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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

Giuseppe Pitrè et Gaston Vuillier. Un apprentissage ethnographique

Anna Iuso

IIAC-LAHIC, Sapienza - Università di Roma

2006
To cite this article

Iuso, Anna, 2006. « Giuseppe Pitrè et Gaston Vuillier. Un apprentissage ethnographique », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article205.html

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Published as part of the research theme “Networks, Journals and Learned Societies in France and Europe (1870-1920)”, directed by Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) and Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages)

Débarqué à Marsala, en Sicile, au printemps 1893, Gaston Vuillier entame un voyage qui, pendant quelques mois, l’amènera à parcourir l’île entière, d’une côte à l’autre. De Marsala il remonte vite à Palerme puis redescend vers le sud pour visiter Sciacca et Agrigente, il remonte jusqu’à Cefalù, redescend encore vers Caltanissetta, passe par Castrogiovanni, pousse jusqu’à la côte est qu’il remonte de Catane à Messine, là il gagne les îles éoliennes avant de revenir sur ses pas jusqu’à Syracuse où il s’embarquera, quittant cette île qui l’aura fasciné et que, malgré sa nostalgie et ses espérances, il ne reverra jamais.

Un hasard bienheureux

Palerme l’enchante, il parcourt la ville sans relâche mais, note-t-il :

“Je ne pénétrais pas davantage dans les mœurs ; je me décourageais presque, lorsque le hasard me servit enfin. Je rencontrai un jour le docteur Giuseppe Pitrè dans la boutique d’un libraire du Corso. Giuseppe Pitrè ! Il est bien connu en dehors de la Sicile, ce savant modeste et doux qui a tant écrit d’intéressantes et rares choses sur son pays qu’il aime. [...] Nous avions bien des raisons pour nous plaire ensemble, et à partir du jour où je le rencontrai, nous passâmes de longues heures à travers les rues de Palerme, dans les anciens quartiers surtout” (p. 32).

Dès ce jour, la présence de Pitrè va ponctuer le voyage sicilien de Vuillier : partout dans le volume on trouve des allusions à ses œuvres ethnographiques [1], des citations ainsi que son portrait. Que ce soit dans les rues de Palerme ou partout ailleurs sur l’île, Usi e Costumi devient le guide de Vuillier, le bréviaire qui lui permet de comprendre, d’appréhender, parfois même de voir des pratiques qui, autrement, auraient échappées à son regard. Ainsi, par exemple, observe-t-il en compagnie de Pitrè des enfants mettant en scène dans la rue les aventures chavaleresques du “teatro dei pupi”, il note les superstitions autour du lézard lors d’une rencontre fortuite avec un carabinier qui mange avec sa famille devant le temple de Ségeste, il interroge sur les étoiles un vieux assis devant une fontaine dans une nuit d’Agrigente. Parfois Pitrè lui annonce carrément des événements qui vont avoir lieu, et qui présentent un considérable intérêt ethnographique. C’est le cas du rituel de l’Ascension, lorsque des troupeaux sont amenés à la mer pour la bénédiction de minuit. Dans une nuit douce et embaumée par les fleurs de la Conque d’Or, Vuillier assiste à cette antique cérémonie, il la décrit dans les moindres détails, sans oublier de nous rappeler que cet évènement nocturne ne lui est accessible que grâce à celui qu’il considère désormais comme un ami.
En parcourant la Sicile avec Vuillier on a donc l’impression, nourrie par l’auteur lui-même, que son regard est aiguisé par celui de Pitrè, et on assiste à l’affirmation d’une sensibilité ethnographique inégalée. A-t-il, pour cela, suffi d’une providentielle rencontre ? Ou bien Vuillier cherchait-il à élargir ses curiosités de peintre-voyageur et de reporter romantique ? Une petite allusion faite aux conditions particulières de ce voyage a éveillé notre curiosité, et nous a ouvert une piste qui va peut-être nous éclairer.
Dans les premiers jours de visite, lorsque le vagabondage dans les rues de Palerme soulevait tant de questions sans réponses, Vuillier précise laconiquement : “Je suis arrivé à Palerme sans une seule recommandation, mais honoré d’une mission par le ministère de l’instruction publique. Il me semblait que bien des portes allaient s’ouvrir devant moi. Le monde officiel m’est resté fermé” (p. 21) ». Quelles sont les portes auxquelles il a frappé? Et surtout, quelle est cette mission ?

