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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

Quand les archives font des histoires. La polémique entre Henri Gaidoz et Paul Sébillot (1912-1913)

Claudie Voisenat

IIAC-LAHIC, Ministère de la culture, Paris

2007
To cite this article

Voisenat, Claudie, 2007. « Quand les archives font des histoires. La polémique entre Henri Gaidoz et Paul Sébillot (1912-1913) », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article197.html

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On sait de source sûre que Sébillot s’est trouvé confronté dans les dernières années de sa vie à un travail sur soi, une réflexion sur son passé, sur les traces qu’il convient d’en laisser. De 1912 à 1914, il tente de rendre indubitable l’importance de son rôle historique dans la constitution de ce qui apparaît alors comme une discipline prometteuse nommée d’après son objet d’étude «Folk-Lore» ou «Traditions populaires». Ce travail de reconstitution trouve son origine dans la querelle qui, après la mort d’Eugène Rolland, va opposer Paul Sébillot au celtiste Henri Gaidoz. Il prend fin, au moins pour ce que nous en savons, au moment de la déclaration de guerre en août 1914, lorsque la publication des Mémoires de Sébillot est brutalement interrompue, en même temps que la parution de l’organe des originaires Le Breton de Paris qui en assurait la livraison hebdomadaire.

En 1912, Paul Sébillot a 69 ans [1] ; il lui en reste six à vivre. Il est alors considéré comme le “ Prince du folklore ” [2] et jouit d’une notoriété incontestée qui paraît amplement justifiée par l’inlassable travail accompli. En 1918, lors de son incinération, le Dr G. Papillault, professeur de sociologie de l’École d’anthropologie pouvait à bon droit prononcer ces phrases élogieuses :
“ Les sympathies de bon aloi ne vous ont pas manqué dans votre vie si remplie et si active. La Société d’anthropologie vous a appelé à sa présidence et a demandé votre concours dans une foule de ses commissions [3]. Des collaborateurs nombreux vous entouraient dans cette Revue des traditions populaires que vous aviez créée [4]. Vous trouviez dans cette société littéraire et artistique que vous aviez fondée, La Pomme, des amitiés précieuses de Bretagne et de Normandie [5]. Au Dîner celtique, vous vous rencontriez avec Renan. Au Dîner de la Mère l’Oye, organisé par vous, vous vous retrouviez au milieu des Folk-loristes dont une grande partie étaient vos élèves, et vous saviez avec quelles marques d’estime l’École d’anthropologie vous recevait à son dîner mensuel. Une foule de sociétés de Folk-Lore vous ont décerné le titre de membre honoraire ; la commission des monuments mégalithiques vous avait demandé votre concours ; la Société des Gens de Lettres, la Société de Linguistique vous avaient parmi leurs membres ; vos contes bretons sont traduits dans les Anthologies anglaises ; les musées de votre Bretagne gardent quelques-unes de vos toiles et des musiciens ont désiré ajouter le rythme de leur art à l’harmonie naturelle de vos vers. Vous avez donc eu toutes les preuves d’estime de la part des indépendants et des compétents : que pouviez-vous désirer de plus ? ”.
Il pouvait aussi ajouter, qu’en plus de cette considérable activité dans le domaine de la sociabilité savante, Sébillot laissait une œuvre majeure, dont, surtout, ces quatre volumes du Folklore de France, publiés de 1904 à 1907, où il a mis à profit toute une vie d’érudition, en un vaste travail de synthèse des connaissances de l’époque, connaissances qu’il avait d’ailleurs largement contribué à susciter dans le cadre de ses activités éditoriales [6].

En 1912, Paul Sébillot est donc à l’apogée de sa gloire et se prépare à une vieillesse érudite et quiète. Il s’est peu à peu retiré des affaires et la revue elle-même s’endort doucement : les notices nécrologiques y sont de plus en plus nombreuses, les appels à cotisation de plus en plus pressants tandis que, au hasard des articles et des comptes rendus, de nouveaux noms apparaissent, celui de Van Gennep par exemple, dont les analyses semblent ouvrir une ère nouvelle. Fort de l’œuvre accomplie, Sébillot semble voir sans grand trouble sa page se tourner. Quelque voie que prenne la discipline qui s’annonce, il est certain de s’en voir reconnaître la paternité. C’est alors que le tome XI de la revue Mélusine vient troubler cette sérénité annoncée.

