir l’administration des temples, les fonctions concurrencées de chef spirituel ou de desservant d’un lieu de culte, et les questions de maritalité. Si tous ces objets relèvent en théorie du régime des castes, en pratique ils sont de plus en plus examinés par les tribunaux civils. En effet, dans les deux espaces sous domination coloniale, les magistrats ou les administrateurs qui traitent les demandes s’efforcent désormais d’établir ce qui relève principalement ou subsidiairement d’une question de caste – dans le cas où la question de caste apparaît comme subsidiaire, l’affaire est considérée du ressort des tribunaux civils. Ils envisagent également, de manière croissante, certaines questions liées à la propriété et à l’état des personnes comme des matières civiles et non plus de caste. Les magistrats anglais estiment ainsi que le bénéfice d’une fonction et de ses émoluments et l’exercice d’un droit dans l’espace public sont des formes de propriété qui peuvent être prises en charge par la justice civile. Ils considèrent de plus que, même si les décisions des castes sont « absolues et impératives », et que les tribunaux coloniaux ne doivent pas interférer, ces tribunaux sont malgré tout dotés d’un droit de regard sur les décisions privant une personne de sa propriété ou de ses droits légaux [21]. Ils témoignent pour cela un intérêt tout particulier à l’exclusion de la caste, déclarant leurs cours compétentes pour s’assurer que l’individu exclu jouisse de ses droits civils, ainsi que l’a établi une décision de la Cour suprême d’Allahabad en 1870 [22]. Enfin, ils rattachent toutes les questions de maritalité au droit civil et les prennent en charge dans leurs tribunaux, y compris lorsque les plaideurs essaient de présenter les affaires de second mariage comme des affaires de caste [23]. Les Français se rangent progressivement à cette vision : ils renvoient de manière croissante les conflits conjugaux aux tribunaux ordinaires et, à partir de 1886 les retirent du domaine de compétence du « juge de caste [24] ».

Le basculement d’une partie des objets des conflits de caste dans le domaine du droit civil va de pair avec une minimisation de leur portée. Le régime des castes est ramené à une sorte de règlement intérieur des castes, des cérémonies rituelles et des desservants des cultes, qu’il s’agisse du brahmanisme ou de l’islam. Dans les Établissements français de l’Inde, à partir de 1877, l’expression « affaires de castes » tend à être abandonnée au profit de celle de « police des castes » ; cela témoigne du fait que ces affaires sont vidées de leur sens global, qui était à la fois politique, social, rituel, financier, cultuel et culturel [25]. Le mouvement de réduction du périmètre des affaires de caste, qui tendent à être ramenées à des traits de différence culturelle, est porté par les discours négatifs tenus depuis le milieu du XIXe siècle par les administrateurs et les magistrats, qui défendent leurs propres conceptions du droit mais aussi de la supériorité de leur civilisation. Par exemple, ils manifestent leur mépris pour les concurrences statutaires et les conflits portant sur les honneurs : le procureur général Ristelhueber estime en 1854 qu’il faut « déplorer » des contestations « sur d’aussi frivoles intérêts », tandis que les juges de la Sadar Adawlat [Cour principale] de Bombay estiment qu’il faut « décourager, autant que possible, les objets d’une nature aussi creuse et désagréable », qui « sont porteuses d’absurdité » [date inconnue] [26]. Ce type de discours, à partir des années 1870, mobilise et croise les savoirs ethnographiques qui commencent à être produits sur les castes. De la sorte, dans l’Essai sur les castes dans l’Inde qu’il publie en 1870 à Pondichéry, le juge Charles-Antoine Esquer estime que les conflits ne sont causés que par des « prétentions ridicules » [27]. Dans l’Inde anglaise, où des recensements sont organisés par le gouvernement à partir de 1871, l’entreprise ethnographique de classification des castes et de description de leurs coutumes impulse un intérêt qui se traduit dans la publication de travaux juridiques. Dans les années 1900-1910, plusieurs recueils de jurisprudence sont ainsi édités sur les coutumes et les Caste questions [28]. Ces travaux, disponibles pour les magistrats amenés à se prononcer sur des cas, ne trouvent pas d’équivalent dans les Établissements français, où le régime des castes n’est que très marginalement abordé dans les manuels ou recueils de législation rédigés à Pondichéry par les magistrats coloniaux [29].

