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des histoires de l’anthropologie

Jacques Roumain, Léon-Gontran Damas, et les filiations de l’anthropologie haïtienne des années 1930-1940 : vers la constitution d’espaces intellectuels transcoloniaux ?

Marianne Palisse

Université de Guyane, LEEISA (UMR 3456, UG, Ifremer, CNRS)

2020
Pour citer cet article

Palisse, Marianne, 2020. « Jacques Roumain, Léon-Gontran Damas, et les filiations de l’anthropologie haïtienne des années 1930-1940 : vers la constitution d’espaces intellectuels transcoloniaux ? », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2042.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Anthropologies et constructions nationales à partir de Cuba et d’Haïti (1930-1990) », dirigé par Kali Argyriadis (IRD, Université Paris-Diderot, URMIS) et Maud Laëthier (IRD, Université Paris-Diderot, URMIS).

Résumé : Cet article s’appuie sur les parcours croisés de l’Haïtien Jacques Roumain et du Guyanais Léon-Gontran Damas, et s’efforce de mettre en lumière les réseaux intellectuels au sein desquels se répand une pratique de l’ethnologie dans les Amériques noires francophones dans les années 1930-1940. L’Institut d’ethnologie de Paris, où Roumain et Damas ont étudié, a eu une grande influence sur leur conception de l’ethnologie. Mais tous deux ont aussi été des membres actifs de réseaux d’intellectuels noirs de part et d’autre de l’Atlantique. Ces derniers étaient en relation avec des groupes d’intellectuels antifascistes et antiracistes, mais aussi avec les milieux surréalistes. Haïti y occupait une place particulière. Damas et Roumain voyaient dans l’ethnologie un outil au service de leur projet de revalorisation des cultures noires, des cultures populaires, et ont contribué, à partir de leur position d’intellectuels issus des pays colonisés et de leur refus de l’assimilation, à travailler profondément la discipline.

L’écrivain et ethnologue Jacques Roumain (1907-1944) est au cœur de ce que l’historien Carlo Célius a appelé le « tournant ethnologique » haïtien (Celius, 2005), qui a lieu entre la fin des années 1930 et le début des années 1940, par sa participation à la création du Bureau d’ethnologie et de l’Institut d’ethnologie d’Haïti, fondés en 1941. Sa trajectoire ethnologique ne peut se comprendre sans prendre en compte son appartenance à des réseaux internationaux qui relient dans les années 1930-1940 Haïti à la France, mais aussi à des colonies françaises d’Afrique et d’Amérique, et à des pays indépendants des Amériques et des Caraïbes. Pour mieux comprendre ces réseaux et leurs liens avec l’anthropologie, je développerai ici une analyse en miroir des parcours de Jacques Roumain et de l’intellectuel guyanais Léon-Gontran Damas (1912-1978) – considéré avec Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, comme l’un des pères de la négritude –, parcours qui se croisent brièvement à Paris en 1937, autour de l’Institut d’ethnologie de Paris [1].

Un petit texte introduit bien cette histoire. En janvier 1953, Léon-Gontran Damas est en visite à Port-au-Prince, où il prononce plusieurs conférences et visite le Bureau d’ethnologie. La Publication du Bureau d’ethnologie rend compte de la visite de « notre éminent congénère et collègue guyanais  » et reproduit le texte laissé par Damas sur le livre d’or du Bureau d’ethnologie : 

Je suis heureux de rendre visite au Bureau d’ethnologie d’Haïti, œuvre de Jacques Roumain, que j’avais personnellement invité à la sortie du Congrès des Écrivains Révolutionnaires de 1938, à s’inscrire à l’Institut d’ethnologie de Paris, ce qu’il fit avec d’autant plus d’enthousiasme que Jacques Roumain, Haïtien de nationalité et nègre conscient, ne pouvait que mettre à profit, pour le plus grand bien de tous, les cours des professeurs Rivet et Mauss.
Je souhaite que, sous la direction éclairée de Lorimer Denis, digne continuateur du regretté et ami Jacques Roumain, le Bureau d’ethnologie haïtien jette le pont désormais entre les républiques de nos différentes régions, des différents pays noirs des continents américain et africain. Et d’une manière générale entre l’Homme Noir et l’Homme Blanc, L’Homme Jaune et L’Homme Brun, pour une meilleure connaissance de l’Humanité qui reste une.
19 janvier 1953, L. G. DAMAS [2].

Il semble que Damas fasse en fait plusieurs erreurs quant aux circonstances de sa rencontre avec Roumain. D’une part sur la date : Roumain a suivi les cours de l’Institut d’ethnologie de Paris durant l’année universitaire 1937-1938 [3]. La rencontre a donc dû avoir lieu avant 1938. D’autre part, on ne trouve pas de trace d’un « congrès des écrivains révolutionnaires » à cette époque. Par contre, Jacques Roumain était présent au Congrès des écrivains pour la défense de la culture avec le poète cubain Nicolas Guillén et l’écrivain étatsunien Langston Hugues, les 16 et 17 juillet 1937 à Paris [4], et Damas y était aussi (Racine 1983 : 30). C’est donc très probablement lors de ce congrès, organisé à l’initiative des communistes et réunissant des écrivains de gauche dans le contexte de la montée des fascismes, qu’a eu lieu la rencontre évoquée par Damas.

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Jacques Roumain (1942).
Auteur inconnu, domaine public.

Malgré ces approximations, l’extrait met en relief différents sujets que je souhaite traiter ici : tout d’abord, le rôle de l’Institut d’ethnologie de Paris et des réseaux de ce que j’appellerai l’« école française » d’ethnologie, qui participent à l’installation de la discipline ethnologique dans les Amériques noires francophones ; ensuite, la participation de Roumain et de Damas parmi d’autres intellectuels à la construction dans les années 1930 d’une véritable « internationale noire » ayant pour but la revalorisation des cultures noires dans un contexte de montée des racismes en Europe et d’émergence de courants nationalistes et indépendantistes dans les pays colonisés ; enfin, le rôle particulier qu’assignent à l’ethnologie ces écrivains engagés contre l’« assimilation [5] » et pour la transformation de leur société.

Le rôle de l’Institut d’ethnologie de Paris et les réseaux de l’école française d’ethnologie

L’Institut d’ethnologie de l’université de Paris est le lieu où Damas et Roumain reçoivent l’essentiel de leur formation en ethnologie. Par la suite, alors que Roumain, interdit de séjour en Haïti, est installé à New-York à partir de 1939 sans sa famille rentrée au pays, il manifestera dans ses lettres à son épouse son souhait de s’inscrire à l’université de Columbia, où enseigne Franz Boas, mais il ne parviendra pas à le faire, faute d’avoir les moyens de régler les droits d’inscription [6]. Damas quant à lui, a aussi suivi des cours à l’Institut des langues orientales, mais les a rapidement abandonnés, jugeant les professeurs racistes (Racine 1983 : 30).