Entre philologie et anthropologie

Mélusine (Recueil de mythologie, littérature populaire, traditions & usages) est une revue à éclipse, fondée en 1877 par Eugène Rolland et Henri Gaidoz [7]. Rolland meurt en 1909, Gaidoz annonce que ce numéro de 1912 sera "probablement ” le dernier. Il le sera effectivement. Curieux tome que celui-ci. Presque entièrement écrit par Gaidoz, il s’ouvre sur une photographie de Rolland, prise en octobre 1900 et se clôt sur la table générale des onze volumes qui forment la collection de Mélusine. Il présente surtout deux caractéristiques : tout d’abord, on remarque que Gaidoz y consacre un nombre important de pages à dresser l’inventaire d’une génération disparue, celle des fokloristes de la seconde moitié du XIXe siècle, anciens collaborateurs de la revue. Il livre ainsi une série de portraits où se succèdent Gaston Paris (1839-1903), Georges Doncieux (1856-1903), Anatole Loquin (1834-1903), Jules Tuchmann (1830-1901), Valtazar Bogisic (1836-1908), Léopold-François Sauvé (1837-1892), Eugène Lefébure (1838-1908), Samuel Berger (1843-1900), François-Marie Luzel ((1821-1895)... La plus conséquente de ces notices est, comme il se doit, consacrée à Eugène Rolland (1846-1909), co-fondateur de la revue, mort depuis trois ans. On y remarque également l’abondance des comptes rendus bibliographiques, tous rédigés par Gaidoz et déjà publiés les années précédentes soit dans le Polybiblion soit dans le Bulletin critique. L’auteur ne cache d’ailleurs pas ces reprises pourtant bien éloignées de ses pratiques habituelles. Il les justifie en expliquant que si Mélusine ne s’était pas interrompue en 1902 c’est tout naturellement ses colonnes qui les auraient accueillis et que les republier est d’autant plus justifié que les deux autres revues s’adressaient à un tout autre public. Ces comptes rendus [8] à eux seuls mériteraient une analyse détaillée, mais même à les parcourir rapidement on en retire très nettement l’impression que, là encore, Gaidoz, le survivant, dresse son tableau d’une période révolue, distribuant en quelque sorte les bons et mauvais points.
Henri Gaidoz (1842-1932) est un philologue, spécialiste des antiquités celtiques et de la religion gauloise. Participant pleinement - aux côtés de Gaston Paris - de la nouvelle école française de philologie, il sera nommé directeur pour la langue et la littérature celtique à l’École pratique des hautes études et fondera en 1870 la Revue celtique qu’il dirigera jusqu’en 1885. Membre de la Société des antiquaires de France, c’est tout naturellement qu’il se tournera vers le milieu très riche des folkloristes bretons et tout particulièrement vers François-Marie Luzel avec lequel il entretiendra une correspondance suivie. C’est d’ailleurs par son intermédiaire qu’il rencontrera Paul Sébillot en 1879. Les deux hommes vont un temps collaborer. Ils publieront ensemble en 1882 dans la Revue celtique une “ Bibliographie des traditions et de la littérature populaire de la Bretagne ”, avant de faire paraître celle de l’Alsace (Polybiblion, 1882), du Poitou (Zeitschrift für Romanische Philologie, VII, 1884), des Frances d’outremer (Revue de linguistique, XVIII et XIX, 1884-85) et de l’Auvergne (Revue de l’Auvergne II, 1885) [9]. Ils publieront aux éditions du Cerf en 1884 Le Blason populaire de la France qui devait être le premier tome d’une série intitulée La France merveilleuse et légendaire qui ne verra jamais le jour. Paul Sébillot publiera seul, toujours au Cerf, en 1884 le second volume sous le titre Les Contes des provinces de France, avant de renoncer à publier le reste.
Que s’est-il donc passé en 1884 qui mit fin à la collaboration des deux hommes ? C’est précisément en 1884 que commence la participation de Sébillot à la revue L’Homme publiée de 1884 à 1887 par Gabriel de Mortillet. Membre du comité de rédaction, il y fera paraître dix-huit articles qui sont d’ailleurs parmi les plus intéressants de sa production et il fait partie des six personnalités [10], toutes membres de la Société d’anthropologie de Paris, qui ont insufflé ses orientations à la revue. L’Homme. Journal illustré des sciences anthropologiques, se donne comme objet la connaissance complète de l’homme (histoire naturelle, ethnologie, sociologie, linguistique, mythologie, géographie médicale, démographie) et veut servir de lien entre les disciplines qui possèdent déjà toutes leurs propres organes spécialisés. Mais l’engagement de la revue est tout aussi politique que scientifique. Elle se réclame du “ matérialisme scientifique ” - ses membres sont pour la plupart des adeptes du scientisme et de la libre-pensée - et veut “ contribuer à la fondation, non pas intellectuelle mais sociale, des sciences anthropologiques ” (Richard 1989, p. 233). Le militantisme politique de Sébillot n’est pas neuf, c’est d’ailleurs la publication, en 1875, d’une brochure intitulée La République c’est la tranquillité qui le mettra en contact avec Luzel, autre fervent républicain. Mais l’engagement auprès de la Société d’anthropologie de Paris est autre chose qu’un républicanisme de bon aloi en ce milieu des années 1880. Lié à L’Homme, à la Société d’autopsie mutuelle, Sébillot fait partie des courants les plus radicaux, politiquement et idéologiquement. Il restera d’ailleurs jusqu’au bout fidèle à ses compagnons de route de la Société d’anthropologie : les Mortillet, Topinard, Hovelacque, Guyot... tous membres de la Société des traditions populaires en même temps que de la Société d’autopsie mutuelle. Il se fera ainsi incinérer, s’associant à la lutte de son beau-frère Yves Guyot pour la légalisation de la crémation [11]. Il suivra donc jusqu’au bout ses engagements idéologiques (matérialisme scientifique et libre pensée) et politiques (dans les rangs de la gauche républicaine).

Or, dans le tome II de Mélusine, paru en 1884-1885, Gaidoz ne semble pas avoir une sympathie excessive pour les anthropologues et l’anthropologie, “ ce mot accaparé et dénaturé par des gens qui ne s’occupent que de crânes, d’os longs et de cheveux, et qui y voient tout l’homme ”.
Sébillot, acerbe, répond dans le n°10 de l’Homme qu’il souhaite que les auteurs (Gaidoz et Rolland, co-signataires de la préface) “ ... soient mieux informés pour le reste de leur cadre qu’ils ne le sont en ce qui regarde l’anthropologie. À moins d’un parti pris, la lecture de n’importe quel bulletin de la Société d’anthropologie aurait montré aux éditeurs de Mélusine que les études anthropologiques embrassent en réalité tout ce qui se rapporte à l’homme physique ou moral, et le recueil lui-même où nous écrivons ces lignes est la meilleure preuve que l’objectif du groupe est des plus étendus et des plus variés ”.
La rupture semble dès lors consommée, alimentée par une sourde rivalité entre les deux hommes et le sentiment de Gaidoz d’avoir été exploité par Sébillot qui signe seul le second volume de leur collection “La France merveilleuse et légendaire”. Henri Gaidoz reconnaîtra un an plus tard qu’il s’agissait d’un malentendu [12], mais le mal est fait, l’opposition durable et les années suivantes seront ponctuées de petites escarmouches. Sébillot omet de citer Gaidoz dans des bibliographies, Gaidoz, dans ses comptes rendus ne manque pas de louer le talent de Sébillot pour les compilations, tout en soulignant que celui-ci n’apporte rien de bien neuf et qu’il ne cesse de se répéter et de s’auto-citer. Bref, une animosité larvée continue de séparer les deux savants. Et si l’on trouve Gaston Paris parmi les premiers adhérents de la Société des traditions populaires en 1885, aux côtés des membres de la Société d’anthropologie de Paris ou du vicomte Hersart de la Villemarqué, on n’y trouve par contre trace ni de Gaidoz, ni de Rolland, ni de Luzel.

