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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Un dissident de l’anthropologie : biographie de Gérard Althabe

Monique Selim

IRD, France

2020
Pour citer cet article

Selim, Monique, 2020. « Un dissident de l’anthropologie : biographie de Gérard Althabe », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2057.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire de l’anthropologie française et de l’ethnologie de la France (1900-1980) », dirigé par Christine Laurière (IIAC-LAHIC, CNRS, Paris).

Inclassable, dérangeant, déplaçant systématiquement le centre de gravité de tout consensus, portant un regard subversif sur les individus, les évènements, les institutions, Gérard Althabe (1932-2004) fondait ses analyses sur la détection des failles que recèle toute scène sociale. Ses interventions orales frappaient ses auditeurs par leur perspicacité et l’originalité de leur cible. Il captait l’attention, mettant en œuvre sa rupture avec les héritages multiples de l’anthropologie et affirmant sa distance avec toutes les écoles qui ont jalonné son parcours : structuralisme et anthropologie symbolique, anthropologie économique marxiste, cognitivisme, ethnologie patrimoniale, etc. Il revendiquait la singularité d’une perspective qu’il élaborait au fur et à mesure de ses terrains variés et nombreux : en Afrique, Cameroun, Congo et Madagascar (1956-1972), en France urbaine, en Argentine et enfin en Roumanie de 1972 jusqu’en 2004, date à laquelle il meurt brutalement à 72 ans, seul, à Paris dans son appartement du IXe arrondissement, 20 ans après le décès de son épouse en 1984. S’élevant contre la division de l’anthropologie en aires culturelles à laquelle il opposait une démarche épistémologique, il étayait ses recherches sur une position politique forte, nourrie par l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme, et qui s’est traduite ponctuellement dans des actions et des publications lancées par des petits groupes de gauche [1]. Sartre avec La critique de la raison dialectique, René Lourau et Georges Lapassade avec la sociologie institutionnelle ont exercé une influence certaine sur ses modes de conceptualisation inédits et incisifs de l’anthropologie, tout comme sa formation, un peu par hasard à la psychologie, y a laissé indubitablement des traces.

Quel est l’apport théorique à l’anthropologie de Gérard Althabe qui s’inscrit d’abord dans le sillage de Georges Balandier, fouillant les situations coloniales dans lesquelles il se trouve placé puis examinant des configurations urbaines européennes et sud-américaines contrastées ? Répondre à cette question est d’autant plus complexe que les disruptions qu’il déclenche sont à la fois méthodologiques, épistémiques et conceptuelles. C’est pourquoi je tenterai en premier lieu de donner quelques repères pour cerner ce qui constitue le cœur de son ambition anthropologique.

Une conception renouvelée de l’enquête anthropologique

Bien que les anthropologues aient en commun l’idée qu’il faille s’immerger dans un groupe social – défini majoritairement comme lointain, ethnique et culturel, à l’époque où Gérard Althabe débute sa trajectoire scientifique dans les années 1950 –, les lignes de conduite pour mener une enquête restent essentiellement techniques, comme une somme de recettes extérieures à la situation spécifique dans laquelle va se plonger tout anthropologue débutant, et la parenté occupe le premier palier des manuels. Face à cette approche somme toute simplificatrice du réel, Gérard Althabe rappelle deux principes majeurs : l’investigation s’inscrit dans le présent et ce sont les échanges interpersonnels qui caractérisent le groupe étudié à un moment donné qui permettent de dégager la cohérence des rapports sociaux en jeu ; l’anthropologue tente de pénétrer dans la sphère de ces échanges en réduisant la distance qui le sépare des gens et il en devient par là même un acteur social ; c’est en déchiffrant qui il est pour ses interlocuteurs et quel rôle il joue dans les rapports sociaux internes, qu’il peut interpréter la représentation que les sujets se font de la configuration dans laquelle ils évoluent.

Ces principes très clairs renversent de facto les habitudes du regard anthropologique. Parti en 1956 au Cameroun avec une bourse d’étudiant offerte par le Haut-Commissariat du Cameroun, Gérard Althabe réalise un premier travail éclairant sur les Pygmées baka dont la dépendance à l’égard des agriculteurs sédentaires occupe le centre de son analyse. Le décalage est manifeste si l’on pense qu’un ethnographe classique aurait sondé – en l’isolant des subordinations sociales et économiques en jeu et en déduisant de l’autosubsistance une « culture autonome » – l’univers symbolique de cette population située autant pour les Occidentaux que pour ses voisins au plus loin, dans la forêt.

Fig. 1.
Gérard Althabe chez les Baka du Cameroun, 1956.

Au Nord-Congo où les plantations de café ont été développées à l’époque coloniale, Gérard Althabe pointe en 1961, dans le cadre d’un contrat avec l’ORSTOM, la transformation des paysans en « collectivité servile » sous le joug de « chefs despotique » [2]. Il traque la « concrétisation » de la quotidienneté et met en avant la réification de la marchandise, son extériorité à la logique des relations interpersonnelles ainsi que celle de l’argent qui pénètre peu à peu les échanges. L’appel poignant de vérité d’un villageois d’Okélataka qui souhaite la venue de « beaucoup de blancs », est longuement cité et indique l’écoute attentive de Gérard Althabe à tous les messages qui lui sont adressés par les acteurs et leur inclusion dans un essai d’intelligibilité totale de leur vie et de leurs pensées, sans les à priori usuels sur une altérité hypostasiée [3].