L’Institut d’ethnologie de Paris, créé en 1925, a été un des hauts lieux de ce que l’on peut appeler l’école française d’ethnologie (Laurière 2008). Dirigé par Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Mauss et Paul Rivet, il va former toute une génération d’ethnologues et d’intellectuels français, qui publieront de nombreuses œuvres dans les années 1940-1950 [7]. L’Institut attire aussi des intellectuels noirs parmi lesquels, outre Damas et Roumain, on peut citer Paul Hazoumé, écrivain, ethnologue et homme politique béninois, l’écrivain et futur président sénégalais Léopold Sédar Senghor, ou encore le Togolais Georges Creppy, vaudouisant engagé qui fera une carrière de haut magistrat en Côte-d’Ivoire. Les anciens de l’Institut vont former par la suite un véritable réseau. Dans son hommage posthume à Roumain, Alfred Métraux, qui l’a rencontré en Haïti en 1941, souligne que le fait qu’ils aient tous deux fréquenté l’Institut a contribué à les rapprocher :

Il y avait entre nous le lien créé par une même discipline acquise dans une même école. Jacques Roumain avait étudié l’ethnographie à l’institut d’ethnologie de Paris et travaillé au Trocadéro, les deux centres scientifiques auxquels je dois, en partie, ma propre formation scientifique (Métraux, 1944, in Roumain 2003 : 1633).

L’enseignement à l’Institut est dominé dans les années 1930 par deux figures majeures : Marcel Mauss et Paul Rivet. Marcel Mauss est aujourd’hui très largement célébré comme « père de l’ethnologie française ». S’il n’a jamais publié d’ouvrage à proprement parler, le monde anthropologique reconnaît la portée de ses intuitions et la fécondité des nombreuses pistes de recherche qu’il a ouvertes par ses articles et essais, tant sur les méthodes que sur les concepts de la discipline (Fournier 1994). Paul Rivet était, il y a quelques années, beaucoup moins connu, ce qui ne rend justice ni à son parcours scientifique et politique, ni à sa vie romanesque mise en lumière par la parution en 2008 de la biographie que lui a consacrée Christine Laurière (2008) [8]. Notons les liens importants noués par Rivet avec les Amériques tout au long de sa carrière : son expérience ethnologique se construit en Équateur, il entretient un vaste réseau de correspondance avec des savants du continent américain et des liens scientifiques soutenus avec l’anthropologue étatsunien Franz Boas, et pendant la Seconde Guerre mondiale, contraint de quitter la France, il est amené à travailler longuement en Colombie et au Mexique (Cunin 2013). La création de l’Institut d’ethnologie de Paris est une manifestation de la légitimité accordée à une discipline scientifique alors en pleine construction. Il faut rappeler ici les caractéristiques de l’ethnologie qui y est alors enseignée et que découvrent tour à tour Damas et Roumain.

L’ethnologie de cette époque en France correspond plus ou moins à ce que l’on appelle aux États-Unis la « four field approach », qui regroupe l’anthropologie physique, l’archéologie, la linguistique et l’anthropologie culturelle. Elle se sépare peu à peu de l’anthropologie physique, après en avoir été considérée comme une simple extension. Dans les années 1920, la thèse selon laquelle les phénomènes culturels sont liés à des particularités anatomiques des peuples étudiés, bien que contestée, reste importante dans le milieu de la science de l’homme. La critique radicale formulée par l’Haïtien Anténor Firmin dès 1885 dans son ouvrage De l’égalité des races humaines (Fluehr-Lobban 2005), largement redécouverte aujourd’hui, est restée confidentielle. Toutefois, ses conclusions sont de fait partagées par un nombre croissant d’intellectuels. Il apparaît que les données issues de mesures anatomiques sont peu fiables, et que les techniques de mesures et de classement sont variables et n’aboutissent à aucune conclusion solide. Paul Rivet lui-même va ainsi progressivement se consacrer aux études ethnographiques et abandonner complètement l’anatomie. Cependant, la prise de distance n’est pas achevée et les cours à l’Institut comprennent toujours de l’anthropologie physique, de la biologie et de la physiologie.

Les promoteurs de l’ethnologie voient en celle-ci une « méta-science qui coiffe toutes les disciplines » (Laurière 2008 : 353) : il s’agit de connaître l’homme dans toutes ses manifestations. C’est pourquoi le programme des cours comprend aussi l’archéologie, la paléontologie, la linguistique, la physiologie des races humaines. Le cursus de l’Institut d’ethnologie d’Haïti, créé en 1941 sous l’impulsion de Jean Price-Mars et de Roumain, s’inspire largement de celui de l’Institut d’ethnologie de Paris et contiendra lui aussi des cours d’anthropologie physique et de diverses autres disciplines qui peuvent paraître éloignées de ce que l’on appelle aujourd’hui l’ethnologie (Palisse 2014).

L’école d’ethnologie de Paris s’élève vigoureusement contre les théories racistes qui triomphent en Allemagne dans les années 1930. Paul Rivet participe notamment à la création d’un groupe d’étude et d’information « Races et Racismes » destiné à étudier scientifiquement la notion de race et, avec l’édition d’une revue du même nom, à montrer au grand public que le racisme prôné par les nazis ne repose sur rien de scientifique. Ce groupe s’efforcera de faire connaître en France les théories de Franz Boas selon lesquelles l’acquis dépasse l’inné. Ces prises de position consomment définitivement la rupture, entamée dès les années 1920, avec la Société d’anthropologie et l’École d’anthropologie où sévissent des anthropologues racistes comme George Montandon (D’Ans 2003 : 1383-1384 ; Laurière 2008 : 502-518).

En revanche, l’ethnologie enseignée à l’Institut reste liée au colonialisme. Ce dernier n’est globalement pas remis en cause, même si ses excès sont condamnés. Si une réelle connaissance sur les sociétés autres se constitue (Sibeud 2002), l’Institut lui-même n’en demeure pas moins une émanation du ministère des Colonies, et l’activité des ethnologues qui y sont formés doit se porter principalement vers l’empire colonial et permettre de mieux connaître les peuples, pour, en définitive, mieux les « valoriser ». Ce positionnement avait pour avantage de rendre plus aisée l’obtention de subsides des pouvoirs publics. Ce sont d’ailleurs des subventions accordées par les colonies qui permettent à l’Institut de fonctionner (Laurière 2008 : 345-348).

L’ethnologie peine aussi à s’affranchir du paradigme de l’ethnographie de sauvetage qui restera dominant jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Les chercheurs pensent que les sociétés « primitives », que les ethnologues sont chargés d’étudier en priorité, vont disparaître, inexorablement absorbées par les sociétés les plus évoluées, et ne semblent pas imaginer pour elles d’autres voies que celle de se fondre dans une histoire commune de l’humanité. Il faut donc pratiquer une ethnologie d’urgence, pour conserver des traces des cultures en voie de disparition [9]. On retrouve ce type de discours en Haïti à propos du vodou sous la plume d’Alfred Métraux [10] et de Roumain lui-même. Ce dernier exprime d’ailleurs très clairement dans son article « Sur les superstitions » sa croyance en un « progrès » qui rendra inutile le recours à des pratiques magiques :

Il faut naturellement débarrasser la masse haïtienne de ses entraves mystiques. Mais on ne triomphera pas de ses croyances par la violence ou en la menaçant de l’enfer. Ce n’est pas la hache du bourreau, la flamme du bûcher, les autodafés, qui ont détruit la sorcellerie. C’est le progrès de la science, le développement continu de la culture humaine, une connaissance chaque jour plus approfondie de la structure de l’Univers (Roumain 2003 : 750).