La mauvaise fée de Sébillot

Que contient donc le tome XI de Mélusine qui soit de nature à troubler le "premier des folkloristes ” (Papillault 1918, p. 88) ? Une longue notice, écrite comme toutes les autres par Henri Gaidoz et consacrée à la vie et l’œuvre d’Eugène Rolland.
Né en 1846 et mort en 1909, Rolland est l’exact contemporain de Sébillot. Il est comme lui issu de la bourgeoisie de province puisqu’il est originaire de Rémilly près de Metz. Il y possède assez de biens pour consacrer sa vie à l’étude sans avoir à se soucier d’embrasser une quelconque carrière. Venu à Paris en 1864 après ses études au lycée de Metz, il fait partie en 1868 des premiers auditeurs de l’École pratique des hautes études qui vient tout juste d’être fondée par Victor Duruy. Il s’y inscrit aux cours de sanscrit et d’arabe et s’oriente très vite vers ce qui sera la passion de toute une vie. “ Il avait suivi des cours de philologie pour ouvrir son esprit et s’initier à des études qui l’intéressaient ; mais son esprit était ailleurs. Élevé à la campagne il n’avait pas le dédain d’un citadin pour cet ensemble de littérature orale traditionnelle, de pratiques anciennes, de croyances et de superstitions qu’on devait réunir plus tard sous le nom de folk-lore... Mais son œuvre était bien de la philologie, en prenant ce mot à son sens ancien et large ” (Gaidoz 1912). Lui aussi très prolixe, il publiera les nombreux recueils de la Faune populaire dont la publication commence en 1877 [13]. Il fait paraître, la même année, Devinettes ou énigmes populaires de la France ainsi que le premier numéro de Mélusine. En 1883, il publie les Rimes et jeux de l’enfance, et le premier des cinq volumes d’un Recueil de chansons populaires. Entre 1882 et 84, il sort trois volumes d’un Almanach des traditions populaires auquel Paul Sébillot va collaborer. Enfin, le premier des huit volumes de la Flore populaire date de 1896. C’est justement sur ces questions de date que Gaidoz va ouvrir son attaque en règle contre Sébillot. Rappelant la première année d’existence de Mélusine et son interruption momentanée, il ajoute :
“ L’œuvre de ce premier volume ne fut cependant pas inutile, n’eût-elle fait que d’avoir suscité chez nous deux folkloristes de mérite, MM. Henry Carnoy et Paul Sébillot. Je les nomme par ordre de date. En effet le premier, encore écolier dans son pays de Picardie, connut (je ne sais trop comment) les n°s de Mélusine presque dès son début ; il fut notre premier disciple et il collabora à notre premier volume dès la date du 5 février 1877 (col. 71). M. Paul Sébillot ne connut Mélusine que plus tard, par notre volume daté et broché de 1878. Il est aisé de penser que cette lecture fut pour lui une révélation. Jusque-là il s’amusait à peindre : il était peintre de paysages, surtout de paysages maritimes... Mais il connaissait admirablement ses campagnes et ses campagnards de la Haute-Bretagne, et il exerçait autour de lui l’influence que donne une situation de châtelain. Lettré en même temps qu’artiste, il comprit aussitôt l’œuvre esquissée dans Mélusine : il entrevit d’un coup d’œil l’abondante moisson qu’il pourrait faire dans son pays natal comme collecteur de littérature populaire, de légendes, de coutumes, de superstitions : et à l’inverse du Corrège s’écriant : anch’io son’ pittore “ moi aussi, je suis peintre !” de peintre il devint écrivain et le folk-loriste actif, zélé et fécond qu’on connaît. Les folk-loristes français peuvent en effet se classer, au point de vue de la chronologie, d’après la date de notre Mélusine en 1877, ceux d’avant, qui sont tous morts aujourd’hui et ceux d’après... ” (Gaidoz 1912, p. 424-425).
On retrouve là le ton mordant propre à Gaidoz qui ne recule jamais devant une polémique possible [14]. Mais ce n’est rien encore. Quelques lignes plus loin, il rappelle la fondation de L’Almanach des traditions populaires dont il souligne le rôle et la valeur et rappelle que le second volume ( de 1883) contient un article de Paul Sébillot intitulé “ Le Dîner de Ma Mère l’Oye, réunion des folkloristes ”, dont il cite un extrait dans lequel Sébillot explique qu’Eugène Rolland ayant eu l’idée d’un dîner mensuel qui permettrait de fructueux échanges entre les folkloristes, la première réunion s’était tenue le 14 février 1882, sous la présidence de Gaston Paris. Il y décrit ensuite les dîners suivants avant de donner à la fin l’adresse des deux commissaires Loys Brueyre et Paul Sébillot. Et Gaidoz de poursuivre :
“ En effet, Rolland, demeurant en province, ne pouvait s’occuper des détails matériels de ce dîner : il s’en était déchargé sur M. Loys Brueyre auquel M. Sébillot vint, très obligeamment, servir de second... Il n’est pas inutile de le rappeler, puisqu’aujourd’hui, on croit généralement que ce dîner a été fondé par M. P. Sébillot, et que ce dernier se laisse peut-être attribuer cet honneur. C’est le cas - si parva licet componere magnis - de rappeler l’histoire d’Amerigo Vespucci venu après Christophe Colomb et le supplantant dans la mémoire populaire. Et M. Sébillot est si bien l’Amerigo Vespucci de cette affaire de folk-lore que lorsque, dans sa Revue des Traditions populaires (t. XXIII, 1908, p. 459), il écrivit une nécrologie de Loys Brueyre, il raconta le Dîner de Ma Mère l’Oye comme fondé par L. Brueyre et par lui-même, sans nommer Rolland qui pourtant en était le véritable fondateur ” (Gaidoz 1912, p. 426).
Mais rappelle-t-il,
“ S’il a signé ces convocations avec L. Brueyre, c’est comme commissaire du banquet, délégué à cet effet par Rolland, pour négocier avec les restaurateurs et envoyer les convocations, car Rolland dédaignait de s’occuper de ces détails... ”,
et d’insister sur le rôle des commissaires “ officieux responsables de la bonne chère et de l’exactitude des convocations ” (id., p. 427). Continuant son historique, Gaidoz explique que, revenu vivre à Paris, Rolland va se désintéresser du Dîner qui sera continué par Sébillot, lui-même préférant tenir une soirée hebdomadaire au café Voltaire.
Selon Gaidoz donc, non seulement Paul Sébillot n’aurait découvert que tardivement, grâce à l’œuvre de Rolland, les potentialités offertes par le folklore à un lettré en mal de reconnaissance, mais il aurait par la suite dépouillé Rolland du réseau que celui-ci avait créé, grâce à L’Almanach et aux dîners mensuels, forme courante à l’époque de la sociabilité savante. Henri Gaidoz va ensuite asseoir la suprématie et l’antériorité de Rolland sur des bases moins matérielles. Non sans justesse, il précise :
“ Rolland n’a pas seulement fait école pour la recherche, la délimitation et la classification des faits de folk-lore ; il a aussi fourni des modèles aux publications de cet ordre. Avant lui, sauf de rares exceptions (surtout au début du XIXe siècle sous l’influence de l’Académie celtique et de ses questionnaires), on présentait les faits de folk-lore dans une rédaction plus ou moins fleurie, et les réflexions morales et le commentaire comparatif se mêlaient à la superstition ou à l’usage rapporté. Rolland, à l’imitation de quelques travaux d’Allemagne, se bornait à rapporter la chose sans fioriture ni commentaire, avec la seule indication de la provenance. On peut voir, par les ouvrages publiés aux environs de 1880 et après, comme sa méthode fut observée et suivie. Les premiers ouvrages de M.P. Sébillot, par exemple, sont rédigés d’après cette méthode... ”
Mais si Rolland fut, pour beaucoup, “ un professeur de précision et de sobriété ”, il n’a pas été souvent payé de retour.
“ Il se sentait, lui le rénovateur du folk-lore français, tenu pour quantité ‘négligeable’ par ceux même qu’il avait si obligeamment accueillis et conseillés dès leur début dans ces recherches, et qui même étaient des hommes de lettres, non des philologues comme nous avions espéré en voir venir au folk-lore. ” Là encore, l’allusion à Sébillot est transparente. “ Car c’est noircir inutilement du papier... que de rappeler à satiété, sous la rubrique de tel ou tel endroit, que l’on dit : ‘si orvet voyait, etc.’ ou encore : ‘abeilles, votre maître est mort !’ ” (id., p. 429-430).
C’est justement pour lutter contre cet amateurisme et “ se défendre contre certaines rivalités ambitieuses ” que Rolland décide en 1884 de reprendre la publication de Mélusine. La revue procède par “ enquêtes ” et c’est à Rolland que revient le mérite de cette idée.
“ Nous appelions sur un fait déterminé la collaboration de nos lecteurs bénévoles après avoir nous-mêmes défini le sujet et l’avoir traité comme nous pouvions avec nos propres notes et nos recherches personnelles. Chacun qui voulait, venait ensuite avec ses notes ou ses documents ou ses idées ; il avait l’honneur de sa collaboration, si petite qu’elle fût, par sa signature : cuique suum. C’était le système coopératif appliqué au folk-lore ; il était bon sans doute, puisqu’il fut aussitôt imité par les revues qui s’étaient fondées pour rivaliser avec la nôtre. C’est aussi Rolland qui eut l’idée d’aborder par des enquêtes la météorologie et le folk-lore de la mer, sujet alors nouveau, et qui, depuis, a été vulgarisé par des publications spéciales à la fois en France et dans les pays de langue anglaise ” (id., p. 431) [15].
Et Gaidoz de terminer par une pique envers les auteurs qui, de livres en revues, recyclent sans cesse les mêmes matériaux et rééditent inlassablement les mêmes contes pour grossir leurs bibliographies. Ceux que Rolland appelait les "repreneurs ”, interdits à Mélusine. Sébillot en fait bien sûr partie, lui dont Gaidoz ne se prive pas dans les comptes rendus du Folklore de France de souligner les constantes répétitions et réemplois [16].
L’article se poursuit encore sur quelques pages mais il n’y est plus question de Sébillot. Gaidoz y parle de l’œuvre lexicographique de Rolland, de ses méthodes d’enquête et des mérites des compilations par rapport aux théories [17]. Il déplore ensuite que Rolland n’ait reçu de prix ni de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ni de la Société de linguistique. La notice se finit sur une note pathétique. Gaidoz explique qu’ayant acheté aux enchères les livres, manuscrits et notes de travail de Rolland, il a entrepris d’achever la publication des volumes en cours de la Faune et de la Flore. Mais craignant de n’y pas parvenir vu son grand âge, il appelle de ses voeux une “ institution scientifique, Académie, Société savante ou Université (de France, d’Europe ou des États-Unis) qui accepterait de poursuivre cette œuvre en échange “ du stock des volumes publiés, des manuscrits et des fiches de l’auteur ”.