Madagascar, où Gérard Althabe, intégré comme chercheur à l’ORSTOM, arrive en 1965 pour étudier le développement des régions rurales, lui permettra de systématiser ces orientations sur la nature de l’investigation anthropologique. Son ouvrage Oppression et libération dans l’imaginaire [4], publié en 1969 par l’éditeur François Maspero qui deviendra son ami, constitue un moment-clef. Dans le culte de possession des Tromba, Gérard Althabe met en évidence l’invalidation symbolique du gouvernement national pseudo-indépendant par les villageois en prenant en compte les attitudes contradictoires à son égard des adeptes, qui l’enferment dans la figure de l’Européen et théâtralisent la période coloniale dans laquelle ils se replacent imaginairement, idéalisant une autonomie qui n’a jamais existé et signifiait au contraire un joug. Ce livre connaît une renommée importante en France mais aussi un grand succès à Madagascar d’après les souvenirs de Françoise Raison qui rapporte « qu’Oppression et libération comme on disait pour raccourcir un titre un peu long mué en mot de passe fit sur ses lecteurs locaux l’impression d’ “une bombe”… Parmi mes collègues malgaches, une amie se rappelle l’avoir dévoré debout dans les couloirs de la maternité où elle venait d’accoucher, cependant que trois ans plus tard un VSN [Volontaire du service national] qui avait recommandé le livre à ses élèves les entendait dire “C’est vraiment nous, c’est tout à fait ça” et pourtant c’était de jeunes catholiques betsileo relativement urbanisés [5]. »

En parlant de décolonisation conservatrice, d’utilisation des dépendances du passé dans la résistance villageoise à la domination étatique [6], ainsi que de dépassement conservateur, Gérard Althabe dégage des formulations dont les schèmes herméneutiques vont bien au-delà de leur situation d’enracinement originaire malgache. Ils se révèlent d’une portée générale, aujourd’hui comme hier, et ce, dans tout type de configuration ici et ailleurs, pour saisir la teneur des rapports de domination et d’aliénation tels qu’ils sont vécus et pensés par les sujets, tentant d’y échapper tout en les réitérant. L’insistance sur les processus de médiation, les fonctions de médiateur que jouent des entités invisibles, mais aussi l’anthropologue acteur interne-externe, ouvrent à une autre lecture des rapports de subalternité et d’assujettissement, mais aussi de révolte et d’insoumission. On sort des dichotomies et d’un découpage réducteur des univers noétiques pour pénétrer dans des logiques qui brouillent en permanence les repères.

Les analyses menées tant au Cameroun, au Congo [7] qu’à Madagascar rentraient en opposition frontale avec le modèle de l’ethnographie coloniale, sanctuarisée dans la monographie, encore bien vivace. Elles s’affrontaient notablement à la recherche d’invariants de la pensée que prône le structuralisme lévistraussien alors resplendissant et que dénonce Henri Lefebvre comme un nouvel éléatisme [8] ; mais elles se confrontaient aussi aux modes de production des anthropologues marxistes, qui cherchaient dans le structuralisme d’Althusser une inspiration majeure. Elles se distinguaient des expressions sans arrêtes spéculatives d’espace social de Georges Condominas. Les concepts qui parcourent les textes de Gérard Althabe à cette époque ne sont pas sans lien avec ceux que privilégie l’existentialisme sartrien ; celui-ci n’est jamais évoqué pourtant autrement que dans des conversations privées, avec moi, notamment, dans les années 1990-2000, au cours desquelles, en ancienne lectrice assidue de Sartre, je l’interroge précisément sur le sens qu’il confère à quelques mots clés : imaginaire, totalisation, médiation, néantisation, négativité, concrétisation, etc.

Faut-il ajouter, concernant la nature de l’investigation anthropologique, que Gérard Althabe se sépare aussi du virilisme majoritaire des communautés ethnologiques d’hommes qui s’épanouissent en Afrique et dans l’institution coloniale et néocoloniale où il fera la première partie de sa carrière : l’ORSTOM [9]. « Pénétrer un pays avec sa verge [10] » est alors une recommandation plus ou moins édulcorée faite aux jeunes ethnologues, comme le rappelle Gérard Althabe : « On nous apprenait au départ dans les réunions d’ethnologues qu’il fallait prendre une fille pour apprendre la langue, c’était là un moyen de pénétration dans l’univers des autres. On nous donnait toute une série de conseils dans ce sens au départ [11]. » La volonté de Gérard Althabe de s’extraire des rapports de domination pour en comprendre les ressorts le conduit immédiatement à articuler domination politique et économique, domination masculine et domination sexuelle. « Je reprends mon histoire personnelle. J’arrive en Afrique avec une bourse d’étude pour aller chez les Pygmées du Cameroun ; je tombe sur un administrateur, c’était la fin de l’époque coloniale. On débarque dans un village et le premier soir on convoque le chef pour lui donner l’ordre d’amener des femmes. J’ai eu un choc, j’ai senti que si je voulais faire de la recherche, je devais nécessairement me situer en rupture avec les pratiques de l’administration coloniale et les pratiques du monde blanc. Ce sera un point important : j’ai toujours essayé d’éviter les relations sexuelles dans les villages dans lesquels je travaillais, pour ne pas être bloqué dans le jeu des rapports de domination coloniale. La domination coloniale c’est aussi la sexualité », explique-t-il dans le même entretien que je conduis en 1991 avec deux collègues et amies africanistes, Nicole Echard et Catherine Quiminal, dans une volonté d’amorcer une réflexion alors absente en France sur l’importance du sexe des anthropologues dans la conduite d’une enquête ethnologique [12].

Appréhender la quintessence des rapports de domination, dans toutes leurs contradictions et leurs amphibologies, dévoiler les complexités de leurs faces d’opacité et les occultations que permettent de saisir des moments d’illusion de transparence, tels sont les objectifs premiers de Gérard Althabe. Il les partage, en partie et à sa façon, avec de nombreux collègues de sa génération, dans la mesure où, jusqu’aux années 1990, la transformation politique et économique de la société est dans les sciences sociales un horizon largement commun, que la globalisation du capitalisme, après la chute de l’URSS, rendra caduque. Comparer l’optique de Pierre Bourdieu, en cette matière, à celle de Gérard Althabe est pertinent et nous a amenés, Pascale Absi, Laurent Bazin et moi-même à souligner que, « pour le dire autrement, il (Bourdieu) observe la place du dominé dans le monde du dominant. Althabe, au contraire — c’est sa grande originalité —, analyse la place que le dominant occupe dans le monde du dominé. Le chercheur étant issu du monde du dominant, Althabe s’interroge sur sa position dans l’univers qu’il étudie, dans le déroulement de l’enquête [13] ».

