Dans Le devoir de violence, Yambo Ouologem décrit l’arrivée le 13 juillet 1910 de l’ethnologue allemand Fritz Shrobénius au Nakem-Ziuko [1]. L’« explorateur-touriste » débarque, encombré de malles et de caisses, pour collecter avidement objets et mythes au près du maître des lieux : Saïf ben Isaac El Heït. Sous les traits de Fritz Shrobénius, le lecteur reconnaît aisément ceux de l’ethnologue allemand Leo Frobenius (1873-1938) et dans cette rencontre entre un ethnologue européen et un prince africain la parodie de la confrontation de deux mondes que tout oppose ; le roman de l’écrivain malien dresse une vive critique du colonialisme européen. Or entre ces deux figures, celle du scientifique européen sur le terrain et celle du souverain africain, il existe bien une foisonnée d’intermédiaires, créant des passerelles entre des civilisations et des cultures, que l’on sait désormais imbriquées.
Sortir de l’ombre les « Dark Companions [2] » qui accompagnèrent l’ethnologue allemand Leo Frobenius au cours de ses expéditions à l’intérieur de l’Afrique de 1904 à 1935, tel est le but de cette contribution. À une époque où l’ethnologie était une discipline en cours d’institutionnalisation dans les universités allemandes et où l’ethnographie s’affirmait comme une science empirique, les pionniers de l’ethnologie, à l’instar de l’autodidacte Leo Frobenius, s’appuyèrent sur les populations locales pour collecter des objets, produire les premières documentations visuelles (aquarelles, dessins, photographies et films ethnographiques), sonores (enregistrements sur phonogramme) et textuelles en transcrivant les contes issus des traditions orales.
Bien qu’en position de subalternes, dans des territoires sous emprise coloniale européenne, ces informateurs [3] participèrent à la construction d’un savoir africaniste. Porteurs, guides ou interprètes, leur rôle fut décisif dans la constitution de collections ethnographiques destinées aux musées d’ethnologie européens et dans la réunion de connaissances les concernant. Et pourtant, les sources les évoquant restent rares, les informations concises étant disséminées le plus souvent au sein des récits d’expéditions d’ethnologues européens. Excepté le cas de quelques figures exemplaires, passées à la postérité, à l’image de Mtoro bin Mwenyi Bakari, Ogotemmêli ou Amadou Hampâte Bâ [4], peu de recherches ont été jusqu’à présent consacrées à ces intermédiaires africains [5], sans lesquels l’ethnologie européenne et les savoirs africanistes n’auraient probablement pas pu voir le jour.
À travers l’exemple des expéditions ethnographiques que Leo Frobenius mena au cœur de l’Afrique, il s’agit d’estimer leur statut, la nature de leur contribution et la validité des connaissances transmises aux scientifiques européens.
Les compagnons de l’ombre
Des portraits de porteurs, guides et interprètes – le plus souvent anonymes – aux récits de voyage qui les laissent dans l’ombre, il reste bien peu de traces pour reconstituer l’histoire des « compagnons noirs ».
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De rares photographies ou peintures mentionnent leurs noms, telle l’aquarelle laissée par Carl Arriens représentant le serviteur Joseph Lucianus Tchikaya (aussi écrit Tschikaja ou Tschkaya, dénommé plus tard Tschakai), originaire de Pointe-Noire (ill. 1), que Leo Frobenius rencontra lors de sa première expédition au Congo en janvier 1905. Dans les publications de l’ethnologue, de courts passages évoquent la destinée de cet homme qu’il qualifiait de « prince de l’évasion [6] ». Tchikaya lui avait en effet confié que sa mère ou sa grand-mère avait quitté le royaume du Loango, afin que sa descendance échappe aux fonctions royales qui se transmettaient par la mère. Dans ces contrées où la colonisation européenne était ancienne, les femmes préféraient fuir pour ne pas exposer leurs fils aux périls et aux charges du pouvoir. D’après Frobenius, le pays regorgeait ainsi de princes, ignorant pour la plupart leur sang royal et renonçant à l’exercice de la souveraineté sur leurs territoires, pour se mettre au service des Européens [7]. Orphelin, il avait ensuite quitté Boma à l’âge de 10 ans et appris le français dans une école de missionnaires belges. Il revint avec Frobenius à Berlin, puis s’installa aux Pays-Bas et enfin en Scandinavie. L’un de ses fils, John Martin Tchicai (1936-2012) devint l’un des célèbres saxophonistes d’un groupe de jazz afro-danois et joua entre autres avec John Coltrane [8].