Si j’ai longuement insisté sur le contenu de cet article c’est afin d’en bien faire ressortir la violence et l’impact qu’il eut sur les dernières années de la vie de Sébillot. Il faut ajouter que Gaidoz en reprit l’essentiel dans le prospectus gratuit, largement diffusé, qui annonçait la publication du tome XI : le rôle formateur de Rolland, le fait qu’il soit le créateur du fameux dîner, les nouveaux folk-loristes, post-Mélusine, qui fondent des revues concurrentes, le système des enquêtes aussitôt copié, les thèmes novateurs tels que les légendes de la mer, la météorologie... Bref, tout y est, condensé certes, moins virulent peut-être, mais tout aussi clair pour les lecteurs avertis de l’époque.
Au cours des deux années suivantes, Paul Sébillot, à grand renfort de correspondances, notes, bibliographies... va tenter de déconstruire l’argumentaire de Gaidoz. Une polémique va s’engager dans les pages mêmes de la Revue des traditions populaires. Elle mériterait d’être analysée terme à terme.

Les archives font des histoires

C’est en février 1913 que Paul Sébillot publie sa première réponse à Gaidoz dans la Revue des traditions populaires. Il l’intitule “ Notes pour servir à l’histoire du folk-lore en France ” et la complète, sous le même titre, par un nouveau papier inséré dans le numéro du mois d’avril. Ces deux articles seront suivis en juin 1913 d’une “ Lettre à M. Paul Sébillot, Directeur de la ‘Revue des traditions populaires’ ” écrite par Henri Gaidoz, accompagnée d’une page et demie signée P.S. et intitulée “ Simples notes ”.
Dans son papier du mois de février, Sébillot ne répond que partiellement aux attaques de Gaidoz. Il entreprend surtout de prouver que sa découverte du folklore a été bien antérieure à Mélusine (ses premières collectes datent des environs de 1860) et qu’elle devait plus à la lecture du Foyer breton d’Émile Souvestre et, plus tard, à sa rencontre avec François-Marie Luzel (1821-1895) qu’à la publication d’une revue qui, à l’époque, lui était apparue comme une initiative intéressante mais pas du tout comme la révélation à laquelle Gaidoz semblait croire. Pour ce faire, il va retracer les premières étapes de ses études folkloriques, des années 1860 aux années 1880. Afin de compenser ce qu’un tel récit peut avoir de subjectif, il le place d’emblée sous le signe de l’archive, ses propres archives soigneusement conservées, et dont il fait autant de preuves ou d’arguments rhétoriques.
Il produit ainsi, pour justifier son entreprise et son importance pour l’histoire de la discipline (affichée dans le titre), une lettre que Rolland lui écrivait le 30 août 1884 :
“ Ne raconterez-vous pas un jour dans une de vos préfaces comment vous avez été amené à vous occuper de Folk-Lore. Ce serait intéressant pour l’histoire du Folk-Lore en France ” (Sébillot 1913a, p. 50).
Tient-on semblable propos à un émule récent ? N’est-ce pas la preuve que, dès 1884, Rolland reconnaissait son ancienneté de folkloriste et l’importance de son rôle ? Il explique ensuite que, loin d’être écrit pour la circonstance, ce texte est extrait de Mémoires, soigneusement documentés et jusque là demeurés inédits. Il lui confère ainsi, par un simple jeu de rhétorique, le statut de document, de preuve historique, à laquelle n’aurait su prétendre une simple réponse aux attaques de Gaidoz :
“ Il y a quelques années j’ai entrepris, à la prière de mes enfants, de rédiger mes Mémoires, ce que j’ai fait non seulement d’après mes souvenirs, mais à l’aide de ma correspondance, de mes notes et de documents imprimés ; j’ai été amené à y raconter les étapes de mes études folkloriques, depuis mes premiers essais jusqu’à l’époque où le Folk-Lore devint mon principal objectif. C’est à ce chapitre, inédit, que j’emprunte, en la réduisant aux parties essentielles, cette petite histoire de mes débuts ” (Sébillot 1913a, p. 51).
Ce faisant, Sébillot déplace le champ du conflit. Il ne s’agit plus de règlements de compte entre collègues mais bien d’un débat historique, et il l’est d’autant plus que la plupart des acteurs sont alors disparus. Henri Gaidoz en appelle à un article de 1883, il veut donner des cours de rectitude historique [18], qu’à cela ne tienne, Sébillot entend bien le battre sur ce terrain même. Face au ton volontiers agressif de Gaidoz, il affiche la neutralité, l’objectivité du scientifique : il ne se défend pas, il écrit une page de l’histoire du folklore, citant abondamment des extraits de sa correspondance, avec Rolland, nous l’avons vu, mais aussi avec Luzel et avec Gaidoz lui-même, au temps de leur collaboration. Accentuant encore l’effet de détachement, il joint enfin à l’article un tableau recensant de 1860 à 1876 la liste des contes recueillis, le nom des conteurs, et le titre de l’ouvrage dans lequel Sébillot les a finalement publiés. Sa conclusion est révélatrice de la stratégie adoptée :
“ Les notes qui précèdent montrent que, plus de dix ans avant Mélusine, je recueillais des contes, des chansons, des devinettes, etc., et les extraits de ma correspondance avec Luzel ne laissent aucun doute sur les tentatives que j’avais faites antérieurement, et qui, ainsi qu’on le verra dans le tableau ci-joint, avaient abouti à la récolte d’une quarantaine de contes ” (Sébillot, 1913a, p. 59).
Et de terminer, avec une certaine grandeur, sur la constatation que si Mélusine avait été pour lui une révélation, il n’aurait pas manqué de le dire, ayant, à plusieurs reprises écrit combien la consultation de cette revue lui avait été profitable.
C’est dans son article du mois d’avril de la même année, que Paul Sébillot en arrive à l’épineuse question de la fondation du Dîner de Ma Mère L’Oye qui concentre à elle seule tous les problèmes des relations entre Rolland et Sébillot et de la primauté de l’un sur l’autre. Encore n’en parle-t-il qu’à la fin de son papier. Poursuivant dans le ton adopté précédemment, il commence d’abord par décrire les circonstances de sa rencontre avec Rolland (chez Gaidoz) et les bonnes relations entretenues avec lui. Il les présente comme des relations d’échange, Rolland lui demandant des formulettes sur la coccinelle et l’escargot, lui-même prenant conseil auprès de Rolland pour savoir s’il convient de classer sous la rubrique “ Lutins ” les animaux lutins. La réponse de Rolland est caractéristique : “ J’ai la même difficulté... ” Ce sont des relations d’égal à égal, et si Sébillot adopte, dans le second volume des Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne une grande partie de la classification de Rolland c’est qu’il
“ ...trouvai[t] logique de mettre en tête de chaque monographie les noms d’animaux, les termes patois, puis les proverbes, les formulettes, les superstitions et les croyances. J’y ajoutais les contes, auxquels Rolland n’avait pas consacré une division spéciale ” (Sébillot, 1913b, p. 173).
Non seulement ces relations ne sont pas celles d’un maître et de son disciple mais Sébillot rappelle que contrairement à ce qu’avance Gaidoz ce n’est pas Rolland qui eut l’idée de mener des enquêtes sur la météorologie et le folklore de la mer, thèmes auxquels il ne s’intéressa qu’à partir de 1884 (tome II de Mélusine). En effet, des questions relatives à la météorologie figuraient déjà dans l’Essai de questionnaire que lui-même avait publié en 1880 et les premiers résultats d’une enquête sur ce sujet dans les Côtes-du-Nord et l’Ille-et-Vilaine occupaient dès 1882 (deux ans donc avant Mélusine) une vingtaine de pages du tome II des Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne. C’est de même dès 1880, dans les Contes de la Haute-Bretagne que Sébillot commence à rapporter les premiers contes de marins. En 1882, rappelle-t-il, il tirait sur chromographe un questionnaire spécial qui fut le point de départ d’une des enquêtes les plus riches, celle de L.-F. Sauvé qui sera plus tard exploitée par Mélusine. Là encore, les correspondances viennent relayer les faits dès qu’ils ne sont plus avérés dans les bibliographies :
“ ‘J’ai lieu de craindre, m’écrivait Sauvé dans une lettre du 10 février 1883, que les superstitions de la Mer ne soient peu nombreuses sur la côte du Finistère. Mes recherches dans cette direction ont été jusqu’ici infructueuses. Je me mets toutefois bien volontiers à votre disposition pour diriger mon enquête sur tel point qu’il vous plaira de me désigner...’. Je lui envoyai un questionnaire ; environ trois mois après il me remettait un manuscrit d’une quarantaine de pages, qui prouvait que sa persévérance avait été couronnée de succès. Quant aux enquêtes de Mélusine sur la mer, la seule contribution vraiment importante fut celle de Sauvé, d’après des recherches dont le point de départ était dû à ma propre initiative ; Mélusine l’utilisa sans dire quel avait été le promoteur de cette récolte, dont une grande partie m’avait été remise par l’auteur vers le milieu de 1883 ” (Sébillot 1913b, p. 175).