La création du Bureau d’ethnologie et les recherches qu’il mène sur « la culture matérielle » sont motivées par cette volonté de conserver des traces de cultures disparues ou en voie de disparition afin de constituer les archives de l’humanité.

Enfin, Mauss et Rivet encouragent leurs étudiants à aller sur le terrain, et les années 1930 sont en France celles de l’essor des missions ethnologiques, souvent collectives (Laurière 2017). La France accuse alors un retard en la matière par rapport à d’autres écoles nationales d’anthropologie, où la pratique du terrain s’est imposée une trentaine d’années auparavant, et Mauss et Rivet entendent bien le combler. Si Rivet a connu une véritable expérience de l’altérité lors de son séjour en Équateur, Mauss est un ethnologue de cabinet, qui prône toutefois la pratique de l’ethnographie de terrain dans ses cours [11]. Leurs élèves s’efforceront donc d’affronter et de surmonter cette « épreuve du feu » (Laurière 2017), et il sera important pour Damas et Roumain de se réclamer de cette pratique du « terrain ».

Valoriser les cultures noires : les réseaux de la « diaspora nègre »

La rencontre, en 1937, entre Damas et Roumain témoigne de la façon dont se construit, dans le Paris des années 1930, un véritable réseau transatlantique des intellectuels noirs francophones.

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Léon-Gontran Damas à Paris, en compagnie de Georges Othily, futur sénateur de Guyane.
Archives territoriales de Guyane/collection privée.

Léon-Gontran Damas est un acteur incontournable du monde noir parisien des années 1930. Né en 1912 à Cayenne, condisciple de Césaire au lycée Schœlcher de Fort-de-France, étudiant à Paris à partir de 1929, il s’inscrit à l’Institut des langues orientales et en droit, puis à l’Institut d’ethnologie en 1932. En s’écartant des études classiques, il fait preuve d’une originalité certaine, ce qui lui vaut des représailles de sa famille qui lui « coupe les vivres ». [12] C’est lui qui, selon ses dires, poussera non seulement Jacques Roumain, mais encore Léopold Sédar Senghor à s’inscrire à leur tour à l’Institut d’ethnologie. Véritable animateur de réseau, il participe de diverses manières au bouillonnement intellectuel et artistique qui réunit alors Africains, « nègres de la diaspora » comme les qualifiera plus tard Senghor [13], mais aussi intellectuels des Amériques hispanophones. Il fréquente le cercle littéraire de la Martiniquaise Paulette Nardal et participe à la diffusion de la Revue du monde noir, créée en 1931 par le Dr Léo Sajous, haïtien. Il est proche de l’éphémère revue Légitime défense, puis de l’Étudiant noir, dont l’unique numéro de 1935 contient un article de Césaire intitulé « Nègrerie » que l’on cite souvent comme le point de lancement de la négritude. Il sera enfin un important contributeur de la revue Présence africaine, dédiée à « la culture africaine » dans une perspective panafricaniste, à partir de 1947.

Parallèlement, Damas construit son œuvre poétique. Il publie Pigments en 1937, qui est considéré comme un des premiers monuments littéraires de la négritude. Pigments est une violente charge contre l’assimilation à la culture française alors prônée par les élites aux Antilles et en Guyane (Mam Lam Fouck 2006), avec notamment des poèmes comme « Ils ont », ou « Hoquet ». Pigments paraît deux ans avant Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, qui reconnaîtra plus tard l’influence de ce texte [14]. Suivront au fil des années d’autres recueils : Graffiti en 1952, Black Label en 1956 et Névralgie en 1966.

Enfin, à l’instar de nombreuses autres figures militantes de l’époque, il joue un rôle de passeur, cherchant toute sa vie à valoriser et à faire connaître les arts et la littérature « nègres » des deux côtés de l’Atlantique. En 1943, il publie Veillées noires, un recueil de contes populaires guyanais, s’inscrivant ainsi, à la suite de l’Haïtien Jean Price-Mars (1928), dans un mouvement de légitimation des cultures populaires afro-américaines que l’on retrouve non seulement en Haïti, avec les recueils de Suzanne Comhaire-Sylvain (1937), mais aussi à Cuba, avec le travail de Lydia Cabrera (1940). On peut citer à son actif une Anthologie des poètes d’expression française en 1947, Poèmes nègres sur des airs africains, un recueil de poèmes africains, en 1948, et une Nouvelle somme de poésie du monde noir en 1966. Il terminera sa carrière dans les universités étatsuniennes, et deviendra professeur de littérature africaine titulaire à l’université Howard, à Washington, lieu de formation de nombre d’intellectuels afro-américains, tels que l’écrivaine Toni Morrison, l’écrivaine et anthropologue Zora Neale Hurston, le juge à la cour suprême Thurgood Marshall, ou, plus récemment, le journaliste et essayiste Ta-Nehisi Coates,– qui écrit que sa génération d’étudiants surnommait cette université « la Mecque » (Coates 2017 : 61-92). Parfaitement anglophone et francophone, il se livre aussi à une activité de traduction et contribue à tisser des liens entre Noirs des deux rives de l’Atlantique. Senghor écrira à ce sujet : « Dans notre révolution de 1930, nous avions été fortement influencés par les États-Unis. Et c’est Léon Damas qui connaissait le mieux les poèmes, voire les poètes de la Négro-Renaissance : Langston Hughes, Countee Cullen, James Weldon Johnson, Claude Mac Kay, Jean Toomer, etc. » (Senghor 1979 : 11).

Dans le Paris des années 1930, les représentants du mouvement de la négritude naissant se donnent pour but de réunir les Noirs de différentes origines autour de leur condition commune. Cet objectif préfigure le concept de « diaspora noire » qui a fait depuis couler tant d’encre dans les sciences sociales (Gueye 2006). Dans un texte inédit que Damas affirme avoir écrit pour l’Étudiant noir, il explique ainsi le but de cette revue créée en 1935 : « On cesse d’être un étudiant martiniquais, guadeloupéen, guyanais, africain, malgache, pour n’être plus qu’un seul et même étudiant noir  » (Racine 1983 : 30). Les mots « Noir », « Nègre » et « Africain » sont alors utilisés dans les textes des différents auteurs pour souligner l’appartenance à un groupe commun, tout comme le mot « congénère » que l’on retrouve en 1952 dans le message laissé par Damas au Bureau d’ethnologie. Celui-ci traduit l’idée que l’on fait partie de la même espèce, et renvoie aux ambiguïtés et interrogations autour de la manière de désigner les afro-descendants. Faut-il, à l’instar de la négritude, revendiquer la différence irréductible des cultures « nègres » en risquant de cautionner le racisme, ou bien, en refusant cette différence, risquer de faire le jeu de l’assimilation ?