Les Archives nationales nous ont apporté une réponse. Il existe, effectivement un dossier de mission scientifique au nom de Gaston Vuillier [2]. Celui-ci, par une lettre du 4 décembre 1891, sollicite du ministre de l’Instruction publique un soutien officiel pour se rendre dans le bassin occidental de la Méditerranée. Le succès obtenu par ses Iles oubliées justifie qu’il aille « étudier les mœurs, la langue et les traditions de Sicile », île qui mérite d’être connue en profondeur « en raison des souvenirs historiques qui la rattachent à la France ». Le ministère demande l’avis d’un spécialiste et Édouard-Théodore Hamy, conservateur du Musée d’ethnographie du Trocadéro, est sollicité pour donner le sien. Lors de sa rencontre avec Vuillier, il lui parle des « survivances ethnographiques [...] plus importantes en Sicile qu’ailleurs ». C’est donc chargé de collecter ces survivances et de recueillir des « collections anthropologiques et ethnographiques » que Vuillier s’embarque, muni de lettres de présentation pour les consuls de France à Palerme et Messine.
Officiellement mandaté pour la première fois, le peintre trouve dans Pitrè le guide parfait. Sa connaissance des cultures populaires siciliennes est immense et, par chance, il vient de se lancer dans la collecte des objets en vue de réaliser la première exposition ethnographique sicilienne en 1891-1892, collection qui allait devenir le noyau du Museo Etnografico Siciliano « Giuseppe Pitrè » [3]. Vuillier qui a visité les collections en compagnie de Pitrè [4], se familiarisa avec les objets qu’il aurait trouvés à l’intérieur de l’île, mais rien dans son texte, ni dans ses documents, ne permet de déduire qu’il en ramena en France.
Ce qui reste au fond assez surprenant est donc la mise en scène de la rencontre. Chargé d’une mission ethnographique, sachant qu’il allait résider longtemps à Palerme, Vuillier à l’en croire, ne s’adressa pas immédiatement à Pitrè, déjà connu en France comme le grand ethnologue de Sicile. Nous ne saurons peut-être jamais s’il s’agit là de modestie ou d’ambiguïté dans la perception de son propre statut. Toujours est-il que cette rencontre, sans doute fortement souhaitée, enrichit considérablement le regard de Gaston Vuillier.

Une collaboration durable

Lorsqu’on lit la dédicace à Pitrè, lorsqu’on parcourt l’introduction au volume, on pourrait avoir le sentiment de remerciements un peu obséquieux, de déclarations stéréotypées. Place est faite en effet à une nostalgie qui peut sembler trop ostentatoire :

“Maintenant, en ces jours d’automne, si mélancoliques dans nos climats, je songe avec tristesse à mes amis de Sicile que sans doute je ne reverrai plus. Je n’aurai plus même le bonheur de m’entretenir avec eux comme je le faisais en écrivant ce livre dont je viens de donner à l’impression les derniers feuillets ; je m’y étais si bien accoutumé pourtant... [...] En Limousin, Octobre 1895.”

Mais ce qui pourrait relever de la rhétorique trouve un écho de saisissant de vérité dans d’autres mots de Vuillier, adressés quelques jours plus tard à l’ami qu’il a quitté :

“Paris, 18 novembre 1895. Cher et illustre ami, je suis bien désolé de vous avoir fait de la peine, mon silence ne voulait pas dire que je vous avais oublié, que je ne vous aimais plus. Mais il y a 7 mois je me suis aperçu que si nous restions à Paris je n’arriverais jamais à terminer mon œuvre sur la Sicile pour l’époque à laquelle je m’étais engagé avec mon éditeur. Alors nous sommes partis pour le centre de la France, et là, au fond d’un gorge sauvage, au milieu des bois et des torrents, dans le recueillement et la solitude j’ai pu me consacrer tout entier à ce travail. Je ne recevais plus de lettres, mes meilleurs amis, vous avez pu le voir par vous-même, ignoraient ma retraite. Je suis arrivé juste à temps pour l’impression du journal et du volume qui se préparait en même temps, et aussitôt que la dernière feuille a été envoyée je suis rentré. Il y a de cela quelques jours à peine. J’ai trouvé à Paris un monceau de lettres, des cartes, des mots d’amis inquiets de ma disparition. Mais voilà, l’œuvre est terminée, dans le courant du mois de décembre vous recevrez le volume édité avec luxe et je serai bien heureux de vous l’offrir comme un témoignage de mon attachement et de ma reconnaissance car c’est à vous que je dois tout ce qu’il y a d’intéressant dans mes récits. [...]” [5]