Ayant ainsi réglé la question des thèmes et des méthodes de travail, Sébillot en vient enfin à l’affaire du dîner. Il produit tout d’abord une lettre de Loys Brueyre, datée du 3 avril 1880, et mentionnant : “ Je viendrai mercredi au Dîner des Celtistes et nous causerons du Dîner des Mythographes ”. La commentant, il explique qu’en 1883, au moment où il écrivait dans l’Almanach des traditions populaires que Rolland avait eu l’idée d’un dîner mensuel, il avait oublié que, deux ans auparavant, Loys Brueyre et lui-même avaient déjà évoqué une telle création qui permettrait de réunir les “ amis de la littérature populaire ”. Partant de ce fait (donné pour avéré), on assiste alors à un glissement progressif de l’argumentation :
“ Je ne me souviens plus de ce qui empêcha, il y a 33 ans, la réalisation de ce désir, qui était celui de Brueyre , et de plusieurs autres folkloristes. Rolland qui n’avait pas alors quitté Paris, et qui assistait assez régulièrement au Dîner celtique, eut vraisemblablement connaissance de ce projet ; s’il ne fut pas réalisé dès cette époque, pour des raisons dont je ne me souviens plus, il n’en constituait pas moins un jalon, le premier en date de tous. Deux ans après, alors que par l’Almanach des traditions populaires, Rolland possédait le seul organe de folk-lore existant à Paris, il reprit, sollicité par plusieurs, l’idée que nous avions émise Loys Brueyre et moi, et lui donna l’appui de sa publication... Nous avions proposé comme titre : “ Dîner des Mythographes ”, celui que Rolland indique dans une de ses lettres est sensiblement le même “ Dîner Mythographique ”, et, absent de Paris, il s’adresse précisément à Loys Brueyre et à moi pour nous prier de l’aider à organiser pratiquement le dîner ” (Sébillot, 1913b, p. 176).
Mais cette aide amicale ne fait pas pour autant des deux hommes les “ officieux ” de Rolland et Sébillot, visiblement piqué au vif, réfute surtout l’assertion de Gaidoz selon laquelle il aurait été le “ second ” de Brueyre. Il entreprend donc, à l’aide de lettres de Rolland, de montrer que son rôle avait au contraire été plus important que celui de son compagnon bien qu’il ait toujours tenu à ce que celui-ci figurât comme co-organisateur du dîner, en dépit même des propositions de Rolland :
“ Il [Gaidoz] écrit aussi que Rolland “ négligeait de s’occuper de ces détails (d’organisation), il s’en était déchargé sur MM. (sic) Loys Brueyre, auquel M. Sébillot vint très obligeamment servir de second ”. Cette affirmation n’est pas exacte, ainsi que le constatent ces lettres de Rolland lui-même. ‘ Je prépare l’Almanach. Le 2e mardi des mois de novembre, décembre, janvier, février, mars, avril, mai, vous convient-il pour le dîner Mythographique ? M. Brueyre n’a pas l’air de se soucier beaucoup d’être commissaire du dîner ; je vous laisserai seul en nom, si vous n’y voyez pas d’objection ’. Mes relations avec L. Brueyre, qui ont été cordiales jusqu’à la fin de sa vie, ne me permettaient pas de me séparer de lui, et dans l’Almanach de 1882 nos deux noms figurèrent dans l’ordre alphabétique. Rolland était pourtant indécis sur les voies et moyens et il m’écrivait à la fin de novembre 1882 : ‘ Vous seriez bien aimable d’aller jusque chez Maisonneuve et de vous entendre avec lui sur l’opportunité d’un dîner mythographique dans le mois de janvier. Peut-être pourrait-on reculer le premier dîner jusqu’en février. Quant à moi je ne puis m’en occuper ni aller à Paris ’. Je ne fis pas cette démarche, et je répondis que je m’entendrais avec Brueyre. C’est d’accord avec lui que furent lancées les convocations de février, et celles des mois suivants. De cette époque, au mois de décembre 1884, nous nous occupâmes, sans être aidés par Rolland de l’organisation, et nous seuls subvenions aux frais du culte ” (Sébillot 1913b, p. 177).
Enfin, citant plusieurs lettres à l’appui (Brueyre, Carnoy, Bladé, Luzel), il termine en expliquant que si Gaidoz a, fort à propos, oublié celui qui a trouvé le nom de Ma Mère l’Oye pour désigner les dîners, il lui est fort aisé de lui rafraîchir la mémoire puisqu’il s’agit de lui-même et que des invitations, sous ce titre, avaient été lancées dès le mois de janvier 1882.
Ses dernières lignes adoptent, comme dans le cas de l’article précédent, le ton professoral de la démonstration :
“ Il résulte de cet exposé, appuyé de documents, 1° Que dans les premiers mois de 1880 nous avions Loys Brueyre et moi eu l’idée d’un Dîner des Mythographes. 2° Que deux ans après, lorsque Rolland parla dans l’Almanach des traditions populaires d’un “Dîner du folk-lore”, c’est à MM. Loys Brueyre et moi qu’il s’adressa pour sa réalisation, se souvenant de leur initiative précédente. 3° Que de 1882 à 1883, ils organisèrent le dîner, et que Rolland se borna à l’annoncer dans son Almanach. 4° Que le titre de Ma Mère l’Oye fut apporté au groupement par Paul Sébillot... ” (Sébillot 1913b, p. 179)
Au mois de juin 1913, Gaidoz, fait paraître, dans les pages mêmes de la Revue des traditions populaires une “ Lettre à M. Paul Sébillot ”. On a dès lors le sentiment d’assister à un duel d’escrimeurs. Gaidoz choisit en effet d’affronter Sébillot sur le terrain même où il a placé le conflit : celui de l’histoire et de l’archive.
“ C’est une question (les relations Rolland-Sébillot) dont je devais m’occuper dans ma notice puisque j’y faisais l’histoire d’une période du folk-lore français, période où vous tenez une place. Je reconnais bien votre mérite... et j’ai toujours loué la bonne ordonnance et la précision de vos ouvrages. Mais ici, il s’agit d’une question d’originalité et de priorité. Or cette place dans le folk-lore français vous l’avez prise à la suite de Rolland, et cela, j’avais le droit de le rappeler. Je devais même le faire, pour écrire une page d’histoire littéraire, - chronologique - et pour mettre en pratique la vieille maxime : “ à chacun le sien ”, cuique suum ” (Gaidoz, 1913, p. 271-72).
Dès lors, le conflit est exprimé par les deux partis en termes totalement renouvelés : deux acteurs proposent chacun une version différente d’une même période historique, occultant, autant que faire se peut le fait qu’ils en aient été eux-mêmes les principaux protagonistes. C’est maintenant une histoire contre une autre, une archive contre une autre, et même une façon de lire l’archive contre une autre. Gaidoz est en effet un fin bretteur et dans un passage assez long, mais qui mérite d’être cité dans son intégralité, Sébillot voit ce qu’il pensait être des preuves en sa faveur se retourner contre lui.
“ Dans votre obstination à vouloir effacer un fait d’histoire, vous ne vous êtes pas aperçu que les lettres intimes de Rolland apportées par vous-même au débat, témoignaient contre vous. Vous protestez contre la traduction du titre de commissaires du Dîner que j’interprétais comme ‘ officieux responsables de la bonne chère et de l’exactitude des convocations ’... Or, vous citez (n° d’avril, p.177) des lettres de Rolland à vous adressées dans cette époque.
‘ Je prépare l’Almanach. Le mardi des mois de novembre, décembre, janvier, février, mars, avril, mai, vous convient-il pour le dîner Mythographique ? M. Brueyre n’a pas l’air de se soucier beaucoup d’être commissaire du Dîner ; JE VOUS LAISSERAI SEUL EN NOM, si vous n’y voyez pas d’objection. ’
Et un peu plus tard, fin novembre 1882 :
‘Vous seriez bien aimable d’aller jusque chez Maisonneuve et de vous entendre avec lui sur l’opportunité d’un dîner mythographique dans le mois de janvier. Peut-être pourrait-on reculer le premier dîner jusqu’en février. Quant à moi je ne puis m’en occuper ni aller à Paris .’
Vous ajoutez : ‘ C’est d’accord avec lui (Rolland) que furent lancées les convocations de février et celles des mois suivants ’. En effet, et Rolland avait conservé la lettre où vous lui rendiez compte de l’accomplissement de votre mandat.
Vous lui écriviez : ‘ J’ai envoyé 35 invitations à Paris pour le dîner prochain, et j’ai remis quelques lettres à Brueyre afin qu’il les distribue. Il est possible que nous soyons une quinzaine... ’. Trente-cinq convocations à 5 centimes chacune, cela ferait 1 fr. 75. Encore en avez-vous remis quelques-unes de la main à la main ou dans votre correspondance, comme vous faisiez avec moi. Je touche cette question d’ordre financier, parce que vous vous prévalez aujourd’hui des dépenses d’argent que vous avez faites pour le Dîner de ma Mère l’Oye...
C’est comme à un commissaire, choisi par lui, que Rolland vous écrivait ces lettres que vous publiez. Et ce sont celles d’un organisateur à un mandataire ou d’un chef de groupe à un adhérent. Si le terme “ officieux ” que j’ai employé dans ma notice vous offusque, je le retire volontiers, mais pour le remplacer par ceux de mandataire, d’adhérent de Rolland, car vous étiez tout cela, et vous n’avez pas le droit de vous prévaloir de la peine que vous avez eue d’aller commander le dîner au restaurant ou de vos frais de timbres-poste dans les convocations pour vous faire - rétrospectivement - le “ fondateur ” du dîner des folk-loristes ” (Gaidoz 1913, p. 273-74).