Les volontés de rassemblement de la diaspora noire transatlantique dans les années 1930-1940 doivent être comprises dans le contexte menaçant créé par la montée du racisme et du nazisme en Allemagne, et des totalitarismes en Europe. Dans les milieux scientifiques comme dans les milieux littéraires européens, une sorte d’union sacrée des intellectuels de gauche contre le fascisme et le racisme se met en place et va entrer en contact avec les réseaux d’intellectuels noirs soucieux de « réhabiliter » les cultures « nègres ». À la même époque Nancy Cunard, basée elle aussi en France, fédère des auteurs anglophones pour éditer Negro Anthology (Frioux-Salgas 2014), dont le but est de montrer la richesse des cultures noires. De nombreux intellectuels noirs étatsuniens sont alors présents en France où ils jugent l’atmosphère plus respirable qu’aux États-Unis (Fabre 1999). Un certain bouillonnement se manifeste aussi du côté des Noirs issus de l’empire colonial français qui sont de plus en plus nombreux à vivre en France. Ces mondes communiquent, notamment autour du salon des sœurs Nardal, et des Congrès panafricains sont organisés (Ndiaye 2009), au cours desquels les militants demandent l’égalité, la fin des discriminations. Ces combats entrent en résonance avec l’engagement contre le racisme qui s’opère alors autour du musée de l’Homme avec la revue Races et racisme. Il faut cependant noter que ce dernier vise d’abord et avant tout l’antisémitisme, et que ce ne sont pas vraiment les diverses discriminations rencontrées par les Noirs qui sont au cœur de la mobilisation des savants. Les milieux littéraires se mobilisent quant à eux face au fascisme et c’est dans ce cadre qu’ont lieu, en 1935 et 1937, les deux « congrès des écrivains pour la défense de la culture » mentionnés plus haut [15], qui réunissent des écrivains du monde entier. Il s’agit au départ d’une initiative issue des milieux communistes, mais très vite des voix dissidentes s’élèvent contre la répression en URSS. Le congrès de 1937, auquel participent entre autres Roumain et Damas, commencé en juillet 1937 en Espagne, à Valence, poursuivi à Madrid et Barcelone et achevé à Paris, se déroule sur fond de guerre civile espagnole. Lors du dernier volet, à Paris, Roumain déclare : « Je ne puis faire autrement que d’être un communiste, un antifasciste. Entre mille autres raisons parce que je suis Nègre ; parce que le fascisme condamne ma race à toutes les indignités » (Roumain 2003 : 680), justifiant ainsi son engagement communiste qui lui a valu d’être exilé d’Haïti sous la présidence de Sténio Vincent (Hoffman 2014).

Le mouvement surréaliste joue aussi un rôle particulier dans la mise en valeur des cultures noires (Murphy, 2009 ; Leclerq, 2010). L’intérêt des surréalistes pour « l’art nègre » trouve ses racines dans l’émergence du primitivisme dans les premières années du XXe siècle, et se cristallise autour du musée d’ethnographie du Trocadéro (Debaene 2002). Le surréalisme se réclame de l’ethnologie, quand bien même il s’agit parfois d’un affichage un peu superficiel (Jamin 1999). Il est cependant pour certains une porte d’entrée vers l’ethnologie. Alfred Métraux, dans un entretien de 1961, évoque la manière dont les formes artistiques venues d’ailleurs ont bouleversé sa manière de penser dans les années 1920 et explique : « Brusquement, les peuples exotiques venaient confirmer, en quelque sorte, l’existence d’aspirations qui ne pouvaient pas s’exprimer dans notre propre civilisation » (Bing & Métraux 1964 : 21). L’étude des cultures non occidentales a un aspect subversif parce qu’elle permet de mettre en question les certitudes de la culture dominante, de relativiser ses valeurs, notamment esthétiques, et parce qu’elle montre l’existence d’alternatives. Damas fréquente les milieux surréalistes dans lesquels l’a introduit Michel Leiris, son condisciple à l’Institut d’ethnologie, et c’est Robert Desnos, qui est aussi ami de Roumain, qui préface Pigments (Racine 1983 : 199). Ces courants artistiques européens ne sont pas sans conséquence dans les Amériques noires, et la revalorisation des pratiques artistiques liées aux cultes afro-américains à laquelle on assiste à partir des années 1920 à Cuba est sans doute due en partie à la découverte du primitivisme et de l’art nègre par de jeunes artistes et intellectuels de ce pays (Argyriadis 2006).

Enfin, au sein de la diaspora noire et de ses soutiens, Haïti occupe une place toute particulière et suscite une conjonction d’intérêts. Le pays est reconnu comme un haut lieu des cultures noires. Des écrivains noirs des Amériques, comme l’Étatsunien Langston Hughes, du mouvement Harlem Renaissance, ou le Cubain Nicolas Guillén, qui se réclame plutôt de ce qu’il nomme la « couleur cubaine » (ou mulatez), viennent visiter le pays. Par ailleurs, l’écrivain cubain Alejo Carpentier y fait un séjour en 1943-1944, qui lui inspirera son roman Le royaume de ce monde (Teulière 2003). Les surréalistes se succèdent à Port-au-Prince dans les années 1940 : après Aimé Césaire en 1944, André Breton, invité par René Mabille, se rend en Haïti fin 1945 – début 1946 et y prononce des discours qui enflamment la jeunesse. Sa visite, qui a lieu dans un contexte très tendu, est considérée par certains comme l’étincelle qui provoque une insurrection, dans un contexte de tensions entre élites traditionnelles mulâtres et revendications « noiristes » (Nicholls 1975 ; Bonniol 2005). La revue La Ruche, coordonnée par de jeunes intellectuels et artistes parmi lesquels René Depestre, Théodore Baker, Jacques Stephen Alexis et Gérald Bloncourt, lui consacre un numéro, intitulé « hommage à André Breton », et qui contient de vibrants appels à la liberté. Depestre et Baker sont arrêtés et s’ensuit une révolte qui entraîne la chute du président Elie Lescot le 11 janvier 1946 (Bonniol 2005 ; Bloncourt & Löwy 2007 ; Depestre 2018). Michel Leiris visite à son tour le pays en 1948, où il retrouve son ami Alfred Métraux, en mission pour l’Unesco à Marbial afin de mener une expérience d’éducation collective [16] et qui rassemble la matière de son futur ouvrage sur le vodou (Laurière 2005b).

À partir de sa création et durant deux décennies, conformément au souhait exprimé par Damas sur son livre d’or, le Bureau d’ethnologie joue un rôle dans ce rayonnement en étant le lieu de passage obligé pour des personnalités de toutes origines, et en particulier issues de la diaspora noire. La consultation du bulletin du bureau dans les années 1940-1950 montre les liens entretenus avec des personnes et des institutions d’Europe, des Amériques et d’Afrique (Charlier-Doucet 2005) : visites de chercheurs et d’artistes de tous les pays – les éminents visiteurs cités ci-dessus ne manquent pas de s’y rendre –, réception d’ouvrages et de revues venus de centres de recherche.