Malgré cette différence dans la constitution des savoirs juridiques coloniaux, la conception juridique de la caste est similaire pour les Anglais et les Français : elle apparaît comme une corporation et une unité ethnographique fondamentale organisant la vie des populations. Cette conception laisse de côté sa dimension politique, alors même que celle-ci est fortement investie par les Indiens à partir de la fin du XIXe siècle suivant deux modalités. D’une part, les élites nationalistes mènent de vigoureux débats sur la nature de la caste : elle est représentée soit comme un fléau social, et donc comme un obstacle au progrès et à la modernisation du pays, soit comme l’incarnation même de l’Inde et de sa spiritualité, et donc comme constitutive de la nation [30]. D’autre part, la caste devient une unité d’appartenance essentielle avec la multiplication d’associations de caste entre les années 1880 et les années 1930, qui fédèrent leurs membres et portent leurs revendications. Ce mouvement fait émerger de nouvelles définitions juridiques : les castes apparaissent désormais comme des formations locales autonomes qui peuvent être dotées de droits politiques. De la sorte, à partir des années 1920, d’abord dans les États princiers comme celui du Mysore, puis dans l’administration britannique, des quotas sont fixés pour promouvoir l’éducation, l’emploi et la représentation politique des plus basses castes discriminées, mesures que l’on retrouvera dans l’Inde indépendante [31]. Ces nouvelles définitions et la capacité d’action politique à laquelle elles ouvrent restent cependant distinctes des définitions structurant le régime des castes : ce dernier au XXe siècle apparaît comme un ensemble de règles de droit portant sur l’organisation interne des castes et leurs rapports les unes aux autres, en dehors de leur rapport avec l’État.

Du dernier tiers du XIXe siècle aux indépendances, le régime des castes évolue donc de manière restrictive sous l’effet de l’interprétation judiciaire, quand bien même la règlementation évolue peu.

Conclusion

Dans l’Inde sous domination anglaise et française, le régime des castes est défini progressivement à partir du XVIIIe siècle et reste tout au long de la période coloniale un régime juridique d’exception. Il concerne les honneurs, les cérémonies, les rituels, les offices religieux ou de caste, les règles de préséance et d’interaction sociale et, jusqu’à la fin du XIXe siècle dans les Établissements français, les questions de maritalité. Il repose sur la reconnaissance d’un principe hiérarchique et de l’inégalité entre les individus et les groupes sociaux, et il est discriminatoire à l’égard des plus basses castes (auxquelles certaines pratiques ou certains droits sont interdits). Le droit est produit localement, par les administrateurs assistés des acteurs du droit dans la colonie, qui composent avec la complexité des situations sociales. Ainsi, les définitions juridiques données restent très larges, il n’existe pas de code de procédure, une grande place est accordée aux demandes sociales ainsi qu’à la délégation et à des instances ou à des agents indiens. Si ces caractéristiques sont constantes, le régime des castes connaît toutefois des évolutions majeures : fixé règlementairement en 1827, son périmètre est progressivement réduit par des décisions administratives ou judiciaires. Dans les années 1850 les administrateurs coloniaux homogénéisent une partie des droits des castes en autorisant la libre circulation dans ce qu’ils considèrent désormais comme un espace public relevant de l’autorité de l’État. Puis, à partir du dernier tiers du XIXe siècle, l’interprétation judiciaire des magistrats fait basculer les questions d’état des personnes et de propriété dans le ressort des tribunaux civils. Les concurrences et conflits de caste sont ainsi progressivement vidés d’une partie du sens dont ils étaient porteurs pour les Indiens, sans que le régime des castes ne soit réinvesti de nouvelles dimensions au moment de la structuration politique de la caste à partir de la fin du XIXe siècle et surtout dans toute la première moitié du XXe siècle.

Au-delà de ces points communs, deux différences majeures distinguent les expériences anglaise et française. Pour les Anglais, les castes sont des entités autonomes, qui conservent la capacité juridique de régler les différends suivant leurs règles propres, sans l’intervention des tribunaux coloniaux. Cette position de principe, affichée par les administrateurs, est défendue par les juristes et rappelée dans les tribunaux, bien que certains appels des décisions de caste soient reçus par les tribunaux civils [32]. Pour les Français, à l’inverse, la décision des cas appartient en théorie aux administrateurs (juge de police puis de paix, et gouverneur pour les affaires les plus graves ou en appel), même si, là encore, la pratique révèle des ajustements et des actions autonomes des membres des castes [33]. La seconde différence entre les deux territoires coloniaux porte sur la forme du droit : la jurisprudence prime côté anglais, tandis que les Français s’attachent au droit écrit, produit localement sous la forme d’arrêtés ou de règlements, même si ceux-ci restent peu nombreux et très ouverts, laissant une large part à l’interprétation judiciaire.




[1Axel Michaels, «  The practice of classical Hindu Law  », in Timothy Lubin, Donald R. Davis & Jayanth K. Krishnan (éd.), Hinduism and Law : An Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 58-77.

[2Les Hollandais implantent également des établissements à partir de 1620.

[3Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil supérieur de Pondichéry, Pondichéry, Publications de la Société de l’histoire de l’Inde française, 1931, t. 1, p. 152-162  ; Niels Brimnes, «  Beyond colonial law : indigenous litigation and the contestation of property in the Mayor’s Court in late eighteenth-century Madras  », Modern Asian Studies, vol. 37, n° 3, 2003, p. 424-426.

[4Cette règlementation concerne également la caste cavaré. Il est possible que d’autres règlements aient été enregistrés mais non conservés, car il existe plusieurs dizaines de castes reconnues par l’administration à Pondichéry.