Inscrire l’enquête anthropologique dans la France urbaine

En 1972, Gérard Althabe – avec d’autres collègues travaillant sur le terrain malgache – est interdit d’affectation outre-mer par la direction de l’ORSTOM qui s’appuie sur quelques textes et des dénonciations pour l’accuser d’intervention politique dans les évènements qui agitent Madagascar et vont conduire à un changement de gouvernement. Les liens que Gérard Althabe entretenait avec une élite intellectuelle malgache qui tente d’influer sur le cours de l’histoire politique de son pays apparaissent aux yeux de l’institution qui l’emploie comme un comportement subversif et dangereux pour les rapports de diplomatie et de coopération que l’ORSTOM entend entretenir. Alors qu’il est obligé de changer d’institution, s’il ne veut pas être condamné à l’improductivité par assignation à résidence, il est élu en 1975 à l’EHESS et décide – non sans douleur – de transformer cet arrêt dans ses recherches africaines en nouvelle étape : ancrer l’investigation anthropologique dans les lieux centraux de la société française, urbaine et industrielle.

Si l’anthropologie au XXIe siècle a considérablement étendu ces objets et se développe aujourd’hui sur une foule innombrable de terrains – résidences, entreprises, ONG, associations, groupes numériques, etc. – le projet se heurte dans les années 1970 à une incompréhension de tous côtés en France. L’anthropologie urbaine est certes développée aux États-Unis et dans les milieux anglo-saxons, la business anthropology, qui met le chercheur sous la coupe des dirigeants d’entreprise, abonde de l’autre côté de l’Atlantique, mais ces courants, qui ne correspondent pas à la vision que Gérard Althabe nourrit de l’anthropologie, sont peu connus et leurs œuvres commenceront à peine à être traduites dans la décennie qui suit. Ajoutons que les villes françaises sont le terrain favori des sociologues comme les entreprises, sous l’autorité de sociologues marxistes du travail qui collaborent avec les syndicats pour pénétrer l’atelier. De l’autre côté, les ethnologues, rapatriés en métropole, découvrent les campagnes françaises et y recherchent les vestiges du passé, oubliant les effets du remembrement des propriétés ; l’altérité s’incarne dans le paysan proche qui poursuit ses rituels et son autosubsistance dans sa « communauté » rurale alors que, au même moment, les équipes de Henri Mendras s’efforcent de comprendre les mutations profondes qu’ont subies les agriculteurs depuis l’après-guerre. Les très rares ethnologues qui travaillent en milieu urbain – comme Jacques Gutwirth sur les diamantaires dont sa famille était issue ou Colette Pétonnet sur les bidonvilles qui avoisinent Paris et qu’elle a côtoyés du temps où elle était assistante sociale – ont à cette période une démarche très marquée comme culturaliste. L’anticulturalisme de Gérard Althabe est aussi profond que vindicatif, nourri d’une posture politique affermie par l’expérience africaine qui le pousse à vouloir, encore une fois, se distancier de ses collègues par des choix méthodologiques et épistémologiques. Barbara Morovich restitue avec beaucoup de finesse la généalogie des antagonismes et les divergences de points de vue qui se mettent en scène dans ce champ de l’anthropologie urbaine – que Gérard Althabe refuse de constituer en sous-discipline – et d’une anthropologie dans ou de la ville. Cette anthropologue, qui s’inscrit dans le courant inauguré par Gérard Althabe, poursuit aujourd’hui dans un quartier populaire de Strasbourg l’analyse de sa position et de ses engagements comme révélateurs d’une transformation sociale à laquelle elle participe et dont elle déchiffre la grammaire politique [14].

Ne pas prendre pour terrain les marges de la société française ni des niches culturelles, qu’elles soient le fait d’émigrés des anciennes colonies ou des résultats de configurations autochtones passées, saisir les processus dominants dans les dynamiques structurantes du présent, appréhender l’autonomie relative des univers microsociaux étudiés, éviter la reproduction des modèles de l’ethnographie lointaine en raisonnant par analogies et mimes, sortir du mythe de l’ethnologue pénétrant des mondes étrangers à la porte de chez lui, tels sont les quelques principes que scande Gérard Althabe, faisant rupture dans la communauté anthropologique. Avec un collègue de l’ORSTOM, Gérard Roy, banni comme lui d’affectation outre-mer, Gérard Althabe fixe son projet dans un grand ensemble de la périphérie de Nantes, dont la dénomination administrative est alors celle de ZUP, zone d’urbanisation prioritaire. HLM et ZUP émergent dans les années 1960-1970 et sont considérées par les sociologues comme des lieux anomiques, où l’anonymat est la règle, faisant affirmer à Lévi-Strauss que toute entreprise anthropologique est impossible dans nos sociétés « froides » et que la discipline doit se consacrer à une ethnologie d’urgence, recueillant ce qui ne saurait tarder à disparaître.

Forgeant une alliance avec les travailleurs sociaux qui encadrent les jeunes de la ZUP, Gérard Althabe y pénètre et observe tout d’abord qu’il est placé en position de juge par ses interlocuteurs qui redoutent d’être assimilés aux familles assistées, stigmatisées par l’attention que leur portent les travailleurs sociaux. L’espace de cohabitation n’est nullement cette zone vide de relations que projetaient les sciences sociales, au contraire le mode de communication qui y règne prend la forme d’un procès, d’une scène d’accusations réciproques, dans laquelle il s’agit pour les familles qui aspirent à une promotion sociale passant par l’imitation des classes moyennes, de se dégager de toute proximité imaginaire avec les familles assistées qui sont constituées en acteur idéologique négatif. La matière du procès réside dans la structure de la cellule familiale, les normes d’autorité des parents sur des adolescents qui échappent à leur contrôle et se rapprochent de la délinquance. L’analyse déployée, tout comme les concepts utilisés, est indubitablement nouvelle en ce qui concerne les logiques de différenciation et permet de jeter un autre regard sur ces périphéries urbaines arpentées par les sociologues.