Damas manifeste toute sa vie un grand intérêt pour Haïti et sa culture. Il compte parmi ses amis de nombreux intellectuels haïtiens : Jacques Roumain, Jean Price-Mars, Roger Dorsinville, René Piquion, Maurice A. Lubin, Léo Sajous. Il publie deux articles sur Jean Price-Mars dans la revue Présence africaine, en 1960 et après le décès de ce dernier, en 1969 (Damas 1960 et 1969). Il le qualifie de « père du haïtianisme » et le considère comme un précurseur de la négritude. C’est aussi Damas qui traduit en français dès 1950 le livre de Katherine Dunham sur les danses d’Haïti – avec une préface de Claude Lévi-Strauss – montrant son intérêt pour l’anthropologie, pour Haïti, et jouant à nouveau un rôle de passeur entre les continents pour faire connaître en France les travaux de l’anthropologue et chorégraphe afro-américaine [17]. Damas se rend deux fois en Haïti : en 1952-1953 et en 1964. Il n’y retrouve donc pas Roumain, décédé en 1944. Lors de sa première visite, il prononce diverses conférences à la faculté de droit, au lycée Pétion, et à l’Institut français, notamment sur « L’âme noire et le surréalisme » et sur Félix Éboué. Une soirée poétique a aussi lieu à l’Institut français. Il est accueilli avec enthousiasme par les intellectuels de Port-au-Prince et promu officier de l’ordre Honneur et Mérite. Lors de sa deuxième visite, il rencontre des écrivains et fait des recherches dans les bibliothèques dans le but d’écrire une anthologie de la littérature noire d’expression française et anglaise, projet pour lequel il a reçu une bourse de l’Unesco. Il est fait citoyen d’honneur de la ville de Port-au-Prince [18].

Damas, comme Césaire, voit en Haïti le lieu d’origine de la négritude. Il précise sa pensée au colloque sur la négritude de Dakar, en 1971, en reprenant un célèbre vers de Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal : « Que la négritude n’ait pas vu le jour en Afrique, mais d’abord en Haïti, où elle se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait en son humanité, puis à Paris, où est le drame ? » (Damas 1971 : 241).

L’anthropologie de Roumain et de Damas

Roumain et Damas vont tous deux, par leur participation à des projets de recherche, contribuer à exporter dans leur pays respectif l’ethnologie apprise à l’Institut d’ethnologie de Paris. Mais ils vont aussi marquer l’ethnologie de leur empreinte propre, liée à leur situation d’intellectuels noirs des Amériques. En 1934, Damas effectue un séjour en Guyane. Il expliquera avoir été chargé par le musée d’ethnographie du Trocadéro – dirigé lui aussi par Paul Rivet – d’une mission ethnographique sur les survivances africaines dans les Guyanes française et hollandaise (Damas 2003), c’est-à-dire sur les populations de Noirs Marrons [19], constituées des descendants d’esclaves qui se sont enfuis massivement des plantations de Guyane hollandaise dès la fin du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle. Ces populations vivent le long des fleuves du Surinam et de Guyane et en particulier sur les rives du Maroni. Ils parlent des créoles à base anglaise ou portugaise, et ont développé des cultures spécifiques, utilisant les apports africains et l’histoire de leur rébellion, tout en s’adaptant à l’environnement amazonien notamment par l’adoption de certaines techniques amérindiennes. Il n’existe pas de trace de cette mission dans les archives du musée du Trocadéro ou dans celles de l’Institut d’ethnologie et la mission a en fait été financée par le patron de presse Lucien Vogel (Benoît & Delpuech 2018). Damas rapportera au musée de l’Homme une collection d’objets amérindiens et marrons. Par ailleurs, comme on l’a déjà signalé plus haut, il publie en 1943 Veillées noires, un recueil de contes guyanais, confirmant son intérêt pour la littérature orale.

Quant à Roumain, de retour en Haïti pour un peu plus d’une année entre 1941 et 1942, il se consacre durant cette période à des travaux scientifiques : il accompagne Alfred et Rhoda Métraux à l’île de la Tortue où il se livre à des fouilles archéologiques à la recherche de vestiges amérindiens, avant d’impulser la création du Bureau d’ethnologie dont il est nommé directeur (Charlier-Doucet 2005). Vont paraître par la suite plusieurs articles issus de ces recherches : « Contribution à l’étude de l’ethnobotanique précolombienne des grandes Antilles » (1942), puis « L’outillage lithique des Ciboneys d’Haïti », (1943) et « Le sacrifice du tambour Assoto » (1943) (Roumain 2003).

Il est frappant de remarquer les nombreux points communs qui peuvent rapprocher les trajectoires ethnologiques de Damas et de Roumain. Tout d’abord, ils ne consacrent pas l’essentiel de leur activité à l’ethnologie, mais se caractérisent plutôt par une grande polyvalence, voire un côté « touche à tout » : avant tout hommes de lettres et poètes, ils sont aussi des polémistes à la plume acérée, engagés politiquement dans les questions de société et n’hésitant pas à choquer, voire à se faire des ennemis. Ainsi, Damas écrit un pamphlet après son voyage, Retour de Guyane, publié en 1938, dans lequel il dénonce avec virulence le sous-développement de la colonie. Ce livre paraît tellement subversif que, selon Damas, le gouverneur de la colonie en fait acheter et brûler un grand nombre d’exemplaires (Racine 1983 : 198). Roumain, quant à lui, s’engage, par journaux interposés, dans un échange resté célèbre avec le révérend père Foisset qui défend le point de vue du clergé catholique, à propos de la campagne antisuperstitieuse qui frappe les vodouisants et les protestants en 1941 [20] (Roumain 2003 : 742-792 ; D’Ans 2003 : 1406-1418). Sans pour autant prendre fait et cause pour le vodou, Roumain dénonce ce qu’il considère être les excès de la campagne, et affirme que celle-ci risque d’avoir un effet contre-productif. Roumain, en bon marxiste, voit dans le vodou des superstitions vouées à disparaître, mais il est choqué par le traitement fait aux objets du culte et aux vodouisants eux-mêmes. Cette prise de position surprend à l’époque et lui conférera durablement en Haïti une réputation de défenseur du vodou, qui paraît quelque peu exagérée à la lecture du texte.