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Néanmoins, ils furent nombreux à accompagner Leo Frobenius sur le terrain de ses expéditions, comme en témoigne cette caravane au Togo en 1909 (ill. 2), transportant matériel et vivres, ou ces indigènes empaquetant les collections ethnographiques, rassemblées à Bamako en 1908 avant leur départ pour l’Europe (ill. 3). Une telle traversée, du Sénégal au Togo, exigeait une cinquantaine de porteurs dont les colonnes furent remarquées lors de leur passage dans les colonies étrangères. L’administration française s’offusqua par exemple de vols commis par l’expédition scientifique allemande, qui arpentait l’Afrique occidentale française depuis 1907 : une scandaleuse affaire de caisses volées dans un village de Guinée en mars 1908 par des troupes manifestement affamées [9]. À l’exclusion de tels incidents « diplomatiques », les récits de voyage de l’ethnologue allemand ne disent que peu de mots des compagnons de route africains. Certains d’entre eux sont pourtant bien représentés dans les archives visuelles de l’Institut Frobenius, à l’image du cuisinier arabe dénommé Selim dont on possède plusieurs portraits aux côtés de Leo Frobenius lors de ses excursions en ville ou en compagnie du comte Almasy et d’Elisabeth Pauli dans le désert (ill. 4) avec qui il partageait la vie quotidienne de l’expédition dans le Sahara oriental en 1933.
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Lorsqu’ils sont mentionnés dans les récits de l’ethnologue, c’est en tant qu’informateurs auprès des indigènes, dont il transcrivit les contes issus des traditions orales africaines, comme le Mandingue Nege Dambele Buba Traore qui lui servit de guide et d’interprète de 1907 à 1909. Il parle de lui comme de l’employé noir ayant le statut social le plus élevé dans son corps expéditionnaire. Effectivement, selon ses propres propos, Nege Traore aurait eu sous ses ordres quelques 700 esclaves avant la colonisation. Il avait été recommandé comme un homme de confiance par l’administration française, vis-à-vis de laquelle l’interprète était toutefois très critique. En effet, Nege Traore ne comprenait pas les incohérences de la politique coloniale française fondée sur la promesse non tenue de l’égalité des droits : tout en régnant sur le pays bamana depuis 20 ans, les Français traitaient encore les populations locales comme des hommes inférieurs, puisqu’ils ne participaient pas à l’élaboration des lois. Plus honnêtes, selon Nege Traore, les Hausas, les Foulbés ou les Touaregs n’avaient, quant à eux, jamais donné de tels espoirs aux populations locales placées sous leurs dominations. D’après l’ethnologue allemand, il disait : « Nous ne mentons pas comme vous, vous nous avez soumis ; nous devons vous payer des impôts et ensuite vous affirmez que nous serons vos égaux [10]. » Leo Frobenius appréciait particulièrement ses qualités d’interprète et l’avait envoyé en mission près de Bougouni, ville située non loin de Bélédougou et de Sikasso, au sud de l’actuel territoire du Mali et dans la région historique du Ouassalou, pour collecter des objets et transcrire les contes.
À côté de ces compagnons peu connus, qui assuraient le succès des expéditions, quelques compagnons sont cependant mieux mis en lumière.
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Les illustres guides et fidèles serviteurs
Parmi les fidèles compagnons, certains eurent un rôle déterminant et polyvalent au sein des expéditions de la D.I.A.F.E.(Deutsche Inner-Afrika Forschungs-Expedition), l’expédition allemande d’exploration à l’intérieur de l’Afrique dirigée par Leo Frobenius.