Cette lettre, avec 17 autres lettres autographes de Gaston Vuillier à Giuseppe Pitrè, nous avons eu la chance de pouvoir la lire à Palerme, dans la bibliothèque du Museo etnografico siciliano G. Pitrè. [6]
Et cette correspondance nous montre bien la force de l’amitié qui liait les deux hommes, tout en nous offrant la possibilité de saisir de l’intérieur la genèse de l’œuvre commune. Étalée du 10 juillet 1893 au 25 juin 1902, elle accompagne toute la période de rédaction de La Sicile, en la dépassant largement. On y lit avec fascination, les doutes de Vuillier, ses moments d’angoisse face à l’étendue de l’œuvre, qui se voulait désormais explicitement ethnographique. Les détails qui nous avaient frappés s’éclairent d’un autre jour, souvent émouvant lorsque sont révélés les efforts de cet apprenti ethnologue qui trouve chez Pitrè la plus précieuse des aides, et la plus rassurante des reconnaissances [7].
Prenons à titre d’exemple, sa visite de Monreale et de sa superbe basilique. Vuillier raconte qu’il s’y rend avec un ami, le cavaliere Saverio. Leur visite semble extraordinairement fructueuse,le lecteur est ébahi par les connaissances que Vuillier déploie sur les moindres détails techniques et artistiques et par le degré d’attention porté à ce que lui raconte son accompagnateur. Plusieurs pages sont consacrées à cette excursion, qui lui révèle à la fois une ville, petite et pauvre, et un inoubliable monument. À première vue, il doit tout à ses connaissances préalables et à celles du cavaliere Saverio :

“Saverio m’expliquait les légendes, appelait mon attention sur les parties les plus intéressantes ; il m’instruisait en me faisant admirer en détail les beautés de toute nature, lentement et avec mesure, car tout me sollicitait. [...] Et je suivais mon guide, dont la parole lumineuse, colorée et toujours caressante, résonnait dans les profondeurs de la nef.” (p.123)

Quelle surprise donc lorsque, en parcourant cet échange épistolaire, on lit dans une lettre datée du 4 février 1894 :

“En attendant vous m’obligeriez, cher maître, en m’adressant quelques renseignements pittoresques ou sur les mœurs à propos de Monreale. Je suis un peu à court de texte car la description technique n’en est pas longue. Si vous aviez quelques faits particulier, quelque légende, je l’ajouterais.”