Malgré un intérêt réel pour la discipline ethnologique, Roumain et Damas ne s’engagent pas totalement dans sa pratique. Certes Roumain participe en Haïti à l’institutionnalisation de la discipline et, grâce à la création du Bureau d’ethnologie, à la sauvegarde de nombreux objets. Il publie en outre plusieurs articles scientifiques. Mais l’expérience directe du terrain ethnographique n’est avérée ni pour Roumain, ni pour Damas. Damas montre qu’il a bien assimilé – en théorie – les leçons de Marcel Mauss sur l’ethnographie de terrain quand il décrit le but de sa mission dans Retour de Guyane  : « Vivre au jour le jour, des mois durant, la vie matérielle et sociale de ces nègres restés purs, recueillir toute documentation : tel était le but de ma mission » (Damas 2003 : 27). Toutefois, il passe une bonne partie de son séjour, qui se déroule de juin à août, sur le littoral, où il recueille la matière de son pamphlet sur la Guyane. Rien, dans ses écrits, ne montre qu’il ait effectivement vécu « des mois durant » parmi les Marrons, et l’étude des dates de son séjour montre qu’il est matériellement impossible qu’il se soit rendu dans le sud de la Guyane (Benoît & Delpuech 2018). Quant aux travaux de Roumain, deux d’entre eux – « Contribution à l’ethnobotanique... » et « L’outillage lithique... » – concernent davantage l’histoire et l’archéologie que ce qu’on appelle aujourd’hui l’anthropologie, et ne s’appuient pas sur une expérience de terrain auprès d’une population vivante. Le seul texte qui paraît véritablement ethnographique écrit par Roumain est « Le sacrifice du tambour Assoto(r) ». Cependant, Alfred Métraux affirmera que Roumain n’a pas assisté lui-même à la cérémonie mais a écrit le texte à partir de la description d’une cérémonie faite par le ougan (officiant du culte vodou) Abraham (Métraux 1958 : 164-165). Ce dernier fait partie de ces ougan et mambo (officiante du culte vaudou) de Port-au-Prince proches du Bureau d’ethnologie et a été l’un des principaux informateurs d’Odette Mennesson-Rigaud, ethnologue franco-haïtienne auteure d’une dizaine d’articles sur le vodou, et qui était alors la personne incontournable à Port-au-Prince pour qui s’intéressait à ce sujet. Abraham était parfois payé pour organiser la reconstitution de cérémonies, dans la mesure où le contexte répressif de la campagne antisuperstitieuse ne permettait théoriquement pas aux chercheurs d’assister à de véritables cultes (Béchacq 2007).

Aussi, si l’on peut considérer que Roumain et Damas ont contribué à l’essor de la discipline anthropologique dans leurs pays respectifs, ce n’est pas tant par leur travail d’ethnographe que par leur position novatrice vis-à-vis des cultures populaires des Amériques noires, et le travail de contre-écriture qu’ils réalisent. Ce dernier peut, à certains égards, être rapproché des positions qui seront prônées bien plus tard, dans les années 1980, par les auteurs des subaltern studies, consistant à penser des populations « subalternes », habituellement écartée des récits nationaux, à la fois comme dotées d’une culture propre et comme actrices incontournables de l’histoire. Cette posture suscite à l’époque de Damas et Roumain et bien des décennies plus tard des réactions parfois violentes en Haïti comme en Guyane, et il ne faut pas sous-estimer les fortes réticences que rencontre le mouvement pour la sauvegarde des cultures populaires auquel ils participent. Une bonne partie des élites considèrent ces dernières comme des obstacles au « progrès » et comme des survivances qui doivent s’éteindre devant l’avancée de la « Civilisation ». Vouloir conserver, voire valoriser, ces cultures leur apparaît au mieux comme étrange, et au pire comme dangereux, car celles-ci entrent en conflit avec l’image qu’ils s’efforcent de donner d’eux-mêmes. On peut trouver dans la presse haïtienne de l’époque de nombreux articles d’intellectuels qui s’inquiètent de l’intérêt pour la culture « africaine » manifesté par le mouvement indigéniste haïtien [21] et des conséquences que cela pourrait avoir sur la réputation de leur pays à l’étranger. Par exemple, le journal haïtien L’Étincelle rend compte en 1952 du débat dans un article intitulé « Deux attitudes, deux tendances [22] » et cite un article de l’écrivain Pierre Mayard. Ce dernier s’indigne de ce que deux dames américaines ayant voulu se documenter avant de voyager en Haïti aient vu leur recherche « aboutir à un abominable fatras de livres et de journaux traitant exclusivement de nos superstitions, du vaudou donc, et abondamment illustrés de photos représentant la kyrielle des hounsis, guédés, bocors, zombis, papalegbas, papalois, tous quasiment nus ou dans des accoutrements qui disaient assez notre degré de civilisation ». Nous avons vu plus haut que Roumain lui-même, s’il n’a jamais exprimé ce type de répulsion face aux manifestations du vodou, estime cependant que ces dernières vont disparaître, chassées par « le Progrès ». Toutefois, sa position évolue sur le sujet, notamment au contact des intellectuels cubains. Il faut en outre noter la différence entre d’une part les écrits politiques de Roumain, très influencés par le marxisme et dans lesquels se déploie une vision du monde marquée par le positivisme et l’athéisme, et d’autre part ses écrits romanesques et en particulier Gouverneurs de la rosée, achevé peu avant sa mort, où il se montre nettement plus nuancé à l’égard des cultures populaires et du fait religieux (Roumain 2003).

En invitant à considérer les cultures populaires non comme un frein mais au contraire comme des ressources pour un renouveau possible, Roumain et Damas s’engagent fortement dans le débat. Le simple fait de les considérer avec sérieux au point de postuler qu’elles doivent faire l’objet d’études scientifiques – suivant en cela les préconisations de Price-Mars dans Ainsi parla l’Oncle – constituait déjà une rupture. Mais nos deux auteurs vont plus loin. Pour eux, l’avenir, voire le salut, de leurs sociétés ne peut venir que de la partie de la population qui n’a pas honte de sa propre culture. Cela se lit très clairement dans l’œuvre romanesque de Roumain où deux univers semblent s’opposer sans pour autant rentrer en contact : celui de la bourgeoisie, sclérosé et sans espoir, décrit dans Les fantoches (1931) et, celui de la paysannerie, d’où émerge, dans Gouverneurs de la rosée (1944), un héros capable de surmonter les divisions et d’unir tout un village dans un konbit [23] salvateur. De même, Damas critique très durement la petite bourgeoisie et son conformisme, comme le montre son poème « Hoquet » : « Vous ai-je dit ou non qu’il vous fallait parler français/Le français de France/le français du français/le français français/Désastre/Parlez-moi du désastre. » Au contraire, les paysans, décrits dans Retour de Guyane, lui paraissent les seuls par qui un renouveau peut arriver :

Ce sont de rudes travailleurs, qui entendent rester semblables à eux-mêmes dans la manière de travailler, de s’amuser. C’est encore chez eux que l’on retrouve les pièces d’un folklore d’une richesse incommensurable. Leur existence est celle des champs, des bois ; ils pratiquent surtout la pêche complétée par un certain artisanat rural. Leurs chansons, leurs danses, sont nettement de tradition africaine. D’eux, on peut attendre beaucoup (Damas 2003 : 80).

De plus, là où Roumain et Damas adoptent pleinement la démarche ethnologique, c’est dans l’intérêt qu’ils manifestent pour l’altérité, pour d’autres groupes que celui dont ils sont eux-mêmes issus et dans leur volonté de tenir compte de la complexité de l’histoire des Amériques. Tous deux, issus de la bourgeoisie urbaine, s’intéressent au monde paysan. Roumain s’efforce de connaître la vie des Amérindiens pourtant disparus d’Haïti. Damas dit quant à lui son admiration pour les Marrons : 

Telle est, en bref, l’histoire de ces nègres Bosh qui, en dépit de tout, se maintiennent depuis plus de deux siècles dans un état d’indépendance absolue, hostiles à toute pénétration étrangère, professant un dédain lointain à l’endroit de ceux de leurs congénères qui, après avoir subi l’esclavage, donnent dans une des formes les plus inquiétantes du masochisme et qui, perdant toute dignité, essaient de se composer une allure de petits-fils de Gaulois (Damas 2003 : 26).