Cette première enquête [15] sera suivie de nombreuses autres dans le cadre de l’équipe de recherches en anthropologie urbaine et industrielle (ERAUI) que fonde Gérard Althabe en 1979 à l’EHESS. Sa première direction de thèse me conduira ainsi en 1977 dans une HLM de la banlieue parisienne, le Clos Saint-Lazare à Stains, où il accompagne mes premiers pas. Un appartement avait été loué afin de faciliter l’immersion dans la cité déjà peuplée par un grand nombre de familles allochtones parmi lesquelles des rapatriés juifs d’Algérie, des Laotiens et Vietnamiens, sans compter les émigrés du monde arabe et africain. Je mènerai les investigations dans les cages d’escalier, en comparant les logiques en jeu dans des immeubles de différentes tailles mais aussi dans les différents groupes ethnoculturels et religieux en présence ainsi que dans la cellule politique du Parti communiste et l’amicale des locataires. Le schème du procès, faisant de chacun la possible cible d’accusations, prend là une ampleur insoutenable pour des habitants qui voient leur habitat de plus en plus dégradé alors qu’il concrétisait tous leurs espoirs d’ascension sociale, depuis les taudis parisiens sans confort qu’ils avaient quittés. L’acteur idéologique placé au pôle négatif, dont chacun tente de se séparer, est constitué par la figure imaginaire de l’étranger vers laquelle tout allochtone – bien que de nationalité française – est refoulé. L’alliance de l’autochtone avec l’étranger le place corollairement dans une position menaçante. La production de l’étranger répond donc aux angoisses des habitants en en faisant à la fois le destructeur du cadre de vie et le détenteur d’une solidarité familiale enviée, car, avec la crise économique qui débute, les hommes qui travaillent et rapportent leur paye aux femmes restées majoritairement au domicile, redoutent le chômage et un déménagement « à la cloche de bois » selon leur expression. Dans ce ghetto à l’atmosphère délétère, les moyens de transport peu nombreux paraissant onéreux aux habitants, des micro-hiérarchies fluctuantes s’instituent selon l’origine des familles et s’observent les processus d’ethnicisation des rapports sociaux qui depuis n’ont fait que croître dans la société française avec la montée de la xénophobie et du vote pour l’extrême droite.

L’ERAUI se développe dans les années 1980 et les séminaires de Gérard Althabe attirent des étudiants mais aussi des professionnels nombreux (travailleurs sociaux, urbanistes, psychanalystes, psychologues, etc.) ; des financements permettront à des doctorants de mener leur thèse avec des moyens relativement importants, fournis en particulier par les ministères du Logement, de l’Urbanisme, puis de la Culture car Gérard Althabe a été nommé vice-président du conseil du patrimoine ethnologique. Après les espaces résidentiels, l’école et l’entreprise constituent les deux autres lieux centraux sur lesquels Gérard Althabe veut implanter l’investigation anthropologique mais leur accès se révèlera très difficile en France, beaucoup plus aisé dans les pays lointains [16]. L’entreprise française souhaite en effet la venue d’ethnographes mais uniquement pour peaufiner une culture d’entreprise ad hoc, produit à usage interne d’occultation des conflits hiérarchiques et de classe, et usage externe de marketing et de valorisation. Quelques ethnologues accepteront ce rôle de subalternes, très loin des ambitions de l’équipe qui se soude autour de Gérard Althabe. Alors que les migrations se font de plus en plus visibles et que des ethnologues se penchent sur des « communautés ethnoculturelles » urbaines, y pénétrant dans la posture de l’étranger et produisant les acteurs en étrangers séparés de la société française, Gérard Althabe dénonce cette opération de légitimation ethnographique et recommande tout particulièrement d’éviter d’enfermer de cette manière les sujets dans une identité catégorielle imposée de l’extérieur, qui en fait des « indigènes » [17]. Après 1981 et l’arrivée de la gauche au pouvoir, Gérard Althabe et une petite partie de son équipe sont de surcroît accueillis au CRMSI (Centre de recherches sur les mutations de la société industrielle) qui vient d’être créé, hors institution et avec des moyens financiers importants, par quelques chercheurs, économistes et sociologues politiquement engagés, et est demandeur de connaissances anthropologiques sur la société française.

L’ERAUI rejoindra ultérieurement le Centre d’anthropologie des mondes contemporains à l’EHESS avant de disparaître avec le décès de plusieurs de ses membres (Jean Bazin, Michèle de la Pradelle) et la retraite d’autres (Marc Augé, Jean-Pierre Colleyn).

L’anthropologue : un acteur social interne

La réflexivité est aujourd’hui un exercice obligatoire que l’on apprend aux étudiants en anthropologie et auquel tout chercheur se plie, pour montrer les dessous de la recherche et la fabrique de la connaissance. La réflexivité s’entend de plusieurs manières bien différentes, avec ses versants plus ou moins narcissiques, ses pudeurs et ses lissages, ses aspirations à l’objectivation à travers les critères de sexe, d’origine et de classe. La subjectivité, les émotions, font désormais intrinsèquement partie de cette réflexivité aux multiples plis. Comment situer la position de Gérard Althabe dans cette matrice de réflexivité ?

Dès ses premiers terrains africains, comme je l’ai déjà souligné, Gérard Althabe met l’accent sur la dimension d’acteur social interne au champ qu’il étudie qui est dévolue à l’anthropologue et qu’il doit décrypter pour comprendre le mode de communication et les rapports sociaux en jeu. Les terrains urbains français l’amèneront à approfondir cette axiomatique, dans la mesure où l’anthropologue appartient à la société sur laquelle il se penche dans l’ethnologie du proche, comme on la dénomme à cette période pour l’opposer à l’ethnologie du lointain. L’anthropologue a perdu le cadre colonial qui est le soubassement de son entreprise intellectuelle mais aussi son altérité symbolique par rapport au monde qu’il étudie, altérité maintes fois théorisée comme une condition sine qua non du voyage initiatique que sont l’enquête et la connaissance anthropologiques. Dans des journées mensuelles qu’il anime le samedi au ministère de l’Urbanisme et du Logement à la fin des années 1970, Gérard Althabe s’efforce ainsi d’entraîner à réfléchir sur leur position dans leurs propres terrains urbains la vingtaine de chercheurs confirmés qui y assistent ; ceux-ci relèvent d’une sociologie de plus en plus interrogative sur ses façons de mener des enquêtes et pensent détecter dans l’anthropologie des réponses embryonnaires à leurs questions. L’exercice partagé est fructueux mais ne laissera aucune trace écrite, tout en se présentant comme décisif pour nombre de ses assistants. Le cadre de la réflexion proposé par Gérard Althabe entend se séparer de toute psychologisation, et encore plus de la psychanalyse telle qu’elle est comprise par Georges Devereux qui pointe transferts et contre-transferts en 1980 dans De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Le déchiffrage de la position de l’anthropologue et plus généralement du chercheur dans son investigation se doit d’être strictement social et politique, sans subjectivation romantique ni inconscient, comme un instrument froid et rigoureux, entièrement au service de la production de la connaissance anthropologique.

