Quand j’étais jeune, mon ambition était de maîtriser les subtilités de la grande fugue au cœur de la sonate en la mineur pour violon seul de Bach. Trente ans plus tard, je suis toujours aux prises avec ce morceau. Le résultat est que je n’ai pas construit beaucoup de culture, mais que j’ai en revanche acquis une connaissance approfondie du monde des erreurs et des fautes, si stimulant pour la pensée. Cela me conduit à me demander si la vie sociale est aussi imprégnée de maladresse routinière que ma pratique du violon. Si c’est le cas, alors il me semble que nous devrions porter autant d’attention à la manière dont la vie « s’écoule » ‒ à la manière dont les agents sociaux se remettent des erreurs et des perturbations fortuites et avancent en titubant sans que jamais leur mouvement d’ensemble s’arrête ‒ qu’à la notion de construction culturelle. Le problème que j’ai avec la construction culturelle est qu’elle implique de bâtir selon un plan, comme si chaque action sociale était la mise en œuvre habile d’un texte, d’une partition ou d’un programme structurel sous-jacents. Ma crainte est que, emportés par notre enthousiasme pour la philosophie de la vie sociale de Samuel Smiles , nous manquions de tenir suffisamment compte de l’improvisation. La construction culturelle peut être une bonne chose pour les anthropologues professionnels, qui gagnent leur vie en ayant quelque chose à déconstruire. Mais comment peut-elle être utile dans des contextes ‒ tels que des sociétés affectées par la guerre ou la famine ‒ où la population a besoin d’aller de l’avant, où une improvisation experte est exigée chaque jour ? (...)
« Contre la motion : la vie sociale ne se programme pas »
Paul Richards
2020
Richards, Paul, 2020. « Contre la motion : la vie sociale ne se programme pas », in Guillaume Rozenberg (textes réunis et présentés par), La culture en débat, l’anthropologie en question, Les Carnets de Bérose n° 13, Paris, Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, pp. 69-76.
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