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Bida est l’un d’entre eux. Les membres de la D.I.A.F.E avaient rencontré à Lomé ce prince de la ville de Bida, dans le pays nupe, lors de son voyage de 1907-1909 sur les territoires actuels du Mali, du Burkina Faso et du Togo. Il participa ensuite à l’expédition au Cameroun allemand et au Nigéria britannique de 1910 à 1912, ainsi qu’au Soudan dans le Kordofan et en Égypte en 1912. Il est représenté dans une aquarelle (ill. 5) debout près de Leo Frobenius, de l’ingénieur Albrecht Martius et du peintre Carl Arriens, assistant à la réunion de l’état-major, au bord de la rivière Benue. Lors de l’expédition suivante en 1912, il fut aussi photographié, portant les habits des pèlerins de la Mecque (ill. 6). Ancien sergent de l’armée coloniale togolaise, il parlait un allemand peu compréhensible, le pidgin et de multiples langues locales notamment ewe, yorouba, haussa et bien sûr nupe. Carl Arriens écrivait à son propos : « La réussite de l’expédition scientifique aurait été difficilement concevable sans la médiation d’un homme aussi intelligent que lui. Il était tout à la fois chef du personnel noir, interprète, organisateur d’expédition et négociateur [11]. » Au Nigéria britannique, il facilita les contacts avec les prêtres Shango d’Ibadan et la découverte des sculptures en bronze et en terre cuite d’Ife, datant du XVe siècle apr. J.-C. ; Frobenius faisait remonter ces sculptures à la plus haute Antiquité, les considérant comme des vestiges de l’ancienne Atlantide. Pour l’ensemble de ces tâches, Bida recevait un salaire mensuel de 700 marks [12].
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Leo Frobenius, au cours de son voyage au Nigéria en 1910-1912, rencontra également Abbega (ill. 7) qui avait été l’interprète de l’un des premiers explorateurs allemands de l’Afrique, Heinrich Barth, dans les années 1850. L’homme, alors âgé d’environ 80 ans, vivait à Lokoja dans le Nigéria central, village situé à la confluence de la Benue et du fleuve Niger, dont il était devenu le chef. D’origine hausa, il avait été libéré de sa condition d’esclave par le scientifique allemand Adolf Overweg, ami d’Heinrich Barth, et fut conduit en Europe après avoir accompagné ce dernier de Kukawa à Tombouctou puis Bornu et Tripoli en 1855. Depuis son baptême, vers 1857, il avait pris le nom de Frederick Fowell Buxton, en hommage à T. Fowell Buxton, un évangéliste partisan de l’abolition de l’esclavage qui convainquit le gouvernement britannique de mener une mission au Niger en 1841 et qui était persuadé que le christianisme l’emporterait sur le paganisme africain. Abbega repartit en Afrique en tant que missionnaire de la Church Missionnary Society de Lokoja, mais quelques années plus tard, il se convertit de nouveau à l’islam et devint l’interprète d’autres explorateurs, d’officiers britanniques et il travailla également pour la Compagnie royale du Niger [13]. Bien qu’aucune source n’en témoigne, Leo Frobenius se fit sans doute conter par Abbega les expéditions menées dans le Sahara par Heinrich Barth, pour lequel il éprouvait une vive admiration et qui, en outre, fut l’un des premiers découvreurs de gravures rupestres en Libye [14].
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Enfin, il faut mentionner les guides qui conduisirent, à partir de 1913, Leo Frobenius sur les sites d’art rupestre africain. En Afrique du Nord, c’est en partie grâce aux nomades et Berbères que l’ethnologue découvrit les gravures et peintures rupestres des abris sous roche et des falaises de l’Atlas saharien. Bien qu’ils n’aient pas toujours eu connaissance de l’existence de cet art rupestre, ces bergers lui révélèrent parfois involontairement ces lieux demeurés sacrés. Les musulmans s’y livraient encore à d’anciennes pratiques préislamiques effectuant des rites sacrificiels près de ces rochers. En présupposant une survivance culturelle d’actes religieux commis dans des temps anciens, Leo Frobenius avait retrouvé la trace des images rupestres : « C’est ainsi que peu de temps après mon arrivée à Figuig, des nomades et des Berbères me racontèrent volontiers où ils faisaient leurs sacrifices. À partir de là il ne fut pas bien compliqué de trouver les gravures rupestres sur le plateau de Yachou. Les habitants du pays ignoraient pour la plupart la présence de cet art rupestre dans leurs parages [15]. »
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Lors des voyages postérieurs, dans le Sahara occidental au cours des années 1933-1935, l’ethnologue est aussi accompagné de guides locaux, tel Muntaz Mufta aidant ici Hans Rothert en Égypte à effectuer une pause sur un calque devant permettre ensuite aux artistes de réaliser une copie dite « originale », c’est-à-dire conforme aux tailles et couleurs des gravures rupestres observées in situ (ill. 8 et 9).