L’histoire de cette polémique est maintenant presque terminée. Paul Sébillot accompagne la publication de cette lettre de Gaidoz d’une page et demie de “ Simples notes ”. On n’y trouve nulle archive, nulle lettre sortie d’un tiroir, nulle preuve nouvelle et décisive qui retournerait la situation. Comme si Sébillot avait renoncé à produire des documents qui pouvaient si facilement trahir l’interprétation que l’on voulait en faire. Il se contente d’argumenter sur deux points : le premier concerne une extrapolation de Gaidoz qui interprète la phrase “ c’est d’accord avec lui que furent lancées les convocations ” comme si “ lui ” désignait Rolland - dont il rajoute d’ailleurs le nom entre parenthèse dans la citation qu’il fait du texte de Sébillot - alors qu’il s’agit en fait de Brueyre. Suivant cette technique - d’ailleurs largement utilisée par son adversaire - qui consiste à semer le doute sur une partie pour invalider le tout, Sébillot tente ainsi de remettre en cause les interprétations de Gaidoz et donc sa version de l’histoire.
Le second point consiste à souligner le contraste entre les attitudes des deux protagonistes : dans l’impossibilité de sortir de ce jeu d’argumentation et de contre-argumentation et devant la labilité du régime de la preuve, Sébillot change de tactique. Il en appelle au lecteur et lui demande de juger sur la forme ce qu’il est impossible de trancher sur le fond.
“ M. Gaidoz fait appel à tous mes lecteurs [19] par une de ces affirmations ex cathedra dont sa lettre fournit d’autres exemples. Sans être aussi solennel, il m’est permis de penser qu’ils établiront la différence entre le ton modéré et clair de mes articles, et celui, déclamatoire, parfois agressif, de mon contradicteur ; et ils seront tentés de conclure : ‘ Tu prends ta foudre, Jupiter, donc tu as tort ’” (Sébillot, 1913c, p. 276).

