Une profonde ambivalence caractérise de longue date les relations entre ethnologues et missionnaires : les « campagnes anti-mission » de Malinowski dénonçant ces hommes de Dieu qui privent les païens de « leurs raisons de vivre » en détruisant leurs objets de culte ont pour envers les louanges intéressées de Paul Rivet leur accordant une plus grande familiarité avec la parole et la vie matérielle indigènes. Malgré la professionnalisation du travail de terrain, l’usage instrumental des « documents » du missionnaire ethnographe a perduré et donné lieu à des formes de collaboration fondées sur la division du travail entre ceux qui recueillent les faits et ceux qui les interprètent. La reconnaissance du « point de vue de l’indigène » par les ethnologues a entériné les vertus de l’étude intensive et compréhensive de la singularité de « l’âme d’un peuple », engagée par les missionnaires apprentis linguistes. De fait, l’écart de statut entre les uns et les autres ne s’impose pas avant les années 1950.
Martin Gusinde, Lars Vig, Efraim Andersson, Paul Vial, Francis Aupiais, Verrier Elwin, Maurice Leenhardt : les cas de figure réunis dans ce Carnet de Bérose évoquent des individualités fortes, catholiques comme protestantes, envoyées en Asie et en Afrique, en Patagonie ou en Océanie, évoluant principalement dans des champs de mission et des territoires alors sous domination impériale française. Ils sont auteurs d’une œuvre ethnologique reconnue au tournant crucial des années 1910-1930. À bonne distance de l’emprise coloniale et des réserves émises par leurs supérieurs vis-à-vis de leur investissement scientifique, leur pratique ethnographique les place en situation de rencontre d’une humanité différente qui interpelle leurs convictions et suscite leur compassion. L’entreprise de conversion chrétienne des personnes met en péril la production initiatique des « vrais hommes » ; le sens de la Mission « étrangère » en terre tribale est ébranlé. Pour ces hommes fidèles à leur vocation spirituelle, la connaissance ethnologique est appelée à « consacrer » une religiosité perdue dont il s’agit de retrouver, chez l’Autre, l’authenticité première.
Cet ouvrage est le douzième volume des Carnets de Bérose, une collection éditée électroniquement par le IIAC-Lahic et le département du Pilotage de la recherche et de la politique scientifique de la Direction générale des patrimoines (ministère de la Culture).
- André MARY est directeur de recherche émérite au CNRS et membre de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC).
- Gaetano CIARCIA est directeur de recherche au CNRS et membre de l’Institut des mondes africains (IMAF).