Ce discours, valorisant les Marrons, s’oppose complètement au discours dominant des élites guyanaises de l’époque. Celles-ci souhaitent « l’assimilation » et la transformation de la colonie en département – ce qui sera obtenu en 1946 –, et expliquent au contraire que les « indigènes » sont heureusement en voie de disparition et que la véritable population guyanaise, celle de la côte, est « civilisée » (Mam Lam Fouck 2006 : 104-105). Un exemple représentatif de ce discours est celui du capitaine Gabriel Bureau, un Guyanais engagé dans l’armée française, dans un ouvrage de 1936 :

À l’origine, la Guyane, comme toute l’Amérique, était peuplée d’Indiens […] ce sont ces spécimens, vivant au milieu des forêts et se nourrissant du produit de la chasse et de la pêche, qu’ont trouvé les premiers colons. À l’heure actuelle subsistent encore, dans l’intérieur, quelques groupements indiens, absolument dégénérés par l’alcool et présentant un aspect physique lamentable. […] À côté d’eux se sont installées quelques tribus noires, esclaves échappés avant l’abolition de l’esclavage, réfugiés dans les grands bois, qui vivent, eux, la vie africaine et qu’on appelle dans le pays “Boschs ou Bonis”. […] La vraie population guyanaise est formée par les “Créoles” qui, eux, ne sont pas une race mais un mélange de races. En eux se retrouvent : l’Indien, l’Africain, l’Européen (Espagnol, Hollandais, Anglais, Français) et même l’Asiatique. Cette population, dont l’assimilation est complète, est celle sur laquelle repose la vie économique et sociale de la colonie [24].

Damas et Roumain vont plus loin que l’école d’ethnologie française qui les a formés. Ils ne se contentent pas d’étudier des cultures autres tout en déplorant leur inéluctable dégradation. Contrairement à la doxa selon laquelle les cultures « primitives » sont vouées à la disparition, ils affirment que leurs sociétés peuvent puiser des ressources pour l’avenir dans les dynamiques culturelles des catégories populaires, ils manifestent leur respect pour de supposés « sauvages » et pour leur rejet de la « civilisation », et postulent que l’on peut refuser ce que Damas appelle « l’assimilation ». Ce faisant, ils ouvrent les champs du possible, en avançant qu’il existe d’autres voies pour l’avenir que celle de l’assimilation culturelle aux sociétés colonisatrices, et s’inscrivent réellement en rupture avec la pensée évolutionniste, et, au-delà, avec les diverses formes de colonialisme.

En conclusion, le voyage que nous venons de réaliser dans les réseaux intellectuels des années 1930 et 1940 nous montre que l’ethnologie qui se développe alors dans les Amériques francophones est profondément inscrite dans des mouvements de pensée internationaux. En Haïti se croisent et se connectent au moins trois réseaux : celui de l’école d’ethnologie française, celui que les intellectuels de la négritude s’efforcent de créer entre Noirs du monde entier, et celui des surréalistes et autres écrivains avant-gardistes. Port-au-Prince est alors un lieu d’importants échanges scientifiques et littéraires. Sans doute la Seconde Guerre mondiale a-t-elle favorisé cet état de fait en obligeant de nombreux intellectuels européens juifs ou antifascistes à fuir vers les Amériques et donc en décentrant vers l’ouest une bonne partie de la dynamique intellectuelle européenne. Haïti, à la suite de l’occupation étatsunienne (1915-1934) est aussi devenu un pays « fréquentable », à rebours de la campagne de dénigrement qui avait suivi la révolution haïtienne (Hurbon 1988). Toujours est-il que ces années sont une époque d’ouverture sur le monde pour les milieux scientifiques haïtiens, qui sont irrigués par ces nombreuses visites et par des rencontres fécondes avec l’art et la littérature. Jacques Roumain et Léon-Gontran Damas, à la fois poètes, écrivains, polémistes engagés et promoteurs de la discipline ethnologique dans les Amériques noires francophones, ayant tous deux des réseaux en Europe et dans les Amériques, ainsi que, pour Damas, en Afrique, incarnent cette ouverture.

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[1L’auteure remercie en Haïti le Bureau d’ethnologie, la Bibliothèque nationale d’Haïti et la Bibliothèque haïtienne des Frères de l’Instruction chrétienne, et en Guyane l’Association des Amis de Léon-Gontran Damas. Cet article est issu des travaux réalisés entre 2012 et 2014 dans le cadre du programme de recherche de la Jeune équipe haïtienne associée à l’international (JEHAI IRD / Faculté d’Ethnologie-Université d’État d’Haïti) intitulé « L’ethnologie en Haïti. Ecrire l’histoire de la discipline pour accompagner son renouveau », coordonnée par Jhon Picard Byron et Maud Laëthier.

[2Publication du Bureau d’ethnologie de la République d’Haïti, série II, n° 10, Port-au-Prince, mars 1953, p. 65-66. L’existence de ce petit texte a été révélé par Christine Laurière, dans son article « Jacques Roumain, ethnologue haïtien » (Laurière 2005), où elle en cite un extrait.

[3André-Marcel d’Ans l’affirme après avoir vu ses notes de cours (D’Ans 2003 : 1386-1387).

[4Le texte de la courte allocution qu’il y a prononcée est publié dans les Œuvres complètes (Roumain 2003 : 679). Voir aussi (Hofmann 2014), avec une photo de Roumain, Ramón Sender et Nancy Cunard lors de cet événement, tirée des archives de Nancy Cunard :

https://journals.openedition.org/gradhiva/docannexe/image/2810/img-5.jpg

[5Ce mot ambigu désigne à la fois un projet politique d’assimilation à la France (la départementalisation) porté notamment par les élites des « vieilles colonies » et une assimilation culturelle à ce qui a longtemps été considéré comme « la civilisation » (Mam Lam Fouck 2006).

[6Lettre à sa femme Nicole, du 29 août 1939 (Roumain 2003 : 844-845).

[7Parmi lesquels on peut citer : Jacques Soustelle et sa femme Georgette, Alfred Métraux, André Leroi-Gourhan, Michel Leiris, Maurice Leenhardt, André Haudricourt, Denise Paulme, Louis Dumont, Germaine Dieterlen, Jean-Pierre Vernant, Georges Devereux, Germaine Tillion, ou encore Jean Rouch.

[8Médecin militaire de formation, Paul Rivet participe de 1901 à 1906 à une expédition de géodésie en Équateur au cours de laquelle il rencontre les populations amérindiennes locales. Chargé de pratiquer sur eux diverses mesures anthropomorphiques, il est ainsi initié à l’anthropologie physique alors dominante. De retour, il rejoint le Muséum d’histoire naturelle et s’investit dans la Société des américanistes dont il anime la revue ; il va se tourner progressivement vers l’étude des cultures et des langues. À sa création, il est co-secrétaire général de l’Institut d’ethnologie et fonde le musée de l’Homme, inauguré en 1938, qu’il dirige. Politiquement, il s’engage comme socialiste et antifasciste, et proteste avant la guerre et pendant le début de l’Occupation contre les théories racistes défendues par les nazis. Il participe au réseau de résistance du musée de l’Homme. Contraint de fuir, il s’exile en Colombie, où il crée un Institut d’ethnologie sur le modèle de celui de Paris. Il rejoint ensuite Mexico comme attaché culturel de la France combattante. Il contribue ainsi lui-même à étendre l’influence de l’école d’ethnologie française en Amérique Latine. Après la guerre, il poursuit en France une carrière politique.