Entre Mémoires et Histoire

Quelques mois plus tard, exactement le 7 décembre 1913, Paul Sébillot commençe à publier ses Mémoires, sous forme de feuilleton, dans un journal d’originaires, Le Breton de Paris, publication annoncée dans un encart de la Revue des traditions populaires [20]. Il est intéressant de constater que Sébillot a précisément choisi la forme des Mémoires, exercice littéraire consacré et tout à fait particulier, pour garder trace et porter témoignage d’une vie presque toute entière vouée à l’écriture et à la “ conversation ”. Sébillot, qui se définit volontiers comme un “ publiciste ” s’est en effet toujours considéré comme un homme de lettres [21], mais il est par ailleurs un homme de sociabilité, de conversation. Or les Mémoires “ sont le plus souvent écrits au soir de leur vie par des virtuoses de la conversation... Ce sont des improvisations orales écrites, elles relatent moins l’histoire de leur auteur ou celle de son temps qu’elles ne résument les réflexions, commentaires, choses vues et rapportées, portraits et caractères qu’une vie de conversation a rassemblés ” (Fumaroli 1992, p. 688-689).
On y retrouve, d’une certaine façon, le ton de ses deux articles : celui d’un homme qui se situe au-dessus de la mêlée et qui pratique l’art de parler de ses mérites avec la même apparente objectivité que le ferait un étranger [22].
Ces “ Mémoires d’un Breton de Paris ” paraîtront, hebdomadairement, chaque dimanche, jusqu’au 2 août 1914. La mobilisation générale interrompt alors le journal et, du même coup, leur publication. Les chapitres publiés ne concernent que les années d’enfance, d’adolescence et les débuts de son activité de peintre. Nous n’y trouvons donc rien ni sur ses débuts de folkloriste, ni sur ses activités politiques, ni a fortiori sur des périodes ultérieures de sa vie, lorsqu’il devient chef de cabinet au ministère des Travaux publics ou que son activité de folkloriste bat son plein. Paul Sébillot est mort en 1918, et il a d’une certaine façon raté sa sortie. Cette publication interrompue était son ultime réponse à Gaidoz, sa version de l’histoire, celle qu’il voulait que la postérité retienne et dont nul ne saura jamais rien maintenant que le temps les a tous ramenés dans la même ombre.

Cet article est une version remaniée d’un article « Les archives improbables de Paul Sébillot », Gradhiva n° 30-31, 2002, p. 153-166.

Sources consultables dans Bérose :




[1Paul Sébillot est né en 1843 à Matignon, dans les Côtes-d’Armor. Il descend par son père d’une lignée de médecins et par sa mère d’une famille d’avocats et de notaires. Dernier d’une fratrie de quatre garçons (les deux aînés sont beaucoup plus âgés, le troisième mourra en bas âge), il passe une enfance solitaire ponctuée par les promenades avec son père qui éveille ses premières curiosités naturalistes. Sa mère meurt lorsqu’il a dix ans au moment de son entrée au collège de Dinan. En 1862, il part, sans grand enthousiasme, faire des études de droit à Rennes, se conformant à la tradition familiale. Deux ans plus tard, sous prétexte de poursuivre sa formation, il vient s’installer à Paris. Il y fait la connaissance du peintre Francis Blin et en 1867 décide de s’inscrire à l’atelier de Feyen-Perrin, le “ peintre des Cancalaises ”. Ce sera, avec le journalisme et la politique, où il suit les traces de son ami puis beau-frère Yves Guyot (dont il épouse la sœur en 1873), son activité principale jusqu’en 1883. Il exposera quatorze de ses tableaux dans les Salons nationaux, le premier en 1870, le dernier en 1882.

[2Ce titre qui lui est décerné en septembre 1912 par Le Breton de Paris fait pendant à celui de “ Prince des poètes ” donné à Louis Tiercelin (BdP, 15 septembre 1912).

[3Il en est nommé vice-président en 1904 puis président en 1905. C’est sans doute par le biais de son engagement républicain et par l’intermédiaire d’Yves Guyot (homme de presse, économiste, député puis ministre, voir Albert 1980), que Sébillot a été amené à se rapprocher de la Société d’anthropologie.

[4C’est en 1886 qu’il crée la Revue des traditions populaires et la Société du même nom qui comptera parmi ses premiers membres Ernest Renan, le linguiste Gaston Paris, Ernest Hamy, conservateur du musée d’ethnographie du Trocadéro, des représentants de la Société d’anthropologie ainsi que les principaux représentants du folklore régional de l’époque : Frédéric Mistral, Jean-François Bladé, Achille Millien...

[5Sébillot est très actif dans le milieu des originaires. Il créé dès 1877, avec R. Boursin (dit le Père Gérard) La Pomme, société artistique et amicale réunissant les Bretons et les Normands résidant à Paris. Il en est nommé président en 1878. À son initiative, l’association publie à partir de 1889 un bulletin mensuel également nommé La Pomme et fait paraître en 1894 les deux Annuaires de la Pomme.