Sans la coopération de ces différents intermédiaires africains, la constitution d’un savoir africaniste aurait été bien évidemment impossible. Pour autant, il faut revenir ici sur les modalités et le statut des connaissances transmises.
Des passeurs de culture ?
Au regard des comptes rendus d’expédition et des rapports de la D.I.A.F.E, les qualités de ces médiateurs africains appréciées de Leo Frobenius ne sont pas loin de correspondre à celles évoquées par le romancier Amadou Hampâte Bâ dans L’étrange destin de Wangrin : confiance, ruse et fourberies [16].
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Nege Traore a en outre été recruté à Kayes au Sénégal à l’âge de 40 ans, tout comme Karimacha Diovarra, le jeune garçon soninké de 14 ans qui l’accompagne (ill. 10), à l’image de l’interprète Wangrin dans le livre de l’auteur malien. Capitale historique du Soudan français, la ville accueillait de nombreuses écoles où former les interprètes. Le talent de ces derniers ne reposait pas pour Leo Frobenius uniquement sur des compétences linguistiques, leur travail de traduction nécessitant aussi diplomatie et intelligence. L’ethnologue allemand se plaint ainsi des confrères de Nege Traore tout juste bons à gérer les aspects matériels de l’expédition, à l’image du Mandingue Keita (ill. 11). Il l’avait envoyé avec son coéquipier Reinhard Hugershoff à l’est, dans la région de Sikasso, fin 1907-début 1908. Keita imposait le respect tant à ses porteurs qu’aux communautés qu’il rencontrait, mais Leo Frobenius ajoutait : « Malheureusement, cet homme magnifique n’avait pas le sens des problèmes ethnographiques et ne pouvait être employé que comme guide technique et représentant des expéditions [17]. » À l’inverse, l’ethnologue avait su s’entourer d’interprètes, comme Traore, capables de l’appuyer dans ses entreprises de transcription des contes issus des traditions orales africaines.
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Certes, l’explorateur aimait se faire photographier à l’écoute des indigènes, tel un interlocuteur direct des chefs africains, ici lors de l’expédition de 1928-1930 en Afrique australe à Rusape avec Mawudzi, le prince des Barozwi, fin connaisseur de la culture des Lozis (ill. 12). Dans une attitude totalement colonialiste, il transcrit sur le papier les histoires contées par les souverains locaux, assis à terre, à ses pieds. Cependant, la plupart des mythes et des cultes lui sont rapportés de seconde voix par des guides et interprètes africains, plus ou moins doués en la matière, comme il en témoignait à la suite de son voyage au Soudan en 1909 : « De Ouassoulou et de la région de Bougouni, il [Nege Traore] avait rapporté quelques connaissances sur ce pays […] Numuke Kuloballi se rendit à Bélédougou [Beledugu] et ramena de là avec beaucoup de ruse et de malice le conteur le plus doué que j’aie connu. Puis vint de Nioro [Kaarta] le vieux Guesseré [griot en dialecte Sarakolé] Mussa [Dierra] qui me raconta la fin des légendes des Diavarra [18]. » Les esquisses et les photographies des artistes, ethnographes de l’expédition, viennent compléter cette documentation textuelle sur les rites de circoncision et les danses masquées pratiquées par les Dogons et les Bambaras. Quant aux interlocuteurs et informateurs africains, ils ne sont en fait que rarement membres de familles royales. Parfois même, ils ne furent pas interrogés dans leurs villages natals ou leurs localités résidentielles : Leo Frobenius les questionna dans son camp de base comme à Alger en 1914, les convoqua à Lokoja au Nigéria en 1910 ou encore leur rendit visite en prison au Togo en 1909 [19]. L’ethnographe écrit à propos du Togo : « J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’obtenir des informations complémentaires auprès des vendeurs de fer au marché, et des pensionnaires de la prison gouvernementale, ainsi que des rapports complémentaires auprès des membres des tribus respectives que j’ai fait venir chez moi [20]. » Pour remplir ses questionnaires ethnographiques, Leo Frobenius s’appuyait ainsi sur les chefs de districts de l’administration coloniale et ne recourait pas systématiquement à l’observation directe [21].