Ce n’est que tardivement [18] et sans rien changer sur le fond à sa conception, que Gérard Althabe empruntera les termes de réflexivité puis d’implication qui étaient avec celui d’analyseur l’apanage des sociologues institutionnels dont il se rapproche à la fin de sa vie. Ferdinando Fava retrace avec beaucoup de minutie et de doigté les évolutions de Gérard Althabe quant à son épistémologie de la position de l’anthropologue dans l’enquête de terrain [19] et les replace dans une historicité de l’anthropologie. Il établit en particulier la différence majeure avec l’intervention de l’école institutionnelle orientée vers une transformation immédiate du champ social : l’anthropologue intervient certes par sa simple présence d’observateur dans le groupe microsocial qu’il étudie, mais pour le connaître, et la perspective politique de l’implication se joue à un autre niveau, plus général, dans les mobilisations.

Corollairement une autre évolution doit être notée avec le concept d’acteur symbolique, qui finalement s’imposera dans les derniers textes de Gérard Althabe et effacera celui, premier, d’acteur idéologique, qui lui était apparu, au tournant des années 1990 trop connoté par ses potentielles résonances marxistes et en particulier althussériennes. Cette substitution conceptuelle était destinée à mieux faire accepter et rendre visible son interprétation du dispositif épistémique de l’anthropologie et s’inscrit dans un contexte où l’anthropologie se donne à voir de plus en plus comme une ethnographie, rivée sur la description et perdant une grande part de son ambition théorique au sens large. Replacées dans la période présente de globalisation accélérée, les deux notions d’acteur symbolique et d’acteur idéologique méritent qu’on s’arrête sur leur confrontation et leur degré de pertinence. Si la notion d’acteur symbolique paraît plus en résonance immédiate avec l’anthropologie, celle d’acteur idéologique se prête pourtant, de mon point de vue, à un usage plus étendu et revêt un caractère d’autant plus heuristique pour défricher le monde actuel que la globalisation – observée sur tous les terrains de l’anthropologue, dans les régions les plus reculées comme dans les métropoles aspirant au label de smart city – est une diffusion, d’autant plus rapide que numérique, de normes et de messages fortement idéologiques, qu’il s’agisse d’environnement, d’orientations et d’identités sexuelles sur un marché de plus en plus ouvert, ou encore de gouvernance.

Les derniers terrains de Gérard Althabe en Argentine puis en Roumanie confirment ces positionnements. En Argentine où Gérard Althabe arrive après l’élection de Carlos Menem en 1989, il se penche tout d’abord sur l’espace politique et la construction symbolique de l’autorité présidentielle comme mise en scène d’un souverain en réalité dénué de tout pouvoir et coupé du champ économique. À partir d’une enquête sur les salariés de deux agences de publicité, il pose un regard original sur la couche moyenne en montrant comment les acteurs se produisent comme sujets individuels, hors de l’historicité politique de la société, entièrement plongés dans l’autonomie fictive de leur généalogie familiale, elle-même aspirée vers une élévation sociale périlleuse. La centralité de l’espace familial comme modèle de relations interpersonnelles, la mise à l’écart de la sphère professionnelle, conduisent à l’enfermement des acteurs dans des cercles de réseaux qui reproduisent la dominance du modèle familial, d’où le clientélisme politique, syndical, mais imprégnant également toute la quotidienneté. Les champs sociaux extérieurs à la famille sont perçus en effet d’un côté comme menaçants et il convient de s’en protéger, de l’autre on tente de les remodeler selon des logiques familiales.

En 1992, Gérard Althabe arrive en Roumanie où il se lie avec une intellectuelle de renom, Aurora Liiceanu [20], qui lui ouvre les portes de l’intelligentsia locale et lui permet de déchiffrer les nouvelles logiques de la décommunisation, lui qui a bâti son existence dans le cadre de l’opposition irréductible entre capitalisme et communisme, déterminante de la guerre froide. Le constat du refoulement du communisme dans la catégorie du mal absolu, la chasse aux collaborateurs du régime communiste antérieur supposée blanchir la société alimentent une réflexion comparative avec la colonisation et la décolonisation :

La question de la colonisation et de la décolonisation par certains côtés se rapproche du communisme et de son effondrement. La colonisation est un mode de domination dans lequel est conservée l’altérité des dominés et où les processus de domination passent par la construction de la présence de la domination dans leur univers. En fait, l’utopie coloniale qui consiste à recréer une société nouvelle à partir de la destruction de l’ancienne est contradictoire en regard de la nature même de la domination qu’elle implique, et ce jusqu’en 1960. Dans le cas du communisme, la création d’un monde nouveau s’inscrit dans une incapacité totale à produire la société « totalitaire ». Les contradictions internes, les résistances à travers les champs familiaux, privés, ethniques, sont innombrables. La comparaison entre la colonisation et le communisme montre que toute domination est prise dans la tension utopique de produire la société dans laquelle elle va se développer, l’échec inévitable de ce processus permet à l’histoire d’avancer [21].

Gérard Althabe conduit en outre une enquête sur un village et analyse ses transformations internes ainsi que les changements, dans l’imaginaire des acteurs, de la référence villageoise, consécutifs à la chute du régime communiste [22].

Retour sur soi : l’origine de classe

Lorsque Gérard Althabe est brutalement décédé en 2004, encore relativement jeune selon les critères actuels, il était en train d’élaborer sa propre biographie dont Rémi Hess, qui est un des membres importants du courant de la sociologie institutionnelle, se fit l’interlocuteur-rédacteur. Cet ouvrage [23] met en œuvre l’effort de Gérard Althabe de se prendre in fine pour objet anthropologique. L’exercice, rare dans notre discipline, donne les clés d’une lecture de la cohérence entre sa singularité individuelle, sa trajectoire et son œuvre. Le retour effectué sur son expérience personnelle des rapports de classe à travers son enfance et sa famille fait de cette dernière un élément central d’une perspective anthropologique qui traquera en permanence les rapports entre dominants et dominés et postulera une extériorité essentielle de l’anthropologue par rapport à une sphère de domination.