[9C’est ce qu’exprime bien Marcel Mauss dans un article de 1913 : « Les faits eux-mêmes, qu’il s’agit d’observer, disparaissent chaque jour. On peut attendre pour déterrer des ruines ou des monuments préhistoriques, on ne peut attendre pour observer des populations encore vivantes, des langues qui vont bientôt être remplacées par des sabirs, des civilisations qui vont céder à la contagion de notre uniforme culture occidentale. Il faut se hâter de rentrer la récolte, dans peu de temps elle sera pourrie sur pied. Le temps, chaque jour entame la vie des races, des choses, des objets, des faits. Et il agit très vite. Tous les voyageurs nous disent les prodigieuses transformations que subissent par exemple, les sociétés nègres, sous l’action de nos colonisations européennes » (Mauss 1969 : 432).

[10« L’ampleur de l’offensive dirigée contre le vaudou et la brutalité des mesures prises contre ses adeptes m’avaient paru présager de sa disparition ; ce qui éveilla en moi le désir d’en entreprendre l’étude avant qu’il ne fût trop tard. L’écrivain haïtien Jacques Roumain […] était lui aussi, convaincu de la nécessité de sauver le souvenir du vaudou, si gravement menacé » (Métraux 1958 : 13).

[11Ainsi que l’on pourra le lire dans son célèbre Manuel d’Ethnographie (Mauss 1967), édité une première fois en 1947 à partir des notes de cours de Denise Paulme.

[12Ainsi qu’il l’a, semble-t-il, raconté à plusieurs de ses amis, voir Piquion, R. (pas d’année), Les trois grands de la négritude, Port-au-Prince, Imprimerie H. Deschamps, p. 5.

[13« Étudiant bohème, il le fut dans ce sens qu’il ne se jeta pas, comme Césaire et moi, dans d’interminables et rigoureuses études classiques, en passant par toutes les filières des examens et concours, jusqu’à l’agrégation. En un sens, il fit mieux, menant, de front ou successivement, des études de Droit et de Lettres. Ce qui ne l’empêcha pas de suivre, toujours à Paris, des cours à l’Institut des langues orientales, à l’Institut d’ethnologie et à l’École pratique des hautes études. Ni de fréquenter, plus que nous ne le faisions, Césaire et moi, les cabarets et autres boîtes de nuit où fraternisaient Africains, Antillais et autre Nègres de la diaspora », Léopold Sédar Senghor, « Préface » in Racine 1983 : 9-13, p. 10.

[14Césaire écrit ainsi « Et c’est vrai que Damas a été un poète de la négritude, sans doute le premier d’entre eux », dans Présence africaine et Société africaine de culture (éd.), Hommage posthume à Léon-Gontran Damas : 1912-1978, Paris, Présence africaine, 1979, p. 264.

[15Voir « Pour la défense de la culture », Entretien avec Sandra Teroni et Wolfgang Klein, Vox poetica.org, 2007, http://www.vox-poetica.org/entretiens/intTeroniKlein.html, consulté le 26/12/2016.

[16Il s’agit d’un projet éducatif ayant pour but d’inculquer aux populations locales des connaissances susceptibles de les aider à améliorer leurs conditions de vie (Maurel 2017).

[17Katherine Dunham écrit à ce sujet : « It was Léon Damas who first made me aware of the significance of our company in the cultural revolution, making me realize that we were in many ways the spearhead of this recognition of Black Performing arts […] As brilliant in English and in French, Léon Damas translated a small book of mine, The Dances of Haiti, published in Paris by the Fasquel and Company » (Dunham 1979 : 220). Voir aussi l’ouvrage lui-même de Katherine Dunham, Les danses d’Haïti, Fasquelle Éditeurs, 1950.

[18Les journaux haïtiens de l’époque rendent compte de ces visites. Voir en particulier Haïti Journal n° 7806, mercredi 10 décembre 1952, sur le programme des conférences à la faculté de droit et à l’Institut français, ainsi que le Nouvelliste n° 22906 du samedi 10 janvier 1953 sur la conférence au lycée Pétion, et dans Haïti Journal n° 7816 du vendredi 26 décembre 1952, « M. Léon-Gontran Damas décoré ». Pour 1964, voir dans le Nouvelliste n° 26127 du lundi 17 et mardi 18 août 1964 « Les buts de la visite de Léon J. (sic) Damas en Haïti », ainsi que la série « Étapes d’une visite culturelle », dans les numéros 26135 à 26144, et enfin, dans Le Nouvelliste n° 26139 du vendredi 4 septembre 1964, « Léon G. Damas, citoyen honoraire de Port-au-Prince ».

[19Aujourd’hui appelés bushinenge en Guyane française, les Marrons de Guyane et du Surinam sont divisés en six groupes : Aluku, Ndjuka, Saramaka, Paramaka, Kwinti, Matawaï (Price & Price 2003).

[20Appelée aussi « campagne des rejetés », la campagne antisuperstitieuse de 1939-1942 voit le clergé catholique et les pouvoirs publics s’unir pour obliger les fidèles catholiques à renoncer publiquement aux croyances vodoues et pour détruire les lieux de culte. Voir la thèse de doctorat de Lewis Ampidu Clormeus (2012).

[21Celui-ci s’épanouit dans les années 1920, avec la création de la Revue indigène en 1927, à laquelle participe Roumain, et la parution de Ainsi parla l’oncle, de Jean Price-Mars, en 1928, mais il a des racines bien plus anciennes (Joseph 2020). En Haïti, l’indigénisme consiste en une volonté de valoriser la culture populaire, des campagnes, face à celle des élites urbaines qui cherchaient avant tout à imiter l’Europe. Une histoire détaillée de ce courant de pensée et des liens qu’il entretenait ou non avec les mouvements indigénistes du continent sud-américain reste à faire. Rappelons cependant que les combattants de l’indépendance haïtienne de 1804 s’étaient donné le nom d’« armée indigène », expression qui figure sur la proclamation de l’indépendance en 1804, dans laquelle Dessalines dit vouloir assurer « aux indigènes d’Haïti » un gouvernement stable.

[22Dans L’Étincelle du 2 juin 1952.

[23Le konbit, en créole haïtien, désigne un groupe rassemblé pour effectuer une tâche. Ce vocable renvoie à une forme d’entraide traditionnelle dans les campagnes : celui qui a un gros travail à effectuer invite ses voisins pour un konbit, à charge de revanche.

[24Gabriel Bureau, La Guyane méconnue, Paris, Fasquelles, 1936, p. 39-41, cité par S. Mam Lam Fouck (2006 : 104-105).