Pitrè doit avoir répondu avec générosité, car la description de Monreale et de sa basilique occupe une place un peu disproportionnée dans l’ouvrage... Il ne faut surtout pas croire que Vuillier oublie ses sources. Lorsqu’il ne peut pas citer explicitement les œuvres de Pitrè, Vuillier glisse son “maître” dans la trame du récit, ou bien en d’autres endroits, une citation fugitive ou indirecte. Ainsi, dans le voyage vers Monreale, il fait dire au cavaliere Saverio : “Consultez Pitrè, et il vous apprendra sur le vent de bien étranges superstitions.”
De la même façon, on est arrêté par la qualité des pages sur les mineurs des solfatares, les “calcaroni”. Nul doute qu’il ait été réellement frappé par la triste condition de ces hommes, il dessine d’ailleurs le visage de maints d’entre eux. Mais le détail avec lequel il décrit les phases de leur travail, sa façon de noter des phrases entières, parfois en dialecte sicilien, étonne encore une fois le lecteur, et trouve la même explication dans la correspondance : “ Paris, 7 janvier 1895. Mon cher et illustre ami, je viens de recevoir le colis postal renfermant avec des mandarines et quelques opuscules sur les mineurs de soufre votre ouvrage sur les Costumi Siciliani que vous m’avez fait l’honneur et l’amitié de me dédier.”
En parcourant ces lettres on trouve trace de la plupart des sujets abordés par Vuillier dans sa description de la Sicile. Et encore ne s’agit-il là, très clairement, que du dernier stade de leur collaboration, qui se déploie en trois temps : Pitrè a d’abord accompagné Vuillier dans les rues de Palerme, modelant son regard, l’ouvrant à d’autres formes de questionnement. Ensuite, tout au long du voyage sicilien, il l’a guidé avec ses Usi e costumi, que Vuillier cite sans cesse, car il y trouve des suggestions sur les objets et les situations à questionner. Enfin, dernier stade, cette correspondance ininterrompue, cet échange continu, a nourri le discours de Vuillier, a physiquement étoffé son ouvrage. En effet, le journal, qui donne le sentiment de rencontres aléatoires mais aussi de quêtes systématiques, est ici, clairement, gorgé d’ethnographie : au-delà des paysages et des monuments, le regard de Vuillier change de focale, il s’attarde sur une série d’objets, de personnages et de pratiques qui appartiennent à l’ethnographie comme savoir constitué. Le voici, à Palerme, attiré par les cantastorie (chanteurs des rues), le théâtre de marionnettes, les superbes charrettes décorées mais aussi, moins spectaculaires, les superstitions, les pratiques religieuses, les rites funéraires, les jeux d’enfants. Autant de chapitres indispensables d’un traité d’ethnographie. Cette orientation n’est pas, chez Vuillier, absolument neuve, son regard sur les Baléares, la Corse et la Sardaigne est déjà bien informé des mœurs et des coutumes. Cependant, en Sicile, l’ethnographie, détaillée et enthousiaste, occupe souvent le premier plan.

Article extrait de Daniel Fabre et Anna iuso (dirs.), Gaston Vuillier ou le trait du voyageur, Carcassonne, Garae-Hésiode, 2002.




[1En part. Usi e costumi, credenze e pregiudizi del popolo siciliano, 4 vol., Palerme 1889.

[2Archives nationales, ministère de l’Instruction publique, dossier des Missions scientifiques, F 17 3013 (Vuillier).

[3Cette collection est soigneusement décrite dans l’ouvrage Catalogo illustrato della Mostra Etnografica Siciliana ordinata da Giusepe Pitrè, Palermo, Stabilimento Tipografico Virzi , 1892. Ce catalogue, rédigé par Pitrè lui-même, a été reproduit en 1995 par le Museo Etnografico Siciliano. En 1935 toutes les collections de Pitrè trouvèrent une unique installation dans le nouveau siège du musée qui, des locaux provisoires du centre-ville, fut déplacé dans les dépendances d’un magnifique bâtiment, la Palazzina Cinese, situé dans un parc, le Parco della Favorita. Lorsque l’ethnologue Giuseppe Cocchiara en devint le directeur, en 1938, il présenta toutes les collections dans un guide critique du musée. Voir Giuseppe Coccharia, La vita e l’arte del popolo siciliano nel Museo Pitrè, F. Ciuni Libraio Editorie, Palermo, 1938. Ce volume a également été reproduit par le Museo Pitrè en 1995.

[4Il relate brièvement de cette visite à la page 104.

[5Lettre de Gaston Vuillier à Giuseppe Pitrè. Le corpus de lettres autographes de Vuillier à Pitrè se trouve actuellement à la bibliothèque du musée Pitrè à Palerme.

[6Je tiens ici à remercier les membres de l’équipe du musée Pitrè pour leur accueil chaleureux, et tout particulièrement le prof. Zef Chairamonte, qui m’a d’emblée révélé l’existence de ce fonds en me l’ouvrant. Avec une collaboratrice du journal du musée, il venait d’en rendre compte depuis peu : Maria Rosa Panzica, « La Sicilia di Gaston Vuillier. Un incontro fortuito », Il Pitrè. Quaderni del museo etnografico siciliano, II , 5, apr-giu., 2001, p. 43-46 ; Zef Chiaramonte, “Un epistolario e un cadeau della Francia”, ibid., p. 47.

[7Sur la perception et le statut de l’œuvre de Vuillier ethnologue « méconnu », voir la contribution de Claudie Voisenat dans le dossier sur Vuillier, “Gaston Vuillier et les folkloristes”.