Homme à la réserve légendaire, Gérard Althabe ne se livrera donc qu’à la veille de sa mort, bouleversant en partie l’image que ses plus proches amis – dont je fus – avaient de lui. Il donne à penser la dissidence qu’il a incarnée à plusieurs périodes en regard d’une anthropologie alors dominante, comme le produit d’une « charge de classe » indépassable qui s’ancre dans la servilité du père, palefrenier, la peur partagée par ses parents et lui-même que son ascension sociale ne le sépare définitivement des siens. Écoutons-le : 

Je me suis demandé pourquoi l’implication occupait une place aussi centrale dans ma démarche de recherche. Je crois qu’il faut replacer cette question dans mon itinéraire personnel, dans mon enfance et mon adolescence que j’ai vécues dans une altérité, plus exactement dans une extériorité par rapport à un monde symbolique supérieur, un monde auquel je n’appartiens pas, mais un monde vers lequel je suis tendu pour y accéder, avec la recherche d’une reconnaissance par ceux qui le peuplent. C’est là l’axe de notre (je pense aussi à René Lourau qui a vécu les mêmes tensions) itinéraire de formation, jusqu’à vingt ans. L’implication ressort comme un phénomène central, dans la mesure où toute ma vie, je ne serai jamais impliqué dans le monde des supérieurs. Cette importance de l’implication est donc spécifique à une position sociale. Elle ne ressort pas comme interrogation autant permanente pour ceux qui appartiennent à ce monde supérieur. Je suis pris dans une appartenance structurée en permanence par une distanciation que je n’arrive pas à surmonter et, dans le même temps, je ne peux pas rompre avec cette appartenance. Plus exactement, je me refuse à la mise en scène de la rupture : ce n’est qu’un cinéma intérieur. Une appartenance sociale dans laquelle j’ai l’impression d’être entré par effraction. C’est une constante tout au long de ma vie. Cette distanciation dans l’appartenance se traduit aussi dans le mode de vie.

 

Ce retour sur soi, son enfance, ses liens avec René Lourau, un des fondateurs de la sociologie institutionnelle, né dans le même village que lui, Gelos en Béarn, offrent à l’attention une interprétation hyperdéterministe, quasi bourdieusienne que Gérard Althabe s’applique à lui-même, rappelant la honte « toujours non digérée » qu’il éprouvait lorsque ses parents venaient le voir dans le collège religieux de Bétharam à Pau, peuplé d’enfants de la classe supérieure, où ils l’avaient envoyé poursuivre ses études. Ces méditations tardives peuvent être lues de différentes manières. D’aucuns pourront y trouver tout d’abord une leçon magistrale de vérité qui alors conduit – faut-il le souligner – à réduire la praxis de la pensée à une sorte d’éternelle répétition d’une forme de trauma initial, cadre inéluctable de son développement et de sa continuité irréductible. Dans cette perspective, on ne manquera pas de relever, comme Rémi Hess le fait d’ailleurs très bien, que Gérard Althabe construit son herméneutique anthropologique autour d’une théorie des deux pôles, positif/négatif, ceux d’en haut/ceux d’en bas, avec une hantise permanente de participer à une altérisation de l’autre, quel qu’il soit, étranger, indigène, membre d’une classe inférieure.

Fig. 2.
Gérard Althabe.

Le témoignage anthropologique de Gérard Althabe sur sa trajectoire d’anthropologue désigne cependant à mes yeux plus prosaïquement un regret, teinté d’amertume, que l’aventure ne continue pas, une tristesse à accepter l’entrée dans la vieillesse, annonciatrice de la mort prochaine, arrivée tellement plus vite que prévu. Il restait passionné par les récits de terrain qui lui étaient faits et ne manquait jamais une occasion de réfléchir à plusieurs sur de nouveaux éléments du monde actuel. Entre ailleurs et ici renverrait dès lors à une construction psychique faite de défenses solides et remplacerait, au terme des voyages, une cure de psychanalyse, toujours refusée, qui aurait peut-être permis de décharger de sa négativité ontologisée une appartenance de classe subalterne, pour reprendre un des adjectifs les plus privilégiés par Gérard Althabe. Dans cette optique, l’apport théorique de sa démarche anthropologique, détachée de son origine hypostasiée, reste le fruit d’une liberté intellectuelle particulièrement créatrice, rejetant les conformismes, source d’inspiration pour les générations futures.

Ajoutons enfin que les problématiques dans lesquelles se situait Gérard Althabe étaient bien ancrées dans un XXe siècle préoccupé par l’aliénation, la libération individuelle et collective, l’émancipation des peuples. Il faut constater maintenant que ces objectifs de dignité générale ont muté et que d’autres ont pris une place essentielle. Les politiques publiques tout comme les sciences sociales qu’elles imprègnent, préfèrent parler aujourd’hui d’exclusion/inclusion et surtout de discriminations ciblées, découpant la population en catégories délimitées, femmes, hommes et le cortège qui ne cesse de s’allonger de minorités sexuées, et aussi racisées, avec tous les croisements possibles. C’est précisément ce type de catégorisations - à l’époque peu nombreuses - que Gérard Althabe refusait de prendre comme bases de l’enquête anthropologique, préférant saisir les processus de totalisation réels et imaginaires qui travaillent les groupes sociaux et la société. La collection Anthropologie critique qu’il me demanda en 1998 de diriger avec lui aux Éditions L’Harmattan se fixait ainsi « de renouer avec une anthropologie sociale détentrice d’ambitions politiques et d’une capacité de réflexion générale sur la période présente, de saisir les articulations en jeu entre les systèmes économiques devenus planétaires et les logiques mises en œuvre par les acteurs, d’étendre et repenser les méthodes ethnologiques dans les entreprises, les espaces urbains, les institutions publiques et privées, etc. ».Vaste programme qui se poursuit.




[1Entre autres le CERES (centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste) et les revues En Jeu et Non !, plus ponctuellement des groupes maoistes.

[2G. Althabe, « Économie et colonisation 1961 », in Laurent Bazin & Monique Selim, Motifs économiques en anthropologie, Paris, L’Harmattan, 2001.