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Tout comme le héros littéraire Wangrin, ces interprètes sont pour certains d’habiles négociateurs, prêts à mentir, afin d’assurer le succès des expéditions. Leo Frobenius louait ainsi les roueries de Bida notamment en 1910 à Ibadan lors des discussions avec les prêtres pratiquant le culte du dieu tonnerre Shango ou encore à Ife auprès du souverain portant le titre d’Oni. Il réussit à convaincre ce dernier de laisser l’ethnologue allemand repartir avec les têtes d’Ife, afin d’en produire des moulages, bien qu’il craignît les représailles du résident anglais Charles Partridge. Leo Frobenius lui assura alors qu’il s’agissait d’un ami et qu’il l’autorisait à emporter les sculptures originales et qu’il produirait une réplique pour Ife, mais pour faciliter les négociations Bida traduisit l’inverse : « J’ai insisté, avec force, sur le fait qu’il avait été convenu en détail que nous [le parti de Frobenius] devrions conserver l’original et que l’Oni devrait en avoir la copie. Mais Bida [l’interprète de Frobenius] reconnut plus tard que, pour faciliter les négociations et pour des raisons de commodité, il avait, en bon noir, inversé la traduction [22]. » En d’autres termes, Bida avait dit à l’Oni que l’original serait retourné à Ife, et la réplique conservée par Frobenius. Il est vrai que ce dernier ne savait pas, à l’époque, que l’Oni avait été dupé. Néanmoins, ce n’est pas Leo Frobenius qui avait trompé l’Oni mais bien son interprète. Les membres de l’expédition parvinrent ensuite habilement à échapper aux démêlés avec l’administration coloniale et à justifier leurs actes. Lorsque Leo Frobenius fut accusé de sortir illégalement des collections archéologiques de la colonie et qu’il se heurta à Charles Partridge, Bida fut emprisonné dans le but d’incriminer l’ethnologue et interrogé par les Anglais pendant plusieurs jours, en vain. L’officier britannique parvint à empêcher le départ de plusieurs caisses vers l’Allemagne. L’explorateur réussit pourtant à sortir des terres cuites de la colonie anglaise, aujourd’hui conservées au musée d’ethnologie de Berlin, la tête en bronze d’Olokun resta par contre officiellement à Ife, d’où elle disparut par la suite [23].
Par conséquent, si les connaissances transmises ont un statut polémique en raison de la fiabilité douteuse de certains informateurs et/ou du nombre important des intermédiaires africains sollicités, nécessitant des traductions des langues locales vers l’allemand, leur contribution permit bien le succès des expéditions de Leo Frobenius et l’accès aux cultures africaines.
En somme, la brève et incomplète étude consacrée ici aux compagnons africains de la D.I.A.F.E vient en partie remettre en cause l’interprétation trop manichéenne de la confrontation de ces deux mondes opposant colons et colonisés. Ces interlocuteurs locaux ont joué un rôle d’interface et de passeurs de culture. L’exemple des expéditions de Leo Frobenius montre la manière dont ils ont contribué à l’élaboration de savoirs africanistes et à la constitution de collections ethnographiques pour les scientifiques européens. Sophie Dulucq et Colette Zytnicki ont depuis longtemps souligné les phénomènes d’interpénétration, spécifiques à la situation coloniale, se manifestant par une double interaction : d’une part « l’adoption des valeurs historiques, des normes historiographiques européennes » par les élites africaines et d’autre part « l’assimilation par les récits occidentaux de visions autochtones du passé » [24]. Vincent Debaene a, quant à lui, souligné l’imbrication des discours entre les ethnologues et leurs interprètes, en parlant d’un discours « gigogne », attestant de l’implication des médiateurs africains dans la construction d’un savoir africaniste en Europe [25]. Il n’en demeure pas moins qu’il relève encore aujourd’hui du devoir de l’historien – comme le soulignait Cheikh Anta Diop dès les années 1950 – de « retrouver des voix étouffées, des corps démembrés, des traditions mutilées [26] », à partir de sources écrites lapidaires, conservées essentiellement dans les anciennes métropoles coloniales.