[5Léon Sorg, Traité théorique et pratique du droit hindou, applicable dans les Établissements français de l’Inde, Pondichéry, Imprimerie M.C., 1897, p. 91.

[6G. Diagou, Arrêts du Conseil supérieur de Pondichéry, 1931, t. 4, p. 349  ; L. Sorg, Traité théorique et pratique, 1897, p. 92.

[7Jamietram Nanabhai & Chimanlal Harilal Setalvad (ed.), Bombay Acts and Regulations, Bombay, Ripon Printing Press, 1894, Chapter II, Section 21, p. 33-34.

[8Ibid.

[9Sripati Roy, Customs and Customary Law in British India, Hare Press, 1911, p. 104-105.

[10F. N. Laude, Recueil de législation, Paris, Imprimerie impériale, 1869, p. 114.

[11Ibid.

[12James Jaffe, Ironies of Colonial Governance. Law, Custom and Justice in Colonial India, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

[13Thomas Metcalf, Ideologies of the Raj. The New Cambridge History of India, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

[14David Washbrook, «  South India, 1770-1840 : The Colonial Transition  », Modern Asian Studies, vol. 38, n° 3, 2004, p. 487.

[15Robert L. Hardgrave, The Nadars of Tamilnad : The Political Culture of a Community in Change, Berkeley, University of California Press, 1969.

[16Robert E. Frykenberg, «  On roads and riots in Tinnevelly : Radical change and ideology in Madras presidency during the 19th century  », Journal of South Asian Studies, n° 4/2, 1981, p. 34-52  ; Julie Marquet, «  Droit, coutumes et justice coloniale. Les affaires de caste dans les Établissements français de l’Inde, 1816-1870  », thèse de doctorat d’histoire sous la direction des professeurs Marie-Noëlle Bourguet et Pierre Singaravélou, Université Paris 7, 2018, 637 p.

[17S. Roy, Customs and Customary Law, 1911, p. 108.

[18Édouard Falgayrac, Législation de l’Inde. IIe partie : droit civil, commercial et pénal, Pondichéry, Imprimerie moderne, 1926, p. 1078-1081.

[19Ibid., p. 1081-1093  ; Journal officiel des Établissements français de l’Inde, 52e année, n° 18, 2 mai 1911, p. 438-445.

[20L. T. Kikani, Castes in Courts. Rights and Powers of Castes in Social and Religious Matters as Recognized by Indian Courts, Rajkot, Ganatra Printing Works, 1912, p. ii et p. 22-58.

[21S. Roy, Customs and Customary Law, 1911, p. 104  ; L. T. Kikani, Castes in Courts, 1912, p. xii.

[22S. Roy, Customs and Customary Law, 1911, p. 111  ; L. T. Kikani, Castes in Courts, 1912, p. xii.

[23S. Roy, Customs and Customary Law, 1911, p. 108-118.

[24Nouvelle désignation du juge de paix statuant en matière de caste. Le juge de paix est le successeur du juge de police. Voir Eugène Marie Georges Schmit, Recueil de législation de l’Inde, Pondichéry, imprimerie de la Mission, 1945.

[25E. Falgayrac, Législation de l’Inde. IIe partie, 1926, p. 1077. Pour une analyse détaillée de ce processus, voir J. Marquet, «  Droit, coutumes et justice coloniale  », man. cit.

[26Archives nationales d’outre-mer d’Aix-en-Provence, Fonds ministériels, Deuxième empire colonial, Séries géographiques, Océan Indien, Établissements français de l’Inde, CORR r.79 f.77 1848  ; L. T. Kikani, Castes in Courts, 1912, p. 28.

[27Charles Antoine Esquer, Essai sur les castes dans l’Inde, Pondichéry, Saligny imprimeur du Gouvernement, 1871, p. 342.

[28Dinshah Fardunji Mulla, Jurisdiction of Courts in Matters relating to the Rights and Powers of Castes, Bombay, Caxton Printing Works, 1901  ; L. T. Kikani, Castes in Courts, 1912  ; S. Roy, Customs and Customary Law, 1911.

[29À l’exception E. Falgayrac, Législation de l’Inde. IIe partie, 1926Les travaux existants citent la règlementation de 1827 et les décisions concernant les attributions du cazi pour les Musulmans.

[30Susan Bayly, Caste, Society and Politics in India from the Eighteenth Century to the Modern Age. The New Cambridge History of India, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 (1993), p. 149-154.

[31Marc Galanter, «  Who are the other backward classes  ? An introduction to a constitutional puzzle  », Economic and Political Weekly. vol. 13, n° 43-44, 1978  ; Marc Galanter, Competing Equalities : Law and the Backward Classes in India, New Delhi, Oxford University Press, 1984.

[32L. T. Kikani, Castes in Courts, 1912, p. 2-8.

[33E. Falgayrac, Législation de l’Inde. IIe partie, 1926, p. 1076-1082.