[3« C’est moi C. O. qui parle, nous les gens du Moyen-Congo nous parlons d’une même affaire ; il n’y a qu’une seule parole : nous voulons que beaucoup de blancs viennent dans notre pays. Autrefois comme aujourd’hui on ne trouve pas de blancs ; nous voulons qu’il y ait de nombreux blancs dans notre pays. À Mossaka, Leboko, Kouyou-Gandza, Fort-Rousset il n’y a pas de commerçants, il n’y a que la CFHBC – il n’y a pas de blancs, il n’y a que le seul Trechot – pourtant la rivière d’Etoumbi est assez large pour que les blancs puissent venir en grand nombre. Nous possédons beaucoup de produits, pourquoi les blancs ne viennent-ils pas travailler dans notre pays ? Il faut que les blancs de commerce viennent. Dans l’eau nous avons des poissons, du bois dans la forêt, du gibier, des oiseaux. Dans les autres pays, ils ont du mil, du coton, du riz, nous aussi nous avons ici ces mêmes choses, ils ont eux des blancs, pourquoi n’en avons-nous pas ? Cette affaire nous remplit de colère.

« Opangault et Youlou nous ont dit de voter, et jusqu’à aujourd’hui nous n’avons rien reçu de bon. Nous avons beaucoup voté. Toujours nous disons « les blancs vont venir ». Quand vont-ils venir ? Voilà deux mois que la bonne année est passée, nous croyions qu’ils viendraient pour la bonne année, la bonne année est passée et les blancs ne viennent pas. Vous vous trompez, nous voulons que les blancs viennent en grand nombre, le Trechot qui est seul, nous fait souffrir, il faut que les autres viennent. Si nous apportons des choses, la CFHBC ne veut pas acheter ; il dit « si je ne veux pas acheter, où trouveront-ils d’autres commerçants pour acheter leurs produit, ce sont maintenant ses esclaves ! » Il se moque de nous, nous ne voulons plus que Trechot travaille dans notre pays. Ici nous avons du cacao, du café, du riz, des arachides, du maïs, des ignames et nous n’avons pas de blancs tandis que les autres pays qui ont ces choses ont des blancs. Que les blancs viennent voir de près. Nous avons des éléphants, des buffles… nous pouvons ramasser beaucoup d’argent avec toutes ces choses. Nous tuons du gibier, et on le mange avec la bouche, on ne le vend pas parce qu’il n’y a pas de blancs. Dans les autres pays, ils ont des bateaux, des camions, des trains. Nous n’avons qu’un seul bateau qui vient de temps en temps à Etoumbi et qui ne veut pas amener nos produits à Brazzaville. Brazzaville est loin, nous ne savons pas pagayer ; où peut-on trouver les 5 000 francs du passage en bateau ? En camion, c’est 3 000, plus les bagages. Un cabri, c’est 500, un fusil de Brazzaville ici pour le ticket du camion, c’est 1 000. Nous n’avons pas d’argent, où peut-on trouver cet argent pour payer le ticket de toutes ces choses ? Envoyez des blancs ; quand ils seront ici, nous pourrons leur vendre nos choses.

« Nous parlons surtout à Opangault : ce sont Opangault et Tchikaya qui ont commencé la politique ; Tchikaya est mort, il ne reste qu’Opangault et Youlou qui jouent toujours la politique. Ils ont fait la politique en disant que les blancs viendront en grand nombre : « les blancs viendront, ils viendront ». Toi, Opangault, toi Youlou, s’ils ne viennent pas, s’il y a encore un vote, nous ne voterons plus, la politique nous fatigue. On est toujours dans l’obscurité, on n’a pas d’hôpital, pas de cours moyen ; pour le CM nos enfants s’en vont à Ewo ; là-bas ils n’ont pas de soutien et ils reviennent tous au village à cause de la faim. La fondation de l’école est en 1951 et, jusqu’en 1961, nous n’avons pas encore eu d’enfants lettrés. Quand aurons-nous des lettrés ? Quand les blancs viendront chez nous, nous n’aurons pas de lettrés, ce sera une grande honte pour nous. Si nous avions un cours moyen, nos enfants ne partiraient plus au loin, ils seraient au village, ils ne seraient plus en famine. Okélataka est un grand village ; nous avons une pépinière de café, des mandariniers, des cocotiers, des avocatiers, des papayers. Ces choses nous les mangeons avec la bouche et ce n’est pas bien. Le gouvernement nous a refusé, nous sommes en colère contre lui. Nous travaillons beaucoup, nous mettons au monde des enfants qui vont à l’école, et pas d’hôpital pour les soigner. On a beau souffrir pour les nourrir et les habiller, nos enfants ne nous le rendent pas, ils n’ont pas de travail, ils sont toujours au village et nous, les parents, nous avons honte. Pourquoi les parents mettent au monde des enfants ? pour que l’enfant aille à l’école et sorte fonctionnaire. Là, le papa et la maman seront joyeux, mais nous, nous mettons des enfants au monde qui ne rapportent absolument rien ; ils restent au village, Opangault, Youlou, c’est une affaire importante, si l’on part en service, vous dites qu’on se sauve du village. »

« Le gouvernement n’est pas bon, on ne veut pas lui obéir et revenir au village en quittant le service ; en service, on travaille, le gouvernement paye celui qui a trois enfants, le gouvernement paye ses enfants. Pendant la fête de l’indépendance, le gouvernement a donné 1 500 francs à ceux qui travaillent. Et nous, alors, qui sommes au village ? Pourquoi le gouvernement ne nous a pas donné cet argent ? La politique est du mensonge. Celui qui travaille pour les blancs, on le paye ; s’il a un enfant, on lui paye cet enfant ; pour l’indépendance le gouvernement lui donne 1 500 francs. Nous qui sommes au village, nous travaillons les routes, n’est-ce pas un grand travail ? Payer l’impôt n’est-il pas un travail ?

Pourquoi le gouvernement ne nous a-t-il pas donné cet argent ? Nous avions cru que la politique était une bonne chose parce que le blanc et le noir sont maintenant des frères ; ils mangent à la même place, boivent dans le même verre. Mais la politique n’est pas encore améliorée, il faut maintenant enrichir notre pays et pour cela il faut beaucoup de blancs. Faites sortir les travaux à Okélataka ; il faut 5 blancs. L’un fait un travail, l’autre un travail, l’autre un travail.