[6Les quatre tomes sont chacun consacrés à un thème : le ciel et la terre, la mer et les eaux douces, la faune et la flore, l’histoire du peuple et les monuments. Cet ouvrage, Henri Gaidoz lui-même le reconnaît, “ représente une masse énorme de lectures et de notes bien prises et bien classées... il tiendra lieu de toute une bibliothèque ”. Il fallait un “ grand zèle et une rare puissance de travail ” pour entreprendre cette synthèse (Gaidoz 1912a, p. 59.). Il n’apprendra cependant rien aux folkloristes, s’empresse-t-il d’ajouter, "car c’est un répertoire abrégé d’œuvres qu’ils connaissent, et les enquêtes spéciales faites dans nos revues de folk-lore reparaissent ici, quoique sous forme de classement rédigé. Mais cet ouvrage s’adresse sans doute au grand public... Il résume surtout la Revue des traditions populaires que rédige M. Sébillot et qui lui a servi à provoquer et réunir une bonne partie des témoignages et documents avec lesquels est construit ce livre ” (id.).

[7Mélusine durera alors un an. Ne rencontrant pas le succès escompté - Rolland pensait toucher un large public, sur le modèle du Magasin pittoresque dont la revue reprend d’ailleurs la mise en page en colonnes - Rolland arrête la publication. Elle reprendra de 1884 à 1901. S’interrompra à nouveau pour se clore enfin en 1912 avec le tome XI dont il est ici question.

[8Tout particulièrement intéressants sont les comptes rendus en demi-teinte (c’est bien le moins que l’on puisse dire) des quatre volumes du Folklore de France de Paul Sébillot et des Rites de passage d’Arnold Van Gennep.

[9Je tiens ici à remercier chaleureusement M. Fanch Postic du Centre de recherche et de documentation sur la littérature orale (Mellac, Finistère) qui mène actuellement des recherches sur la bibliographie foisonnante de Paul Sébillot et qui m’a donné accès aux très utiles documents de travail qu’il est en train de constituer.

[10Les préhistoriens Adrien et Gabriel de Mortillet, Philippe Salmon, les physiologistes Fauvelle et Collineau et Paul Sébillot, qui, à eux seuls ont publié la moitié des travaux originaux (Richard 1989, p. 234).

[11voir Dias 1991.

[12Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 189, non datée mais vraisemblablement écrite en juin 1885.

[13Il s’agit d’une œuvre lexicographique sans précédent en France et toujours d’un grand intérêt. Elle fut très favorablement accueillie dans les milieux de la philologie française et allemande - dont elle s’inspirait d’ailleurs ouvertement. Elle se présente sous la forme d’un dictionnaire. “ À chaque espèce animale est consacré un chapitre divisé en deux parties, dont la première contient les noms vulgaires, les termes de chasse, les dictons, une partie des proverbes, et dont la seconde renferme les proverbes qui font allusion à des contes, les contes, les préjugés et les superstitions ” (Rolland 1877).

[14Gaidoz semble avoir eu un caractère difficile. Il fait lui-même référence à ce “ ‘moi haïssable’, haïssable, je le sais, de X, de Y, et de Z ” (Gaidoz 1912, p. 424). Il allie une très grande exigence scientifique à très peu d’indulgence et moins encore de diplomatie. Mélusine est de toutes les polémiques : il y pourfend d’abord le symbolisme à la Max Muller, puis les “ anthropologistes ”... Il y a un certain acharnement de Gaidoz dans ses attaques : ainsi ses références constantes - et un peu lassantes - dans le tome XI au Mana, terme qu’il reproche à Van Gennep d’employer par pédanterie alors que le français possède le mot vertu qui, dit-il, dans son acception ancienne veut dire exactement la même chose.

[15Sujets de prédilection de P. Sébillot. Sous le terme “ les revues ” c’est bien entendu la Revue des traditions populaires fondée deux ans plus tard qui est ici visée. La Tradition qui paraîtra un peu plus tard sous la responsabilité de H. Carnoy est en effet fondée pour concurrencer la RTP bien plus que Mélusine. De fait, la RTP s’était fait une spécialité des "enquêtes ” menées par un réseau de collaborateurs matérialisé par la Société des traditions populaires et animé par les fameux Dîners de Ma Mère l’Oye. Là encore, Gaidoz tient à rappeler que l’initiative de cette méthode de travail revient à Rolland et non, comme tout le monde semble alors le croire, à Sébillot.

[16Au sujet du tome IV par exemple : “ Pas plus que les précédents, ce volume n’est inédit par son contenu : ainsi le livre premier sur les monuments et les débris préhistoriques (qui forme ici plus de cent pages) avait déjà paru dans plusieurs revues ; ainsi le livre sur le peuple et l’histoire était connu des lecteurs de la Revue des traditions populaires. Mais cette réimpression a été pour l’auteur une occasion d’amélioration et de refonte... etc. ”

[17Gaidoz consacre d’ailleurs un très long développement à cette dernière question. Il lui faut en effet justifier pourquoi les compilations de Rolland lui semblent si précieuses alors qu’il critique systématiquement celles de Sébillot. “ Ce sont, je le sais, des recueils de matériaux, mais de matériaux cherchés avec patience, choisis avec critique et admirablement classés. Le lecteur n’en voit pas le mérite, et pour lui cela paraît souvent pure compilation : en effet le lecteur ne voit pas la critique qui a présidé au choix des documents... ” (Gaidoz 1912, p. 434).

[18“ Je sais bien qu’au point de vue littéraire il ne faut pas attacher grande importance à ce dîner et à sa fondation. C’est un détail de peu d’importance, et, ici : je dirais presque un “ hors-d’œuvre ”. Mais encore, quand on écrit l’histoire, il faut l’écrire exactement, même dans ses détails ” (Gaidoz 1912, p. 427).

[19“ Lorsque Rolland parlait de vous avec sa philosophie habituelle, philosophie indulgente dont vous-même apportez la preuve à la fin de votre second article (Sébillot avait mentionné que Rolland et lui s’entraidaient quand ils se trouvaient ensemble à la Bibliothèque nationale), il remarquait quelquefois en souriant que vous cherchiez toujours à vous antidater dans le folk-lore. Vous antidater ! Le mot est de Rolland, et vos deux récents articles ne font que confirmer ce jugement. J’en appelle à tous vos lecteurs ” (Gaidoz 1913, p. 274).

[20C’est à Daniel Fabre, qui se souvenait de cet encart et qui m’a indiqué que les mémoires avaient été publiées dans Le Breton de Paris, que je dois d’en avoir retrouvé la trace.

[21Définition du Littré du mot “ publiciste ”. Paul Sébillot fait partie, depuis 1880, de la Société des gens de lettres où il a eu pour parrains Charles Monselet et E. de Pompéry. Son dossier, assez maigre, déposé aux Archives nationales sous la côte 454 AP 391 (dossier 1276) apporte cependant quelques données au dossier des relations entre folklore et littérature.

[22L’exercice était d’ailleurs plus courant qu’on ne le pense. Ainsi l’article très flatteur consacré à Sébillot dans le Dictionnaire international des folkloristes contemporains de Carnoy (1903), est en fait rédigé par lui-même. Comme d’ailleurs la plupart des articles de cet ouvrage le sont par les principaux intéressés. On peut consulter à ce propos l’amusante polémique qui a opposé un autre folkloriste de l’époque, Félix Arnaudin, aux éditeurs du Dictionnaire (Latry 1999).