« Nous travaillons le café : pas de résultat. Ce travail nous fait beaucoup souffrir et nous sommes en colère car le café pourrit dans nos maisons. Nous ne voulons plus cueillir ; on le cueille on le fait sécher au soleil et on ne vient pas l’acheter ; plus de sacs pour le mettre, si on demande à Trechot de nous vendre des sacs, elle ne veut pas. Le café est mûr dans les champs et nous manquons de sacs pour le mettre. Que peut-on faire ? Dans ce travail du café, on a pas de brouette pour pousser les herbes. Il faut que les blancs du café comme l’ingénieur nous envoient des sécateurs pour qu’on taille les branches du caféier. Les ingénieurs et les conducteurs nous ont dit : « travaillez le café, on vous paiera les plants de caféiers » ; jusqu’à aujourd’hui, on ne les paye pas. Quand vont-ils payer ? Nous sommes fatigués de cette politique, le kilo de café ne vaut que 35 francs. Nous voulons qu’un kilo de café soit au début 100 francs, la deuxième fois 150, troisième vente 200 et ainsi de suite. Comme les blancs, en France, à la nouvelle année, on augmente toujours les prix des choses ; qu’ici on fasse pareil : en 1961, le kilo à 100 francs, en 1962, 150 ; en 1963, 250. Si vous ne voulez pas, nous appelons le commerçant noir qui est à Ewo et nous tous, au village, nous lui louons son camion, nous y mettons nos sacs de café et nous partons, nous-mêmes, à Brazzaville. « C’est à toi, Opangault, que je parle ; nous n’avons connu Youlou que d’après toi. Mais comme Tchikaya : quand il était député, il envoyait les enfants Loango, Vili, Cabinda en France pour suivre de grandes études. Dans notre pays il n’y a pas d’école ; toi, Opangault, tu dois faire ce que Tchikaya faisait dans son pays. Lorsque Youlou a été élu dans les terres de Kinkala, Boko, Mouyoundzi, Pangala, leurs affaires se sont bien arrangées ; leurs routes sont goudronnées, les ponts construits en dur. Quand nos ponts seront-ils en dur ? Quand nos routes seront-elles goudronnées ? On dit que nous sommes dans l’indépendance, qu’est-ce que l’indépendance ? L’indépendance c’est pour les fonctionnaires et les grandes villes, c’est pas pour nous, les gens du village. Nous ne voulons plus entendre ces paroles. »

[4Oppression et libération dans l’imaginaire. Les communautés villageoises de la côte orientale de Madagascar. Paris, Maspero, 1969 (2e éd., La Découverte, 2002).

[5Françoise Raison-Jourde : « Oppression et libération à l’épreuve du temps », Journal de anthropologues, numéro en hommage à Gérard Althabe, 102-103, 2005.

[6G. Althabe : Anthropologie politique d’une décolonisation, L’Harmattan, 2000.

[7Les fleurs du Congo. Une utopie du lumumbisme. Paris, Maspero, 1972 (2e éd. augmentée, L’Harmattan, 1997).

[8Henri Lefebvre : « Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme », L’Homme et la société, 1 et 2, 1966.

[9Bernard Hours : De l’ORSTOM à l’IRD, de la colonie à l’agenda global, L’Harmattan, 2020.

[10Gilbert Viellard, Fonds Viellard, Cahier 28, IFAN : Les noms des tribus.

[11Nicole Echard, Catherine Quiminal & M. Selim, « À propos de l’incidence du sexe dans la pratique de terrain », entretien avec G. Althabe, Journal des anthropologues, 49, 1992, p. 137-142.

[12N. Echard, C. Quiminal & M. Selim, « Anthropologie des sexes, sexe des anthropologues », Journal des anthropologues, 45, 1991.

[13Pascale Absi, Laurent Bazin & M. Selim, « Les dominations enchevêtrées. Investissements épistémologiques de l’anthropologie du travail », L’Homme et la société, 193-194, 2015, p. 153-180.

[14Barbara Morovich, Miroirs anthropologiques et changement urbain, L’Harmattan, 2017.

[15G. Althabe, Bernard Légé & M. Selim, Urbanisme et réhabilitation symbolique. Paris, Anthropos, 1984 (rééd. L’Harmattan, 1993). G. Althabe, Christian Marcadet, Michèle de la Pradelle & M. Selim, Urbanisation et enjeux quotidiens, Paris, Anthropos, 1985 (rééd. L’Harmattan, 1993).

[16M. Selim, L’aventure d’une multinationale au Bangladesh, ethnologie d’une entreprise, L’Harmattan, 1991 et Pouvoirs et marché au Vietnam, le travail et l’argent, L’Harmattan, 2003 ; L. Bazin, Entreprise, politique, parenté, L’Harmattan, 1998.

[17. G. Althabe & M. Selim, Démarches ethnologiques au présent, Paris, L’Harmattan, 1998.

[18G. Althabe &Valeria A. Hernandez, « Implication et réflexivité en anthropologie », Journal des anthropologues, n° 98-99, 2004/3, p. 15-36. URL : https://www.cairn.info/revue-journal-des-anthropologues-2004-3-page-15.htm

[19Ferdinando Fava, Qui suis-je pour mes interlocuteurs ? L’anthropologue, le terrain et les liens émergents, L’Harmattan, 2015.

[20M. Selim & Aurora Liiceanu, « De la décommunisation au capitalisme en Roumanie », Journal des anthropologues [En ligne], 77-78 | 1999, mis en ligne le 1er juin 2000, consulté le 7 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/jda/3062  ; DOI : https://doi.org/10.4000/jda.3062

[21G. Althabe & M. Selim, « Mondialisation, communisme et colonisation », Journal des anthropologues [En ligne], 98-99 | 2004, mis en ligne le 22 février 2009, consulté le 6 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/jda/1632

[22G. Althabe & Alina Mungiu-Puppidi, Villages roumains entre destruction communiste et violence libérale, Paris, L’Harmattan, 2004.

[23Gérard Althabe & Rémi Hess, Une biographie entre ailleurs et ici, L’Harmattan, 2005.